L’Étui de nacre/Leslie Wood

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L’Étui de nacreCalmann-Lévy (p. 121-142).



LESLIE WOOD


À madame la comtesse de Martel-Janville.



Il y avait concert et comédie chez madame N…, boulevard Malesherbes.

Tandis qu’autour d’un parterre d’épaules nues les jeunes gens s’étouffaient aux embrasures des portes, dans les parfums chauds, nous autres, vieux habitués un peu grognons, nous nous tenions au frais dans un petit salon d’où l’on ne pouvait rien voir, et où la voix de mademoiselle Réjane ne nous parvenait que comme le bruit légèrement strident du vol d’une libellule. De temps à autre, nous entendions les rires et les applaudissements éclater dans la fournaise, et nous étions enclins à prendre en douce pitié un plaisir que nous ne partagions pas. Nous échangions d’assez jolis riens, quand l’un de nous, un député aimable, M. B…, nous dit :

— Vous savez : Wood est ici.

À cette nouvelle, chacun se récria :

— Wood ? Leslie Wood ? pas possible ! Il y a dix ans qu’on ne l’a vu à Paris. On ne sait ce qu’il est devenu.

— On dit qu’il a fondé une république noire au bord du Victoria-Nyanza.

— C’est un conte ! Vous savez qu’il est prodigieusement riche et que c’est un grand réalisateur d’impossibilités. Il habite, à Ceylan, un palais féerique, au milieu de jardins enchantés où, nuit et jour, dansent des bayadères.

— Comment pouvez-vous croire des bêtises pareilles ? La vérité est que Leslie Wood est allé, avec une Bible et une carabine, évangéliser les Zoulous.

M. B… reprit à voix basse :

— Il est ici ; regardez plutôt.

Et il nous désigna, d’un mouvement de la tête et des prunelles, un homme appuyé à l’embrasure de la porte et qui, dominant de sa haute taille les crânes entassés devant lui, semblait attentif au spectacle.

Cette stature athlétique, ce visage rouge avec des favoris blancs, cet œil clair et ce regard tranquille, c’était bien Leslie Wood.

Me rappelant les admirables correspondances qu’il donna, pendant dix ans, au World, je dis à B… :

— Cet homme est le premier journaliste de ce temps.

— Vous avez peut-être raison, me répondit B… ; du moins puis-je vous affirmer qu’il y a dix ans, personne ne connaissait l’Europe comme Leslie Wood.

Le baron Moïse, qui nous écoutait, secoua la tête :

— Vous ne connaissez pas Wood. Je le connais, moi. C’était avant tout un financier. Il entendait les affaires mieux que personne. Pourquoi riez-vous, princesse ?

Répandue sur le canapé, dans l’ennui morne de ne pouvoir fumer une cigarette, la princesse Zévorine avait souri.

— Vous ne comprenez Wood ni les uns ni les autres, dit-elle. Wood n’a jamais été qu’un mystique et un amoureux.

— Je ne crois pas cela, répliqua le baron Moïse. Mais je voudrais bien savoir où ce diable d’homme est allé passer les dix plus belles années de sa vie.

— Où mettez-vous les dix plus belles années de la vie ?

— De cinquante à soixante ans ; on a sa position faite et l’on peut jouir de l’existence.

— Baron, vous pouvez interroger Wood lui-même. Le voici qui vient.

Le bruit des applaudissements, cette fois, faisant un bruit féroce de chute ou de fermeture, annonçait que la représentation était terminée. Les habits noirs, dégageant les portes, se répandaient dans le petit salon et, tandis que la procession des couples s’acheminait vers le buffet, Leslie Wood venait à nous.

Il nous serra la main avec une cordialité placide.

— Un revenant ! un revenant ! s’écriait le baron Moïse.

— Oh ! dit Wood, je ne peux pas revenir de bien loin. La terre est petite.

— Savez-vous ce que disait la princesse ? Elle disait que vous n’êtes qu’un mystique, mon cher Wood. Est-ce vrai ?

— Cela dépend de ce qu’on entend par mystique.

— Le mot s’explique de lui-même. Un mystique est celui qui s’occupe des affaires de l’autre monde. Or, vous connaissez trop bien les affaires de ce monde-ci pour vous soucier de celles de l’autre.

À ces mots, Wood fronça légèrement le sourcil :

— Vous vous trompez, Moïse. Les affaires de l’autre monde sont de beaucoup les plus importantes, de beaucoup, Moïse.

— Ce cher Leslie Wood ! s’écria le baron en ricanant. Il a de l’esprit !

La princesse répliqua très gravement :

— Wood, n’est-ce pas que vous n’avez pas d’esprit ? J’ai en horreur les gens d’esprit.

Elle se leva.

— Wood, conduisez-moi au buffet.

Une heure plus tard, pendant que M. G… charmait, par ses chansons, les hommes et les femmes, je retrouvai Leslie Wood et la princesse Zévorine, seuls devant le buffet déserté.

La princesse parlait, avec un enthousiasme presque sauvage, du comte Tolstoï, dont elle était l’amie. Elle représentait ce grand homme, devenu un homme simple, revêtant l’habit et l’âme d’un moujik et, de ses mains qui écrivirent des chefs-d’œuvre, faisant des souliers pour les pauvres.

À ma grande surprise, Wood approuvait un genre de vie si contraire au sens commun. De sa voix un peu haletante, à laquelle un commencement d’asthme donnait une singulière douceur :

— Oui, disait-il, Tolstoï a raison. Toute la philosophie est dans cette parole : « Que la volonté de Dieu soit faite ! » Il a compris que tous les maux de l’humanité lui viennent d’avoir eu une volonté distincte de la volonté divine. Je crains seulement qu’il ne gâte une si belle doctrine par de la fantaisie et de l’extravagance.

— Oh ! répliqua la princesse à voix basse, en hésitant un peu, la doctrine du comte n’est extravagante que sur un point ; elle prolonge jusqu’à l’âge le plus avancé les droits et les devoirs des époux et elle impose aux saints des nouveaux jours la vieillesse féconde des patriarches.

Le vieux Wood répondit avec une exaltation contenue :

— Cela encore est excellent et très saint. L’amour physique et naturel convient à toutes les créatures de Dieu, et s’il ne s’y mêle ni trouble ni inquiétude, il entretient cette simplicité divine, cette sainte animalité sans laquelle il n’est point de salut. L’ascétisme n’est qu’orgueil et révolte. Ayons présent à l’esprit l’exemple de l’homme de bien Booz, et rappelons-nous que la Bible fait de l’amour le pain des vieillards.

Et, tout à coup, ravi, illuminé, transfiguré, en extase, appelant des yeux, des bras, de toute l’âme, quelque chose d’invisible :

— Annie ! murmura-t-il, Annie, Annie ma bien-aimée, n’est-ce pas que le Seigneur veut que ses saints et ses saintes s’aiment avec l’humilité des animaux des champs ?

Puis il tomba accablé dans un fauteuil. Un souffle effrayant secouait sa large poitrine, et il avait l’air ainsi plus robuste que jamais, comme ces machines qui semblent plus formidables quand elles sont détraquées. La princesse Zévorine, sans s’étonner, lui essuya le front avec son mouchoir et lui fit boire un verre d’eau.

Pour moi, j’étais stupéfait. Je ne pouvais reconnaître en cet illuminé l’homme qui, tant de fois, dans son cabinet encombré de Blue-Books, m’avait entretenu si lucidement des affaires d’Orient, du traité de Francfort et des perturbations de nos marchés financiers. Comme je laissais voir mon inquiétude à la princesse, elle me dit en haussant les épaules :

— Vous êtes bien Français, vous ! Vous tenez pour fous tous ceux qui ne pensent pas exactement ce que vous pensez vous-même. Rassurez-vous : notre ami Wood est raisonnable, très raisonnable. Allons entendre G…

Après avoir conduit la princesse dans le grand salon, je me disposai à partir. Dans l’antichambre, je trouvai Wood qui mettait son paletot. Il ne semblait pas se ressentir de sa crise.

— Cher ami, me dit-il, je crois que nous sommes voisins. Vous habitez toujours le quai Malaquais, et je suis descendu dans un hôtel de la rue des Saints-Pères. Par un temps sec comme celui-ci, c’est un plaisir que d’aller à pied. Si vous voulez, nous ferons la route ensemble, et nous causerons.

J’acceptai de bon cœur. Sur le perron, il m’offrit un cigare et me tendit la flamme d’un briquet électrique.

— C’est très commode, me dit-il. Et il m’en exposa clairement la théorie.

Je reconnaissais le Wood des anciens jours. Nous fîmes une centaine de pas, dans la rue, en causant de choses indifférentes. Tout à coup, mon compagnon me posa doucement la main sur l’épaule :

— Cher ami, quelques-unes des paroles que j’ai prononcées ce soir ont pu vous surprendre. Vous voudrez peut-être que je vous les explique.

— Vous m’intéressez vivement, mon cher Wood.

— Je le ferai donc volontiers. J’ai de l’estime pour votre esprit. Nous n’envisageons pas la vie de la même façon. Mais les idées ne vous font pas peur, et c’est là un courage assez rare, surtout en France.

— Je crois cependant, mon cher Wood, que, pour la liberté de penser…

— Oh ! non, vous n’êtes pas, comme l’Angleterre, un peuple de théologiens. Mais laissons cela. Je veux vous faire, en très peu de mots, l’histoire de mes idées. Quand vous m’avez connu, il y a quinze ans, j’étais correspondant du World, de Londres. Le journalisme est, chez nous, plus lucratif et plus considérable que chez vous. Ma situation était bonne, et j’en tirais, je crois, le meilleur parti possible. J’entends les affaires ; j’en fis d’excellentes, et je conquis, en peu d’années, deux choses très enviables : l’influence et la fortune. Vous savez que je suis un homme pratique.

» Je n’ai jamais marché sans but. Et j’étais surtout préoccupé d’atteindre le but suprême, le but de la vie. D’assez fortes études théologiques, entreprises dans ma jeunesse, m’indiquaient que ce but est situé au-delà de l’existence terrestre. Mais il me restait des doutes quant aux moyens pratiques de l’atteindre. J’en souffrais cruellement. L’incertitude est tout à fait insupportable à un homme de mon caractère.

» En cet état d’esprit, je donnais une sérieuse attention aux recherches psychiques de M. William Crookes, un des membres les plus distingués de l’Académie royale. Je le connaissais personnellement et le tenais, avec raison, pour un savant et un gentleman. Il faisait alors des expériences sur une jeune personne douée de facultés psychiques tout à fait singulières, et, comme autrefois Saül, il était favorisé par la présence d’un fantôme authentique.

» Une femme charmante, qui avait autrefois vécu de notre vie et qui vivait désormais de la vie d’outre-tombe, se prêtait aux expériences de l’éminent spiritualiste et se soumettait à tout ce qu’il exigeait d’elle dans la limite de la bienséance. Je pensai que de telles investigations, portant sur le point où l’existence terrestre confine aux existences extra-terrestres, me conduiraient, si je les suivais pas à pas, à découvrir ce qu’il est nécessaire de connaître, c’est-à-dire le véritable but de la vie. Mais je ne tardai pas à être déçu dans mes espérances. Les recherches de mon respectable ami, bien que dirigées avec une précision qui ne laissait rien à désirer, n’aboutissaient pas à une conclusion théologique et morale suffisamment nette.

» D’ailleurs, William Crookes fut privé, tout à coup, du concours de l’incomparable dame morte qui lui avait gracieusement accordé plusieurs séances de spiritualisme.

» Découragé par l’incrédulité publique et offensé par les railleries de ses confrères, il cessa de publier aucune communication relative aux connaissances psychiques. Je fis part de ma déconvenue au révérend Burthogge, avec qui j’étais en relations depuis son retour de l’Afrique australe, qu’il a évangélisée avec un esprit religieux et pratique vraiment digne de la vieille Angleterre.

» Le révérend Burthogge est, de tous les hommes, celui dont l’action fut toujours, sur moi, la plus forte et la plus décisive.

— Il est donc bien intelligent ? demandai-je.

— Il a une grande intelligence doctrinale, reprit Leslie Wood. Il a surtout un grand caractère, et vous n’ignorez pas, cher ami, que c’est par le caractère qu’on agit sur les hommes. Mes mécomptes ne lui causèrent aucune surprise ; il les attribua à mon défaut de méthode, et surtout à la pitoyable infirmité morale dont j’avais fait preuve en cette circonstance.

» — Une recherche d’ordre scientifique, me dit-il, n’amènera jamais qu’une découverte du même ordre. Comment n’avez-vous point compris cela ? Vous avez été étrangement léger et frivole, Leslie Wood. L’esprit cherche l’esprit, a dit l’apôtre saint Paul. Pour découvrir les vérités spirituelles, il faut entrer dans la voie spirituelle.

» Ces paroles produisirent sur moi une impression profonde.

» — Mon révérend père, demandai-je, comment entrerai-je dans la voie spirituelle ?

» — Par la pauvreté et par la simplicité ! me répondit Burthogge. Vendez vos biens et donnez-en l’argent aux pauvres. Vous êtes connu. Cachez-vous. Priez, accomplissez des œuvres de charité. Faites-vous un esprit simple, une âme pure, et vous aurez la vérité.

» Je résolus de suivre ces préceptes à la lettre. Je donnai ma démission de correspondant du World. Je réalisai ma fortune qui était engagée, en grande partie, dans les affaires, et, redoutant de renouveler le crime d’Ananias et de Saphira, je conduisis cette difficile opération de manière à ne pas perdre un centime de ces capitaux qui ne m’appartenaient plus. Le baron Moïse, qui me vit à l’œuvre, conçut de mon génie financier une admiration religieuse. Sur l’ordre du révérend Burthogge, je versai dans la caisse de la Société évangélique, les sommes que j’avais réalisées. Et, comme je témoignais à cet éminent théologien ma joie d’être pauvre :

» — Prenez garde, me dit-il, de ne goûter dans la pauvreté que le triomphe de votre énergie. Que sert de se dépouiller extérieurement, si l’on garde au-dedans de soi l’idole d’or ? Soyez humble.

Leslie Wood en était là de son récit quand nous arrivâmes au pont Royal. La Seine, où tremblaient des lumières, coulait sous les arches avec un gémissement sourd.

— Il faut que j’abrège, reprit le narrateur nocturne. Chaque épisode de ma nouvelle vie dévorerait une nuit entière. Burthogge, à qui j’obéissais comme un enfant, m’envoya chez les Bassoutos avec la mission de combattre la traite des noirs. J’y vécus sous la tente, seul avec ce généreux compagnon de chevet qui s’appelle le danger, et dans la fièvre et dans la soif, voyant Dieu.

» Au bout de cinq ans, le révérend Burthogge me rappela en Angleterre. Sur le bateau, je rencontrai une jeune fille. Quelle vision ! Quelle apparition mille fois plus rayonnante que le fantôme qui se montrait à M. William Crookes !

» C’était la fille orpheline et pauvre d’un colonel de l’armée des Indes. Elle n’avait point une particulière beauté de lignes. Son teint pâle, son visage amaigri décelaient la souffrance ; mais ses yeux exprimaient tout ce qu’on peut imaginer du ciel ; sa chair semblait éclairée doucement d’une lumière intérieure. Comme je l’aimai ! Comme, à sa vue, je pénétrai le sens caché de la création tout entière ! Comme cette simple jeune fille me révéla d’un regard le secret de l’harmonie des mondes !

» Oh ! simple, bien simple, mon initiatrice, ma dame bien-aimée, la douce Annie Fraser ! Je lus dans son âme transparente la sympathie qu’elle avait pour moi. Une nuit, une nuit limpide, comme nous étions seuls tous deux sur le pont du navire, en présence de l’assemblée séraphique des étoiles, qui palpitaient en chœur dans le ciel, je pris sa main et lui dis :

» — Annie Fraser, je vous aime. Je sens qu’il serait bon que vous fussiez ma femme, mais je me suis interdit de faire ma destinée, afin que Dieu la fasse lui-même. Puisse-t-il vouloir nous unir ! J’ai remis ma volonté entre les mains du révérend Burthogge. Quand nous serons en Angleterre, nous irons le trouver tous deux, voulez-vous, Annie Fraser ? et, s’il le permet, nous nous marierons.

» Elle y consentit. Tout le reste de la traversée, nous lûmes la Bible ensemble.

» Dès notre arrivée à Londres, j’amenai ma compagne de voyage au révérend, et je lui dis ce que l’amour de cette jeune fille était pour moi, et de quelle belle lumière il me pénétrait.

» Burthogge la considéra longtemps avec bienveillance.

» — Vous pouvez vous marier, dit-il enfin. L’apôtre Paul a dit : « Les époux se sanctifieront l’un l’autre ». Mais que votre union soit semblable aux unions en honneur parmi les chrétiens de la primitive Église ! Qu’elle reste purement spirituelle et que le glaive de l’ange demeure entre vous dans votre couche. Allez, restez humbles et cachés, et que le monde ignore votre nom.

» J’épousai Annie Fraser et je n’ai pas besoin de vous dire que nous observâmes exactement la loi que le révérend Burthogge nous avait imposée. Pendant quatre années je me délectai dans cette union fraternelle.

» Par la grâce de la simple, simple Annie Fraser, j’avançai dans la connaissance de Dieu. Rien ne pouvait plus nous faire souffrir.

» Annie était malade et ses forces déclinaient, et nous disions avec allégresse : — Que la volonté de Dieu soit faite sur la terre et dans le ciel !

» Après quatre ans de cette union, un jour, le jour de Noël, le révérend Burthogge me fit appeler :

» — Leslie Wood, me dit-il, je vous ai imposé une épreuve salutaire. Mais ce serait tomber dans l’erreur des papistes que de croire que l’union des êtres selon la chair ne plaît point à Dieu. Il a béni deux fois, dans le Paradis terrestre et dans l’arche de Noé, les couples des hommes et des animaux. Allez et vivez désormais avec Annie Fraser, votre épouse, comme un mari avec sa femme.

» Quand je rentrai chez moi, Annie, mon Annie bien-aimée, était morte…

» J’avoue ma faiblesse. Je prononçai des lèvres et non du cœur cette parole : « — Mon Dieu ! que votre volonté soit faite ! » Et, songeant à ce que le révérend Burthogge venait d’accorder à notre amour, je sentis ma bouche amère et mon cœur plein de cendres.

» Et c’est l’âme désolée que je m’agenouillai au pied du lit où mon Annie reposait sous une croix de roses, muette, blanche, et les pâles violettes de la mort sur les joues.

» Homme de peu de foi, je lui dis adieu et je restai plongé pendant une semaine dans une tristesse stérile, qui ressemblait au désespoir. Combien j’aurais dû me réjouir, au contraire, dans mon âme et dans ma chair !…

» La nuit du huitième jour, tandis que je pleurais, le front sur le lit vide et froid, j’eus la certitude soudaine que la bien-aimée était près de moi dans ma chambre.

» Je ne me trompais pas. Ayant levé la tête, je vis Annie souriante et lumineuse, qui m’ouvrait les deux bras. Mais comment exprimer le reste ? Comment dire l’ineffable ? Et doit-on révéler de tels mystères d’amour ?

» Certes, quand le révérend Burthogge m’avait dit : « Vivez avec Annie comme un mari avec sa femme ! » il savait que l’amour est plus fort que la mort.

» Enfin, mon ami, apprenez que, depuis cette heure de grâce et de joie, mon Annie revient chaque soir près de moi, embaumée de parfums célestes.

Il parlait avec une effrayante exaltation.

Nous avions ralenti le pas. Il s’arrêta devant un hôtel de pauvre apparence.

— C’est ici que j’habite, me dit-il. Voyez-vous à cette fenêtre, au second étage, cette lueur ? Elle m’attend.

Et il me quitta brusquement.

Huit jours après, j’apprenais par les journaux la mort subite de Leslie Wood, ancien correspondant du World.