Littérature orale de la Haute-Bretagne/Première partie/I/A/1/IV

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On raconte à Saint-Jacut-de-la-Mer une légende qui présente plusieurs points de ressemblance avec la précédente, et dont l’action se passe à la Houle Cosseu, grotte située non loin de l’extrémité de la presqu’île de Saint-Jacut ; la voici telle qu’elle m’a été contée, il y a une quinzaine d’années, par mon ami le docteur Carré, originaire de Saint-Jacut, qui la connaissait depuis son enfance.


Un soir, à la nuit tombante, un pêcheur de Saint-Jacut revenait des pêcheries, où il était resté le dernier, et, son panier sous le bras, il longeait les rochers qui sont au bas des falaises pour arriver au sentier qui conduisait au village : il marchait pieds nus sur le sable mouillé qui étouffait le bruit de ses pas, lorsqu’au détour d’une petite anse il aperçut dans une grotte plusieurs fées qu’il reconnut de suite pour telles à leur costume ; elles causaient entre elles en gesticulant avec vivacité, mais il n’entendait rien de ce qu’elles disaient ; il les vit se frotter les yeux avec une sorte de pommade, et aussitôt elles changèrent de forme et s’éloignèrentde la grotte, semblables à des femmes ordinaires.

Lorsque le pêcheur les avait vues se disposer à quitter leur retraite, il s’était caché avec soin derrière un gros rocher, et elles passèrent tout près de lui, sans se douter qu’elles avaient été observées. Quand il pensa qu’elles étaient loin, il cessa de se cacher et alla tout droit à la grotte. Il avait bien un peu frayeur, car l’endroit passait pour hanté ; mais la curiosité l’emporta sur la peur. Il vit, sur la paroi du rocher qui formait une des murailles de la caverne, un reste de là pommade dont elles s’étaient frotté les yeux et le corps. Il en prit un peu au bout de son doigt, et s’en mit tout autour de l’œil gauche, pour voir s’il pourrait, par ce moyen, acquérir la science des fées et découvrir les trésors cachés.

Quelques jours après, une chercheuse de pain vint dans le village où elle demandait la charité de porte en porte : elle paraissait semblable aux femmes déguenillées et malpropres dont le métier est de mendier. Mais le pêcheur la reconnut aussitôt pour une des fées qu’il avait vues changer de forme dans la grotte ; il remarqua qu’elle jetait des sorts sur certaines maisons, et qu’elle regardait avec soin dans l’intérieur des habitations, comme si elle avait voulu voir s’il n’y avait pas quelque chose à dérober.

Quand il sortait au large avec son bateau, il voyait les dames de la mer nager autour de lui, et les reconnaissait parmi les poissons auxquelles elles ressemblaient par la forme. Les autres marins ne les apercevaient pas ; mais lui savait se garantir des tours qu’elles jouent aux pêcheurs dont elles se font un malin plaisir d’embrouiller les lignes, de manger l’amorce sans se laisser prendre, ou d’emmêler les unes dans les autres les amarres des barques, sources de disputes violentes et de querelles entre les pêcheurs.

Quelque temps après, il alla à la foire de Ploubalay, où il vit plusieurs fées, qu’il reconnut aussitôt malgré leurs déguisements variés : les unes étaient somnambules et disaient la bonne aventure ; d’autres montraient des curiosités ou tenaient des jeux de hasard où les gens de campagne se laissaient prendre comme des oiseaux à la glu. Il se garda bien d’imiter ses compagnons et de jouer ; mais il pouvait s’apercevoir que les fées étaient inquiètes, sentant vaguement que quelqu’un les reconnaissait et les devinait.

Aussi elles faisaient plusieurs choses de travers : il s’en réjouissait, et souriait en se promenant parmi la foule. En passant près d’une baraque où plusieurs fées paradaient sur l’estrade, il vit que lui aussi avait été aperçu et deviné, et qu’elles le regardaient d’un air irrité. Il voulut s’éloigner ;mais rapide comme une flèche, l’une des fées lui creva, avec la baguette qu’elle tenait à la main, l’œil que la pommade avait rendu clairvoyant.

C’est ainsi que le grand Cangnard devint borgne pour avoir voulu savoir les secrets des fées de la mer.


La pommade qui rend clairvoyant se retrouve dans plusieurs contes : dans la Pixie en mal d’enfant, légende du Devonshire, recueillie par Mistress Bray (Brueyre, Contes populaires de la Grande-Bretagne, conte 39), qui présente de singulières ressemblances avec la Goule-ès-Fées ; dans le Roi d’Égeberg, conte norvégien d’Abjörsen, traduit en français dans Mélusine, col. 84. Égeberg est une montagne au bord de la mer. Cf. également les Mille et une Nuits, histoire de l’Aveugle Baba-Abdallah.


Dans l’Enfant de la Fée (Contes populaires de la Haute-Bretagne, conte XVII), il est aussi question d’une pommade qui fait reconnaître les fées sous tous leurs déguisements. Cf. aussi la Sorcière et le nouveau-né, conte basque de M. Webster.


L’épisode de l’œil arraché, qui figure dans les deux contes précédents, se retrouve dans la Lamigna en mal d’enfant, légende basque du recueil de M. Cerquand. Il est intéressant de comparer avec la Goule-ès-Fées ce conte et ses trois variantes où il est question de Lamigna accouchées par des femmes.

Une des légendes recueillies par Madame de Cemy, à Saint-Suliac (Ille-et-Vilaine), sur les bords de la Rance, parle aussi de fées qui habitaient des grottes. Voici en substance ce qu’elle dit à ce sujet :


La Fée du Bec-du-Puy ou de la Grotte-ès-Chiens habite une grotte marine des bords de la Rance. Elle en sort le soir, d’abord en vapeur blanche et indistincte ; ensuite elle prend la forme d’une belle femme dont les habits sont couleur de l’arc-en-ciel. Elle fuit à la vue de l’homme et pleure sa puissance détruite. Jadis elle avait du pouvoir sur les vents, et pour se la rendre favorable on venait déposer des fleurs à l’entrée de sa grotte, que gardaient des chiens invisibles. Aujourd’hui sa vue n’annonce rien de bon.

Un jour des bergers trouvèrent à l’entrée de la grotte une jeune fille expirante qui leur raconta qu’elle venait à cette place attendre son fiancé. Il y a trois jours, elle avait vu la fée, puis elle lui était apparue une seconde fois avec un bruit comme un petit battement d’ailes. Elle ne put fuir et resta anéantie : la fée lui dit que son fiancé n’était plus, et qu’elle-même mourraitbientôt. Les bergers la portèrent au bourg. Le curé somma la fée de comparaître et l’exorcisa avec les formules ordinaires. On ne vit rien ; mais on entendit un cri de douleur, et, depuis ce temps, la fée n’a plus de pouvoir.

En revenant de la grotte, les personnes qui avaient accompagné le curé trouvèrent le cadavre du jeune fiancé.

(Saint-Suliac et ses traditions, p. 18-22.)