Notes de voyages/Texte entier

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œuvres complètes
de
GUSTAVE FLAUBERT

NOTES DE VOYAGES

I
italie
égypte — palestine — rhodes
PARIS
LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
17, boulevard de la madeleine, 17

MDCCCCX

VOYAGE EN FAMILLE[1]

AVRIL — MAI 1845.


Chemin de fer de Rouen à Paris, dans un wagon découvert. — Un homme du peuple, les joues entourées d’un foulard de coton rougeâtre, en casquette, blouse de couleur, mangeant des provisions.

En 1843, au mois de novembre, dans un wagon de 2e classe, homme et femme de même mine, redingote blanchâtre, casquette de cuir, mangeant idem.

Mais il faisait froid, humide, presque pas de soleil.

C’était sur la même route. Quel abîme et que de faits entre ces deux voyages pareils, et aussi entre ces deux parallèles humains !

Paris. — J’ai respiré largement sur le boulevard, dans la rue de Rivoli surtout. Quelle en était la cause  ? Sont-ce les lieux où nous avons le plus souffert que nous préférons aux autres (où ai-je lu cette pensée  ?) ou bien était-ce effet d’optique sur le passé  ?

Visite aux Champs-Élysées : en régie comme autrefois  ; le cirque, les arbres, les voitures. J’ai savouré le luxe avec plaisir, comme un homme qui a passé la nuit au corps de garde s’étend, la nuit suivante, avec joie, sur son lit mollet et s’étonne de trouver si bonnes des choses si simples.

Quand nous pensons à quelque événement futur, nous le plaçons dans les lieux où nous le rêvons dans les conditions présentes, et quand il arrive nous sommes tout dépaysés.

 

Nogent. — Troyes. — Couvent : haine de ce qui restreint, émotion de la liberté.

Bourgogne. — Terrains rouges, gras, plats  ; petites collines.

Dijon. — Pas eu le temps de voir la maison de ce brave Tavannes, mais j’ai vu un reste de l’église où il a été enterré. — Au musée, la figure du conseiller de Bourgogne, pâle, maigre, froide, méchante, mais mélancolique au fond, impassible et jaunâtre  ; chaperon à bords relevés, chape raide et dorée sur les épaules.

Nuits. — Clos-Vougeot à gauche. — Maison de Bossuet, salle à manger puante et humide.

Chalons
Le lendemain matin, bateau à vapeur

Arrivée à Lyon. — Pluie. — Hôtel de l’Europe : grands plafonds peints. — L’après-midi, Musée : deux Rubens, un symbolique, l’autre l’Adoration des mages. Homme de face, debout, les poings sur les hanches  ; cheval qui se cabre, le manteau du mage qui s’avance. — Mosaïque antique représentant des courses de char  : mouvement des chevaux. — Momies : une découverte et assez conservée pour qu’on puisse la reconnaître.

Bains. — Lyon : ville noire, pluvieuse, sale  ; vie renfermée et peu extérieure, grandes maisons hautes. — À l’embranchement des deux fleuves. — Le Rhône bouillonne et court d’une façon effrénée  ; c’est là le fleuve d’Annibal et de Marius, il a quelque chose d’antique et de barbare. — Il roulait de la terre et était jaune comme un torrent.

Fourvières. — Montée tournante sur un pavé de pierres pointues. — Une procession nous suivait. — Restes d’aqueduc romain. — Cabaret. — Chapelle toute remplie d’ex-voto en cire blanche représentant les différents membres guéris par la Vierge. Les ornements et les gravures enluminées respirent un paganisme dont je ne m’étais pas douté  ; on sent qu’il n’a pas abandonné les races méridionales (ici il a remonté le Rhône) et qu’il sort du sol même par des émanations mystérieuses.

L’observatoire. — Descente par des escaliers. — Chic triste des maisons. — De temps à autre le bruit d’un métier de tisserand, dont la navette claquait. — En allant nous avions vu M. de Bonald marchant sur sa terrasse, tout en rouge, grand, maigre, l’allure raide et campée.

Départ de Lyon à 4 heures du matin. — Petit à petit le jour vient et le soleil se lève. Dans combien de dispositions différentes ai-je vu réapparaître sa lumière  ! — Le capitaine, gros homme sanguinolent, manteau d’alpaga. — Passagers : l’officier d’Afrique, son compagnon  ; dominos, fumant, installés au soleil sur une petite table sur le pont. Ils ont peu observé les rives du Rhône parce qu’ils étaient gais. Ne faut-il pas avoir l’âme vide pour chercher à regarder la nature avec plaisir  ? à moins qu’on ne la voie au contraire à travers un grand sentiment  ? — Le père et le fils, type du jeune homme convenable : mains blanches, bonne toilette du matin, album pour prendre des croquis, pas plus ni trop liant. Il m’a trouvé peut-être un peu libre en propos. — L’orphelin, sa chanson sur les femmes avec le refrain : « Ça ne se peut pas », expression sérieuse sans tristesse. — J’ai revu le château des Adrets, que Lauvergne m’avait montré.

Rives du Rhône. — Il est enserré dans des montagnes d’un rouge noir, qui en cachent le cours  ; on aimerait à les gravir. À gauche, larges plans  ; au fond de l’horizon, le mont Ventoux couronné de neige. On est plein d’espoir en descendant ce fleuve rapide qui vous mène à la mer rêvée. En plein soleil, je me suis assis un moment près de la cheminée, et j’ai lu de l’Horace. Le ciel était bleu.

Arrivée à Avignon. — Cris sur le quai. — Les mâchicoulis des remparts. — Quel air doux, surtout du côté de la campagne  ! — La voiture de l’hôtel. — C’est le Midi : tout le monde sur sa porte, teintes blanchâtres, des bouffées d’air chaud dans ces rues pleines de grâce. — Vieux cloître à peintures effacées. — Église ronde. — Rue remplie de moulins. — Sur la place de notre hôtel, un grand arbre au haut duquel sont placées des tables pour boire. — Nous retrouvons notre officier à la redingote blanche, qui a fait toilette et nous engage à voir un escalier en fonte. — Dîner : conversation sur les cours d’assises, Lacenaire. «  Ces accusés affichent un cynisme de goût  »  ; on cite quelques bons mots ; j’en dis  !

Le lendemain matin, seul. — Musée : les arbres se balançaient, le vent frémissait, jardin vert  ; inscriptions grecques et latines de la grande pièce au rez-de-chaussée. Au bas de l’escalier, deux portiques. — C’est le Musée où j’ai le plus joui, j’étais seul, je commençais une série d’émotions qui s’annonçaient joyeuses : croquis de Karl Vernet  ; marines de Joseph Vernet, le Mazeppa de Horace Vernet. Il faisait un calme exquis dans ce musée.

Boutique d’antiquités. — Poitrine du marchand de tableaux qui devait nous vendre des albums  ; me rappelle le débraillé du père Du Sommerard.

Château des Papes. — La vieille femme, robe jaune, bonnet blanc, perruque noire, teint de parchemin flétri, yeux jeunes et singulièrement vifs. Ensemble frénétique et lugubre, une démarche tragique et emportée. — Elle traverse la caserne  ; bruit dans les corridors et les escaliers. — La salle d’inquisition : cheminée en entonnoir, traces de feu  ; trou par lequel on les jetait en hâte  ; encore une odeur fétide. Sur un mur, une espèce de précipice, quatre grandes traces de sang. Tout est fort et formidable. — La bonne femme entremêlait ses récits de l’Inquisition à ceux de Jourdan Coupe-Tête  ; jamais de réflexions dans ses récits abondants, rien que le fait. Il faut se rappeler la manière et le geste dont elle a dit : «  ils les ont assassinés  ». — Sur une voûte encore un reste de peinture  ; mais plus rien, tout est blanc  ; rien d’ecclésiastique, tout sent le tyran dans son rude château. C’est bien là que les prisonniers devaient vieillir et se courber la taille à la mesure des cachots. — Fraîcheur et humidité.

Église à côté, sur la place. — Ami de M. Pradier, moustaches rouges et droites, grosse cravate. — Vierge de Pradier, les mains jointes et la tête à peu près de trois quarts. — Peinture à fresque de Devéria, inachevée.

En revenant seul à l’hôtel pour commander le déjeuner, à qui demandai-je ma route  ? C’était tassé et blanc  ; trois ou quatre femmes sur le devant, une avec des roses  ; lits au fond, quelque chose de frais et d’attirant. Il me semble qu’il y avait des fleurs bleues sur la fenêtre.

La chambre du maréchal Brune : papier jaune et blanc  ; à deux lits, les pieds l’un contre l’autre  ; les marques de balles sont à droite, au fond, à côté de la cheminée.

D’Avignon à Tarascon. — Pluie. — Paysage plat, oliviers  ; les prairies étaient d’un vert tendre. — Pas de masses. — Le chef de Tarascon fumant son bout de cigare  ; femmes travaillant dans la cuisine : la maîtresse avec une coiffure d’Arles  ; la petite bonne rieuse (Mme  Germain) en casaquin vert, petites moustaches sur la lèvre.

 

Tarascon a l’air d’une ville dont tous les habitants sont partis en croisade. — Le château fort : je ne revois pas la grande salle où des habits séchaient et où était le portrait de ce pauvre Chaillot qui ne pouvait plus prendre son petit café, mais en revanche l’escalier et la cour, dont je ne me souvenais pas. — La fille du concierge, beauté grave et distinguée, figure de roman, surtout dans son entourage. — Les murs sont énormément hauts et semblent faits pour étouffer même l’espoir.

De Beaucaire à Nîmes. — Hussards bleus, dont l’un a une mentonnière. — Qu’est devenu le garçon de café qui parlait italien, et l’autre joli cœur, qui allait chercher des raisins dans la corbeille sur la tête d’une fille ? Nous avons pataugé dans la boue, sans réverbère, au lieu d’arriver sur l’impériale d’une diligence par une jolie matinée de soleil. — Le soir, les arènes, sans y entrer.

Le lendemain matin, par un beau soleil. — Le ciel bleu par-dessus les pierres grises. — Je retrouve mon figuier sauvage, mais desséché, sans feuilles. — Il faisait tiède. — Au milieu de l’arène, estrade la dégradant, pour une course de taureaux.

Pont-du-Gard. — Le paysage plus beau ; ceux de Salvator Rosa, noirs et gris. — En y allant, nous avons rencontré des zingaros, tous tête noire, admirablement basanés. — Le vrai bohémien : grand homme barbu, enfants à l’air maudit et marchant à pied à côté des charrettes. Comme nous les regardions avec nos lorgnons, ils ont poussé de grands cris.

La fontaine. — Le Musée d’histoire naturelle : aigle malade, perdrix d’Afrique, la chouette balançant sa tête basse. — Faux diamants de la femme qui nous le montrait.

Musée Perrot : la tête de Sapho ; la marmite sur son trépied ; ameublements du xvie siècle, ceintures, casques, aigles romaines ; le portique de la Maison Carrée encore plus aérien, plus libre et plus beau ; on se promène dessous à l’aise. Comme les corniches se détachent sur l’air bleu ! Le gothique n’a rien de cette sérénité.

À Arles, le soir. — Café de la Rotonde. — Saint-Trophime. — Promenade seul, dans les rues en pente, entre le théâtre et le cirque. Au théâtre on déblayait… — Étrange silence ; arbre qui passe au-dessus du mur ; pots de chambre que l’on vidait sur le théâtre même. Ô Plaute !… — Je fais le tour, j’entre sur le théâtre et je regarde l’ensemble. — Conversation. — Arlésienne à l’air stupide, yeux chassieux et coiffure mal peignée. — Puis je m’en retournai, écrasé par l’histoire et entendant les cris rauques de Labrac et du Soro. — Arlésiennes : les belles me semblent en plus grande quantité que la première fois.

Alyscamps. — Plaine de tombeaux, chemin de fer, chapelle avec ses cercueils vides. — La jeune fille morte le jour de ses noces : le crâne était plein de terre et une longue plante sans feuilles avait poussé dedans.

Musée. — Le Silène, sans tête, cuisse molle, ventre flasque et empli, poitrine large ; on est tenté de prendre son ventre et d’en manier les plis gras. — Tête de Cybèle sans nez. — Jolis tumulus. — Le guide : «  j’ai des dictionnaires latins, grecs…  ». — Le marché, jeune fille avec sa mère. — La messe : les enfants dans une chapelle ; femme au teint de marbre jauni, au coin d’un pilier, maigre et pâle. C’est dans une église pareille et dans une telle atmosphère que Don Juan arrive et se tient caché derrière les colonnes, à regarder les cous penchés, les profils purs inclinés sur le prie-Dieu, respirant la femme et l’encens.

Aux environs d’Arles, vieille forteresse et vieux couvent, sur un grand rocher : broussailles dans les pierres, air arabe de l’architecture. — Conduit là par un petit cheval de la Camargue, ardent et maigre.

Plaine de la Crau. — Froid, plus de soleil, triste.

Salon, fontaine avec ses herbes vertes, platanes. — Route serpentant à travers les vignes et les oliviers. — Cris, réveil à Aix.

Aix — Rien.

Arrivée à Marseille par la pluie. — Hôtel d’Orient. — Dès le soir, à l’Hôtel Riche : tout sombre, plus de lumières, ni de nacre brillant sous le gaz  ; j’ai eu du mal à en trouver la place. — Pluie, temps sombre et froid, comme le dimanche soir que j’en partis… Grand vent à Notre-Dame de la Garde, montées raides et blanches… Après-midi, froid au lieu d’un soleil couchant sur les flots. — La petite rivière où nous nous étions promenés et embarrassés dans les roseaux. (On écrit ses souvenirs pour les mêler à d’autres souvenirs.)

Le Jardin botanique de Marseille est laid. Quelle différence avec ce que m’avait semblé celui de Toulon  !

Sur le port, les femmes n’ont plus leurs bas couleur tabac d’Espagne, leur jupe n’est pas serrée aux hanches, elle est plus longue  ; je ne vois plus le même mouvement déhanché ni la petite fleur jaune qu’elles portent à la lèvre. — Boutique d’orientalités ; je crois la même.

À la Santé : le tapis turc, la sculpture de Puget, le tableau de Vernet représentant le choléra à bord de la Minerve ;  dans le port, quelques barques avec leurs tentes.

Un soir j’ai descendu la rue de la Darse : café, scènes comiques de M. Alfred Deschamps, les deux quêteuses. — Elle a mis ma pièce de 40 sols dans sa poche, vite, comme si elle l’eût volée ; elle était en sueur et poitrine nue. — Le prince de Montpensier. — Dîner dans la grande salle de l’Hôtel d’Orient, seuls avec le père Cauvière. — Figure du majordome au dîner du duc de Montpensier.

Le maître de poste. — Départ de Marseille. — Cujis : je n’y vois pas les grives suspendues à la porte de l’auberge, à gauche en arrivant (saltimbanque autrefois), et en revenant à 1 heure du matin, café : «  le petit te fatigue  »  ; arrivée à M… à 3 heures.

Les gorges d’Ollioules. — Troupiers allant en Afrique.

Toulon. — Maison de Lauvergne : je l’y revois déjeunant, comme je l’avais quitté dînant  ; son fils seulement a grandi et les meubles sont usés.

Partout, jusqu’à Toulon, j’ai été obsédé, surtout quand j’y repense, par les souvenirs de mon premier voyage[2]  ; la distance qui les sépare s’efface, ils se posent toujours en parallèle et se mettent au même niveau, si bien que déjà ils me semblent presque à même éloignement. Au bout d’un certain temps, les ombres et les lumières se mêlent, tout prend même teinte, comme dans les vieux tableaux : les jours tristes se colorent des jours gais, les jours heureux s’alanguissent un peu de la mélancolie des autres. Voilà pourquoi on aime à revenir sur son passé. Il est triste et charmant cependant, c’est comme les airs qui font mal à entendre et qu’on est poussé à écouter toujours et le plus longtemps possible.

La place au Foin a ses mêmes arbres verts et son même bruit d’eau ; le quai, la mer, les rues, tout est de même. Quelle différence avec le cœur ! les arbres ne conservent point la trace des orages qui ont courbé leurs branches, ni les sables légers que le vent fait mouvoir celle des pas qui s’y sont imprimés ; il n’en est pas de même de l’âme et de la figure des hommes : tout y marque. Éternel travail de mosaïque ! les petites pierres s’incrustent par-dessus les grandes, le noir sur le blanc, le bleu à côté du rouge, les privations et les excès, les colères, les découragements et les enthousiasmes, hei mihi ! hei mihi !

Visite d’hôpital au bagne ; idem pour l’ensemble.

Celui qui se croit le Messie. — Le savant, en lunettes bleues, sa camisole arrangée en robe de chambre, lisant son petit bouquin ; condamné pour viol. — Arabes : moins beaux qu’à ma première visite.

Nous y sommes revenus l’après-midi. Il y a une indécence bien bête à venir voir des forçats. Les honnêtes femmes y viennent et les regardent avec leurs lorgnons pour voir si ce sont des hommes. — Mine du bourgeois se promenant là en gants blancs ! — Leurs lits de planche : c’est là-dessus qu’on rugit et qu’on se m....... ! Ô poète, viens la nuit et entre dans leurs rêves, tu feras ensuite l’histoire de l’humanité ! Que ne donnerait-on pas pour savoir toutes leurs histoires ! — Figure du banqueroutier frauduleux, gras, frais, regard hardi. — Le vendeur, corse, d’objets de coco ; le matin, un autre jeune homme nous en avait proposé, avec un salut exquis, plein de perfidie comme un sourire. — Le brave gendarme qui nous menait était plein de l’amour de la vertu. — Le type du forçat a disparu : en lui ôtant son cynisme (voitures cellulaires, régime philanthropique) on lui a ôté sa poésie et peut-être toute sa consolation. — Une voiture cellulaire arrivait ; quels étaient ceux qui étaient dedans ? Leurs vieux camarades les attendaient. — On se sent en rage contre la race bête des procureurs du roi, contre leur aplomb profond, contre les messieurs qui envoient là tous ces hommes pour le crime d’avoir agi en vertu de leur position et de leur nature. On serait tenté de briser leurs chaînes et de les relâcher sur le monde. — « Mais, Monsieur, où en serions-nous si tout le monde pensait comme vous ? où en seraient mes propriétés, mes biens ? Il faut des lois pour contenir la société : il faut punir les misérables et les empêcher de se livrer à leurs mauvais penchants. Vous-même, Monsieur, qui déclamez contre la société, vous êtes bien aise d’être protégé par elle… » En raisonnant ainsi ils arrivèrent à Bordeaux.

Saint-Mandrier. — L’économe, le prévôt. — Jardin, citerne avec son écho. — Promenade dans la rade. — La mer était bien bleue, le vent gonflait la voile, et l’eau murmurait aux flancs du canot, l’eau de la même mer avec le même bruit qui murmurait à la proue de la galère de Cléopâtre ou de Néron. L’immobilité de la Méditerranée semble la rendre éternelle et toujours jeune. Si Homère revenait, il reverrait le soleil aussi chaud sur ses golfes aussi doux. L’Océan est plus dans notre nature ; il a la différence du romantique au classique : plus large, mais moins beau peut-être.

Lamalgue. — Habitation de poète, les roses dans le jardin, le petit singe. — Je ne sais jamais si c’est moi qui regarde le singe ou si c’est le singe qui me regarde. Les singes sont nos aïeux. J’ai rêvé, il y a environ trois semaines, que j’étais dans une grande forêt toute remplie de singes ; ma mère se promenait avec moi. Plus nous avancions, plus il en venait : il y en avait dans les branches, qui riaient et sautaient ; il en venait beaucoup dans notre chemin, et de plus en plus grands, de plus en plus nombreux. Ils me regardaient tous, j’ai fini par avoir peur. Ils nous entouraient comme dans un cercle ; un a voulu me caresser et m’a pris la main, je lui ai tiré un coup de fusil à l’épaule et je l’ai fait saigner ; il a poussé des hurlements affreux. Ma mère m’a dit alors : « Pourquoi le blesses-tu, ton ami ? qu’est-ce qu’il t’a fait ? ne vois-tu pas qu’il t’aime ? comme il te ressemble ! » Et le singe me regardait. Cela m’a déchiré l’âme et je me suis réveillé… me sentant de la même nature que les animaux et fraternisant avec eux d’une communion toute panthéistique et tendre.

En revenant de Lamalgue, théâtre, loge du général.

Le lendemain, départ, route nouvelle.

Hyères. — Jardin plein d’orangers. — Ascension difficile au haut. — Terrasse de l’hôtel d’où l’on découvre la mer. Combien de pauvres poitrinaires l’ont regardée de cette place avec leurs yeux qui s’éteignaient !

Fréjus. — Vide, vide, blanc. — L’hôtelier : «  fille ! fille  ». Je suis sorti seul le soir. Un clair de lune d’une paix grave éclairait les rues abandonnées. — Chœur d’hommes chantant je ne sais pourquoi et répondant à d’autres voix dans l’intérieur d’une maison. — Un monsieur s’est avancé vers moi, me prenant pour un autre, en me parlant en provençal. — Quel calme ! Oh ! la nuit ! Je la humais comme un parfum. La nuit, l’âme ouvre ses ailes et plane en paix. J’aime la nuit, tout mon être s’y dilate comme un violon tendu dont on relâche les chevilles. Il a fallu rentrer, sans en avoir fini avec cette sensation, ne l’ayant qu’effleurée, sans l’avoir ruminée. — La porte Dorée donne sur la campagne. — Petites briques rouges, couleur de bronze et de cuivre. — Sables abandonnés et couverts de joncs. — De l’autre côté de la ville, quelques arcades interrompues d’un grand cirque ; herbe verte dessous ; l’humidité de la rosée sur l’herbe. — Mme  Jourdan. — Ce que c’est que la vie en province dans ces pays-là.

L’Estérel. — Grands arbres au relais. — Boule du gaillard au nez rouge, moustache, dans sa chaise de poste enfermé avec sa femme et ses enfants pâles. — Sa femme de chambre. — Qu’est-ce que la femme de chambre doit penser de l’infirmité de Monsieur. — Quel gaillard avec ses moustaches grises et sa toque, la main sur sa canne, et regardant à travers la vitre de la portière. — Sur la gauche, les Adrets : c’est là d’où Robert Macaire a pris son vol vers la postérité.

Descendue des montagnes, la route suit la mer ; les oliviers deviennent énormes, on voit les premiers cactus en pleine terre.

Cannes. — Port de mer exquis, en demi-lune allongée ; voilure triangulaire, le grand mât, simple, mis de côté.

Antibes. — Hôtel de la Poste : M. Camatte et sa puissante épouse à moustaches. — Le port : fortifié ; la mer était un peu houleuse ; grand brick de Granville à l’ancre ; petite barque qui rentrait en sautant sur les flots. La Méditerranée n’est belle que calme, la sérénité lui va. — Dîner dans une grande salle au premier, où il y avait des commis voyageurs. — L’homme à la perruche malade, que je lui vis porter le lendemain sur le garde-crotte de la carriole qui le conduisait à Nice, petit, noir, barbe mal taillée, redingote marron sale, calotte noire grasse. — Pendant le dîner la perruche était sur le chambranle de la cheminée et piaulait. — Quel singulier amour !

Frontière de France au Var. — Un grand pont. Quelle différence avec la frontière espagnole de la Bidassoa, si chaude, si espagnole déjà ! Pendant le retard pour nos passeports, j’ai lu du Vincens, dans la voiture cuisante de soleil sous ses cuirs, restée dételée sur la grande route. — Petit bois ; j’ai enfin été m’y asseoir à l’ombre. — Déjeuner : on commence à parler italien ; la dame niçarde, avec sa capeline doublée de rose, menton allongé, gueule, figure laide et aimable, nous plaignait beaucoup.

Nice. — L’Hôtel des Étrangers. — M. Ferdinand, joli homme, jolie chevelure, belle tenue ; il doit avoir devant sa maîtresse un extérieur convenable et décent, et lui dire seulement dans ses moments de bienveillance égrillarde : «  Petite gamine ! » — Sur la grande place nous avons regardé les troupes manœuvrer. Il y a loin de là à une armée française (tout en France n’est guère beau que par l’ensemble ; son génie est l’unité ; chez elle, c’est la réunion qui fait la force, l’équilibre qui fait la grâce). — Grand rocher au milieu de la ville : forçats faisant sauter la mine. — Prêtres, moines. — La mer pure et douce. — Pauvre Germain[3] ! je n’ai pas même su la maison où il mourut. S’il eût vécu, si je l’avais retrouvé là, comme nous nous serions promenés et comme nous aurions causé ! mais non, non, rien, rien ; toujours et de tout c’est ainsi. — Grand jardin en terrasses superposées : grande vue de terrain et de montagne à gauche ; la ville au pied des montagnes ; le golfe, la mer en face ; Antibes à droite. — Mauvais goût des jardins. — Peintures prétentieuses et nombreuses. — Projet de voyage à Naples. Quelle rage ! quelle peur !

Promenade en calèche dans la vallée de la rivière de Nice, sur le côté droit du torrent ; revenus sur le côté gauche. — Notre loueur de maisons de campagne, figure maigre, nez rouge et gros, museau allongé, bas blancs, souliers lacés, redingote grasse, chapeau idem sur le derrière de la tête. — Canu le jeune, figure d’ancienne comédie, de parasite et de ruffian qui reçoit des piles ; il doit acheter des petites filles et les vendre aux riches ; toujours de votre avis, à la fois l’air gai, officieux, familier et bas sans bassesse plate, parce que c’est l’humilité de nature, quoique le calcul s’y prête et y ajoute.

Le jardin de l’hôtel : treille de roses devant ma fenêtre. — Giuseppi : veste de velours rouge, pantalon idem vert, chapeau blanc  ; grand homme doux et fort.

La Corniche. — À 2 heures de Nice. Après avoir monté sur le côté gauche du torrent, on tourne à gauche et elle commence. Mer bleue, énorme, longue, tranquille. À gauche, les rochers droits à pic, arides. Route tragique  ! mais si calme malgré sa terreur  ; à chaque tournant de montagne elle change, et c’est toujours la même.

Menton. — L’Italie commence, on le sent dans l’air. Petites rues à hautes maisons blanches, étroites  ; à peine si la voiture y peut passer. Avant d’arriver et en sortant, la grande route est plantée de lauriers-roses, cactus et palmiers. — Essaim de mendiants. — Enfants. — Promenade que j’ai faite au bord de la mer, sur le grand chemin. — Oliviers et montagnes à gauche.

Cimetière : figure pâle du fossoyeur, homme maigre sous son bonnet de laine grise. Quel admirable cimetière, en vue de cette mer éternellement jeune  ! Pas une croix  ! pas un tombeau  ! l’herbe est haute et verte  ; à peine s’il y a ces ondulations légères qui font ressembler les champs des morts à des champs de blés fauchés. Qu’y germe-t-il, en effet  ? l’âme y fermente-t-elle pour repousser dans un autre séjour en nouveaux parfums, tandis que sa vielle enveloppe se pourrit  ? Il nous a montré le côté des hommes et le côté des femmes  ; il nous a nommé les tombes les plus fraîches, en se vantant de tout le mal qu’il a eu et de tout l’ouvrage qu’il a fait depuis plus de 30 ans qu’il ensevelit les gens du pays. — Sérieux de sa profession, sans pédantisme, comme une chose naturelle et pourtant digne de remarque. Ô Shakespeare  ! — Sa grande fille, qui nous avait demandé l’aumône dans la rue nous accompagnait, l’air d’une gueuse. — Le cimetière est tout ravagé et sens dessus dessous. Comme il finissait par devenir trop étroit, il a été obligé de déterrer les anciens, de creuser une espèce de fosse et de les y jeter pour faire de la place aux nouveaux. Il m’a ouvert la porte de ce local, et j’ai vu un monceau d’os entassés les uns sur les autres, à une hauteur d’environ 12 à 15 pieds sur une soixantaine au moins de large. Le sans-façon avec lequel ils avaient été jetés là avait quelque chose de pittoresque et d’amer qui plaisait fort  ; c’était une de ces ironies ingénues que l’on payerait cher pour l’avoir inventée.

En revenant à l’hôtel, descente par des rues escarpées. À sa fenêtre regardait une enfant de 15 ans, figure ovale, teint rouge et olivâtre tout à la fois, chevelure noire crépue, un peu soulevée des tempes, retenue par un cordon  ; bouche mince et fine garnie de perles dans le sourire  ; expression grave de colère  ; ensemble d’intelligence, de volupté, de férocité et de douceur : c’est la seule jeune fille que j’aie trouvée belle  ; elle était penchée sur le rebord de sa fenêtre, nu-bras dans sa grosse chemise de toile un peu jaunâtre, et nous regardait passer  ; toute sa tête avait l’air en sueur.

Le reste de la Corniche a le même caractère attiédi, peut-être parce qu’on y est accoutumé. Sur le chemin, deux teintes : les rochers blancs, presque à pic, et la mer toute bleue qui brille au soleil. De temps à autre on passe un torrent à gué, puis on remonte au flanc de la montagne dont on suit toutes les courbes. La route est comme une couleuvre qui serpenterait le long de cette muraille de 60 lieues, tantôt au bas ou au milieu. Quand on passe dans les villes, des enfants vous suivent et font la roue, mendiant. Cris, joie italienne qui, comme un galon d’or, scintille à travers cette misère ; on se sent à l’aise, on respire bien  ; puis la ville une fois passée, tout redevient calme. — Enfants et femmes pieds nus  ; énormes fardeaux qu’elles portent sur la tête, leur démarche des hanches.

Vintimiglia. — Saint-Maurice de Oneglia, où nous avons été coucher le même jour, le second de notre départ de Nice : port en maçonnerie rustique, barques. J’ai été au bout du port le soir. Ô ! Ô ! arrachement, comme à Fréjus  ! Il a fallu rentrer ! toujours la même histoire  ! Vivre à Oneglia et passer ses heures à dormir sur le galet  ! n’y avoir rien qu’un cigare et ne contempler que le bleu de la mer, le blanc des vagues et les spirales bleues du tabac  ! Les flots écumaient sur les rochers amoncelés, limpides et cadencés  ; l’idée qu’elle n’allait pas être libre, complète, me gâtait par avance la jouissance que j’avais.

Savone. — Arrêtés par une procession : des guirlandes de fleurs, suspendues sur des perches, allant d’un bout de la rue à l’autre  ; chantres, musiciens, des violons, une basse portée par des hommes  ; jésuites  ; air établi du clergé  ; tête chevrotante d’un vieux. — Grands lits à paillasses de maïs de l’Hôtel, le garçon sentant l’eau athénienne. — Le lendemain, promenade dans Savone : églises dont je ne me souviens plus, italiennes, dorées  ; madones au coin des rues, enchâssées au milieu des cierges et des fleurs  ; pluie qui nous a forcés à rentrer.

Voltri. — Hommes jouant à la boule qui passe dans un anneau, ou plus loin, sur le rivage, dormant au soleil. — Bateaux échoués comme au temps d’Homère  ; on les tire à la mer sur des rouleaux. — Église : statue en argent de saint Charles Borromée, air idiot. Ce saint-là n’est pas fait pour être béni par les arts, s’il l’a été de ses contemporains. — Mine du vieux à barbe grise qui nous accompagnait. — Pont à angle sur le torrent, escarpé et pierreux pour le pas des cavaliers.

De Voltri à Gênes on ne quitte pas les maisons, tout annonce une grande ville. Bientôt la rade apparaît et l’on voit la belle cité assise au pied de sa montagne. Le phare de la Lanterne, comme un minaret, donne à l’ensemble quelque chose d’oriental, et l’on pense à Constantinople. — Jardin Durazzo, que la rue traverse, tout rempli de roses  ; au haut d’un mur, colonnes de pierre autour desquelles elles sont enlacées. — Grande place. — Rue qui descend. — Palais. — Galeries couvertes de l’ancien port. — Nouvelle enceinte avec promenade dessus. — Le soir, même rencontre du bourgeois de Gênes, qui nous promène et nous raconte, sur la place de l’Annonciata, l’histoire d’un Lomellini et de sa femme, faits prisonniers dans l’île de Tabarka. Je ne m’en souviens plus, mais elle m’a frappé sur le moment comme beau sujet d’opéra. Il a voulu aussi nous faire l’histoire de Christophe Colomb, mais j’ai si bien montré mon envie de partir qu’il a fini. (Autre fâcheux à Milan. On est poli dans toutes ces villes, on y sent d’anciennes mœurs civilisées, qui, comme une étoffe usée, s’en vont en haillons quoique encore soyeuses.)

Le premier palais que j’ai vu a été le palais Brignole : façade rouge, escalier de marbre blanc tout droit. Les appartements ne sont pas aussi grands que dans beaucoup d’autres, mais la tenue générale, les mosaïques des parquets, et les tableaux surtout, en font peut-être le plus riche de Gênes. Il y en a un autre contigu, appartenant également aux Brignole. — Domestique à cheveux crépus. — Deux grands portraits en pied, de Van Dyck, le mari et la femme en regard l’un de l’autre ; le mari, à cheval, de face, tout en noir, tête nue, saluant  ; son cheval se rengorge un peu, une levrette jappe à ses pieds  ; figure grave, pâle, aristocratique, douce et triste ; la dame, debout, la tête raide dans sa collerette, chevelure crépelée, à la Médicis, robe en étoffe lourde, verte, à raies d’or qui descendent droit. Vénérables toiles de famille, respectables par ce qu’elles représentent et par la manière dont elles le représentent.

Un portrait d’homme, de l’école vénitienne, figure très pâle, barbe noire, manches en soie rouge, pourpoint noir ; intensité du regard, ardeur sous le calme. C’est du grand style et du vrai beau, on voudrait être cet homme-là pour avoir semblable tournure.

Un Joueur de flûte par le Capucin : de face, joues enflées, rouges, yeux qui pissent le sang et le vin, emportement de la joie et du rire  ; il s’est mis à jouer dans un moment de folle gaieté, à jouer une danse ou une chanson à boire dans laquelle, au refrain, on doit choquer les verres.

Saint Gérôme (le Guide) [à Balbi  ?] : presque nu, jambes croisées, admirables pieds d’homme de 50 ans, gras, un peu engorgés, ongles crochus, les uns sur les autres  ; la tête est sereine, sillonnée de rides, pensante et sue la couleur  ; il lit sur ses genoux  ; un lion à côté.

Une grande toile de Guerchin, représentant Jésus chassant les marchands du Temple : effet d’ensemble peu agréable  ; tête inspirée du Christ  ; beau dessin du dos de l’homme qu’il pousse et qui s’enfuit naïvement avec lâcheté.

Sur le haut d’une porte un Tintoret : portrait d’homme déjà vieux, maigre, usé, en pourpoint noir, assis dans son fauteuil d’une façon lassée. On voit, à ses vêtements, c’est un corps fané  ; bout du nez rouge, traits flétris, spirituels, mais ennuyés, expression peu indulgente quoique sans férocité ni ruse. Il est assis d’une manière admirable comme vérité ; elle en devient insolente à force d’être vraie.

Judith et Holopherne (Titien) : Judith, coiffure presque Pompadour, met la tête d’Holopherne dans un sac que lui présente sa suivante, négresse (raccourci de bras vilain, on distingue d’abord peu la négresse)  ; Holopherne est vu presque en raccourci, couché dans son lit, le tronc sanglant au premier plan. Elle vient de tuer, l’effort est passé, elle est calme, tranquille. Souvenons-nous du calme de Lorenzaccio, dans la pièce d’Alfred de Musset  ; dans le tableau de Steuben, elle rêve, elle marche à son entreprise, elle est triste  ; dans celui de Vernet, elle l’exécute, elle est emportée. Quelle est de ces trois situations celle que j’aurais choisie, de ces trois femmes qu’elle est la plus belle ? la plus jolie, comme joli, c’est celle de Steuben  ; celle que l’on aimerait le mieux à f…, c’est celle de Vernet  ; celle que l’on admire le plus, c’est celle de Véronèse : c’est peut-être la supérieure, en tout cas c’est la conception la plus hardie des trois. La manière toute bête dont elle met la tête d’Holopherne dans le sac n’est pas sortie d’un artiste vulgaire qui eût voulu faire de l’inspiré, de l’animé, du mouvementé, comme au premier abord le sujet d’un tel fait semble le demander. Belle histoire que celle de Judith, et que, dans des temps plus audacieux, moi aussi, j’avais rêvée  !

Le palais des Jésuites est en face Brignole. — Grosse porte à clous de fer. — Conduits par un jésuite grisonnant, à nez pointu et à formes amènes. Les cellules enfermées de leurs élèves, n’ayant pour tous meubles qu’un Christ et un porte-manteau, m’ont dégoûté encore moins que leur habitude de se faire baiser la main par leurs élèves  ; ce servilisme, établi par un maigre despotisme, a choqué un homme qui aime à la fois la liberté et le pouvoir (je me sens de l’âme pour les peuples qui rugissent de douleur et qui se soulèvent de colère comme les flots de l’Océan, mais je sens aussi qu’il est doux de faire marcher les hommes à coups de fouet et de mener l’humanité comme un bétail). — Leurs classes, drapeaux de Rome et de Carthage  ; leurs divisions en B et C est une chose assez puérile : signifer, dux equitum, etc. «  afin de les exercer toujours à combattre  ». — Le P. Ducis, professeur de physique. — «  Êtes-vous parent du poète, Monsieur  ? — On dit que oui, Monsieur, mais je n’en crois rien, il a gardé tout pour lui, car ce n’est pas du tout ma partie  », avec un petit rire modeste et orgueilleux qui voulait dire : «  Moi, je ne rimaille pas, je m’occupe à des choses positives, et puis, d’ailleurs, le théâtre n’est-il pas maudit par l’Église ? nous haïssons l’art, nous autres  ». Quelque disposé que je sois à ne pas me joindre aux criailleurs contre les jésuites, j’ai senti pendant une demi-heure qu’ils n’avaient pas tout à fait tort. Quelle différence avec l’air franc, cordial et normal de ces vieux moines qui ne lèvent jamais la tête ou bien vous regardent en face !

Le palais Spinola : le vestibule au rez-de-chaussée est peint, usé ; les peintures tombent par morceaux. La première fois que j’y ai été, il y avait établie une marchande de fleurs qui faisait ses bouquets. — Vieux domestique, petit, maigre, figure douce, un peu railleur, aimant ses maîtres, ne parlant que d’eux, des ouvrages de Mme la marquise, du lit de mort de M. le comte. — Son mot à propos du tombeau scandaleux (prétendu) tourné contre la muraille : «  Monsieur est un peu jésuite  ». — La grande salle au premier, voûtée, et avec ses coins en petites voûtes, à lambris noirs, plafond doré, haute cheminée, est, avec celle du palais Doria, le plus grand appartement qu’il y ait dans tous les palais de Gênes. Les fils actuels peignent  ; nous avons vu de leurs œuvres à côté de celles des maîtres ; il faut avoir du front ! — Un Silène, de Rubens : Silène, le chef couronné de pampres et de raisins, nu, gros ventre, plein de vin, s’endormant et riant tout à la fois, digérant et gueulant ; à côté de lui, une femme vigoureuse, vue de profil, vers laquelle il se tourne un peu, et un autre compagnon ; ces deux derniers cherchent à le soutenir.

Palais Balbi. — Comme ensemble de richesses et de peinture : petits Amours, de Rubens, se jouant sous des arbres ; beaux d’expression, de mouvement et de chaleur, pieds vilains, engorgés. — Frise de Dominiquin Zampieri, représentant le Combat des Centaures et des Lapithes : figure soufflant dans un instrument, plenis buccis ; autre criant, de face, on lui voit tout le palais, les dents ; un Centaure, dans l’eau, prenant une femme pour la violer, la femme est nue et également dans l’eau jusqu’à la ceinture ; cela est d’un érotisme excellent. Toute l’œuvre est vigoureuse et mouvementée.

Andromède, de Guerchin, ressemble trop au sujet analogue de l’Arioste, traité par M. Ingres.

Un Marché, de Bassano, plein de monde, plein d’animaux et de comestibles, toujours confus, sale de couleur et singulièrement bousculé ; il y a pourtant là quelque chose. Bassano devait être un homme malheureux.

Portrait du Titien par lui-même : Teint pâle, cheveux roux blond, yeux bleus, crâne fort et ardent, expression élevée, antisensuelle. Dans la figure des grands artistes tout se concentre dans l’œil, parce qu’ils ne sont peut-être que cela, que des contemplateurs, comme disait Boileau en parlant de Molière. Regard un peu oblique et fixe ; petit chapeau relevé, posé sur le sommet de la tête.

La Tentation, de Breughel : Une femme couchée nue, l’Amour dans un coin (Titien ?). Pendant que je regardais la Tentation de Breughel il est venu un monsieur et une dame qui sont partis à peine entrés ; leur mine devant ces toiles était quelque chose de très profond comme bêtise. Ils accomplissaient un devoir.

Durazzo (rue Balbi). — Grand escalier, le plus beau avec celui de l’Université qui a ses deux lions descendant les marches ; jardin au milieu du carré et l’escalier. Ces arcades, au milieu desquelles il y a des arbres, font penser aux palais moresques.

Madeleine, de Titien, chevelure épanchée sur les épaules, nue, brune, sanguine, forte, pleurant, livide aux tempes, les paupières rouges, des larmes sous la peau, belle, belle et faite encore pour être aimée, embellie de sa prostitution, expiée par le repentir.

Deux tableaux de Ribera, Héraclite et Démocrite : Démocrite, le rieur, a la main posée sur le globe. Je n’ai rien vu dans le monde d’une ironie plus tragique et plus insolente ; c’est un rire de cuivre qui sort de la toile, un rire énorme, à la Gargantua, mais romantisé, plus satanique ; l’homme a l’air canaille et intelligent ; par-dessus tout cela donne la terreur du sublime. Héraclite est tout pâle, verdâtre, la bouche crispée, décharné. Inférieure à l’autre toile, qui est exagérée comme d’ordinaire. On peut (pour moi) la rapprocher de l’École espagnole.

Un tableau de Van Dyck représentant des petits enfants seuls ; un autre représentant un seul enfant habillé en satin blanc, le comble du beau pour un enfant. Cela doit faire rêver les femmes grosses. Au palais Brignole, il y en a un bien joli aussi, vu de face à côté d’un homme noir. C’était un homme intense que ce Van Dyck.

Doria Lursi, au bord de la mer. — Autrefois les galères pouvaient entrer jusque sous la double terrasse de marbre, de laquelle on descendait au rivage par un escalier en dessous. La terrasse est longue, faite pour de lentes promenades au soleil à l’ombre de la tente de soie, le bras appuyé sur le négrillon en jaquette rouge, en regardant l’horizon d’où s’avancent des navires qui reviennent du Levant… — Jardin de mauvais goût, malgré ses roses, coupé, taillé. — Belle salle au premier. — Charles IX et Napoléon ont couché dans ce palais.

Effet de la chaise à porteur en entrant. Elle était jolie, cette chaise à porteur, noire, bordée d’or, tapissée de velours rouge, et forme fin du xviie siècle ; les porteurs allaient vite comme ceux de Mascarille !

Palais Palaviccini : superbe comme ornement, comme ameublement, comme chic, comme ensemble. Je ne me souviens plus des tableaux.

Mais ce qu’il y a de plus écrasant, à Gênes, ce qui fait rêver le luxe par-dessus tout, c’est la grande salle du palais Cera. Tout or et glaces, jusqu’à ce qui est derrière les petits sophas entre les colonnes ; plafond en voûte, quatre grandes colonnes dorées, dôme se fondant avec le plan du plafond ; grand lustre et six autres lustres en cristal : en tout, il me semble, au moins huit lustres.

L’église Saint-Laurent : toute blanche et noire ; trois portails byzantins. C’est une église italienne où l’on aime à entrer parce qu’on est bien à l’ombre de ses marbres. Le mot d’Heine : « Le catholicisme est une religion d’été » est juste, mais c’est plus encore : c’est l’âme qui s’y sent en été. Comme on aimerait là, le soir à l’angélus, vers la fête-Dieu, quand l’autel est jonché de bouquets ! Dans une chapelle à gauche, statues d’Adam et d’Ève ; celle d’Ève, surtout, avec sa peau d’animal sur la taille, le jour tombant du haut dessinait des ombres qui l’animaient ; teintes neigeuses et animées.

Enterrement sur la place de la Cathédrale. La maison n’était pas tendue. Grand appareil, c’était un homme riche. Les moines, ou les frères de la confrérie destinée aux enterrements, étaient vêtus de longues robes noires avec un caphardum sur le visage, et portaient des cierges d’une main, de l’autre un gros bouquet de fleurs comme pour aller au bal. Suivaient des chanoines en robes rouges, gras, luisants de santé, d’aplomb, de bien-être et marchant comme des conseillers de cour royale. Il y aurait, sur cet usage des fleurs à l’enterrement, trop de choses à dire pour ne rien dire. Est-ce du paganisme ? est-ce pour atténuer l’effet lugubre, ou pour l’augmenter ? Il est plus large et plus juste, je crois, de ne pas conclure.

J’ai vu aussi un autre enterrement, c’était à l’Annonciata ; j’ai suivi le convoi qui entrait dans l’église. Le mort était porté sur les épaules de ses anciens frères ; le moine, en robe grise, était tout couché dans son cercueil, qui n’avait pas de couvercle ; il avait le visage découvert, ses mains jointes tenaient un crucifix. On chantait fort et cela résonnait sous la voûte dorée de l’Annonciata.

À Gênes, j’aimais à aller dans les églises. — Église que je croyais être celle de Carignan, où j’ai entendu les vêpres ; il n’y avait guère que les femmes avec leurs longs voiles blancs. — Grand soleil sur la place. — Au portail étaient les chaises. — Chaisière : robe d’indienne bleue, gros camée aux oreilles, robe courte, bottines de joueuse de guitare, en cuir mal ciré et craquant, mouvement de hanche, activité ; autre, grosse, suant, teton ballottant dans sa robe lâche et cependant dessinante.

Pont de Carignan. — Église de Carignan ne m’a pas fait tant de plaisir. — Pluie. — Dans le quartier de Carignan petites rues étroites, serpentantes et tournantes pour descendre jusqu’en bas.

Ces remparts font le tour de la ville, le chemin d’enceinte longe le bord de la ville. Quelle mer ! on la voit parfois dans les percées de ces rues noires et humides. — Dames laides et excitantes (par la réflexion) dans une de ces rues, parallèles à la mer, et que je n’ai pas pu retrouver.

Grotte de Sestri : le mauvais italien s’y étale et doit s’y complaire.

Première promenade à cheval, sur les hauteurs, par le soleil ; ç’a été la plus belle journée de mon voyage. — Palais Durazzo à côté des Tuescini : grand bassin de marbre, avec son cygne méchant ; camélias en pleine terre, cascade murmurante sur l’herbe ; le jardin à l’anglaise. À Nice et dans tout le Midi l’art des jardins est dans l’enfance ; ici on retrouve le goût aristocratique des patriciens. Cela doit être quelque chose avec ces Tritons de marbre au bord des bassins, et ces grands arbres des anciens jardins de plaisance des Romains ; ça y fait penser.

Deuxième promenade à cheval. — Cabaret où je me suis arrêté pour boire un verre d’eau ; un bouquet de bruyères à la porte, à l’intérieur une table avec un banc, une madone dans le fond, en sa chasse ornée. Ce lieu m’a rappelé la Corse, si grave et si chaude. Nous avons ensuite pris sur la gauche, une fois remontés à cheval, et nous avons longé la Polcevera, verte, noire, à la Poussin, arbres à lignes monumentales. — Couvent de Franciscains, par une montée à escaliers entourée de grands peupliers. — Portier à l’air bourru ; l’autre, l’adjoint du supérieur, façons de gentleman, air doux, amène, bon, amoureux, plus lent et plus distingué que celui de Domodossola, aussi bon enfant, mais d’autre façon ; le gros, rubicond, dont il a ouvert la porte de la cellule, rouge comme si on venait de le surprendre lisant le marquis de Sade. — Galop en revenant, ma bride s’est cassée.

Au théâtre Carlo Felice, à côté d’un officier. — Salle mal éclairée. — Premier acte de la Somnambule. — Un bon : M. Derivis. — Ballet. — Amérique. — Négresse qui meurt de jalousie à la fin de la pièce. — Maison du comte de …, au haut de la ville ; treille de roses et de vignes. Le comte de … est un vieil amateur qui fait des vers italiens, latins et français. — Son cabinet d’histoire naturelle, dans lequel il a une vieille flûte, cinq ou six oiseaux et autant de cailloux. — À l’ameublement ce doit être un excellent homme. — Quelques plantes rares. Je n’avais pas vu alors l’isola Madre ni le jardin du général Serbelloni.

Figure commune et canaille d’un jeune Spinola auquel le jardinier (veste peau de tigre) a parlé.

Théâtre en plein vent. — L’Aqua sola, promenade, allées vertes, haies de rosiers, musique. — Femme que j’y ai vue la première fois, battant la mesure avec sa tête, nez effilé, teint pâle, coiffée en cheveux, voile blanc bordé de noir, du reste en deuil, grands yeux bleus, profil à l’Esmeralda ; d’ensemble, quelque chose de riant (quoique ce ne doit pas être son expression habituelle) et d’élégant ; ses paupières s’ouvraient et se fermaient. Je crois que c’est la plus belle femme que j’aie vue, je m’abreuvais à la contempler comme on boit à pleine poitrine d’un vin dont le goût est exquis. Il fallait qu’elle fût belle, car au premier abord j’ai rougi d’étonnement et j’ai eu peur d’en devenir amoureux. Revenant là quelques jours après et tâchant de la retrouver, à la même place j’ai vu une autre femme, chapeau blanc, bouche et menton avancés, lèvre bleuâtre, nez accusé, une allure brisée, molle, à ressorts cachés, à hurlements et à morsures. Si elle n’avait pas été à Paris, elle l’avait deviné. Mais la maîtresse des Fiescini ! petite, grosse, très grasse, tout en noir, mains fines, bonne odeur, peau blanche et propre, cheveux châtain brun, une raie de côté, sur le côté gauche, front large, deux rides sur son cou, dents blanches et bouche dessinée, mélange de bonté et de sensualité douce. Quel dommage de n’avoir pu lui dire un mot ! En revanche je l’ai regardée, regardée, regardée. Sans rien affirmer, elle m’a peut-être rendu la pareille… Il y avait sur elle beaucoup à rêver ; la femme de 40 ans n’a pas encore été introduite dans la littérature, celle-ci le mériterait. — Salle basse, où les jeunes filles travaillaient aux fleurs, d’autres à l’aiguille ; toutes, les mains propres ; robinets et bassins de marbre à la porte, dans les corridors, pour se les laver ; leur réfectoire avec leurs gobelets et leurs petites bouteilles à fond large… Adieu, Madame, adieu ! Quand je retournerai à Gênes, je retournerai aux Fiescini ; il y a tant de roses à la porte en face, elles retombent par-dessus le mur !

Hôtel de la Croix de Malte. — Le balcon de marbre, le secrétaire entre les deux fenêtres. — Première promenade dans la rade. — Deuxième le matin de mon départ. Comme j’étais triste en quittant Gênes, après les montagnes qui la dominent surtout, et pendant deux jours dans tout ce sot pays de la Lombardie !

Marengo. — Grande chambre nue, grise de poussière, au rez-de-chaussée, où a couché l’Empereur. — Trous de balles dans les murs de l’auberge et surtout dans une petite tour à gauche, six pas plus loin.

Turin. — Ville belle, alignée, droite, ennuyeuse, stupide ; sans contredit, dans l’esprit des Sardes, la plus magnifique chose de la Sardaigne, aussi ce brave Charles-Albert y habite-t-il. Les places sont grandes et les maisons toutes pareilles. Je préférerais habiter Rouen. Loger à Turin quand on possède Gênes ! Il y a la différence d’une jeune fille bien propre, bien corsée, bien plate et bien nulle, la petite bouche en cœur et de petits yeux en amandes, des bottines à la place de pieds et des jupes à la place de corps, à quelque royale courtisane des temps passés, l’épaule nue, la chevelure abondante relevée par un cordon d’or, accoudée sur le marbre et chaussée de riches sandales.

Hôtel de l’Europe. — Au premier, au fond du corridor, une sculpture en bois représentant des cavaliers du xviie siècle ; groupe mouvementé, charmant, plein d’esprit.

Musée nul : beaucoup de copies, que l’on voit copiées par de braves artistes ne se doutant pas probablement qu’à moins de 40 lieues de là ils ont les originaux. Quelques Wouwerman.

Musée d’artillerie, grand, verni et ciré. Combien sont autrement belles les vieilles armures, couvertes de poussière et de toiles d’araignées ! Malgré la beauté de tout ce qui s’y trouve, on n’est pas volontiers impressionné, car on a peine à croire que toutes ces cuirasses si bien étiquetées et rangées aient jamais servi ni recouvert des cœurs palpitants. L’armure du prince Eugène est bosselée de deux balles. — Cimeterres et pistolets turcs. — Selle de Charles-Quint, en velours rouge brodé d’argent, large selle à la française, avec des rebords devant et derrière. — Armure et cheval japonais. — Casque et étriers en cuir noir. — Machines de guerre, modèles de balistes et de béliers. Ce qu’il y a de plus curieux ce sont des armures orientales, turques ou arabes.

Promenade en voiture dans la ville. — Le cocher : poignets de la redingote bleue non boutonnés, avec des gants blancs ; son amour pour les cafés. — Pépinière, jardin botanique, caserne à côté. — Le soir visite de ce brave Pertuccio, imbécile, ennuyeux, mine pauvre ; café qui les enthousiasme ; manque de chic. La singerie de Paris est partout, en voyage, quelque chose qui fait lever les épaules de pitié.

Statue de Philibert-Emmanuel, superbe comme mouvement, le cheval surtout jusqu’aux glands de son harnais ; l’homme trop petit pour la bête.

Le garçon de place de l’hôtel : quatre ans dans la légion étrangère en Afrique ; Français, ennemi des jésuites comme gardien de la morale publique…

Palais Balbi, à Gênes. — La Tentation de saint Antoine, de Breughel[4]. — Au fond, des deux côtés, sur chacune des collines, deux têtes monstrueuses de diables, moitié vivants, moitié montagne. Au bas, à gauche, saint Antoine entre trois femmes, et détournant la tête pour éviter leurs caresses ; elles sont nues, blanches, elles sourient et vont l’envelopper de leurs bras. En face du spectateur, tout à fait au bas du tableau, la Gourmandise, nue jusqu’à la ceinture, maigre, la tête ornée d’ornements rouges et verts, figure triste, cou démesurément long et tendu comme celui d’une grue, faisant une courbe vers la nuque, clavicules saillantes, lui présente un plat chargé de mets coloriés.

Homme à cheval, dans un tonneau ; têtes sortant du ventre des animaux ; grenouilles à bras et sautant sur les terrains ; homme à nez rouge sur un cheval difforme, entouré de diables ; dragon ailé qui plane, tout semble sur le même plan. Ensemble fourmillant, grouillant et ricanant d’une façon grotesque et emportée, sous la bonhomie de chaque détail. Ce tableau paraît d’abord confus, puis il devient étrange pour la plupart, drôle pour quelques-uns, quelque chose de plus pour d’autres ; il a effacé pour moi toute la galerie où il est, je ne me souviens déjà plus du reste.

Milan. — Bibliothèque Ambrosienne. — Elle est froide et humide, on y sent le vide et que tous les livres rangés ne transpirent pas sur les vivants. Il y avait peu de monde à travailler, cinq ou six tout au plus, parmi lesquels deux enfants. — Le gardien : petit homme grassouillet, habit bleu, boutons de métal, calotte de cuir sur le chef, prisant et souriant jovialement. — Le prefetto : ecclésiastique en lunettes, sec et grand, la tournure d’un in-folio mince ; pareille à celle de M. Potier par le dos. Chaque métier courbe son homme ; les souliers larges font les grands pieds, les petites bottines font les petits pieds.

Manuscrits : Cicéron, viie siècle ; le Virgile de Pétrarque, avec des notes en marges ; des lettres de Lucrèce Borgia, écriture assez lisible, cursive, tourmentée à la fin des mots. La lettre qui est à la montre, adressée au cardinal Bembo, commence par « Caro mio ».

Quatre bas-reliefs de Thorwaldsen ; un Amour ailé (avec une feuille de vigne en peau blanche) par Shadow, sculpteur, poussière parmi les tableaux ; deux de mon Breughel représentant l’Eau et le Feu ; une Vierge, de Memling, qui regarde son enfant d’un air doux ; un Lucas Cranach, deux figures ; un Holbein : Homme qui porte la main à son chapeau. — Esquisses de Léonard de Vinci : deux portraits avec du crayon jaune et noir, à gauche en entrant, à côté de l’esquisse de Raphaël. L’homme, chaperon, cheveux en masses, traits larges, bout du nez carré, yeux ouverts et humides. L’autre, la femme, est blonde ; sa chevelure, divisée par le milieu et retenue par un simple bandeau, s’épanche également sur les épaules ; paupières baissées qui cachent presque les yeux expressifs pourtant, quoiqu’à peine vus ; ovale parfait ; passion énorme dans la candeur apparente ; pour la poitrine, deux ou trois traits à peine dans les ombres ; effet écrasant par la force du dessin.

Les caricatures de Léonard reproduisent presque toutes le même type : un menton saillant et remontant en droite ligne vers le nez. Notez une qui a l’air d’un chantre, expression remarquable d’imbécillité et d’hypocrisie, l’air populaire du jésuite. — Esquisses de l’École d’Athènes, de Raphaël : calme et intelligence, vérité et force. Homme du milieu assis sur les marches ; à gauche, groupe de l’homme qui lit : crâne où l’intelligence transsude ; le vieillard qui s’approche pour regarder, le jeune homme debout à longue chevelure ; à gauche, le géomètre faisant des figures sur la terre, on ne lui voit que le haut de la tête ; tout à fait à droite, un grand barbu, nez aquilin. Homme à manteau et couronné, vu par derrière, draperie romaine, pose à la Talma, plus simple encore et plus placide. — Cheveux de Lucrèce, mèche blonde attachée par deux rubans noirs, sous verre, entre des poignards, des yatagans et des cachets de corail rouge.

Monza (entre deux ondées). — Rien que l’église : rosace surmontée d’un grand carré dont la bordure est des carrés fleuris. — Ensemble blanc et noir ; portail byzantin, idem. — Intérieur saxon déjà un peu gothique ; une nef et des bas côtés ; le chœur et le transept gauche sont remplis de vieilles peintures dégradées qui demanderaient les rayons d’aplomb d’un soleil couchant pour être encore vues et avoir de l’expression. — Le trésor : deux saints-sacrements en pierres précieuses ; un missel donné par Béranger, relié en or, recouvert d’ivoire ; un saint-ciboire par Béranger, les trois bustes en argent doré de saint Pierre, saint Paul et saint Ambroise ; les deux pains dorés, don de Napoléon ; trois reliquaires dans des corbeilles encadrées ; une croix garnie de rubis et d’émeraudes, à porter sur la poitrine, don de Béranger ; le peigne de Théodelinde, femme d’Autharis, roi des Lombards : dos en clous d’or, large et fort ; dents d’ivoire jaune, usées d’un côté. Je l’avais remis en place, la tentation m’a démangé, je l’ai repris et je me suis peigné avec, comme pour l’essayer, mais au contraire en pensant à cette chevelure inconnue qu’il fixait sur une nuque royale. La tête devait être fière, haute ; la femme grande et grosse, de la race des femmes de ces rois barbares, de la race des Frédégonde et des Brunehaut, une beauté mêlée d’antique, relevée par quelque chose de plus pâle et de plus violent, de la couleur tudesque par-dessus un bronze romain. Il y a aussi son éventail en cuir, dans un étui de cuivre ciselé.

La couronne de fer : deux portes et un rideau. Est-ce que Charlemagne a pu se l’entrer sur la tête ? elle me semble petite. On ne faisait peut-être que la poser. (Les couronnes en effet tiennent peu sur la tête des rois, ils font comme un bourgeois qui se promène par un grand vent et qui a peur de perdre son chapeau, ils l’enfoncent le plus qu’ils peuvent au risque de se faire saigner les oreilles ; puis au moment où ils n’y pensent plus, elle vole au diable.) On a allumé des cierges et on l’a encensée. Était-ce la croix ? étaient-ce les reliques qui y sont ? était-ce la couronne de fer ? la mémoire de ceux qui l’ont mise ? à quelle idole sacrifiait l’homme qui s’est agenouillé ? à aucune. Et voilà comme les gens qui font des réflexions philosophiques sont bêtes.

Chartreuse de Pavie. — D’ensemble, même architecture que la cathédrale de Milan ; le bas, de la Renaissance. Deux fenêtres carrées divisées par deux arceaux n’ayant qu’une séparation ; au-dessus une grande rosace et un grand carré, des arcades à coins fleuris. — L’intérieur tout marbre, rubis, lapis lazzuli. Aux chapelles latérales les autels alternativement en mosaïque ou en sculpture de marbre. — Tombeau de Ludovic Le More et de sa femme. Ludovic, figure sévère, calme, un peu grasse, à bajoues, les chairs devaient être basanées et un peu molles ; sa femme, morte à 12 ans, seins, chaussure, douce, naïve, endormie avec ses longs cils, simple. — Les Chartreux, un à un, arrivant pour chanter. — Le petit cloître (mi-marbre, le haut en terre cuite, arceaux romans) plus beau que le grand. — Soleil. — Étages superposés, de même architecture. — Un moine a passé, dans la lumière, maigre, à plis flottants, tout blanc, allant vite. — Mouvement pour tourner dans l’escalier. — Celui qui a arrangé les lampes ; c’est un doux bruit que celui des lampes et des encensoirs. — Chacun a sa petite maison, son petit jardin. Avec quel amour la pauvre âme doit en cultiver les fleurs ! J’ai pensé à un pauvre homme pleurant là dedans par un après-midi d’été. — On les éveille à 11 heures de nuit. — Guichet par où on leur apporte à manger. — L’égoïsme doit s’y développer. — Visiteurs : le vieux ; l’estimable M.  et son intéressante jeune fille. Quel dommage que les dames… ça perdrait de sa poésie et les jupons s’y rôtiraient. — Activité de notre guide. — Parmi les bas-reliefs : le Massacre des nouveau-nés.

Musée Pinacothèque. — Un portrait de Raphaël Mengs, par Knoller : figure blanche, fraîche aux lèvres et aux paupières, regard vif, un peu ému ; carrick jaunâtre, une palette à la main. Il y a de ce même Raphaël Mengs un portrait de musicien, vu de face, la main droite sur le bord d’un clavier ; grand gilet xviiie siècle, brodé d’or, habit de velours marron ; rouge figure, ronde, molle et souriante, italienne, mêlée de sérénade et de madrigal, amollie par quelque chose du courtisan Pompadour.

Magnifique portrait de jeune homme en pourpoint de satin, nez retroussé, toque de velours un peu sur le derrière de la tête. — Une vieille, à côté de lui, par Enrico (Martinger) ; il a quelque chose de Van Dyck, plus lumineux, moins profond, plus incisif. — Une vieille, de Murillo, tout en gris, souriant plutôt de malice que de gaieté, main droite crispée. — Le Mariage, de Raphaël, mélancolie étrange, naïveté saisissante. — Abraham et Agar, par Guerchin : Sarah sourit dans le coin à gauche, Agar pleure et regarde Abraham, Ismaël se cache les yeux avec ses poings. — Une Vierge, du Guide : les yeux et le front ! l’enfant est laid, comme partout. (Le Christ à l’état de bambino est peut-être en dehors des proportions de l’art ; la Divinité a du mal à s’exprimer par le symbole de la faiblesse, étant une chose fausse humainement parlant, comment exprimer par un extérieur normal une abstraction insaisissable ? l’art ne peut montrer des miracles, c’est-à-dire le désaccord de l’idée et de la forme, à plus forte raison ceux qui ne sont pas tangibles.) — Tête de moine endormi, de Velasquez. — Des Amours dansants, de l’Albane. L’Albane me semble avoir été un des aïeuls du rococo. — Un portrait d’homme, par Hals, figure blanche, chevelure noire.

Esther et Assuérus, de Miéris : main trop longue. Esther : les deux femmes qui la soutiennent, surtout celle du côté gauche, grande, seins abondants presque nus, pose théâtrale et magnifique, tête ornée ; Assuérus se lève de son trône et s’avance vers la reine évanouie. Tapis turc colorié. Au fond, deux gardes. La suivante fait penser à Georges, dans ses belles poses.

Milan est la transition entre l’Italie et l’Autriche. — Luxe et beauté des équipages roulant sur les dalles unies des rues. On ne rencontre pas de sales voitures, mais le barbare se trahit par le domestique ; ce n’est plus l’élégance parisienne. — Réunion dans le Jardin public. La musique des régiments est ici meilleure que celle de la plupart de nos orchestres. — Costumes différents des régiments, pantalons bleus collants de la garde hongroise.

La Scala : grande salle, grande scène, surtout la toile levée. J’ai marché sur la scène en regardant les trappes et en pensant vaguement à toutes les pièces et à tous les ballets ; je suis entré dans deux loges, et j’ai songé à tout ce qui pouvait s’y dire. Un théâtre est un lieu tout aussi saint qu’une église, j’y entre avec une émotion religieuse, parce que, là aussi, la pensée humaine, rassasiée d’elle-même, cherche à sortir du réel, que l’on y vient pour pleurer, pour rire ou pour admirer, ce qui fait à peu près le cercle de l’âme.

Théâtre des marionnettes. — Salle petite, mal éclairée, en entrant surtout. La pièce que l’on jouait était vertueuse, le coupable puni comme dans nos mélodrames. Les marionnettes sont hautes d’environ trois pieds ; le personnage principal, le seigneur banni et rentrant chez lui, frappant de vérité, surtout par le dos. Les gens qui parlaient dans la coulisse nuançaient très bien, avec attention. C’est un genre qui meurt, il y avait peu d’enthousiasme dans le public. Donizetti et M. Scribe leur font tort, à ces pauvres marionnettes ! Le ballet surtout était charmant. La grosse tête, le charlatan, son cheval qui piaffait, les danseurs s’élevant à des poses gracieuses ; du fond de la salle surtout l’illusion était complète. Quand il y a quelque temps qu’on y est, on finit par prendre tout cela au sérieux et par croire que ce sont des hommes ; un monde réel, d’une autre nature, surgit alors pour vous et, se mêlant au vôtre, vous vous demandez si vous n’existez pas de la même vie ou s’ils n’existent pas de la vôtre. Même dans les moments de calme on a peine à se dire que tout cela n’est que du bois et que ces visages coloriés ne soient animés par des sentiments véritables ; à voir l’habit, on ne peut s’imaginer qu’il n’y ait pas de cœur. — Effet gigantesque des gens dans la coulisse. J’ai été stupéfait alors de la grandeur d’un homme. — Mais le ballet ! le ballet ! Mine de deux bourgeois figurant les invités du bal et se parlant entre eux !

De Milan à Côme, la route monte légèrement. Dans le port de Côme (qui n’est pas un port, et c’est là ce qui le rend charmant), de petites nacelles avec leurs arceaux de bois pour soutenir la tente, comme on en voit dans les keepsakes ; voilà qui est italien, qui est débraillé et coloré, je ne sais si les gondoles de Venise sont plus belles. J’aime mieux la vue d’un de ces mauvais bateaux-là que celle du plus beau vaisseau de ligne du monde. L’ensemble du lac est doux, amoureux, italien. Premiers plans escarpés, teintes chaudes des maisons ; horizon neigeux et tout bordé d’habitations exquises faites pour l’étude et pour l’amour. — Taglioni, Pasta, sur la rive gauche du lac en partant de Côme. — Villa Sommariva ; escalier de pierre descendant jusque dans l’eau pour s’embarquer dans la gondole, grands arbres, roses qui poussent sur une fontaine. — L’Amour et Psyché, de Canova : je n’ai rien regardé du reste de la galerie ; j’y suis revenu à plusieurs reprises, et à la dernière j’ai embrassé sous l’aisselle la femme pâmée qui tend vers l’Amour ses deux longs bras de marbre. Et le pied ! et la tête ! le profil ! Qu’on me le pardonne, ç’a été depuis longtemps mon seul baiser sensuel ; il était quelque chose de plus encore, j’embrassais la beauté elle-même, c’était au génie que je vouais mon ardent enthousiasme. Je me suis rué sur la forme, sans presque songer à ce qu’elle disait. Définissez-moi-la, faiseurs d’esthétiques, classez-la, étiquetez-la, essuyez bien le verre de vos lunettes, et dites-moi pourquoi cela m’enchante.

De l’autre côté du lac, après avoir monté par une montée droite à larges marches, maison noire et blanche : c’est la villa du général Serbelloni.

Vue des trois lacs. On voudrait vivre ici et y mourir. Spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux : de grands arbres, poussés dans les précipices, vous viennent jusque sous la main, un horizon bordé de neiges avec des premiers plans charmants ou vigoureux ; paysage shakespearien, tous les sentiments de la nature s’y trouvent réunis, et le grand prédomine. — Plantes grasses, arbustes variés. — Grotte d’où l’on voit deux points de vue divers encadrés dans la verdure. — Bateau à vapeur ; nos Anglais. — Promenade dans l’après-midi sur le lac.

Églises de Côme. — Cathédrale : portail roman, statues des deux Pline. — Église San Felice avec sa vieille saxonne, comme à Avignon. Têtes de morts naturelles dans une chapelle, éclairées par un cierge ; coutume fréquente à Côme et que j’ai rencontrée sans la chercher encore deux fois.

Varèse. — Du haut d’un grand jardin, vue étendue, ample, dégagée, le Simplon, le lac Varèse et le lac Majeur ; mais ce n’est plus le lac de Côme et encore moins l’incomparable beauté de la villa du général Serbelloni.

Écrit au Simplon. — Fumée du poêle.

Lac Majeur (Laveno-Baveno) plus grand, plus vaste, paysage plus étendu que celui du lac de Côme. Ce n’est plus si italien, si chaud. Quand le lac est agité on dirait une mer, mais une mer enfermée, l’infini ne vous y prend pas. Plus on le contemple du reste, et plus il s’agrandit.

Isola Madre : paradis terrestre ; arbres à feuilles d’or que le soleil dorait. On s’attendait à voir apparaître derrière un buisson le sultan grave et doux, avec son riche yatagan et sa robe de soie. C’est le lieu du golfe le plus voluptueux que j’aie vu, la nature vous y charme de mille séductions étranges, et l’on se sent dans un état tout sensuel et tout exquis. S’il durait longtemps, il ferait mal, tant il est nouveau ; puis on s’y accoutume et cela passe comme autre chose. — Deux percées encadrées de verdure et voyant le lac. — Arbres de tous les pays du monde, citronniers, orangers, palmiers, hêtres, etc., dont la cime paraît le haut des monts couronnés de neige.

Excursion à Arona. — Bateau à vapeur : presque rien que des gens du pays ; vieille Anglaise prenant des notes et regardant dans son livre le nom de chaque coin de terre.

Statue de Charles Borromée, grande, sale, huileuse sous sa peinture, grandes oreilles détachées de la tête. Ensemble laid.

Retour fatigué à Baveno.

Isola Bella, le soir même. Quelle différence avec Isola Madre ! Le palais est grand, immense, on y a logé 2,000 personnes. Mais rien n’y sue le luxe ni l’aristocratie ; pas un escalier de marbre, ni un vrai beau tableau. J’aime mieux un seul des palais de Gênes. J’aime peut-être trop Gênes ? mais non ! ce n’est pas la perspective du lointain, car je l’ai goûtée quand j’y étais.

Domodossola. — Petite vallée entre de hautes montagnes comme Brigues, mais a pans moins abrupts. Sur la gauche, en arrivant du lac de Côme, grand bois de châtaigniers. — Moine à barbe blanche portant sa besace et montant à son couvent. — Le petit portier, barbe moitié grise, air commun, homme du peuple ; le capucin, grand, fort, air franc, prisant beaucoup de son tabac rouge. Il nous a demandé si nous étions catholiques, et sur notre réponse affirmative nous a tapé sur l’épaule et nous a fait entrer dans des cellules. Elles ne m’ont pas fait froid, comme celles des jésuites à Gênes. — Livres dans quelques-unes. — Arrivé dans la sienne, il a ouvert une petite armoire et nous a offert un verre de vin… — « Allons ! Voyons ! un verre de vin ! ».

Bibliothèque publique : livres sous clef, vol Rousseau, Guiccardini… de peur pour la tête, pour la tête. On peut les lire avec dispense du pape. — Histoire de l’Empereur, Mémorial ; il m’a demandé si le dessin du frontispice était exécuté à Paris, croyant que c’était le plan de la statue équestre votée. Dès qu’il a su que nous étions des Français : « le front, le cœur grands ». Je lui ai donné deux cigares : « Optime padre, optime figlio ». Que d’amis on effleure, on perd en voyage ! — Galanterie du capucin. — Adieux. — « Vous vous recorderez de cela en France. »

De Domodossola au Simplon tout en montant, de plus en plus âpre, sauvage. La montagne se resserre, la vallée se rétrécit, on arrive dans le pays des neiges, le torrent gronde toujours. La vie ici est triste, éclairée de cet éternel reflet blanc. Il n’y a pas d’ours ni de loups, le pays est trop pauvre. — Auberge. — Le matin, deux voyageurs : une dame et un monsieur sans nez ; les deux jeunes gens ont exécuté une polka. — C’était fête-Dieu. — Reposoir. — Le cantonnier battant du tambour avec un jeune gars qui soufflait gravement dans une flûte, une rose sur son chapeau.

Départ à 9 heures du matin. — Neiges. Les arbres se rapetissent et bientôt cessent complètement ; on ne voit plus que des troncs, cassés par les avalanches ou brisés par les bûcherons, passant à travers la neige. — Grandes courbes blanches d’une ondulation pleine de grâce. — Chemin à travers deux murs de neige ; les moyeux de notre voiture y entraient. — Cantonnier à lunettes vertes marchant devant nous, son instrument sur l’épaule. — Rencontre de la diligence. — Homme dégoûtant passant sa tête par la portière, grotesque au milieu du sublime, petite laideur au milieu de la grande laideur (au point de vue classique), vilain dans l’horrible. — À plat, l’hospice. — Les trois galeries. — C’est en commençant à descendre que la vue devient magnifique : la vallée part de dessous vos pieds et ouvre son angle immense vers l’horizon, portant sur ses flancs ses pins et ses neiges. — Indescriptible ! il faut rêver et se souvenir.

Revisailles. — Déjeuner. — Pont d’une maison à l’autre qui traverse la route. — Forte fille de la montagne, fraîche, rose, charnue, un peu allemande avec son petit chapeau rond à grand ruban lissé ; chignon renoué et visible par derrière. —  Descendus par le raidillon, les pins deviennent plus fréquents, la neige ne se voit plus qu’au haut des monts ; par place la terre est couverte de rochers ou d’écorces de sapins. Ça m’a rappelé certaines pentes de forêts de la Corse (après Bocognano pour aller a Ghisoni). Comme hier de Domo à Simplon, il me semblait me retrouver il y a cinq ans dans les Pyrénées, quand je fus de Laruns aux Eaux-Bonnes.

Brigues. — Encore les petits chapeaux des femmes. — Une belle, noire, souriante à sa fenêtre. — Ramée pour la fête-Dieu tout le long des rues, guirlandes vertes aux fenêtres des maisons. — Politesse un peu germanique et bête, quoique bonne des habitants. Type blond, doux ; pas d’élégance dans la taille des femmes, quoique leur figure soit agréable ; pas de sévérité ni de feu dans le regard. — Propriété du bourgeois ayant un établissement à Turin et regrettant l’Empereur. — Église au bout de la promenade, à un quart de lieue, affreuse par ses sculptures en bois. — Adieu à l’Italie ! — À gauche en sortant, grande montagne, prairies au bas, puis au milieu neiges et rochers, nue au sommet. C’est un spécimen de l’art du grand artiste. Comme tous les tons sont fondus et comme toutes les transitions sont ménagées, rien de disparate quoique rien de pareil.

Écrit à Brigues — 22 mai — 10 h. du soir.

De Brigues à Martigny. — Montagnes à gauche, couvertes de neiges, vallées vertes, beau pays, de Sion à Martigny surtout. C’est la vraie Suisse verte, neigeuse au sommet, plantureuse dans sa vallée. — Déjeuner à Sierre, chez le beau-frère de l’hôtelière du Simplon. — Les trois idiotes, pantomime quand je leur ai donné de l’argent. — Expression. — Une figure carrée, nez camus, goitre. — Elles me faisaient des signes d’amitié, passaient leur main sur leur visage. — J’estime les fous et les animaux ; est-ce parce qu’ils sentent que je les comprends et que j’entre dans leur monde ?

Martigny. — M.  et Mme Bonsor. — Marchandes d’objets en bois, sales, mal peignées, costumes de Berne, garces d’aspiration dans leur petite ville. Une guitare, un recueil de vers et peut-être un roman (les 2 autres vol.) sur leur sopha. — Cascade sur le bord de la route à gauche, des effluvions de gazes blanches se précipitant et se laissant envoler au vent, argent vaporeux. C’est là qu’autrefois la fée suspendue dans les airs baignait ses pieds d’albâtre. Le bruit de la cascade n’est pas celui du torrent, le bruit du fleuve n’est pas celui du lac ; ils se marient tous ensemble et jouent l’éternelle partition. Je me suis rappelé le bruit des cascades de la vallée du Lis et j’ai repensé à mes guides des Pyrénées.

Saint-Maurice. — Vieille idiote aveugle, priant avec ferveur, figure pâle et flétrie ; elle demandait le chanoine. Où était le chanoine ?

Chillon. — Tourelles, au bord du lac. On traverse deux pièces, une grande et une petite, voûtées, presque souterraines, à colonnes de lourd gothique, avant d’arriver à celle du prisonnier. — Anneau à 1 pied de terre. Tout autour le roc est usé par les pas qu’il a faits en tournant dans le même demi-cercle. Autre anneau à un autre pilier pour un de ses frères. — Le nom de Byron est écrit sur le troisième pilier en entrant, le deuxième avant d’arriver à celui du prisonnier ; il est gravé dans le roc, de travers, une barre dessus dans toute la longueur comme si on avait voulu l’effacer. Il est écrit en noir : est-ce déjà le temps ? ou de l’encre mise pour faire revivre les lettres ? Au milieu de tous les noms obscurs qui égratignent et encombrent la pierre, il reluit seul en trait de feu. J’ai plus pensé à Byron qu’au prisonnier. Au-dessous du nom la pierre est un peu mangée, comme si la main énorme qui s’est appuyée longtemps l’avait usée. J’ai rêvé à cette main s’appliquant à creuser cinq lettres. Quand je suis entré là, que j’ai vu le nom de Byron et que j’ai tâché de penser à ce qu’il y avait peiné, ou plutôt rien qu’à la vue du nom, j’ai été pris d’une joie exquise ; j’ai mis la main sur mon cœur et je l’ai senti battre plus fort que l’instant d’auparavant ; c’est ensuite que j’ai été au pilier du captif. — Victor Hugo en moulé, au crayon ; G. Sand gravé au couteau, sur le pilier qui vient après celui de Byron, celui du frère ; sur le même, plus haut, du côté de la muraille en roc brut, Mme Pauline Viardot née Garcia, parfaitement lisible. — À l’étage supérieur, petit arsenal, vue du lac. Les montagnes s’y reflétaient, les endroits où il y avait de la neige faisaient l’effet dans ce miroir de flambeaux blancs placés sur les pics, ils tiraient dans l’ombre de longs sillons lumineux. — Jolie maison de campagne en vue du lac, rond de gazon, enfants en costumes d’été jouant sous les arbres.

Clarence. — À peu près à la sortie du pays j’ai fait arrêter la voiture, je suis descendu et je suis entré dans une petite cour plantée et couverte de longues herbes que l’on fauchait ; un mur bas la séparait de la route. Je me suis dirigé vers le monsieur qui m’en paraissait être le maître et lui ai demandé si la maison de Mme de Warens existait encore. Sans trop attendre que j’aie achevé, ni sans trop me comprendre, il m’a adressé à un jeune homme en costume de jardinier qui fauchait à quelques pas de lui ; celui-ci a souri à ma question. Il était blond, avait l’air doux et tendre, un peu à la façon de Jean-Jacques, auquel il pouvait ressembler. La maison de Mme de Warens est détruite depuis longtemps ; il m’en a indiqué la place. Elle était située au bas d’une petite colline, à la place où il y a maintenant des arbres, sur le penchant d’un vallon, avec la montagne par derrière, le lac pour horizon, des premiers plans très étroits et des perspectives énormes. Le jeune homme ne l’a jamais vue, il y a bien longtemps qu’elle est détruite, il a entendu dire ça aux anciens. Et je suis remonté dans la voiture et les chevaux sont repartis au grand trot. Il faisait beau soleil, l’air était doux, 5 heures du soir environ.

Vevey. — Il y est venu souvent, le maître aux phrases ardentes (il a fait souvent cette route à pied), il y a rêvé sa Julie et l’y a placée. On aimerait, en songeant à lui, à s’asseoir sous chaque arbre et à contempler chaque nuage pour y retrouver quelque chose de son amie.

Hôtel. — Terrasse. — De Vevey à Lausanne, cascades sur le bord du chemin. — Vignes. — La route est entre deux murs. — Ce qui est tout à fait près de vous est aride et sec sans grandiose, mais le lac à gauche, le lac et les montagnes qui s’y regardent !

Lausanne. — Caractère lourd, bon, épicier et platement intelligent de ses habitants. — Femmes laides, dénuées d’élégance. — Pas une. — Les deux fillettes riant et avenantes sur le seuil du tailleur, près de l’hôtel. — Deux ou trois costumes d’étudiant allemand. — La musique sous les grands arbres. Je me suis rappelé, à propos de l’intérieur de ces petites villes, les chœurs de bourgeois à la promenade dans Faust. — Le commandant, vrai ignoble. — Maison du docteur Mayor : la promenade en terrasse ; sa bonne, la plus belle fille de Lausanne, yeux noirs, cheveux noirs, air distingué, doux et tendre. — Échange de regard (femme de l’épicier italien). Je n’ai vu qu’une nuque noire, mais abondante et tressée ; au milieu des visages incolores (très colorés) et lourds des Suisses, c’était pour moi l’Italie me jetant un soupir d’au delà des monts. — Visite du médecin Mayor pendant le dîner. — Le soir, pluie, nous fumons le cigare au bas de l’escalier, et j’écris ceci, 10 heures vingt minutes du soir.

De Nyon, je ne me rappelle plus qu’une salle au rez-de-chaussée de l’hôtel où nous avons déjeuné, et le gros garçon agréable qui nous servait. Sur la hauteur de la ville, promenade à l’ombre de grands arbres. Ville tranquille et douce où l’on doit être bien quand on est malade.

Quand on est dans Coppet, on prend une rue à gauche (si l’on vient de Lausanne) et l’on monte au château de Mme de Staël. Arrivé devant la grille, que l’on a à droite, on voit derrière soi, un peu sur la droite, une grande avenue d’arbres et un parc à l’entrée duquel, caché dans les arbres, est le tombeau de Mme de Staël. Nous avons été menés jusque-là par une vieille femme, Marie Lemesier, qui l’a servie, ainsi que M. Necker, pendant quatre ans. (Dans ses dernières années, nous a-t-elle dit, il était très gros, énorme et toujours suivi d’un médecin qu’il avait ramené de Paris.) Au rez-de-chaussée, appartement en carré long, avec une bibliothèque en armoire à grillage et en soies vertes, dont on ne voit pas un livre ; c’était là que Mme de Staël jouait la comédie. Portrait d’un des amis de M. de Staël. — Au premier, le salon, grande et belle pièce. Portrait de Gérard de Mme de Staël, celui qu’on voit en tête de ses ouvrages, en tartan rouge : nez fort, bouche avancée, grosse, sanguine, semblant aimer le vin plus que l’amour, quoiqu’il y ait aussi de la luxure ; œil fier, ardent, intelligent. — Dans une autre salle, portrait de David (jeune), m’a paru vilain. À son côté, celui de M. Necker, en costume xviiie siècle, poudré, lui ressemble un peu ; M. Necker a sa tête un peu renversée, yeux à demi fermés, sans fatuité pourtant. Son fils en manteau, nu-tête ; son mari, homme ordinaire, écrasé par sa femme et qui fait pitié quand on les regarde ensemble ; sa fille, Mme de Broglie. Un abîme entre ces deux femmes : c’est l’artiste d’un côté, et de l’autre la femme comme il faut, la femme honnête dans toute l’étroitesse de ses moyens physiques et moraux. On montre aussi le portrait de M. …, un des grands amis de Mme de Staël. —  À côté du salon est la chambre à coucher où elle a composé une grande partie de ses ouvrages ; petite table noire carrée, espèce de cartonnier, armoire où elle serrait ses manuscrits.

Chambre de M. de Broglie : lit en pente. De dessus le balcon, la vue est superbe, longue, allongée, sans plans étagés. Ce beau château fait penser à la société intellectuelle de l’Empire, à quelque chose de restreint, de distingué, d’un peu étroit, d’animé, à rien de plus. Mme de Staël (que je connais peu du reste) ne ressemble-t-elle pas à Girodet ? son romantisme ne me semble pas d’un romantisme bien pur, ou du moins comme nous en voulons un maintenant ; il paraît, comme le sien, déclamatoire et intentionnel.

Se souvenir du capitaine Rose. — Anglais ennuyé ; trait du fils du portier de l’Hôtel Meurice leur apprenant le carcan à six, sans qu’aucun ait jamais pu le savoir.

Genève. — Île de Rousseau. — Quand j’y entrai, le soir, on y faisait de la musique ; des Allemands jouaient sur leurs cuivres d’une façon tendre et déchirante. Il se tenait sur son piédestal, immobile, la tête penchée en avant, l’air intelligent et doux. — À gauche, bouquet de trois peupliers droits, frissonnant un peu dans leurs cimes. — Comme il aimait la musique, le pauvre Jean-Jacques, j’ai bien pensé à lui ; je faisais tous mes efforts pour y penser de toute mon âme. Les fanfares qui sont venues après m’ont fait penser à ce soir où il courait éperdu dans les corridors… Quel homme ! quelle âme ! quelle lave et quelle onde ! Comme cela est beau les gens qui trouvent ses Confessions un livre immoral et Rousseau un misérable ! Je l’ai entendu dire, je l’ai entendu dire ; on trouve que je suis susceptible et je vis !! — La statue de Pradier est peut-être fort belle, je n’ose en être bien sûr, mais c’est l’effet qu’elle me fait. Tous les Genevois ont été étonnés de ne pas voir M. Rousseau en souliers à boucles et en habit à la française. On tient donc beaucoup à l’habit des gens qu’on admire !

Bibliothèque publique. — Écriture de Calvin, illisible comme celle du xvie siècle, longue et mêlée ; de Jean-Jacques, sobre, courte, très claire, très bien alignée et comme gravée sur le papier. Manuscrits plus ou moins jolis, mais c’était l’écriture du maître qui m’attirait. — Portraits des Genevois célèbres. — Stalles en bois. — Quelque chose de chaud et d’usuel bien différent de l’immobilité sépulcrale, collégiale, de la bibliothèque Ambrosienne, qui est du reste bien plus belle et qui semble bien mieux tenue.

Musée. — Marie-Thérèse (pastel), femme, vers 45 à 48 ans, fraîche, viande un peu molle, rose encore, pendante, œil humide et bon ; expression trop complexe pour être décrite ; admirable chose comme intensité. — Mme de l’Épinay (id.), figure maigre, noire, œil noir, mâchoire allongée, ce qui s’appelle une femme laide, mais une femme que l’on remarque et que l’on doit aimer beaucoup si on l’aime (elle devait puer ou sentir très bon), quelque chose de Dejazet, mais le crâne plus large, mais plus grave et plus occupée. — Un paysage de Calame, coup de vent, ours à gauche du tableau. — Un portrait d’homme noir, crâne dégarni, un peu appuyé sur le côté droit, par Van der Heltz, ressemble aux Van Dyck et n’est guère moins beau. — David portant la tête de Goliath (Dominiquin ?), tableau à ombres et à lumières contrastées. — Prudhon (?) sur la droite : femme debout, de profil, chaussée en sandales avec des cordons bleus, dont un lui passe entre le pouce. La belle chose que la sandale ! n’est-ce pas un symbole ? l’art se prêtant à la nature, ne la cachant pas encore, mais s’y adaptant ! — En fait de sculpture, un très beau plâtre de Pradier, Vénus consolant l’Amour ; une Haydé assise à genoux, avec des amulettes, belle comme sentiment. C’est peut-être un peu extérieur ; du reste ça contente. — Le jeune homme faisant l’agréable entre les deux fillettes, était-ce pour le bon ou pour le mauvais motif ? — Les trois marchands d’antiquités, types différents : le premier, boutique ; le second, le bouquiniste et son fils ; le troisième, grand, maigre, blanc, doux, pied bot, ignorant du prix de ses choses, faisant compassion ; ses deux émaux de Petitot ; être riche !!

Ferney. — Le château est au milieu des arbres, qui étaient vert clair sous la pluie. — Aspect triste d’abord. — Petit château à un étage, deux ailes, trois escaliers. Celui du milieu vous fait entrer dans le salon, celui de gauche dans le cabinet de travail de Voltaire, que l’on ne montre pas. — Le parc est par derrière et ne se voit pas en entrant. Allée droite (au milieu, un bassin d’eau) devant la porte du salon. Sur la gauche surtout, et au bout, la vue doit être superbe : tout le lac de Genève, le mont Blanc, et plus encore…

Église bâtie par Voltaire. — L’inscription Deo erexit Voltaire ne se voit plus, elle a été effacée par les « mauvaises gens », m’a dit Louis Grandperrey. Tombeau en forme pyramidale, surmonté d’une urne que Voltaire avait fait édifier pour lui. L’église et le tombeau sont maigres et ont l’air vieux sans être anciens. On a été longtemps à nous ouvrir la porte, un énorme dogue aboyait sur le seuil ; il est venu à moi, m’a regardé et s’est tu. — Le salon a une forme carrée à coins coupés. Tenture en soie rouge brochée, copies de l’Albane : Muses et femmes nues, la Toilette de Vénus ; fauteuils en tapisserie, fond blanchâtre à fleurs. Sur la droite la cheminée, singulière forme du poêle. Sur la porte qui donne dans sa chambre à coucher : l’Apothéose de Voltaire conduit par la Vérité et couronné par la Gloire ; au bas et renversés, les Critiques, l’Envie, le Fanatisme, etc., aquarelle, gravure coloriée ou dessin avec de la couleur, pitoyable du reste. — Chambre à coucher : au fond le lit, le vrai lit où le grand homme dormait ; on en a ôté les tentures et on en voit le bois à nu. Suspendu sur le lit, le portrait de Lekain (au pastel) à la Titus et couronné de laurier ; à droite, un portrait (pastel) de Voltaire jeune, le même que celui de l’édition de 1782 ; à gauche, le grand Frédéric (à l’huile), nu-tête, en costume militaire, teint animé, plaqué de rouge, tête maigre et carrée. Sur les deux grands panneaux, à droite, Mme du Chatelet et Mme Denis ; à gauche, le portrait de Catherine, brodé à la main par elle-même (fait et donné par Catherine de Russie a M. de Voltaire). Dans la cheminée une espèce de monument funèbre qui a contenu son cœur, avec ces deux inscriptions au-dessus : « Son esprit est partout et (ou mais ?) son cœur est ici ». — « Mes mânes seront tranquilles puisque je sais que je reposerai au milieu de vous ». Entre ce monument et la porte, un pastel ; portrait d’un ramoneur au-dessus.

La tenture est de soie jaune à fleurs. L’ameublement de ces deux pièces était riche, plein de goût, vif en couleurs. On voudrait y être enfermé pendant tout un jour à s’y promener seul. Triste et vide, le jour vert, livide du feuillage, pénétrait par les carreaux ; on était pris d’une tristesse étrange, on regrettait cette belle vie remplie, cette existence si intellectuellement turbulente du xviiie siècle, et on se figurait l’homme passant de son salon dans sa chambre, ouvrant toutes ces portes… Louis Grandperrey avait 15 ans quand Voltaire est mort ; vieillard ordinaire, petit, chapeau de cuir, il semble encore ébloui du souvenir de son ancien maître. Il l’avait servi cinq ans ; c’était lui qui faisait les commissions : « Lui avez-vous parlé ? — Oh ! oui, monsieur, plusieurs fois ; il était sec comme du bois, maigre, maigre. — Était-il bon ? — Oui, monsieur, mais il ne fallait pas lui désobéir, il était vif comme la poudre, il s’emportait, oh ! il s’emportait… et il nous tirait les oreilles, il me les a tirées plusieurs fois. Il était aimé. Quand il est venu ici, il n’y avait qu’une ou deux maisons. Il était très bon, aimé, généreux, mais il ne fallait pas lui désobéir par exemple ! » Je regardais cet homme avec avidité pour voir si Voltaire n’y avait pas laissé quelque chose que je pusse ramasser !

Les Rousses. — Moret. — L’hôtelier, sa femme sage-femme.

Salin. — Besançon. — Par les toits seulement on s’aperçoit de l’ancienneté des maisons. — Palais du cardinal Granvelle : cour carrée à arceaux peu cintrés, pas d’ornements, quelque chose de sobre, mais d’un peu lourd. — Mal que j’ai eu pour découvrir la maison de Victor Hugo. — Mme de Lelie. — Elle est au rond de Saint-Quentin, n° 140 ; la chambre où il est né lambrissée, peinte en gris blanc ; alcôve avec un lit de bout au milieu ; salon grand, commode.

Langres. — Hôtel, tous les garçons gris, mine de l’hôtelier, la salle du festin pour le baptême.

Bar-sur-Seine. — MM. du conseil de révision.

Vandeuvre. — Troyes. — Peur que j’ai eue à cause de mon amour pour l’harmonie des faits et le fatalisme rythmique. — L’abbé, son séminaire, le portier, macération, caractère de stupidité.

Nogent. — Courtavent. — De Courtavent à la Saussotte. — Nangis. — Norman.

Brie-Comte-Robert. — Les fermiers de la Brie allumés par le déjeuner et allant au concours agricole. — Le grand rouge, forme de ses sous-pieds.

Charenton. — Entrée à Paris. — Visite à Mme Chéronnet[5], à qui j’ai donné le bras jusque chez Durand, où elle allait dîner. Ce pauvre Durand ! J’y ai fait trois repas et sur chacun d’eux on pourrait écrire un volume : 1o  souper, 2o  déjeuner, 3o  dîner. — Champs-Élysées, trois fois le lundi, le mardi et le mercredi. — La belle histoire que celle de ces visites ! j’y ai vu le défaut de la cuirasse de mon âme comme à celle des autres. — Dîner chez D’Arcet. — Visite à Auteuil. — Mme  … est venue en chapeau de paille rond, robe noire. — La poésie de la femme adultère n’est vraie que parce qu’elle-même est dans la liberté au sein de la fatalité. — Le lendemain Mme Hugo. Je suis curieux d’y retourner. — Conseils médicaux de Pradier. — Les Peaux-Rouges : l’oncle hurlant, l’enfant, l’œil de l’enfant et du roi quand ils tirent l’arc ; danse du scalpel ; saut les pieds joints, de la femme au manteau rouge. La dame de derrière moi riait beaucoup, riait, riait et trouvait ça drôle. — La poignée de main des bourgeois. — Quelque envie que j’eusse d’en faire autant, parce que mon envie ne partait pas du même principe et que je n’aime pas à lécher les plats.

Retour à Rouen dans le wagon étouffant, derrière, au coin de gauche, comme à mon dernier voyage. — Le monsieur d’en face. — Le vieux vomissant de la bile. — Les Anglais qui ont monté à Oissel.

Et enfin Rouen, le port, l’éternel port, la cour pavée. — Et enfin ma chambre, le même milieu, le passé derrière moi et comme toujours la vague apparence d’une brise plus parfumée !

ÉGYPTE.

1849 — 1850.
(Écrit au retour d’après les notes prises en voyage.)[6]


Je suis parti de Croisset le lundi 22 octobre 1849. Parmi les gens de la maison qui me dirent adieu au départ, ce fut Bossière, le jardinier, qui, seul, me parut réellement ému. Quant à moi, ç’avait été l’avant-veille, le samedi, en serrant mes plumes (celle-là même avec laquelle j’écris en faisait partie) et en fermant mes armoires. Il ne faisait ni beau ni mauvais temps. Au chemin de fer, ma belle-sœur avec sa fille vint me dire adieu. Il y avait aussi Bouilhet, et le jeune Louis Bellangé, qui est mort pendant mon voyage. Dans le même wagon que nous et en face de moi était la bonne de M. le Préfet de la Seine-Inférieure, petite femme noire à cheveux frisés.

Le lendemain, nous dinâmes chez M. Cloquet. Leserrec y était. Ma mère fut triste tout le temps du dîner. Le soir j’allai rejoindre Maurice, à l’Opéra-Comique, et assistai à un acte de la Fée aux roses ; il y avait dans la pièce un Turc qui recevait des soufflets.

Hamard était étonné que j’allasse en Orient, et me demandait pourquoi je ne préférais pas rester à Paris à voir jouer Molière et à étudier André Chénier.

Le mercredi, à 4 heures, nous sommes partis pour Nogent. Le père Parain s’est fait beaucoup attendre, j’avais peur que nous ne manquions le chemin de fer, cela m’eût semblé un mauvais présage. Enfin il arriva, portant au bout du poing une ombrelle pour sa petite fille. Je montai en cabriolet avec Eugénie et, suivant le fiacre, nous traversâmes tout Paris et arrivâmes à temps au chemin de fer.

De Paris à Nogent, rien ; un monsieur en gants blancs en face de moi dans le wagon. Le soir, embrassades familiales.

Le lendemain jeudi, atroce journée, la pire de toutes celles que j’aie encore vécues. Je ne devais partir que le surlendemain, et je résolus de partir de suite, je n’y tenais plus : promenades (éternelles !) dans le petit jardin, avec ma mère. Je m’étais fixé le départ à 5 heures, l’aiguille n’avançait pas, j’avais disposé dans le salon mon chapeau et envoyé ma malle d’avance, je n’avais qu’à faire un bond. En fait de visites de bourgeois, je me rappelle celle de Mme Dainez, la maîtresse de la poste aux lettres, et celle de M. Morin, le maître de la poste aux chevaux, qui me disait à travers la grille en me donnant une poignée de main : « Vous allez voir un grand pays, grande religion, un grand peuple », etc., et un tas de phrases.

Enfin je suis parti. Ma mère était assise dans un fauteuil, en face la cheminée ; comme je la caressais et lui parlais, je l’ai baisée sur le front, me suis élancé sur la porte, ai saisi mon chapeau dans la salle à manger et suis sorti. Quel cri elle a poussé, quand j’ai fermé la porte du salon ! il m’a rappelé celui que je lui ai entendu pousser à la mort de mon père, quand elle lui a pris la main.

J’avais les yeux secs et le cœur serré, peu d’émotion, si ce n’est de la nerveuse, une espèce de colère, mon regard devait être dur. J’allumai un cigare, et Bonenfant vint me rejoindre ; il me parla de la nécessité, de la convenance de faire un testament, de laisser une procuration ; il pouvait arriver un malheur à ma mère en mon absence. Je ne me suis jamais senti de mouvement de haine envers personne comme envers lui, à ce moment. Dieu lui a pardonné le mal qu’il m’a fait sans doute, mais le souvenir en moi ne s’en effacera pas. Il m’exaspéra, et je l’évinçai poliment !

À la porte de la gare du chemin de fer, un curé et quatre religieuses : mauvais présage ! Tout l’après-midi un chien du quartier avait hurlé funèbrement. J’envie les hommes forts qui à de tels moments ne remarquent pas ces choses.

Le père Parain ne me disait rien, lui ; c’est la preuve d’un grand bon cœur. Je lui suis plus reconnaissant de son silence que d’un grand service.

Dans la salle d’attente, il y avait un monsieur (en affaires avec Bonenfant) qui déplorait le sort des chiens en chemin de fer, « ils sont avec des chiens inconnus qui leur donnaient des puces ; les petits sont étranglés par les grands ; on aimerait mieux payer quelque chose de plus, etc. ».

Eugénie en pleurs est venue : « M. Parain, Madame vous demande, elle a une crise », et ils sont partis.

De Nogent à Paris, quel voyage ! J’ai fermé les glaces (j’étais seul), ai mis mon mouchoir sur la bouche et me suis mis à pleurer. Les sons de ma voix (qui m’ont rappelé Dorval deux ou trois fois) m’ont rappelé à moi ; puis ça a recommencé. Une fois j’ai senti que la tête me tournait et j’ai eu peur : « calmons-nous ! calmons-nous ! ». J’ai ouvert la glace : la lune brillait dans des flaques d’eau et, autour de la lune, du brouillard ; il faisait froid. Je me figurais ma mère crispée et pleurant avec les deux coins de la bouche abaissés…

À Montereau, je suis descendu au buffet et j’ai bu trois ou quatre petits verres de rhum, non pour m’étourdir, mais pour faire quelque chose, une action quelconque.

Ma tristesse a pris une autre forme : j’ai eu l’idée de revenir (à toutes les stations j’hésitais à descendre, la peur d’être un lâche me retenait) et je me figurais la voix d’Eugénie criant : « Madame, c’est M. Gustave ! » Ce plaisir immense, je pouvais le lui faire tout de suite, il ne tenait qu’à moi, et je me berçais de cette idée ; j’étais brisé, je m’y délassais.

Arrivée à Paris. — Interminable lenteur pour avoir mon bagage. Je traverse Paris par le Marais et passe devant la place Royale. Il fallait pourtant me décider avant d’arriver chez Maxime, il n’y était pas. Aimée me reçoit, tâche d’arranger le feu. Maxime rentre à minuit, j’étais aplati et indécis. Il me mit le marché à la main, le parti pris fit que je ne revins pas à Nogent. Je l’ai là, cette lettre (je viens de la relire et je la touche froidement), écrite à une heure du matin, après toute une soirée de sanglots et d’un déchirement comme aucune séparation encore ne m’en avait causé ; le papier n’en dit pas plus long de soi qu’un autre papier, et les lettres sont comme les autres lettres de toutes autres phrases ! Entre le moi de ce soir et le moi de ce soir-là, il y a la différence du cadavre au chirurgien qui l’autopsie.

Les deux jours suivants, je vécus largement, mangeaille, buverie et p.... ; les sens ne sont pas loin de la tendresse, et mes pauvres nerfs si cruellement tordus avaient besoin de se détendre un peu.

Le lendemain vendredi, à l’Opéra, le Prophète. À côté de moi le Persan (comme j’aurais voulu nous faire amis, qu’il me parlât !) et deux bourgeois, un mari et sa femme, qui cherchaient à deviner l’intrigue de la pièce. À l’orchestre j’aperçois le père Bourguignon, rouge de luxure en contemplant les danseuses. Dans le foyer, rencontré Piédelieux et Ed. Monnais.

Quel bien m’a fait Mme Viardot ! Si je n’avais craint de paraître ridicule j’aurais demandé à l’embrasser. Pauvre cœur, sois béni, tant que tu battras, pour la délectation que tu as versée dans le mien !

Le lendemain samedi, visite d’Hennet, de Kesler et de Fovard chez Maxime ; on cause socialisme.

Adieux à Mme Pradier sur son escalier.

Dimanche matin je vais attendre Bouilhet au chemin de fer. De dessus le pont en bois qui traverse la gare, je vois le train arriver. — Visite à Cloquet, où se trouve Pradier et son fils, devant lequel même il tient des propos indécents. — Visite à Gautier, que nous invitons à dîner. — Promenade avec Bouilhet à Saint-Germain-des-Prés et au Louvre (galerie ninivite). — Le soir dîner aux Trois-Frères Provençaux, dans le salon vert, L. de Cormenin, Théophile Gautier, Bouilhet, Maxime et moi. — Après le dîner, moi et Bouilhet chez la Guérin. Il donne rendez-vous à Antonia pour le 1er mai 1851, de 5 à 6 devant le Café de Paris ; elle devait l’écrire pour ne pas l’oublier. J’ai manqué au rendez-vous, j’étais encore à Rome, mais je voudrais bien savoir si elle y est venue. Dans le cas affirmatif (ce qui m’étonnerait), cela me donnerait une grande idée des femmes.

Maxime passe une grande partie de la nuit à écrire des lettres, Bouilhet dort sur sa peau d’ours noir ; le matin je le reconduis au chemin de fer de Rouen, nous nous embrassons, pâles ; il me quitte, je tourne les talons. Dieu soit loué ! c’est fini, plus de séparation avec personne, j’ai le cœur soulagé d’un grand poids.

Il y a encombrement chez Maxime, on déménage ses meubles, les amis viennent lui dire adieu ; Cormenin, assis sur une table, est noyé de larmes ; Fovard est le plus raide ; Guastalla, en pleurs et le pince-nez sur son nez : « Allons ! soignez-vous bien ! » Quel sentiment différent il n’a pas tardé à avoir à l’encontre de ce même ami ! Est-il possible que si peu de chose change ainsi le cœur d’un homme ?

J’intercale ici quelques pages que j’ai écrites sur le Nil, à bord de notre cange. J’avais l’intention d’écrire ainsi mon voyage par paragraphes, en forme de petits chapitres, au fur et à mesure, quand j’aurais le temps : c’était inexécutable, il a fallu  y renoncer dès que le khamsin s’est passé et que nous avons pu mettre le nez dehors.

J’avais intitulé cela La Cange[7].

À BORD DE LA CANGE.

I

6 février 1850. « À bord de la Cange. »

C’était, je crois, le 12 novembre de l’année 1840. J’avais dix-huit ans. Je revenais de la Corse (mon premier voyage[8]). La narration écrite en était achevée, et je considérais, sans les voir, tout étalées sur ma table, quelques feuilles de papier dont je ne savais plus que faire. Autant qu’il m’en souvient, c’était du papier à lettres, à teinte bleue, et encore tout divisé par cahiers pour pouvoir tenir dans les ficelles de mon portefeuille de voyage.

Ils avaient été achetés à Toulon, par un de ces matins d’appétit littéraire où il semble que l’on a les dents assez longues pour (pouvoir) écrire démesurément sur n’importe quoi. J’ai jeté sur les pages noircies un long regard d’adieu ; puis, les repoussant, j’ai reculé ma chaise de ma table et je me suis levé. Alors j’ai marché de long en large dans ma chambre, les mains dans les poches, le cou dans les épaules, les pieds dans mes chaussons, le cœur dans ma tristesse.

C’était fini. J’étais sorti du collège. Qu’allais-je faire ? J’avais beaucoup de plans, beaucoup de projets, cent espérances, mille dégoûts déjà. J’avais envie d’apprendre le grec. Je regrettais de n’être pas corsaire. J’éprouvais des tentations de me faire renégat, muletier ou camaldule. Je voulais sortir de chez moi, de mon moi, aller n’importe où, partout, avec la fumée de ma cheminée et les feuilles de mon acacia.

Enfin, poussant un long soupir, je me suis rassis à ma table. J’ai enfermé sous un quadruple cachet les cahiers de papier blanc, j’ai écrit dessus, avec la date du jour, « papier réservé pour mon prochain voyage », suivi d’un large point d’interrogation, j’ai poussé cela dans mon tiroir et j’ai tourne la clef.

Dors en paix, sous ta couverture, pauvre papier blanc qui devais contenir des débordements d’enthousiasme et les cris de joie de la fantaisie libre. Ton format était trop petit et ta couleur trop tendre. Mes mains plus vieilles rompront un jour tes cachets poudreux. Mais qu’écrirai-je sur toi ?

II

Il y a déjà dix ans de cela. Aujourd’hui je suis sur le Nil et nous venons de dépasser Memphis.

Nous sommes partis du vieux Caire par un bon vent du Nord. Nos deux voiles, entre-croisant leurs angles, se gonflaient dans toute leur largeur, la Cange allait penchée, sa carène fendait l’eau. Je l’entends maintenant qui coule plus doucement. À l’avant, notre raiz Ibrahim, accroupi à la turque, regardait devant lui, et, sans se détourner, de temps à autre, criait la manœuvre à ses matelots. Debout sur la dunette qui fait le toit de notre chambre, le second tenait la barre tout en fumant son chibouk de bois noir. Il y avait beaucoup de soleil, le ciel était bleu. Avec nos lorgnettes nous avons vu, de loin en loin, sur la rive, des hérons ou des cigognes.

L’eau du Nil est toute jaune, elle roule beaucoup de terre, il me semble qu’elle est comme fatiguée de tous les pays qu’elle a traversés et de murmurer toujours la plainte monotone de je ne sais quelle lassitude de voyage. Si le Niger et le Nil ne sont qu’un même fleuve, d’où viennent ces flots ? Qu’ont-ils vu ? Ce fleuve-là, tout comme l’Océan, laisse donc remonter la pensée jusqu’à des distances presque incalculables ; et puis ajoutez par là-dessus l’éternelle rêverie de Cléopâtre et comme un grand reflet de soleil, le soleil doré des Pharaons. À la tombée du jour le ciel est devenu tout rouge à droite et tout rose à gauche. Les pyramides de Sakkara tranchaient en gris dans le fond vermeil de l’horizon. C’était une incandescence qui tenait tout ce côté-là du ciel et le trempait d’une lumière d’or. Sur l’autre rive, à gauche, c’était une teinte rose ; plus c’était rapproché de terre, plus c’était rose. Le rose allait montant et s’affaiblissant, il devenait jaune, puis un peu vert ; le vert pâlissait et, par un blanc insensible, gagnait le bleu qui faisait la voûte sur nos têtes, où se fondait la transition (brusque) des deux grandes couleurs.

Danse des matelots. — Joseph à ses fourneaux. — Barque penchée. — Le Nil au milieu du paysage. — Nous sommes au centre. — Les bouquets de palmiers à la base des pyramides de Sakkara semblent comme des orties au pied des tombeaux.

III

Là-bas, sur un fleuve plus doux, moins antique, j’ai quelque part une maison blanche dont les volets sont fermés, maintenant que je n’y suis pas. Les peupliers sans feuilles frémissent dans le brouillard froid, et les morceaux de glace que charrie la rivière viennent se heurter aux rives durcies. Les vaches sont à l’étable, les paillassons sur les espaliers, la fumée de la ferme monte lentement dans le ciel gris.

J’ai laissé la longue terrasse Louis XIV, bordée de tilleuls, où, l’été, je me promène en peignoir blanc. Dans six semaines déjà, on verra leurs bourgeons. Chaque branche alors aura des boutons rouges, puis viendront les primevères, qui sont jaunes, vertes, roses, iris. Elles garnissent l’herbe des cours. Ô primevères, mes petites, ne perdez pas vos graines, que je vous revoie à l’autre printemps.

J’ai laissé le grand mur tapissé de roses avec le pavillon au bord de l’eau. Une touffe de chèvre-feuille pousse en dehors sur le balcon de fer. À une heure du matin, en juillet, par le clair de lune, il y fait bon venir pêcher les caluyots.

IV

Vous raconter ce qu’on éprouve, à l’instant du départ, et comme votre cœur se brise à la rupture subite de ses plus tendres habitudes, ce serait trop long, je saute tout cela.

Le bon Pradier est venu nous dire adieu dans la cour des diligences. Au seuil de ce voyage vers l’antique, le plus antique des modernes accourant pour nous embrasser, c’était de bon augure. Il nous a abordés en nous disant : « Fameux, fameux ! Savez-vous ce que j’ai vu ce matin à mon baromètre ? beau fixe. C’est bon signe, je suis superstitieux, ça m’a fait plaisir. »

Nous sommes partis, la diligence a roulé sur le pavé des quais, avec son bruit de pieds de chevaux, de vitres et de ferrailles. Le temps était sec, le ciel clair, le vent soufflait.

Entre nous deux, dans le coupé, se tenait, sans mot dire, une dame d’une cinquantaine d’années, la figure emmitouflée de voiles, le corps enveloppé dans une pelisse de soie. Une jeune femme et un monsieur l’avaient conduite jusqu’au bureau. Quand on a tourné la borne de la rue Saint-Honoré, elle a pleuré. Elle allait en Bourgogne, elle devait s’arrêter le soir ou dans la nuit. Son voyage finissait dans quelques heures et elle pleurait. Mais je ne pleurais pas, moi, qui allais plus loin et qui sans doute quittais plus. Pourquoi m’a-t-elle indigné ? Pourquoi m’a-t-elle fait pitié ? Pourquoi avais-je envie de lui dire des injures à cette bonne femme ? Serait-ce que notre joie est toujours la seule joie légitime, notre amour, le seul amour vrai, notre douleur, la seule douleur qu’il y ait à compatir ?

Vers Fontainebleau, quelques flammèches de la locomotive s’étant envolées, une d’elles est entrée dans le coupé et brûlait tranquillement mon paletot, quand je me suis réveillé à des cris aigus de terreur qui partaient de dessous le chapeau de ma voisine ; elle nous croyait déjà tous brûlés vifs, comme à Meudon, et accusait nos cigares dont nous nous étions pourtant abstenus par courtoisie. À la nuit tombante, comme elle grelottait de froid, je lui ai couvert les genoux avec ma pelisse de fourrure. Quelque temps après elle s’est mise à vomir par la portière, qu’il a fallu laisser ouverte, toujours par bon procédé.

Je suis monté sur l’impériale. Comme il faisait froid, on avait abattu le vasistas. Tout en fumant, je me laissais aller au branle du chemin de fer qui nous emportait sur les rails. Devant nous une diligence sur son truck se balançait comme un navire ; les éclats de charbon de terre embrasé voltigeaient avec force des deux côtés de la route. Nous traversions des villages, des collines coupées à pic par la route, ou bien quelques petits champs de vignes où les échalas avaient l’air d’épingles fichées en terre.

À ma droite était un monsieur maigre, en chapeau blanc ; à ma gauche, deux conducteurs de diligence qui, par-dessus leur veste, avaient passé leur blouse bleue. Le premier, marqué de petite vérole et portant pour toute barbe une large « mazagran » noire, était notre conducteur à nous. Son compagnon, gros gaillard à figure réjouie, venait depuis quelques jours de donner sa démission et s’en allait à Lyon faire un voyage d’agrément et se livrer à l’exercice de la chasse. Quel mélange d’idées plaisantes ne s’offre-t-il pas à l’esprit dans la personne du conducteur ? N’y retrouvez-vous pas, comme moi, le souvenir chéri de la joie bruyante des vacances, le vagabondage de la dix-septième année, la rêverie au grand air, avec cinq chevaux qui galopent devant vous sur une belle route et des paysages à l’horizon, la senteur des foins, du vent sur votre front, et les conversations faciles, les rires tout haut, les interminables pipes que l’on rebourre et que l’on rallume, tout ce que comporte en soi la confraternité du petit verre, sans oublier non plus ces mystérieuses bourriches inattendues qui entrent chez vous, vers le jour de l’an, dans votre salle à manger chauffée le matin, vers dix heures, pendant que vous êtes à déjeuner ?

L’avez-vous jamais talonné de questions sur la longueur de la route, cet homme patient qui vous répondait toujours ? Dans le coin de votre mémoire n’y a-t-il pas le souvenir encore ému d’une montée quelconque dominant un pays désiré ?

Avez-vous jamais trépigné d’impatience dans une cour de diligence, entre un commis qui écrivait et un facteur qui rangeait des ballots ? Avez-vous jamais d’un œil triste jalousé l’homme en casquette qui sautait, après tout le monde, sur la lourde machine que vous suiviez du regard, s’en allant, et qui tournait l’une après l’autre autour de toutes les rues.

V

J’ai souvenir, pendant la première nuit, d’une côte que nous avons montée. C’était au milieu des bois. La lune, par places, donnait sur la route. À gauche, il devait y avoir une grande vallée.

La lanterne qui est sous le siège du postillon éclairait la croupe des deux premiers chevaux. Ma voisine, endormie, la bouche ouverte, ronflait sur mon épaule. Nous ne disions rien ; on roulait.

Le soir, vers dix heures, on s’est arrêté à Nangis-le·Franc pour dîner ; les hommes ont fumé dans la cuisine autour de la grande cheminée. Des voyageurs pour le commerce ont causé entre eux. L’un d’eux prétendait en reconnaître un autre, ce que cet autre niait. Pourtant il se souvenait de l’avoir vu chez Goyer, à Clermont. Il y avait bien de cela dix-huit bonnes années, et même il faisait un fameux tapage parce qu’on lui avait donné un lit trop court. — « Ah ! comme vous étiez en colère. — Oui, pardieu, vous criiez joliment. — C’est possible, Monsieur, je ne nie pas, il se peut, mais je n’ai point souvenance. »

VI

Donc de Paris à Marseille (voilà la troisième fois que je monte ou descends cette route, et dans quelle situation différente toutes les fois !) rien qui vaille la peine d’être dit.

Parmi les passagers du bateau de la Saône, nous avons regardé avec attention une jeune et svelte créature qui portait sur sa capote de paille d’Italie un long voile vert.

Sous son caraco de soie, elle avait une petite redingote d’homme à collet de velours, avec des poches sur les côtés dans lesquelles elle mettait ses mains ; boutonnée sur la poitrine par deux rangs de boutons, cela lui serrait au corps, en lui dessinant les hanches, et de là s’en allaient ensuite les plis nombreux de sa robe qui remuaient contre ses genoux quand soufflait le vent. Elle était gantée de gants noirs très justes et se tenait la plupart du temps appuyée sur le bastingage à regarder les rives.

Il y avait aussi, sur un pliant, une femme hors d’âge, qui était sa mère, sa tante, une amie de la famille, sa gouvernante, sa femme de chambre ou sa confidente ; puis dans les alentours, les abordant, les quittant, allant à d’autres, revenant près d’elles, un petit beau jeune homme à moustaches en croc, qui fumait des cigarettes, parlait d’une voix flûtée, jouait avec ses breloques et se donnait des airs de prince. Parmi tout ce qui ballottait suspendu à la chaînette de son gilet, il prit un médaillon et je l’entendis qui disait tout haut à ses deux voisines : « Ce sont des cheveux de la baronne ». Ô exigences de la galerie !!! Bientôt cependant il endossa par-dessus sa toilette une sorte de paillasson à longs poils, usé, brossé, encore convenable et dénotant de tous points chez son propriétaire des habitudes inavouées d’économie clandestine. Si l’homme entier, — voix, gestes, discours, cravate, botte et badine, — se montrait avec complaisance, si tout cela était arrangé pour le public et rentrait dans son domaine, ce paletot, en revanche, cet infâme paletot était bien à son maître, à lui seul, il y tenait par les racines les plus secrètes de sa vie. Sans doute qu’ils savaient bien des secrets l’un de l’autre, et qu’ils avaient de compagnie traversé l’averse des mauvais jours. Pauvre homme qui avait compté sur le soleil… le froid était venu ; il avait fallu montrer sa guenille.

Quant à moi, tourmenté par ma bosse de la causalité, je me promenais de long en large sur le pont du bateau, cherchant en mon intellect dans quelle catégorie sociale faire rentrer ces gens, et, de temps à autre, pour secourir mon diagnostic, jetant un coup d’œil à la dérobée, sur les adresses des caisses, cartons et étuis entassés pêle-mêle au pied de la cheminée.

Car j’ai cette manie de bâtir de suite des livres sur les figures que je rencontre. Une invincible curiosité me fait me demander, malgré moi, quelle peut être la vie du passant que je croise. Je voudrais savoir son métier, son pays, son nom, ce qui l’occupe à cette heure, ce qu’il regrette, ce qu’il espère, amours oubliés, rêves d’à présent, tout, jusqu’à la bordure de ses gilets de flanelle et la mine qu’il a quand il se purge. Et si c’est une femme (d’âge moyen surtout) alors la démangeaison devient cuisante. Comme on voudrait tout de suite la voir nue, avouez-le, et nue jusqu’au cœur ! Comme on cherche à connaître d’où elle vient, où elle va, pourquoi elle se trouve ici et pas ailleurs ! Tout en promenant vos yeux sur elle, vous lui faites des aventures. Vous lui supposez des sentiments. On pense à la chambre qu’elle doit avoir, à mille choses encore, et que sais-je ? aux pantoufles rabattues dans lesquelles elle passe son pied en descendant du lit.

Puis je suis descendu dans la chambre commune, me mettre à une autre place et penser à autre chose. J’y sommeillais à demi, mal étendu sur la dure banquette de velours, au bruit des roues de la vapeur et au cliquetis des couteaux heurtant les fourchettes sur les assiettes, quand tout à coup mon compagnon est entré, les yeux ouverts, les joues pleines de rire ; il venait de voir, en entrant par hasard dans le salon des dames, nos deux conducteurs qui étaient en tête à tête avec des demoiselles des premières ; à genoux par terre, près des fillettes assises sur des tabourets, rouges, émus, sans casquettes, ils égaraient leurs mains vers le temple de Vénus, en absorbant, tous de compagnie, des petits verres d’anisette.

VII

Nous savions que Gleyre était à Lyon chez son frère, son beau-frère ou quelque chose d’analogue. Nous voilà donc, à peine débarqués, cherchant dans un almanach quelconque tous les Gleyre qui s’y trouvaient. Par bonheur nous tombons sur le vrai. Max envoie un mot et, à 11 heures du soir, nous étions déjà au lit quand Gleyre arriva. Nous causons de l’Égypte, du désert, du Nil, il nous parle de Sennahar et nous monte la tête à l’endroit des singes qui viennent la nuit soulever le bas des tentes pour regarder le voyageur ; le soir, les pintades se mettent à nicher dans les grands arbres et les gazelles, par troupeaux, s’approchent des fontaines. Il y a là-bas des savanes de hautes herbes et des éléphants qui galopent sans qu’on puisse les atteindre. À 1 heure du matin, cependant, on se dit adieu et toute la nuit nous rêvons Sennahar.

Il a fallu se lever dès 5 heures pour s’empiler dans le bateau du Rhône, qui n’est parti qu’à 10 à cause du brouillard. Cette navigation, en somme, nous fut désagréable : on avait froid, on s’ennuyait, on était mal, le bord était encombré de barriques d’huile et d’un tas de passagers ; cela vous tachait, buvait de l’absinthe, disait mille sottises, était assommant à périr. À 4 heures du soir encore, nous n’étions qu’à Valence, avec la perspective de passer la nuit sur l’eau et de n’arriver à Marseille que le lendemain fort tard, ou le surlendemain.

Une diligence de hasard se trouvait là. Nous engloutissons un méchant dîner, nous sautons dans la guimbarde, et un quart d’heure après nous roulons sur la route de Marseille.

On sent déjà que l’on a quitté le Nord, les montagnes au coucher du soleil ont des teintes bleuâtres. La route va toute droite entre des bordures d’oliviers. L’air est plus transparent et pénétré d’une lumière claire.

Au milieu de la nuit, nous nous sommes arrêtés dans une ville que j’ai reconnue pour Montélimar, ce qui m’a rappelé des boîtes d’exécrable nougat, que j’y ai achetées jadis, et un déjeuner très froid en compagnie de feu du Sommerard. Il prisait, autant que je m’en souviens, dans une formidable tabatière en buis, avait de gros sourcils, une grosse redingote, l’air bonhomme et très opaque.

À Avignon, il a fallu de suite se mettre en chemin de fer sans pouvoir revoir son château des Papes ni son charmant musée, où l’on est tout seul, lisant les inscriptions antiques sur les stèles de marbre, au bruit des arbres du jardin qui se penchent contre les carreaux.

Ici, en cette ville, j’ai vu autrefois, en passant dans une rue (et de la rue), une chambre au rez-de-chaussée où il y avait sept lits bout à bout. Voilà de la prostitution pourpre au moins ; les fenêtres étaient toutes grandes ouvertes et les demoiselles en robes roses debout sur le seuil de la porte.

Par respect pour le beau style je donne un souvenir à Chapelle et à Bachaumont, qui retrouvèrent en terre papale M. d’Assoucy avec son petit page. Voilà deux lurons qui ne s’inquiétaient guère d’archéologie ! et qui voyageaient peu pour le pittoresque. Autre temps, autres phrases, chaque siècle a son encre.

Nous étions seuls dans le chemin de fer avec un bon monsieur qui souriait chaque fois qu’une locomotive passait devant nous, et qui répétait entre ses dents : « Hein ? ce que c’est pourtant que l’industrie humaine ! »

Il pleuvait quand nous arrivâmes à Marseille, et après avoir déjeuné, nous fîmes un somme sur nos lits.

VIII

La première fois que je suis arrivé à Marseille, c’était par un matin de novembre. Le soleil brillait sur la mer, elle était plate comme un miroir, tout azurée, étincelante. Nous étions au haut de la côte qui domine la ville du côté d’Aix. Je venais de me réveiller. Je suis descendu de voiture pour respirer plus à l’aise et me dégourdir les jambes. Je marchais. C’était une volupté virile comme je n’en ai plus retrouvé depuis. Comme je me suis senti pris d’amour pour cette mer antique dont j’avais tant rêvé ! J’admirais la voilure des tartanes, les larges culottes des marins grecs, les bas couleur tabac d’Espagne des femmes du peuple. L’air chaud qui circulait dans les rues sombres entre les hautes maisons m’apportait au cœur les mollesses orientales, et les grands pavés de la Canebière, qui chauffaient la semelle de mes escarpins, me faisaient tendre le jarret à l’idée des plages brûlantes où j’aurais voulu marcher.

Un soir, j’ai été tout seul à l’école de natation de Lansac, du côté de la baie des Oursins, où il y a de grandes madragues pour la pêche du thon, qui sont tendues au fond de l’eau.

J’ai nagé dans l’onde bleue ; au-dessous de moi, je voyais les cailloux à travers et le fond de la mer tapissé d’herbes minces. Avec un calme plein de joie, j’étendais mon corps dans la caresse fluide de la Naïade qui passait sur moi. Il n’y avait pas de vagues, mais seulement une large ondulation qui vous berçait avec un murmure.

Pour rejoindre l’hôtel, je suis revenu dans une espèce de cabriolet à quatre places, avec le directeur des bains et une jeune personne blonde, dont les cheveux mouillés étaient relevés en tresses sous son chapeau. Elle tenait sur les genoux un petit carlin de la Havane, auquel elle avait fait prendre un bain avec elle. La bête grelottait. Elle la frottait dans ses mains pour la réchauffer. Le conducteur de la voiture était assis sur le brancard et avait un grand chapeau de feutre gris.

Comme il y a longtemps de cela, mon Dieu !

20 février, mercredi 1850.

Ici finit la Cange.

Je copie maintenant mes calepins.

Marseille. — Descendons à l’Hôtel du Luxembourg, chez Parocelle.

Visite au docteur Cauvière, qui nous parle politique et changement de ministère, tandis que nous eussions voulu qu’il nous parlât Orient.

Visite à Clot-bey, que nous bourrons d’éloges et qui nous reçoit fort bien. — Son secrétaire, jeune Français vêtu à la nizam.

Je repasse devant l’Hôtel de la Darse (fermé) et j’ai du mal à en reconnaître la porte.

Le jeudi, jour de Toussaint, nous entrâmes dans une baraque en toile, sur le port, « Il signor Valentino ». — .......................... — Les deux petites laineuses. Pour vérifier l’authenticité de leur chevelure, elles passaient entre les bancs, et le public leur tirait leur tignasse, les grosses mains goudronnées s’enfonçaient là dedans, et halaient dessus. — Il nous chante un air de la Lucrezia Borgia.

Nous allons un soir au théâtre voir jouer deux actes de la Juive.

Nous nous traînons dans les cabarets chantants du bas de la rue de la Darse ; dans l’un, on joue Un Monsieur et une Dame ; dans l’autre, chanteurs, et parmi eux un être de sexe douteux, non so come si fa.

Dimanche matin, 4 novembre. — À 8 heures, embarqués à bord du Nil, capitaine Rey, lieutenant Roux. — Passagers : M. Codrika, consul de France à Manille, sa femme, sa petite fille, son petit garçon ; MM.  Lambrecht et Lagrange, voyageurs dans l’Inde ; M. Pélissier, consul à Tripoli (Barbarie), un fils en tarbouch, une grande fille de 18 ans, ressemblant en laid à Laure Lepoittevin ; un môme en habit de collégien. Aux secondes, des perruquiers, miroitiers, doreurs, etc., menés à Abbas-Pacha avec un gros chien, sous la conduite d’un mamamouchi en tarbouch ; ils venaient souvent s’asseoir aux premières et nous assommaient de leurs discours. — « Crème diamenteuse ».

En partant, forte brise, nous dansons. — M. Codrika, assis sur un banc avec sa femme. — L’étourdissement me prend vers le château d’If ; j’avale un verre de rhum, que je ne tarde pas à vomir, et je rentre dans ma cabine, où je reste toute la journée sans bouger, dans un état de torpeur.

Le lundi, mieux, quoique sans appétit. Le soir nous passons les bouches de Bonifacio. Roux est sur la passerelle et commande.

Il y avait à bord un grand comique ; aux heures des repas il se condensait : la rivalité du Dr  Barthélemy, bel homme, et de Borelli, second lieutenant, assez lourde bête, chauve, provençale. — Le commissaire, grand pion, en redingote grise, avec la vérole dans l’oreille. Le capitaine Rey, avec son œil fermé, laissait tout dire et tout faire. Cette petite vie étroite semblait plus étroite encore dans ce large milieu ; la régularité des habitudes, que rien ne rompait, faisait perdre toute notion du temps, on ne savait jamais à quel jour de la semaine on était.

Mon meilleur ami était le second, Roux ; nous causions voyages par mer ; récits du cap Horn, homme jeté à la mer et enfoncé dans l’eau (perdu) par un coup de bec d’albatros.

Mardi soir, vue de Maritimo. La lune roule sur les flots, il semble qu’elle se tord dedans comme un grand flambeau. — Aperception de casques roulant sur l’écume, qui s’emplissent et disparaissent, souvenir des guerres puniques. — Je me sentais bien en mer.

Malte. — Mercredi soir, arrivés à Malte vers 9 heures. — Conversation politique et socialiste après le dîner. — Le père Pélissier reconnait Maxime pour l’avoir vu aux affaires de Juin.

Le jeudi il fait assez beau comme nous nous réveillons. Dans le port circulent des barques peintes en bandes rouges et vertes, avec un tendelet en indienne, des glands de coton. Une planche, mise de champ, forme la relevée de la proue. Quand ils sont deux à nager, dans ces embarcations, le premier (plus près de l’arrière), debout, pousse, et le second, assis, tire (ramant comme nous).

Pour gagner la ville, on passe sous un grand passage voûté et l’on monte une rue pleine de marchands de fromages et de poissons secs, qui nous initie à la puanteur des épiciers grecs, que l’on retrouve partout dans le Levant, depuis Alexandrie jusqu’à Patras.

Aspect propre et pittoresque, toutes les rues en pente, ou à escaliers, lavées. — Propreté anglaise se marie à quelque chose de l’Orient. — Toutes les maisons, en pierre de taille, ont des fenêtres à balcon supporté par des consoles Louis XIV ; la caisse ou plutôt couverture du balcon est en bois, vert d’ordinaire.

Église San Giovanni. — Dallée de tombes, mais couvertes de grandes nattes de paille ; c’est traiter les tombeaux comme des fauteuils : aux grands jours on retire les housses. C’est une église italienne de la dorure, de la peinture ; les chapelles latérales communiquent de l’une dans l’autre par des portes romanes. Ces chapelles me font l’effet (vues en perspective surtout) d’être de bons endroits pour les rendez-vous espagnols du XVIe siècle : la femme est agenouillée ; de dessous l’une de ces portes on la regarde qui prie, abaissée sous son grand voile noir.

Dans une chapelle latérale de droite, tombeau d’un commandeur : le buste porté par deux hommes sur leurs épaules, un nègre et un maure. — Autre chapelle à grille d’argent.

Amirauté. — Rien, de beaux appartements ; le portrait de S. M. Georges IV, cravaté rouge, affreux, un vrai coq emmailloté ; tentures sombres, tapis turc.

À l’arsenal, les trophées sont complétés par des boucliers en carton ; deux ou trois boucliers, que nous essayons à grand’peine de soulever, tant ils sont lourds.

En face l’Administration des paquebots français, la femme d’un pilote anglais, faisant la rue, vieille Andalouse à traits longs et à œil violent d’amour ; la graisse de l’âge est venue par-dessus. La graisse est pour les vieilles femmes ce qu’est le lierre aux débris, elle cache la ruine et la consolide.

Femmes de Malte généralement petites, teint pâle, le tablier sur la tête, cela se rapproche déjà du voile.

Partis de Malte le jeudi, à 3 heures de l’après-midi. — Nuit soignée. — Temps lourd vers dix heures. — M. Codrika avec petites pilules homéopathiques, étouffant ; l’orage lui pesait sur les nerfs. La pluie tombe à torrents et le fournisseur refuse de donner une orange ; Barthélemy le fait appeler et le lui ordonne. On finit par l’avoir.

Craquements du navire. Je partage jusqu’à deux heures du matin le quart du père Borelli qui trouve qu’il ne fait pas mauvais temps. La mer roule. Dans les intervalles du clair de lune, quand elle se dégage un moment des nuages, je vois les gros flots sauter ; le gouvernail frappe contre l’arrière, on dirait des coups de canon. Je monte et je redescends plusieurs fois de la cabine sur le pont, du pont dans ma cabine ; enveloppé dans ma pelisse et couché sur le banc de tribord, les nuages me pesaient sur la poitrine. Tout le temps de la tempête j’ai pensé à Alfred, les coups de mer sur les tambours rebondissaient jusqu’à moi. Le matin, Roux est d’avis de retourner à Malte, ce ne fut pas si vite fait : vers 3 heures de l’après-midi, on ne savait pas où l’on était ; il y eut un quart d’heure (on avait vu Malte et l’on retournait au large faute de trouver la passe) où ceux qui savaient ce qui se passait furent un peu émus, M. Delagrange pâlit. (La nuit, des mécaniciens avaient pleuré ; j’ai entendu pendant la traversée un matelot prédire malheur, et le maître de timonerie se méfie du voyage d’Alexandrie à Beyrout sans savoir pourquoi : « c’est une idée que j’ai » ; je suis inquiet pour lui en ce moment, à cause de ce pressentiment et je voudrais savoir le bateau revenu.) Quant à moi, je sentis un mouvement au ventre qui me déconstipa net ; ce n’était pas de la peur, mais de l’émotion ; il n’y avait pas de danger apparent, c’était l’idée peu gaie de nous perdre la nuit sur les rochers de Malte.

Rentrés à Malte, descendus à l’Hôtel de la Méditerranée (rue Santa Lucia). Nous dînons férocement, nous nous réchauffons, nous nous revêtons. — Sentiment de repos et de force, de brutalité normande et de digestion. — Les maîtres avaient été inquiets la nuit : la povera vapore, la povera vapore, répétait l’hôtesse.......................... — Après le dîner, au coin de la rue Santa Lucia, un jeune gars qui nous accoste en nous disant : « Monsieur, voulez-vous des femmes ? ». Nous ne retrouvons pas ce drôle. — Café ; limonade à la neige, elle venait sans doute de l’Etna. Pour ornement aux murs, des draperies dans le goût de la Restauration.

Le lendemain nous montons sur la terrasse de l’hôtel pour voir le temps qu’il fera. — La mer bleu foncé, encore forte à l’horizon. — Le fils Pélissier avec son bonnet rouge fumant une cigarette, le père Pélissier faisait le sultan dans l’hôtel, et hurlait comme un tigre à propos de l’assaisonnement des mets.

De Cita Lavalette à Cita Vecchia. — Nous montons en calessina pour aller à Cita Vecchia. — Excellente description de cette boîte dans le livre de Maxime, mais la calessina s’augmente de chic quand un prêtre est dedans : vu de profil, avec le tricorne ecclésiastique, c’est charmant. Souvent les curés sont en compagnie de dames ; il y aurait de jolies petites choses à écrire là-dessus.

À la porte de la ville, plusieurs guides s’offrent à nous ; nous en prenons un qui marchait avec de superbes mouvements de taille, pantalon blanchâtre. — Grandes lignes de terrain, deux palmiers à droite. — Aqueduc. — L’église Saint-Paul, cathédrale, nulles. Une grotte de Saint-Paul ; une autre grotte de Saint-Paul avec un petit autel au fond, celle-là est pleine d’eau. Ces grottes sont taillées dans une vilaine pierre blanche très tendre. — Des braves gens veulent nous vendre des médailles.

Catacombes dans la roche tendre, couloirs s’enfilant, tournant (beaucoup plus petits que ceux de Naples, et plus tortueux). Des deux côtés, excavations pour mettre les morts : le dessus est un demi-arc très développé ; à côté souvent un autre petit trou pour l’enfant ; quelquefois deux sont à côté l’un de l’autre. Aux carrefours, des sortes de meules rondes posées à plat. — Nous remarquons des façons de colonnes cannelées, dégrossies à même la pierre. — On étouffe. — L’étendue de ces catacombes est inconnue. Notre guide, homme noir, prêtraillon féroce, petit, maigre, mélange d’espagnol, de bédouin et de jésuite, nous raconte que, dans son enfance, un des professeurs de son séminaire s’y aventura et y resta ; un cochon lâché reparut à Cita Lavalette. Dans son opinion, les catacombes s’étendent sous toute l’île.

De Malte à Alexandrie. — Repartis de Malte le samedi soir à 6 heures, après un dîner très gai à bord ; le bord me chérit, je dis beaucoup de facéties, je passe pour un homme très spirituel.

Journées du dimanche et du lundi assez tranquilles, de la houle ; lundi, vers 3 heures, la mer grossit, le vent debout ne nous quitte plus ; nous piquons dedans, on met les voiles pour appesantir le navire. La nuit fut rigoureuse. Mme Codrika embêtait son mari : « Tes pauvres betits henfants ! c’est l’orgueil de l’être, etc. ». Suée du pauvre homme, profil de l’homme tanné au superlatif ! Il est sorti de sa chambre, débraillé, oppressé, pâle et, me prenant la main : « Vous n’êtes pas marié, vous, mon ami, vous êtes bien heureux ! » Je reste sur le pont, accroché à un cordage de l’arrière ; l’officier de quart ne peut se tenir debout ; tout pète, craque et tremble, une écoute se casse comme un fil ; le gros chien d’Abbas-Pacha ne sait où se mettre, celui du maître d’équipage se cache derrière le compas. J’essaie de me coucher à diverses places ; le commandant, tout habillé, dort sur son canapé, le garçon de service par terre dans le carré, enveloppé d’un prélart. De temps à autre je ris malgré moi du grotesque qui se passe gens qui gueulent et qui dégueulent, craquements du navire, toutous errants, M. et Mme Codrika qui se disputent. À chaque lame le bateau s’enfonce de tribord et se relève furieusement en faisant la poêle.

Je sens des instincts marins, l’eau salée m’écume au cœur, il me prend des envies de monter dans les haubans et de chanter ; en d’autres moments je suis embêté une seconde, en songeant qu’après tout on peut périr en mer. Codrika près de moi, me lâcha cette parole : « Quand je pense que ces pauvres enfants se jouaient encore aux Champs-Élysées il y a quinze jours ! » Puis nous disons : « montagne humide », « plaine liquide » et nous injurions Racine. Entre 4 et 6 heures du matin, l’ouragan se calme ; le bateau est en triste état : ses cuivres font autant de poches à sa carène, un des caillebotis a été enlevé, la chaudière fuit et s’éteint ; on est obligé de la remplir à bras.

La mer avait été aussi forte et même plus que dans la nuit du jeudi au vendredi, seulement il n’y avait eu ni feu Saint-Elme, ni orage, ni pluie, le temps au contraire était très clair et le ciel étoilé, cela rendait gai, avec la grosse mer.

Mardi, et surtout mercredi, beau temps. Nous nous vautrons sur nos pelisses, sur le pont, sous la tente des premières. Lagrange fait le portrait de Codrika en Don Quichotte, avec le plat à barbe, et Codrika celui de Roux.

Le mercredi, au soir, longue et intime causerie avec Codrika. Elle commença comme toutes les causeries par le b…, puis elle devint sentimentale ; il me raconta de sa vie trois histoires d’amour : 1o  à Paris, une maîtresse, dans le faubourg Saint-Honoré, il escaladait son jardin et passait une partie de la nuit souvent les pieds dans la neige ; 2o  en Grèce, escalade avec une échelle ; 3o  adieux, à Genève, avec une femme qu’il aimait depuis longtemps. Un matin, par un temps de brouillard, elle le regarda s’en aller du haut de sa terrasse, « et encore une page de la vie fut tournée, nous ne nous sommes plus revus. » — Homme passionné, nerveux, malade, grandes façons de vivre, souffrant beaucoup, a dû inspirer et ressentir de violentes âcretés et des fougues, belle nature nerveuse ; il lui manque la fortune et des occasions légitimes d’énergie.

Jeudi matin, temps superbe, tout le monde est gai ; on va bientôt débarquer. Nous prenons un pilote pour la passe d’Alexandrie, il a un turban blanc. (Nous avions à bord, sur les passavents, deux hadjis d’Algérie qui n’ont pas bougé de leur place.) Entré dans le port, il demanda du pain et du fromage à Roux en lui prenant la barbe : « As-tu les mains propres, au moins, sacré cochon ? » — Débarquement, chaos de cris et de paquets. Sur le bord du quai, à gauche, des bons Arabes pêchent à la ligne. Le premier bâtiment que je vois dans le port est un brick, de Saint-Malo, et la première chose sur la terre d’Égypte, un chameau. J’étais monté dans les haubans et j’avais aperçu le toit du sérail de Méhémet-Ali qui brillait au soleil, dôme noir, au milieu d’une grande lumière d’argent fondu sur la mer. — Négresses, nègres, fellahs. — Le canot nous débarque ; à cet endroit, il y a une fontaine, les chameaux venaient y remplir leurs outres. — Impression solennelle et inquiète quand j’ai senti mon pied s’appuyer sur la terre d’Égypte.

Alexandrie. — Grande ville, avec la place des Consuls, bâtarde, mi-arabe, mi-européenne. Messieurs en pantalon blanc et en tarbouch. — Hakakim-bey, beau-frère d’Artim-bey ; ses lunettes vertes (à la représentation de la Norma) lui donnaient l’air, avec son grand nez, d’une bête fantastique moitié crapaud, moitié dindon. — Mais quel joli petit nègre ! — MM.  Jorelle, Gallis-bey, Gérardin, Prinstot-bey, Villemin, Soliman-Pacha, le P. Abro, du consulat hollandais de Smyrne, vêtu en Arménien.

Le soir de notre arrivée, promenade de gens dans les rues, portant des fanaux ; des enfants nous donnent des petits coups de bâton dans les jambes. Le lendemain, fête d’une circoncision : chameau couvert de piastres d’or, tous les métiers représentés, un phallus mobile. — Visite aux Aiguilles de Cléopâtre, l’une debout, l’autre couchée par terre, à droite de la ville, près d’un corps de garde.

Colonne de Pompée : monolithe avec un splendide chapiteau corinthien et le nom de « Thompson of Sunderland » écrit à la peinture noire, sur la base, en lettres de trois pieds de haut ; les tombes ont la couleur grise du sol, sans la moindre verdure.

Bains de Cléopâtre : petite anse dans la mer, avec les grottes à gauche. Toutes sortes de couleurs chatoyaient, le bord des roches dans l’eau était rouge, comme s’il y avait eu de la lie de vin répandue ; un Arabe, pieds nus et retroussant sa robe, avancé dans l’eau jusqu’aux chevilles, nettoyait avec un couteau une peau de mouton. Le soleil tapait sur tout cela, j’étais debout et muet. Retour à la ville, nous galopons sur nos ânes. — Quelques Bédouins du désert libyque entourés de leurs couvertures grises.

Halte à un café près de la Mahroudieh, nous mangeons des biscottes. — Premier bain turc, impression funèbre : il semble qu’on va vous embaumer.

Voyage de Rosette. — Partis d’Alexandrie le dimanche 18, à 7 heures un quart du matin.

Nuages violets, chemin large, maisons de plaisance aux environs de la ville, palmiers avec leurs grappes de dattes. La comparaison de Sancho, dans les Noces de Gamache : « Ô la belle fille qui s’avance avec ses pendants d’oreilles, comme un palmier chargé de dattes » me frappe par sa justesse.

À la sortie de la ville, le désert commence. Monticules de sable çà et là, quelques palmiers isolés. La route monte et descend légèrement, il n’y a pas de chemin, on suit la trace des chevaux et des ânes. — De temps à autre un Arabe sur son baudet, les plus riches ont de grands parapluies sur la tête. — Une file de chameaux conduits par un homme en chemise.

Femme voilée d’un grand morceau de soie noire toute neuve, et son mari sur un autre âne. « Taiëb », et l’on répond « taiëb taiëb » sans s’arrêter. — Tableau : un chameau qui s’avance, de face, en raccourci, l’homme par derrière, de côté, et deux palmiers du même côté, au troisième plan ; au fond, Je désert qui remonte. — Premier effet du mirage. — À notre gauche, la mer.

Aboukir à gauche, à l’extrémité d’une langue étroite de terre. — Forteresse où nous arrivons à 10 heures et demie. La sentinelle, sur le mur, près de sa guérite, nous crie de nous arrêter ; deux chiens blancs s’avancent sur le pont-levis et hurlent. Au nom de Soliman-Pacha, nous sommes reçus ; l’officier et ses soldats turcs ont les boules les plus pacifiques du monde. Nous déjeunons d’un de nos poulets, sous le passage qui mène à la cour de la forteresse, assis sur des bancs de pierre, c’est un des meilleurs déjeuners de ma vie. Nos bons Turcs admirent nos armes ; on cause guerre, militaire, Russie ; Maxime commence à faire dire le proverbe de Constantinople : « les Français sont de bons soldats, etc., les Russes de bons cochons ». Excellent caouè. Nous repartons à 11 heures et demie et nous suivons constamment le bord de la mer, nos chevaux écrasent des coquilles sous leurs pieds, les lames qui viennent expirer sur le sable sont brunes lie de vin. Çà et là un requin échoué sur la plage ; dans le sable des ossements d’animal, entre autres un bœuf, à demi enfoui et dont la tête intacte est momifiée. Nous avons déjà vu en sortant d’Alexandrie un chameau aux trois quarts rongé.

Passage en bac à Edkou. Deux chameaux marchant tranquillement dans le gué ; sortis de l’eau, ils se couchent sur le sable pour se sécher, râlent et se vautrent. On a bien du mal à faire embarquer le mulet (celui qui porte nos provisions et sur lequel est monté Joseph), tout le monde se donne beaucoup de mal, si ce n’est le propriétaire du mulet, vieux roquentin aux mollets durs. En sortant du bac, Sassetti s’aperçoit que sa crosse est cassée ; ruades, hennissements, cabrade de nos chevaux ; ils n’ont pour bride qu’un licol et se conduisent au sifflet. Quoiqu’ils aient l’air d’infâmes rosses, ils s’enlèvent à la voix, ce sont d’excellentes bêtes.

Nous suivons le bord de la mer ; des débris de navires, restes de la bataille d’Aboukir. Nous tirons des cormorans et des pies de mer ; nos Arabes (des enfants, sauf le vieux en petit turban) courent comme des lévriers et vont en grande joie ramasser les bêtes que nous avons tuées.

Solitude. — La mer est immense. — Effet sinistre de la pleine lumière qui a quelque chose de noir. — Histoire de l’homme aux dattes et à la fessée ; effet de la veste de Sassetti s’envolant au vent, et le vieux cul noir de l’homme au milieu des vagues blanches. Quels cris, mais quelle pile !

Nous suivons le bord de la mer jusqu’à 5 heures du soir. On prend à droite ; de place en place des colonnes en briques dans le désert pour indiquer la direction de Rosette. Les sables sont très mous, le soleil se couche : c’est du vermeil en fusion dans le ciel ; puis des nuages plus rouges, en forme de gigantesques arêtes de poisson (il y eut un moment où le ciel était une plaque de vermeil et le sable avait l’air d’encre). En face et à notre gauche, du côté de la mer et de Rosette, le ciel a des bleus tendres de pastel ; nos deux ombres à cheval marchant parallèlement sont gigantesques, elles vont devant nous régulièrement, comme nous. On dirait deux grands obélisques qui marchent de compagnie.

Minarets blancs de Rosette. — La végétation recommence, palmiers, monticules. Un de nos petits saïs marche devant nous, on fait plusieurs détours, la nuit est close tout à fait, nous arrivons devant la porte de Rosette ; elle s’ouvre et crie comme une porte de grange. Nous traversons des rues étroites à moucharabiehs treillagés ; elles sont sombres et étroites, les maisons semblent se toucher, les boutiques des bazars sont éclairées par des verres pleins d’huile suspendus par un fil. Si nous eussions gardé nos fusils en travers de nos selles, nous les eussions brisés, à cause de l’étroitesse des rues ; un cheval emplit en effet presque à lui seul le passage entre les boutiques. Nous traversons toute la ville et arrivons à la caserne. Escalier sombre, sentinelle à la porte du pacha (Hussein-Pacha). — Grande chambre en avancée sur la mer, entourée de fenêtres de tous côtés ; le Pacha assis sur des coussins, main droite estropiée, ressemble à Beauvallet ; le colonel Ismaïl-bey, œil à demi fermé, grand mâtin qui a l’air fort brave. On échange beaucoup de politesses ; la chambre qu’on nous destine pour coucher est à côté. Souper turc, petites galettes sucrées excellentes. Nuit mauvaise, les chiens de Rosette hurlent atrocement ; les puces et le mal de ventre !

Le lendemain, lundi 19, pendant que je me lavais, entrée du Dr  Colucci amené par le pacha ; petit homme bon, franc, aimable. Nous sortons avec lui, nous visitons une manufacture de riz : grands fouloirs en bois terminés par une vis en fer. — Filature de coton à la main, homme qui tournait le dévidoir, courbé en deux, qui passait et repassait comme un cheval au moulin et souriait devant nous pour nous demander le batchis.

Par une mosquée entr’ouverte, nous voyons dans la cour des colonnes peintes. Sur la porte se tient un jeune Turc qui ressemble à Louis Bellangé. Nous allons dans une sorte d’hôpital où, dans des chambres basses, sont couchés sur la planche des malades qui m’ont l’air bien malade ; odeur de fièvre et de sueur, soleil passant entre les interstices des murs en planches. Nous montons chez le pharmacien, qui nous offre une pipe. — Je crève de faim, retour à la caserne, visite au pacha, recafé, rechibouk. — À 1 heure et demie, dîner : au moins trente plats (un nègre nous chasse les mouches avec un petit balai, la fenêtre est ouverte et donne sur la mer ; valetaille nombreuse, bigarrée de peau et de vêtements de soie) ; la pâtisserie me semble bonne, le reste exécrable ; je goûte du pain arabe, pâte incuite en larges galettes. Je m’observe le plus que je peux pour ne pas faire d’inconvenances.

Dans l’après-dîner, promenade à Abou-Mandour, sur la rive gauche du Nil. — Jardin et roseaux (le seul endroit du Nil où j’en aie vu, il n’y en a presque pas sur les bords du Nil). — Grand soleil sur l’eau.

À Abou-Mandour, le Nil fait un coude à gauche (rive droite) et de ce côté il y a de hautes berges de sable.

Une cange en tartane passe dessus : voilà le vrai Orient, effet mélancolique et endormant ; vous pressentez déjà quelque chose d’immense et d’impitoyable au milieu duquel vous êtes perdu.

Sur une fortification un musulman faisant sa prière et se prosternant du côté du soleil couchant. — Abou-Mandour est un santon. — Sycomore. — L’homme qui garde le santon nous donne à manger quelques fruits du sycomore, qui ressemblent à des figues. Ce que nous appelons en Europe sycomore ne ressemble pas au sycomore. Le gardien du santon me donne aussi quelques dattes, un chien me suit, la colique me travaille. Le Nil fait ici un coude, le désert est en face et à droite ; à gauche, au delà du Nil, ce sont d’immenses prairies vertes avec de grandes flaques d’eau. — Nous montons au télégraphe, le gardien me baise la main.

Retour à la caserne. Nous dînons tous les trois dans notre chambre, à l’européenne ; haricots excellents, adieux au pacha, nuit bonne.

Le lendemain mardi, départ ; le pacha nous salue de sa fenêtre. Il fait froid toute la journée et nous gardons nos cabans. Sur le bord de la mer nous retrouvons les chameaux à dattes ; l’homme rossé nous voyant venir de loin avait pris le large.

Edkou. — Pendant qu’on appelle le passager, nous chassons dans le marais ; Max et moi abattons à la fois cinq pies de mer, dont deux se perdent dans l’eau : c’est mon premier gibier tué.

Nous déjeunons de l’autre côté du passage, à l’abri contre le mur du télégraphe, avec la moitié de notre second poulet et les provisions de Hussein-Pacha. Il fait froid, la mer est forte, nous rencontrons moins de coquilles qu’avant-hier.

À une lieue environ d’Alexandrie, il passe à côté de nous, à droite, deux chameaux montés par un nègre et un Arabe ; ils sont sans charge, les cordes sont entre-croisées à la selle et pendent sur leurs hanches ; les hommes montés dessus se tiennent debout et les battent à grands coups de bâton de palmier en riant d’une voix rauque ; les chameaux trottinent comme des dindes. Ils ont passé vite. — Rire et air féroce, notes gutturales, acres, avec de grands coups de bras.

Avant de rentrer à Alexandrie, sur la gauche, sur une hauteur, un moulin tout seul.

Nous sommes restés à Alexandrie jusqu’au dimanche 25. Beaucoup de visites. Mal au ventre.

D’Alexandrie au Caire. — Dimanche matin 25, départ sur un bateau remorqué par un petit vapeur qui ne contient que la machine. Rives plates et mortes de la Mamuddieh ; sur le bord quelques Arabes tout nus, qui courent ; de temps à autre, un voyageur à cheval qui passe, enveloppé de blanc et trottinant sur sa selle turque. — Passagers : Mme Chedutan, grande, maigre, élégante, vêtue en grecque ; son mari, médecin français au service du vice-roi, couché sur des couvertures en bas, avec une Abyssinienne à ses côtés qui le soigne ; famille anglaise, hideuse ; la maman semblait un vieux perroquet malade (à cause de son auvent vert ajouté à sa capote) ; M. Duval de Beaulieu, secrétaire de l’ambassade belge à Constantinople ; ingénieur arabe parlant anglais et se paffant de porter le soir à table.

Latfeh. — Poules sur les maisons, elles ressemblent à celles des fellahs d’Alexandrie (et de toute l’Égypte). Cela me semble lugubre, surtout au coucher du soleil. Les bateaux des Barbarins, enfoncés dans l’eau, sont rehaussés d’un bordage en terre. Le soleil se couche, les minarets de Fouah brillent en blanc à l’horizon à gauche ; au premier plan, prairie verte.

À Latfeh on entre dans le Nil et l’on prend un bateau plus grand.

Première nuit sur le Nil. — État de satisfaction et de lyrisme : je fais des mouvements, je récite des vers de Bouilhet, je ne peux me résigner à me coucher, je pense à Cléopâtre. Les eaux sont jaunes, il fait très calme, il y a quelques étoiles. Vigoureusement empaqueté dans ma pelisse, je m’endors sur mon lit de campement que j’ai fait dresser sur le pont, et avec quelle joie ! Je suis réveillé avant Maxime ; en se réveillant, il étend son bras gauche pour me chercher.

D’un côté le désert (sur la rive gauche) à droite ; à gauche, prairie verte. Avec ses sycomores, elle ressemble de loin à une plaine de Normandie avec ses pommiers. À droite, c’est gris rouge. — On voit les deux pyramides, puis une plus petite. — Travaux du barrage, c’est un pont commencé, à plusieurs arches romanes.

À notre gauche le Caire s’entasse sur une colline, la mosquée de Méhémet-Ali élève son dôme ; derrière elle, le Mokattam pelé.

Arrivée à Boulak, tohu-bohu du débarquement, un peu moins de coups de bâton qu’à Alexandrie cependant.

De Boulak au Caire, toute sur une sorte de chaussée plantée d’acacias ou de gazis. — Nous entrons dans l’Esbekieh, tout planté. — Arbres, verdure. — Descendus à l’Hôtel d’Orient, chez Coulon.

LE CAIRE.

Visite au consul M. Delaporte, bel homme ; figure de jour de l’an. — Il ne faut pas marcher sur le sable de sa cour. — Bekir-bey, baragouinant. — Joli logement avec des plantes et des chinoiseries dans son salon. — Mme Marie, en costume blanc, tarbouch d’or ; ancienne superbe femme, … carré. — Lubert-bey. — Linant-bey nous montre ses dessins.

Le soir de notre arrivée, fête d’un santon : hommes rangés en parallélogramme et psalmodiant, avec des gestes indiqués par un homme au milieu ; un autre, dans l’angle, chantait la mélodie. Figure idiote d’un jeune homme (maigre, lippu, crâne fuyant, nez avançant) pris par le vertige du rythme. Un enfant chantant aussi, en s’agitant comme les hommes.

Bouffons à la noce, l’un faisant la femme. — Plaisanteries obscènes de la malade et du médecin : « Qui va là ? non, je n’ouvre pas. Qui ? — C’est… — Non. Qui (etc. répété) qui ? une p..... — Ah ! entrez. — Que fait le médecin ? il est dans son jardin. — Avec qui ? — Avec son âne qu’il enc… »

Hier 1er décembre, nous avons vu au pied de la citadelle un saltimbanque avec un enfant de six à sept ans et deux fillettes nu-pieds en blouses bleues, bonnets de laine pointus par terre. — Pets que les fillettes faisaient avec leurs mains. — Le môme était excellent, petit, laid, carré : « Si vous me donnez cinq paras, je vous apporterai ma mère à b..... ; — je vous souhaite toutes sortes de prospérités, surtout d’avoir un long v.. » Expression avec laquelle il a dit allah en découvrant un pot rempli de gâteaux. — La langue arabe m’a paru charmante. — Deux ou trois voitures de pachas ont passé sur la place sans que le peuple se détourne. — Fil de plusieurs couleurs sortant de la bouche du maître, bâtons doubles pour se frapper. — Dans une scène de surdité l’enfant, désespéré de ne pouvoir se faire entendre, lui criait au derrière.

Au bout de peu de jours nous quittons l’Orient, malgré la société du sieur Neuville, pour l’Hôtel du Nil tenu par Bouvaret et Brochier. — Personnel : le docteur Ruppel, Mouriez, Delatour, le baron de Gottbert. Le corridor du premier étage est tapissé des lithographies de Gavarni arrachées au Charivari. Quand les sheiks du Sinaï viennent pour traiter avec les voyageurs, le vêtement du désert frôle sur le mur tout ce que la civilisation envoie ici de plus quintessencié comme parisianisme (Bouvaret est un ancien comédien de province ; c’est lui qui colle ces choses aux lambris) ; les lorettes, étudiants du quartier latin, et bourgeois de Daumier restent immobiles devant le nègre qui va vider les pots de chambre.

Un jour nous rencontrons, derrière l’Hôtel d’Orient, une noce qui passe. Les joueurs de petites timbales sont sur des ânes, des enfants richement vêtus sur des chevaux ; femmes en voile noir (de face, c’est comme ces ronds de papier dans lesquels sautent les écuyers, si ce n’est que c’est noir) poussant le zagarit ; un chameau tout couvert de piastres d’or ; deux lutteurs nus, frottés d’huile et en caleçon de cuir, mais ne luttant nullement, faisant seulement des poses : des hommes se battant avec des sabres de bois et des boucliers ; un danseur, c’était Hassan el-Bilbesi, coiffé et habillé en femme, les cheveux nattés en bandeau, veste brodée, sourcils noirs peints, très laid, piastres d’or tombant sur le dos ; autour du corps, en baudrier, une chaîne de larges amulettes d’or, carrées ; il joue des crotales ; torsions de ventre et de hanches splendides, il fait rouler son ventre comme un flot ; grand salut final où ses pantalons se sont gonflés, répandus.

Petite rue derrière l’Hôtel d’Orient. On nous fait monter dans une grande salle. Le divan avance sur la rue ; des deux côtés du divan, de petites lucarnes donnant sur la rue et qui ne peuvent se fermer : en face le divan, une grande fenêtre sans châssis ni vitre, à grille de fer, par laquelle on voyait un palmier. Sur un grand divan à gauche, deux femmes accroupies ; sur une sorte de cheminée, une veilleuse qui brûlait et une bouteille de raki. La Triestine est descendue, petite femme, blonde, rougeaude. La première des deux femmes, grosses lèvres, camuse, gaie, brutale « un poco mata signor », nous disait la Triestine ; la seconde, grands yeux noirs, nez régulier, air fatigué et dolent, est sans doute au Caire la maîtresse de quelque Européen. Elle entend deux ou trois mots de français et sait ce que c’est que la croix d’honneur. La Triestine avait une peur violente de la police, et qu’on ne fît du bruit chez elle. Abbas-Pacha, qui aime les hommes, vexe beaucoup les femmes ; on ne peut, dans cette maison publique, ni danser ni faire de la musique. Elle a joué du tarabouk, sur la table, avec ses doigts, pendant que l’autre ayant roulé sa ceinture et l’ayant nouée bas sur ses hanches, dansait ; elle nous a dansé une danse d’Alexandrie qui consiste, comme bras, à porter alternativement le bord de la main au front. Autre danse : bras droits, étendus devant soi, la saignée un peu fléchie, le torse immobile, le bassin fait des trilles. Ablution préalable de ces dames. Une portée de chats s’est dérangée de dessus ma couverture. Hadely n’a pas défait sa veste, elle m’a fait signe qu’elle avait mal à la poitrine.

Effet : elle devant, frou-frou des vêtements, bruit des piastres d’or de sa résille, bruit clair et lent. — Clair de lune. — Elle portait un flambeau.

Sur la natte : chairs dures, … de bronze, … rasé, sec quoique gras ; l’ensemble était un effet de pestiféré et de léproserie. Elle m’a aidé à me rhabiller. — Ses mots arabes que je ne comprenais pas. C’étaient des questions de trois ou quatre mots et elle attendait la réponse, les yeux entrent les uns dans les autres, l’intensité du regard est doublée. — Mine de Joseph au milieu de tout cela. — Faire l’amour par interprète.

Citadelle. — À moins qu’on n’y entre par la place de Roumélie, on y monte par des routes entourées de hauts murs.

Sur la plate-forme est la mosquée de Méhémet-Ali : au milieu de la cour, jolie fontaine en albâtre ; dans un coin de la mosquée (on la construit maintenant), le tombeau provisoire de Méhémet-Ali, entouré d’une cage en bois, recouvert de tapis, sous un lustre de cristal.

Du haut de la citadelle on a la vue générale du Caire.

Les Pyramides étaient en plein soleil, on ne pouvait les voir ; à droite, la plaine des tombeaux des califes ; en face, le Caire ; un peu plus loin, à gauche, les masses de décombres qui précèdent le vieux Caire ; derrière vous, le Mokattam, rugueux et triste.

Puits de Joseph. — Plusieurs marches, murs gris noir, un immense acacia s’épate dessus : c’est un coin biblique. On descend dans ce grand trou carré, taillé en plein dans le roc ; on a fait des ouvertures carrées dans le pan de droite du mur, afin de donner de la lumière. L’eau monte à l’aide d’une roue hydraulique. Dans une excavation du mur est le tombeau de Joseph : c’est un bloc à même la roche, surmonté d’une petite boule ; ça sonne plus creux que le roc contigu. Nous redescendons dans la ville par le chemin où furent massacrés les Mameluks ; Méhémet regardait la tuerie de la grosse tour d’en haut, où est placé le télégraphe. — Avant d’arriver à la porte qui donne sur la place de Roumélie, rencontre d’un vieux Turc actuellement pesevenque ; il est parti en France avec Napoléon et est revenu au Caire. — Sur la place nous retrouvons notre saltimbanque de l’autre jour, avec les deux fillettes et le gamin.

À propos de bouffons :

Le bouffon de Méhémet prit une femme dans un bazar et la f… sur le devant de la boutique coram populo. Un enfant, il y a quelque temps, se faisait e… par un singe. Un marabout se promenait tout nu dans les rues, avec un chapeau sur la tête et un autre au v… ; il le défaisait pour pisser, et les femmes stériles allaient se mettre sous la parabole d’urine et s’en arrosaient. Un saint (idiot) mourut il y a quelque temps épuisé par la m… de toutes les femmes qui allaient le visiter.

Mardi 4 décembre, bonne journée.

En revenant de l’Hôtel d’Orient et cherchant l’ouvrier qui raccommode le pied photographique de Maxime, j’ai considéré le joli portail de l’hôtel habité par la légation de Toscane : arcade romane à bâtons brisés, fûts à quatre colonnes, noués comme des cordes ; dans la cour, deux autruches en liberté qui se grattent avec le bec les poux de leur dos.

Kan khabile. — Bazar des orfèvres, étroit, sombre, bruyant. — Bazar des parfumeurs. — Rentré pour déjeuner, quatre lettres de ma mère.

Course aux tombeaux des kalifes, entre la levée de terre qui est derrière les portes du Caire et le Mokattam. — Couleur grise de la terre, des tombeaux, des mosquées ; à l’horizon, du côté du désert de Suez, il y a des mouvements de terrain ressemblant à des tentes.

Mosquée de X… (?). — Dans la cour centrale, un arbre chargé d’oiseaux. Nous montons au minaret ; les pierres sont rongées, déchiquetées. Sur les marches du haut, débris d’oiseaux, qui sont venus mourir là, le plus haut qu’ils ont pu, presque dans l’air. De là, j’ai le Caire sous moi ; à droite le désert, avec les chameaux glissant dessus et leur ombre à côté qui les escorte ; en face, au delà des prairies et du Nil, les Pyramides : le Nil est tacheté de voiles blanches, les deux grandes voiles entre-croisées en fichu font ressembler le bateau à une hirondelle volant avec deux immenses ailes. Le ciel est tout bleu, les éperviers tournoient autour de nous ; en bas, bien loin, les hommes tout petits, ils rampent sans bruit. La lumière liquide paraît pénétrer la surface des choses et entrer dedans.

Maxime marchande un collier de corail à une femme, collier à boule de vermeil. Elle allaitait un enfant ; elle s’est cachée pour retirer son collier, par pudeur, mais elle n’en montrait pas moins ses deux « tetons », comme dit le père Ruppel. Le marché n’a pas lieu.

À la tombée du jour, la lumière gris bleu violet pénètre l’atmosphère.

Rentrée dans la ville. — Pipe et café dans un café.

Commencement de préparatifs pour l’expédition des Pyramides. — Bon état physique et moral, bon espoir et bon ventre. Allons, allons, tout va bien.

Mardi, 4 décembre,
11 heures et demie du soir.

LES PYRAMIDES. — SAKKARA.
MEMPHIS.

Départ. — Vendredi, partis à midi pour les Pyramides.

Maxime est monté sur un cheval blanc qui encense, Sassetti sur un petit cheval blanc, moi sur un cheval bai, Joseph sur un âne.

Nous passons devant les jardins de Soliman-Pacha. — Île de Rhoda. — Nous passons le Nil en barque : pendant qu’on est occupé à faire embarquer les bêtes, un mort nous croise, porté dans sa bière, à bras. — Vigousse de nos rameurs qui chantent, ils se penchent en avant et se renversent en arrière en criant crânement. La voile est très enflée, nous filons vite.

Giseh. — Maison en terre comme à Latfeh, bois de palmiers. — Deux roues hydrauliques, l’une est tournée par un bœuf, l’autre par un chameau.

Maintenant s’étend devant nous une immense prairie très verte, avec des carrés de terre noire, places récemment labourées et les dernières abandonnées par l’inondation, qui se détachent comme de l’encre de Chine sur le vert uni. Je pense à l’invocation à Isis : « Salut, salut, terre noire d’Égypte ». La terre en Égypte est noire. Des buffles broutent ; de temps à autre, un ruisseau boueux, sans eau, où nos chevaux enfoncent dans la vase jusqu’au genou, bientôt nous traversons de grandes flaques d’eau ou des ruisseaux.

Vers 3 heures et demie, nous touchons presque au désert[9], où les trois Pyramides se dressent. Je n’y tiens plus et lance mon cheval qui part au grand galop, pataugeant dans le marais. Maxime, deux minutes après, m’imite. Course furieuse. — Je pousse des cris malgré moi, nous gravissons dans un tourbillon jusqu’au Sphinx. Au commencement, nos Arabes nous suivaient en criant : « σφίγξ, σφίγξ, oh ! oh ! oh ! » il grandissait, grandissait et sortait de terre comme un chien qui se lève.

Vue du sphinx Abou-el-Houl (le père de la terreur). — Le sable, les Pyramides, le Sphinx, tout gris et noyé dans un grand ton rose ; le ciel est tout bleu, les aigles tournent en planant lentement autour du faîte des Pyramides. Nous nous arrêtons devant le Sphinx, il nous regarde d’une façon terrifiante ; Maxime est tout pâle, j’ai peur que la tête ne me tourne et je tache de dominer mon émotion. Nous repartons à fond de train, fous, emportés au milieu des pierres ; nous faisons le tour des Pyramides, à leur pied même, au pas. Les bagages tardent à venir, la nuit tombe.

On dresse la tente (c’était son inauguration ; aujourd’hui, 27 juin 1851, je viens avec Bossière de la replier, très mal : c’est sa fin.) — Dîner. — Effet de la petite lanterne en toile blanche suspendue au mât de la tente. — Nos armes sont croisées sur les bâtons, les Arabes sont assis en rond autour de leur feu, ou dorment enveloppés de leurs couvertures dans des fossés qu’ils creusent dans le sable avec leurs mains ; ils sont couchés là comme des cadavres dans leur linceul. Je m’endors dans ma pelisse, savourant toutes ces choses ; les Arabes chantent un canzone monotone, j’en entends un qui raconte une histoire : voilà la vie du désert.

À 2 heures, Joseph nous réveille croyant que c’est le jour, ce n’était qu’un nuage blanc en face, à l’horizon, et les Arabes avaient pris Sirius pour Vénus. Je fume une pipe à la belle étoile, regardant le ciel ; un chacal hurle.

Ascension. — Levé à 5 heures le premier, je fais ma toilette devant la tente, dans le seau de toile. Nous entendons quelques cris de chacal. — Montée de la Grande Pyramide, celle de droite (Chéops). Les pierres, qui, à deux cents pas de distance, semblent grandes comme des pavés, n’en ont pas moins, les plus petites, trois pieds de haut ; généralement elles vous viennent à la poitrine. Nous montons par l’angle de gauche (celui qui regarde la Pyramide de Céphren) ; les Arabes me poussent, me tirent, je n’en peux plus, c’est désespérant d’éreintement. Je m’arrête cinq ou six fois en route, Maxime est parti devant et va vite. Enfin j’arrive en haut.

Nous attendons le lever du soleil une bonne demi-heure.

Le soleil se levait en face de moi ; toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard, semblait une mer blanche immobile, et le désert derrière, avec ses monticules de sable, comme un autre océan d’un violet sombre dont chaque vague eût été pétrifiée. Cependant le soleil montait derrière la chaîne arabique, le brouillard se déchirait en grandes gazes légères, les prairies coupées de canaux étaient comme des tapis verts, arabesques de galon. En résumé, trois couleurs, un immense vert à mes pieds au premier plan, le ciel blond rouge, vermeil usé ; derrière et à droite, étendue mamelonnée d’un ton roussi et chatoyant, minarets du Caire, canges qui passent au loin, touffes de palmiers.

Enfin le ciel a une bande d’orange du côté où va se lever le soleil. Tout ce qui est entre l’horizon et nous est tout blanc et semble un océan ; cela se retire et monte. Le soleil, paraît-il, va vite et monte par-dessus les nuages oblongs qui semblent du duvet d’un flou inexprimable ; les arbres des bouquets de village (Giseh, Matarieh, Bédrachein etc.) semblent dans le ciel même, car toute la perspective se trouve perpendiculaire, comme je l’ai déjà vue une fois du port de la Picade dans les Pyrénées ; derrière nous, quand nous nous retournons, c’est le désert, vagues de sable violettes : c’est un océan violet.

Le jour augmente, il a deux choses : le désert sec derrière nous, et devant nous une immense verdure charmante, sillonnée de canaux infinis, tachetée çà et là de touffes de palmiers ; puis au fond, un peu sur la gauche, les minarets du Caire et surtout la mosquée de Méhémet-Ali (imitant celle de Sainte-Sophie) dominant les autres. (Je trouve du côté du soleil levant : Humbert frotteur, cloué sur la pierre avec des épingles. État pathétique de Maxime qui s’était dépêché pour l’apporter et avait cuydé en crever d’essoufflement.) — Descente facile par l’angle opposé.

Intérieur de la Grande Pyramide. — Après le déjeuner nous visitons l’intérieur de la Pyramide. Elle s’ouvre du côté Nord, couloir tout uni (comme un égout) dans lequel on descend ; couloir qui remonte ; nous glissons sur les crottes de chauves-souris. Il semble que ces couloirs aient été faits pour y laisser doucement glisser des cercueils disproportionnés. Avant la chambre du roi, corridor plus large avec de grandes rainures longitudinales dans la pierre, comme si on y avait baissé quelque herse. — Chambre du roi, tout granit en pierres énormes, sarcophage vide au fond. — Chambre de la reine, plus petite, même forme carrée communiquant probablement avec la chambre du roi.

En sortant à quatre pattes d’un couloir, nous rencontrons des Anglais qui veulent y entrer, et tous dans la même posture que nous ; nous échangeons des politesses et chacun suit sa route.

Pyramide de Céphren. On ne monte pas dessus, si ce n’est Abdallah. « Abdallah cinq minutes montir ». À l’extrémité son revêtement subsiste encore, blanchi par des fientes d’oiseaux.

Intérieur. — Chambre de Belzoni. Au fond un sarcophage vide. Belzoni n’y a rien trouvé que quelques ossements de bœuf, c’était peut-être ceux d’Apis. Sous le nom de Belzoni, et non moins gros, est celui de M.  Just de Chasseloup-Laubat. On est irrité par la quantité de noms d’imbéciles écrits partout : en haut de la Grande Pyramide il y a un Buffard, 79, rue Saint-Martin, fabricant de papiers peints, en lettres noires ; un Anglais enthousiaste, a écrit Jenny Lind ; de plus, une poire représentant Louis-Philippe (presque tous noms modernes), et le jeu arabe, parallélogramme garni de petits trous ; on met de petits cailloux dans les trous, c’est un calcul.

Pyramide de Rhodopis. — Il y a dedans plus de chauves-souris que dans les autres ; leur petit cri aigre interrompt le silence de ces demeures cachées. — Une chambre effondrée ; était-ce là que gitait Rhodopis ? Le plafond est ainsi fait : deux pierres convexes se touchant font une ogive très élargie.

Non loin, par des couloirs, on communique à une autre chambre contenant des cellules latérales, à momies ; il y a six cellules, deux au fond et quatre sur le côté droit.

Hypogée, derrière la Grande Pyramide. — Sur les murs, en demi-relief, prêtres, sacrifices d’animaux, joutes navales ; une vache vêlant, le veau est tiré par un homme. Le couloir est voûté, mais c’est une seule pierre convexe creusée qui fait la voûte.

Sphinx. — Nous fumons une pipe par terre sur le sable en le considérant. Ses yeux semblent encore pleins de vie, le côté gauche est blanchi par les fientes d’oiseaux (la calotte de la Pyramide de Céphren en a ainsi de grandes taches longues), il est juste tourné vers le soleil levant, sa tête est grise, oreilles fort grandes et écartées comme un nègre, son cou est usé et rétréci ; devant sa poitrine, un grand trou dans le sable, qui le dégage ; le nez absent ajoute à la ressemblance en le faisant camard. Au reste il était certainement éthiopien ; les lèvres sont épaisses.

Après que nous eûmes examiné la seconde Pyramide, nos trois Anglais vinrent (nous les y avions invités) nous faire une visite dans notre tente : café, chibouks, fantasia de nos Arabes, trémoussement du vieux sheik appuyé des mains sur un bâton. Les Arabes s’abaissent et se relèvent en claquant des mains et en chantant : « pso malem jara leudar ; pso malem jara leudar », c’est du langage bédouin et ça veut dire : Sautons tous en rond.

Nous avions pris un garde de Giseh, nègre formidable, armé d’un bâton terminé par un cercle de fer.

Du haut de la Pyramide un de nos guides nous montrait l’endroit de la bataille, et nous disait : « Napouleoùn, sultan Kebir ? aicouat, mameluks », et avec les deux mains il faisait le geste de décapiter des têtes.

La nuit, il fait grand vent ; la tente tremble sur ses piquets, le vent donne de grands coups dans la toile comme dans la voile d’un vaisseau.

Dimanche. — Matinée froide passée à la photographie ; je pose en haut de la Pyramide qui est à l’angle S.-E. de la grande.

Tombeau-puits. — Un fossé circulaire en plein roc, puis une plate-forme au milieu de laquelle un trou carré d’environ 80 pieds (vu de haut en bas) sur une trentaine de large ; à côté (du côté des Pyramides), un puits carré. — Agilité merveilleuse de nos Bédouins. — Au fond du tombeau, un sarcophage ; dans le sarcophage, une grande figure en granit dont on ne voit que la tête. Je n’y suis pas descendu.

Petites grottes au bas de la colline des Pyramides. — Elles ont l’air d’anciennes habitations de Troglodytes. La roche est si déchiquetée qu’elle a des apparences animales, comme seraient des vertèbres informes. Le sable est couvert et rempli de détritus humains, noirs et blancs au soleil, morceaux de momies, fémurs. Nous en ramassons quelques-uns, comme nous avons fait hier, en allant au Sphinx, vers les trois figures de granit couchées dans le sable. Quelqu’un a effacé une partie du cartouche qui est sur l’une d’elles. — Scènes en demi-relief : tributs amenés à un roi, bœufs, ânes (parfaits) ; au fond, un grand Isis et Osiris assis, fort beaux. Les sculptures paraissent plus pures que celles de l’hypogée. — Petites cellules peu profondes ; sur le même côté, statue debout, fruste, la tête un peu dans les épaules.

Promenade à cheval dans le désert l’après-midi. Nous passons entre la première et la seconde Pyramide, nous arrivons bientôt devant une vallée de sable, faite comme par un seul grand coup de vent. Grandes places de pierres qui semblent de la lave. — Temps de galop, essai de nos cornets, silence. Il nous semble que nous sommes sur une grève marine et que nous allons bientôt voir les flots ; nos moustaches sont salées, le vent est âpre et fortifiant ; des traces de chacal, des pas de chameau à demi effacés par le vent. En haut de chaque colline on s’attend à découvrir quelque chose de nouveau et l’on ne découvre que toujours le désert.

Nous revenons ; le soleil se couche. — La verte Égypte au fond ; à gauche, pente de terrain toute blanche, on dirait de la neige : les premiers plans sont tout violets ; les cailloux brillent, baignés littéralement dans de la couleur violette ; on dirait que c’est une de ces eaux si transparentes qu’on ne les voit pas, et les cailloux entourés de cette lumière, glacée sur elle, ont l’air métallique et brillant. Un chacal court et fuit à droite. On les entend glapir à l’approche de la nuit. — Retour à la tente, en passant au pied de la Pyramide de Céphren, qui me paraît démesurée et tout à pic ; ça a l’air d’une falaise, de quelque chose de la nature, d’une montagne qui serait faite comme cela, de je ne sais quoi de terrible qui va vous écraser. C’est au soleil couchant qu’il faut voir les Pyramides.

Dimanche 9 décembre,
8 h. ½ du soir, sous la tente.

Des Pyramides à Memphis. — Lundi 10. Nous longeons le désert, qui s’affaisse et descend sur la vallée. — Soleil, grand air. — Les Pyramides de Sakkara sont plus petites de beaucoup et plus ruinées que celles de Giseh. À Sakkara nous avons perdu les bagages ; je reste au milieu du village, bois de palmier, pendant que Max bat les environs au grand galop pour retrouver nos gens. Quelques Arabes fumaient au pied d’un mur en terre. — Cour entourée d’une palissade de roseaux secs ; des poules çà et là. — Notre saïs en petit bourgeron bleu (il courait les coudes en arrière, comme un oiseau, et la tête en avant), avec le croisé de la corde par-dessus, et coiffé d’un petit turban blanc, promenait au pas mon cheval en sueur. Des Arabes nous remettent sur la route et nous arrivons à Memphis. — Campement sur une sorte de petit cap planté de palmiers, au bord d’un grand étang, restes de l’inondation ; à gauche, maisons échelonnées avec un santon blanc ; au fond, perspective plate, verdure.

Mardi matin 11. — Promenade au bord du lac avec nos fusils sur l’épaule. — Arrivée de Neuville escorté d’une masse de messieurs. Pipe et café, tuée de tourterelles au bord du trou où gît, et sur lui-même, un colosse (Sésostris ?) couché à plat ventre dans l’eau.

Nous montons à cheval, et à travers des champs cultivés, chevauchant par une longue chaussée de terre poussiéreuse, nous nous dirigeons sur les Pyramides de Sakkara. Au pied d’une de ces pyramides, re-rencontre de ces messieurs, ils ont perdu Neuville, dont on entend au loin la fusillade. — Quantité formidable de scorpions. — Des Arabes viennent à nous en nous offrant des crânes jaunis et des planchettes peintes. Le sol semble fait de débris humains ; pour réarranger la bride de mon cheval, mon saïs a pris un fragment d’os. La terre est trouée et mamelonnée par les puits, on monte et descend ; il serait dangereux de galoper dans cette plaine tant elle est effondrée. Des chameaux passent au milieu, avec un enfant noir les conduisant.

Pour avoir des ibis nous descendons dans un puits, puis c’est un couloir dans lequel il faut ramper sur le ventre ; on se traîne sur du sable fin et sur des débris de poterie ; au fond les pots à ibis sont rangés comme des pains de sucre chez un épicier, en tête-bêche.

Hypogée. — On dévale sur le sable par une ouverture étroite : colonnes carrées, enfouies, restes de peinture et d’un beau dessin ; chambres voûtées par des pierres convexes longitudinales ; modillons aux corniches, niches à momies. Ça devait être un très bel endroit.

Retour d’Aboukir à Memphis au galop.

Nous lisons nos notes sur Memphis, couchés sur le tapis ; les puces sautent sur le papier. — Promenade au coucher du soleil dans les bois de palmiers, leur ombre s’étend sur l’herbe verte comme les colonnes devaient faire autrefois sur les grandes dalles disparues. — Le palmier, arbre architectural. — Tout en Égypte semble fait pour l’architecture, plans des terrains, végétations, anatomies humaines, lignes de l’horizon.

Mercredi, retour au Caire, presque toujours sous des palmiers. La poussière qui s’étend sous leurs pieds est clairsemée des jours du soleil qui passent dessous ; un champ de fèves en fleurs embaume le soleil est chaud et bon. Je rencontre un scarabée sous les pieds de mon cheval. Nous passons le Nil à Bédrachein, laissant Toura de l’autre côté du Nil, un peu sur la droite.

Grand espace plat de sable jusqu’aux tombeaux des Mameluks, bon soleil, sentiment de route, poudroiement, chaleur. J’étreins mon cheval dans mes genoux et je vais le dos voûté, la tête sur la poitrine. Nous rentrons par Caraméïdan et la citadelle.

Le mercredi 12 était l’anniversaire de ma naissance, 28 ans.

RETOUR AU CAIRE.

Mosquée de Hassan : vestibule rond, pendentifs ou stalactites, grandes cordes qui pendent d’en haut. Nous mettons des babouches de palmier.

Mosquée d’Elkouloum, presque détruite, a été destinée par Ibrahim-Pacha pour faire un hôpital. Abbas-Pacha a enlevé les ouvriers pour sa maison de campagne, sur la route de Matarieh. — Cour immense ; bas-côtés ogivaux, soutenus par des piliers en carré long, flanqués aux quatre coins d’une colonne.

Place de Roumélie. — Sur la place de Roumélie, nous trouvons nos amis les saltimbanques. L’enfant faisait le mort (fort bien), on quêtait pour le ressusciter ; on lui mettait un porte-mousqueton en fer dans la bouche et il se promenait avec cela, tout nu. Non loin, groupe d’Arabes jouant du tarabouk et chantant ; plus loin un autre contait un conte, de l’encens brûlait près de lui.

Bain turc. — Petit garçon en tarbouch rouge qui me massait la cuisse droite d’un air mélancolique.

Mariée dans les rues. — J’ai entendu une noce et je me suis dépêché. La mariée, sous un dais de soie rose, escortée de deux femmes à yeux magnifiques, celle surtout qui était à sa gauche ; la mariée, comme toujours, recouverte d’un voile rouge qui, avec sa coiffure conique, la fait ressembler à une colonne ; la mariée peut à peine marcher tant elle est empêtrée.

Des santons. — Un santon de Rosette tombe sur une femme et la ..... publiquement ; les femmes qui étaient là ont défait leurs voiles et couvert l’accouplement. — Histoire d’un Français perdu dans la Haute-Égypte et sans moyens d’existence ; pour vivre il s’imagine de se faire passer pour santon et y réussit. Un Français le reconnaît… Le santon finit par obtenir une place de 12,000 francs dans l’administration militaire.

Dimanche 16 décembre 1849.

En remontant de déjeuner, j’ai entendu le cri aigre de L… qui se mourait. — J’ai lu sur mon divan les notes de Bekir-bey sur l’Arabie, il est 3 heures et demie. — À 5 heures je suis descendu dans le jardin fumer une pipe. Mme X… était morte ; en passant sur l’escalier, j’ai entendu les cris de désespoir de sa fille. Autour du bassin, près du petit singe attaché au mimosa, il y avait un Franciscain qui m’a salué, nous nous sommes regardés et il a dit : « Il y a encore un peu de verdoure », et il s’en est allé. Les enfants de l’école du Juif jouaient dans le jardin, deux petites filles et trois garçons, dont l’un faisait crier une mécanique qui fait tourner des soldats. Le docteur Ruppel est venu, a donné une noix au singe qui a sauté sur lui : « Ah ! cochon ! ah ! cochon ! ah ! petit cochon ! », a-t-il dit, puis il s’en est allé faire ses courses en ville, car il avait son chapeau. Dans la cour, Bouvaret, en chemise et fumant son cigare, m’a dit : « c’est fini ». On va enlever la mère et la fille qui se cramponne à elle : elle crie maintenant à tue-tête, ce sont presque des aboiements.

C’était une Anglaise élevée à Paris ; dans le quartier où elle vivait elle a fait la connaissance d’un jeune musulman, maintenant caïmakan, et s’est faite musulmane. Les prêtres musulmans et les catholiques se disputent son enterrement ; elle s’est confessée ce matin, mais depuis la confession elle est revenue à Mahomet et va être enterrée à la turque.

4 heures moins le quart.

À partir de lundi 17, toute la semaine il a plu ; le temps a été employé à l’analyse des notes de Bekir-bey et à la photographie. Deux fois, nous nous sommes risqués avec nos grandes bottes dans les rues du Caire, pleines de lacs de boue : les pauvres Arabes pataugeaient là dedans jusqu’à mi-jambe et grelottaient ; les affaires sont suspendues, les bazars fermés, aspect triste et froid ; des maisons s’écroulent sous la pluie. Pour sécher la boue, on répand dessus de la cendre et des décombres, ainsi s’élève graduellement le niveau des terrains.

Samedi 22, visite au tombeau d’Ibrahim-Pacha dans la plaine qui est entre le Mokattam et le Nil, après Caraméïdan. Tous les tombeaux de la famille de Méhémet-Ali sont d’un goût déplorable, rococo, canova, europo-oriental, peintures et guirlandes de cabaret, et par là-dessus des petits lustres de bal.

Nous longeons l’aqueduc qui porte des eaux à la citadelle ; des chiens libres dormaient et flânaient au soleil, des oiseaux de proie tournaient dans le ciel. — Chien déchiquetant un âne dont il ne restait qu’une partie du squelette et la tête avec la peau complète ; la tête, à cause des os, est sans doute le plus mauvais morceau. C’est toujours par les yeux que les oiseaux commencent, et les chiens généralement par le ventre ou l’anus ; ils vont, tous, des parties les plus tendres aux plus dures.

Jardin de Rhoda. — Grand, mal tenu, plein de beaux arbres, palmiste des Indes. Au bout, du côté du Caire, escalier qui descend dans l’eau. — Palais de Méhémet-bey (sur la droite en regardant le Caire), celui qui fit ferrer son saïs qui lui demandait des markoubs. — Dans le jardin de Rhoda il y a, du côté de Giseh et cachée sous les arbres, près d’un sycomore magnifique, une maison qu’on louait jadis aux consuls et où l’on mènerait bien la vie orientale…

Hôpital de Caserlaïneh. — Bien tenu. — Œuvre de Clot-bey, sa trace s’y trouve encore. Jolis cas de véroles ; dans la salle des mameluks d’Abbas, plusieurs l’ont dans le .... Sur un signe du médecin, tous se levaient debout sur leurs lits, dénouaient la ceinture de leur pantalon (c’était comme une manœuvre militaire) et s’ouvraient l’anus avec leurs doigts pour montrer leurs chancres. Infundibulums énormes ; l’un avait une mèche dans le … ; v… complètement privé de peau à un vieux ; j’ai reculé d’un pas à l’odeur qui s’en dégageait. — Rachitique : les mains retournées, les ongles longs comme des griffes ; on voyait la structure de son torse comme à un squelette et aussi bien, le reste du corps était d’une maigreur fantastique, la tête était entourée d’une lèpre blanchâtre.

Cabinet d’anatomie : préparation en cire d’Auzoux, dessin d’écorché aux murs, fœtus d’Auzoux dans sa boîte ronde ; sur la table de dissection un cadavre d’Arabe, avec une belle chevelure noire, il était tout ouvert.

Pharmacien corse, en veste de canne.

Le soir, scène de Sassetti.

Lundi 24 décembre, journée passée au Mokattam, où nous n’avons rien vu. Déjeuner entre deux roches ; les ânes se perdent, Joseph passe tout son temps à les chercher. Nous marchons dans le désert, nous nous couchons par terre, pas une idée, presque pas une parole, bonne journée d’inaction et d’air. Sur la hauteur en vue de la citadelle, une vieille mosquée. Nous montons les marches ruinées du minaret, d’où l’on voit le Caire, le vieux Caire presque au premier plan, les deux grands minarets blancs de la mosquée de Méhémet-Ali, les Pyramides, Sakkara, la vallée du Nil, le désert au delà, Choubra au fond à droite. Nous avons bu une tasse de café dans un café près de la citadelle et fumé dans de longs chicheks (de la Mecque). À ma gauche, un peu derrière moi, un homme, monté sur le banc, faisait sa prière ; un enfant, pour faire une farce, a soufflé dans le cornet de Joseph ; un âne était à la porte, se tenant dans une pose parthénonienne, une jambe en avant et la tête gourmée comme l’âne de J.-C. dans la fresque de Flandrin à Saint-Germain-des-Prés. Après avoir fait sa prière, l’homme s’est tranquillement peigné la barbe, comme fait un monsieur dans son cabinet de toilette. Ce même âne de Maxime, qui brayait souvent, avait à la fin des gargouillements comme le chameau ; est-ce à force d’en entendre ? on n’a pas encore étudié jusqu’à quel point va l’imitation chez les animaux ; cela pourrait finir par dénaturer leur langue, ils changeraient de voix.

Messe de minuit (latine). — Évêque sous un dais, chandelles, colonnes garnies de damas rouge. — Au-dessus, gynécée en bois de palmier, en forme de ventre (comme malgré soi et la force de sa destination même ?) ; quelques voiles de femmes paraissaient à travers. Pendant que les prêtres mettaient leurs chasubles, airs dansants de l’orgue.

Mardi 25, jour de Noël, visite à M. Delaporte. Mme Delaporte, petite, blonde, est anglaise, le bas du visage comme la Muse. — Lambert n’est pas chez lui. — Mougel-bey. — Interminable promenade sur l’Esbekieh avec Lubert et Bekir. — Peur de se compromettre de ces messieurs. Quelle sotte et triste vie ! — Le fils du shériff de la Mecque avec toute sa suite à cheval, turban en cachemire, caftan vert ; teint de café. — Dîner, conversation plus que légère, puis socialo-philosophique ; a dû peu amuser la société.

26, visite aux mosquées avec Delatour et môsieu Malezieux : redingote, col, chapeau, gants jaunes, air pitoyablement couenne, ne s’amusant pas du tout de l’architecture arabe. En revanche, en passant près du bazar des nègres, du côté de Bab-el-Foutoum, s’est émoustillé : « Dites donc à votre guide de lui dire de se mettre toute nue », à propos d’une pauvre négresse qui était devant nous.

Mosquée d’El-Asar. — Mollahs par terre au soleil, dans la cour, écrivant, pérorant ; enfilades de colonnes au pied desquelles on voyait des cercles de turbans blancs. Le sheik écartait à coups de bâton la foule, quand elle devenait trop compacte autour de nous. — Brutalité de notre cavas pour faire ranger le monde : sur les marches des mosquées, il prenait son long bâton à pomme d’argent à deux mains et tapait de droite et de gauche.

Settiyeneb-Hacanin.

Hôpital civil de l’Esbekieh. — Fous hurlant dans leur loge. — Un vieux qui pleurait pour qu’on lui coupât le cou. — L’eunuque noir de la grande princesse est venu me baiser les mains. — Une vieille femme me priait de la b....., elle exhibait son flasque et long teton pendant jusqu’au nombril et tapait dessus ; penchant la tête de côté et montrant les dents, elle avait des sourires d’une exquise douceur. Dans la cour, en m’apercevant, s’est mise à cabrioler sur la tête « et leur monstroyt son cul » ; c’est sa coutume lorsqu’elle voit des hommes. — Dans sa loge une femme dansait en tapant sur son pot de chambre de fer-blanc comme sur un tarabouk.

Singe devant l’Hôtel d’Orient. — Une dame de la suite de la grande-duchesse de Hollande lui a donné ses gants. Avec elle était un monsieur décoré du Grand Lion néerlandais et ayant pour épingle de cravate un vaisseau à trois ponts. — Visite à Batissier.

Le soir, bal masqué dans la rue des b..... valaques. Il y avait en tout deux masques ayant le physique de p..... à 3 francs, spincers noirs avec des fourrures. — Grosse femme, maîtresse de l’établissement, table de jeux et consommation de petits verres : c’était d’un comique froid et stupide.

Jeudi 27. — Bazar des parfumeurs. — Visite à l’évêque catholique, réfectoire, bon dîner de ces messieurs : il y a deux espèces de gâteaux de Savoie. — Il n’y a moyen d’en rien tirer ; après vingt minutes de conversation presque à moi seul, je salue la compagnie.

Tombeau des califes où photographie Maxime.

Delatour. — Rentrée au Caire, tout est dans l’ombre, si ce n’est, du côté du vieux Caire, une place d’or dans le ciel sur lequel se détachent en noir quelques minarets.

Le Caire aux lumières.

Vendredi 28. — Démarches infructueuses pour les renseignements commerciaux. — Visite à l’évêque copte, qui me reçoit dans sa cour, précédé par Haçan qui lui dit : « C’est un cawadja françaou qui voyage par toute la terre pour s’instruire et qui vient vers toi pour causer de ta religion ». Dans un petit jardin de quelques arbres, plate-bande de haute verdure sombre ; un divan treillagé en fait le tour.

L’évêque copte, vieux à barbe blanche, dans sa pelisse, accroupi dans un coin du divan, nu-pieds ; il toussotait. Autour de lui, des livres ; à une certaine distance, trois docteurs en robe noire, plus jeunes, debout, et avec de longues barbes aussi.

Quand il a été fatigué, un autre prêtre a continué. — Haçan, au milieu, debout, les bras croisés dans ses larges manches. — J’avais laissé mon courbach à l’entrée. — Moi assis sur le divan et devisant.

Samedi 29. — À 3 heures de l’après-midi, été à Boulak faire notre première visite à Lambert-bey. — Le soir, vieux bonhomme qui vient chez nous ; il a connu Bonaparte et nous fait la description exacte de sa personne : « petit, sans barbe, la plus belle figure qu’il ait jamais vue, beau comme une femme, avec des cheveux tout jaunes ; il faisait indistinctement l’aumône aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans ». Notre vieux nous dit qu’il s’embête et voudrait bien que nous l’emmenions avec nous dans notre pays. C’est un fumeur d’opium ; le seul effet que cela lui fasse, c’est qu’il reste plus longtemps sur sa femme, quelquefois une heure. Il a été jadis très riche, a été marié 21 fois et s’est ruiné.

Nous avons eu ce jour-là, après notre déjeuner, des danseurs, le fameux Hassan el-Bilbesi, et un autre avec des musiciens ; son compagnon eût été remarqué sans lui. Pour costume à tous les deux, de larges pantalons et une veste brodée, les yeux peints avec de l’antimoine (koheull). La veste descend jusqu’à l’épigastre, tandis que les pantalons, retenus par une énorme ceinture de cachemire pliée en plusieurs doubles, ne commencent à peu près qu’au pubis, de sorte que tout le ventre, les reins et la naissance des fesses sont à nu, à travers une gaze noire retenue par les vêtements inférieurs et supérieurs. Elle se ride sur les hanches comme une onde transparente à tous les mouvements qu’ils font. La flûte aigre, tarabouk, vous sonne dans la poitrine ; le chanteur domine tout.

Voici la traduction de ce que chantait le chanteur pendant la danse :

« Un objet turc d’une taille svelte possède des regards aiguisés et pénétrants.

« Les amants, à cause d’eux, ont passé la nuit dans les fers de l’esclavage.

« Je sacrifie mon âme pour l’amour d’un faon qui a su enchaîner des lions.

« Mon Dieu, qu’il est doux de sucer, de sucer le nectar de sa bouche !

« Ce nectar-là n’est-il pas la cause de ma langueur et de mon dépérissement ?

« Ô pleine lune, c’est assez de rigueur et de tourments ; il est temps que tu accomplisses la promesse que tu as faite à l’amoureux languissant.

« Et surtout ne mets pas un terme aux faveurs que tu lui accorderas. »

Les danseurs passent et reviennent. Inexpressivité de la figure sous le fard et la sueur qui coulent.

L’effet résulte de la gravité de la tête avec les mouvements lascifs du corps ; quelquefois ils se renversent tout à fait sur le dos, par terre, comme une femme qui va s’étendre, et se relèvent tout à coup d’un soubresaut brusque, tel un arbre qui se redresse une fois le vent passé. Dans les saluts et révérences, temps d’arrêt ; leurs pantalons rouges se bouffissent tout à coup comme des ballons ovales, puis semblent se fondre en versant l’air qui les gonfle. De temps à autre, pendant la danse, le cornac fait des plaisanteries et baise Haçan au ventre. Haçan, tout le temps, ne s’est pas quitté de vue de dedans la glace.

Mouriez déjeunait pendant ce temps-là sur une petite table ronde à gauche.

Dimanche, visité église copte du vieux Caire. — M. de Voltaire eût dit : « Quelques méchants gredins réunis dans une vilaine église accomplissent sans pompe les rites d’une religion dont ils ne comprennent même pas les prières ». De temps à autre le premier assistant venu indique tout haut la prononciation du mot que le prêtre ne peut lire.

Crypte de la Vierge, où l’on dit qu’elle se reposa avec son enfant quand elle arriva en Égypte. La crypte est supportée par des arcs plein cintre sur les côtés. Du reste, nulle. On nous lit des fragments d’évangile.

Mosquée d’Amrou, au vieux Caire, sur le plan de celle de la Mecque. On nous montre la colonne qu’Omar chassa à coups de fouet de la Mecque en lui ordonnant de venir se placer ici, ce qu’elle exécuta ; on voit la marque du coup de fouet. On nous montre un puits dans lequel dernièrement un Algérien retrouva sa tasse qu’il avait laissée tomber dans le puits Zemzem. À l’entrée, à gauche, on montre deux colonnes jumelles : l’homme qui n’a pas dit de mensonge peut, quoiqu’elles soient fort rapprochées, passer entre elles deux et elles se referment ensuite.

Visite à Birr, commandant, aide de camp de Soliman-Pacha, grand et bon Allemand qui nous offre à déjeuner, ce que nous refusons.

Lundi, Saint-Sylvestre. — Départ pour le barrage, à dromadaire, qui nous réussit assez. Delatour et Joseph trottinent à âne. — Famille Mongel. — Mohammed.

Photographie. — Villages de fellahs de l’autre côté du Nil. — Soirée musicale. — Couché dans la cange. — Scandalisé Delatour.

Mardi, jour de l’an. Matinée froide et brumeuse. Nous repartons sur les dromadaires. Atrocement triste jusqu’à Choubra, il m’est impossible de parler.

Mercredi, visite à Linant-Bey. Il nous reçoit dans son jardin dont on taille les haies ; il y a des roses, nous sommes au 2 janvier. Linant nous montre l’atlas de M. Jomard sur son voyage à l’oasis d’Ammon.

Jeudi 3, achat de graines, excellent bain.

Matarieh-Héliopolis. — Vendredi 4, départ pour Matarieh. Route sous des arbres. — Obélisque dans le jardin de Selim-effendi. — Un Arménien à long nez d’oiseau de proie, signe distinctif de la race. — Petite sakieh à l’entrée du jardin où est l’obélisque. — L’arbre de la Vierge est dans un autre jardin, sur la droite en arrivant à Matarieh ; c’est comme plusieurs bûches mises de champ du milieu de la réunion desquelles sort un tronc. Le jardin est plein de roses.

Je rentre au Caire, seul, dans un bon état. Le matin, en venant, j’avais vu un ibis blanc picorant dans l’herbe verte à côté des buffles ; quelquefois on en voit de posés sur leur dos ou sur leurs cornes.

Samedi 5. — J’ai traversé le Caire à pied tant on glissait. Tout le long de la route, tantôt je descendais de mon baudet, tout en colère, je faisais quelques cents pas à pied, puis je remontais, et toujours de même. Le jeune Mohammed criait : « Haênbraim aibraim !! » de toute sa force, et Brahim ne venait pas. Nos fouilles auprès de deux piliers carrés de pierre à l’entrée de Matarieh sont infructueuses, nous ne trouvons qu’un gros bardach, un caillou rond et une espèce de bracelet en poterie. — Rentrée au Caire par le désert de Suez. — Le soir à dîner conversation des plus libres.

Dimanche 6 janvier. — Aqueduc de Joseph. Nous passons tout l’après-midi à tirer des oiseaux de proie le long de l’aqueduc de Pharaon. Des chiens blanchâtres, à tournure de loup, à oreilles pointues, hantent ces puants parages ; ils font des trous dans le sable, nids où ils couchent. — Carcasses de chameaux, de chevaux et d’ânes. Il y en a qui ont le museau violet de sang caillé recuit au soleil ; des mères pleines se promènent avec leurs gros ventres ; suivant leur caractère individuel ils aboient aigrement ou se dérangent pour nous laisser passer. Un chien d’une autre tribu est fort mal accueilli, lorsqu’il vient dans une tribu étrangère. — Des huppes tigrées et au long bec picorent les vermisseaux entre les corps des charognes. — Les côtes du chameau, plates et fortes, ressemblent à des branches de palmier dégarnies de feuilles et courbées. — Une caravane de quatorze chameaux passe le long des arcs de l’aqueduc pendant que je suis à guetter des vautours. Le grand soleil fait puer les charognes, les chiens roupillent en digérant, ou déchiquetant tranquillement.

Après la chasse aux aigles et aux milans, nous avons tiré sur les chiens : une balle qui tombait près d’eux les faisait s’en aller lentement sans courir. Nous étions sur un mamelon, eux sur un autre ; tout le vallon compris entre eux et nous était dans l’ombre. Un chien blanc posé au soleil, oreilles droites. — Celui que Maxime a blessé à l’épaule s’est tourné en demi-lune, a roulé avec des convulsions par terre, puis s’en est allé… mourir dans son trou sans doute. À la place où il avait été atteint, nous avons vu une flaque de sang et une traînée de gouttelettes s’en allait dans la direction de l’abattoir. C’est un enclos de médiocre grandeur, à 300 pas de là ; mais il y a cent fois plus de charognes en dehors qu’en dedans, où il n’y a guère que des tripailles et un lac d’immondices. C’est au delà, entre le mur et la colline qui est derrière, que se voient d’ordinaire le plus de cercles tournoyants d’oiseaux. Tout le terrain de ce quartier n’est que monticules de cendre et poteries cassées. Sur un morceau de poterie, des gouttes de sang.

C’est le long de l’aqueduc que se tiennent d’ordinaire les filles à soldats, qui se livrent là à l’amour moyennant quelques paras. Maxime, en chassant, a dérangé un groupe, et j’ai régalé de Vénus nos trois bourriquiers moyennant la somme de 60 paras (une piastre et demie 7 sols environ). Ce jour-là, quelques soldats et des femmes fumaient au pied des arches et mangeaient des oranges ; un d’eux monté sur l’aqueduc faisait le guet. Je n’oublierai jamais le mouvement brutal de mon vieil ânier s’abattant sur la fille, la prenant du bras droit, lui caressant les seins de la main gauche et l’entraînant, le tout dans un même mouvement, avec ses grandes dents blanches qui riaient, son petit chibouk de bois noir passé dans le dos, et les guenilles enroulées au bas de ses jambes malades.

Lundi 7, entrée au Caire de la princesse belle-mère d’Abbas-Pacha, revenant du pèlerinage de la Mecque. On a été l’attendre au palais, qui est dans le désert de Suez. — Pèlerins montés sur des chameaux, qui descendent et se jettent dans les bras de leurs amis ou parents. — Deux hommes qui s’embrassent en pleurant et s’écartent aussitôt. — Manœuvres de l’infanterie irrégulière dans le désert. — Il fait froid et beaucoup de poussière ; Bekir-bey nous fait entrer parmi l’état-major ; la musique joue des polkas. — Le chef de musique, grosse bedaine en redingote et en souliers-bottes, à cheval : Nubar-bey, jeune Arménien à la tournure quartier latin, figure grotesque des pauvres pachas turcs serrés dans leurs uniformes européens.

Les chameaux de la princesse ont aux genouillères des miroirs entourés de colliers de perles, autour du cou un triple collier de sonnettes, sur la tête des bouquets de plumes de couleurs.

Les fenêtres de sa litière sont en forme de hublot de navire et décorées de glaces à l’intérieur.

Les lances des irréguliers sont, au bout de la hampe, décorées d’un hérisson de plumes.

Mercredi, je me promène tout seul dans le Caire, par un beau soleil, dans le quartier compris entre Carameïdan et la porte de Boulak (celle qui est au cœur de l’Esbekieh, à gauche en regardant le nord). Je me perds dans les ruelles et j’arrive à des culs-de-sac. De temps à autre je trouve une place faite par des décombres de maisons ou plutôt par des maisons qui manquent ; des poules picorent, des chats sont sur les murs. — Vie tranquille, chaude et retirée. — Quelques effets de soleil éblouissant, lorsque tout à coup on sort de ces ruelles si resserrées que les auvents des moucharabiehs des maisons entrent les uns dans les autres.

Jeudi 10, rentrée de la caravane de la Mecque, entrée du Tapis.

Nous nous levons matin et nous allons dans la rue, du côté de Bab-el-Foutoun, attendre la caravane. On voit des têtes de femmes aux fenêtres, sous les auvents des moucharabiehs, et qui se voilent dès qu’elles s’aperçoivent qu’on les regarde.

Sur un chameau est assis un homme tout nu jusqu’à la ceinture, qui se dandine en mesure, dervichisant. Les hommes de la cavalerie irrégulière ont des attitudes superbes de déguenillement et de férocité ; pas de pièces à leurs vêtements, de la poussière et pas de taches ; mais, en revanche, quelque bien disciplinée (relativement) que soit la troupe, c’est d’une opposition grotesque. — Plagiat européen, les pauvres officiers en sous-pieds, et quelles chaussures !

Chammas. — Mlle  Rose Jallamion. — Histoire de Birr et du baron de Gottbert.

Jeudi 17. — Boulak, Nil, cange, soleil, vaste et calme aspiration. — Bains, seuls, parfums, lumière par les lentilles de verre des rotondes. — Bardaches. — Jusqu’à 1 heure de nuit nous travaillons avec Khabef-effendi.

C’est l’Épiphanie des Grecs, nous sortons à 1 heure du matin ; en attendant l’ouverture de l’église, nous stationnons dans un café. L’église ouvre à 4 heures du matin. — Église des Arméniens : une espèce de rotonde vitrée à l’entrée, dans laquelle on vend des bougies. Au moment où nous entrons, les assistants sont tournés le dos à l’autel et le nez vers la porte. Les tableaux religieux sont dans le goût de ceux des Coptes. — Effet charmant des chœurs à demi-voix (chantés par les enfants) qui continuent le point d’orgue du fausset poussé par l’officiant. Quand le fausset est au bout de son point d’orgue, le chœur, mezza voce, continue. Peu de beauté dans les costumes. Le signe de croix est mêlé aux vraies prosternations musulmanes : ainsi, d’abord un signe de croix, puis une prosternation où le front touche à terre.

Re-station dans un café, Max va se coucher, les Grecs ne sont pas encore ouverts. — Troisième station dans un café, Joseph et moi, il est 4 heures du matin.

Dans l’église grecque, tableaux byzantins d’un goût russe, cela vous reporte aux neiges. En entrant (pour la 2e fois) dans l’église, le demi-crépuscule commençait, j’avais ce picotement des yeux d’un homme qui a veillé sur ses jambes. Quelques grandes dames grecques entraient dans l’église ; j’ai été saisi par une bouffée de bonne odeur (fraîche) qui sortait de dessous leur voile, dans le grand mouvement de coude qu’elles faisaient pour le raffermir sur leur tête, et par le bas le vent soulevait. À cette heure je vois passer devant moi un bas d’étoffe rose et le bout d’un pied dans une pantoufle jaune pointue.

L’office fut interminable. Le patriarche dans sa chaire, fier et dur de regard, a apostrophé deux ou trois fois vigoureusement les femmes qui babillaient dans le gynécée. — Petit garçon en redingote allant lui baiser la main et se prosternant. — Abus du baisement de main. — Lui-même baise l’évangile. Après une quête on verse aux assistants de l’eau de fleur d’oranger sur les mains. — Je m’en vais à 8 heures et la messe n’a fini qu’à 10 !

Le lendemain matin, contrat avec raiz Ferzalis au consulat.

Lundi matin, visite à Soliman-Pacha.

Vendredi 25 janvier, cérémonie du Danseh. — Piétinement. — Tohu-bohu de couleurs, à cause de tous les turbans qui se pressaient. Deux voitures pleines d’étrangers ; une troisième voiture, verte, d’où sort la tête d’un nègre. Sur la terrasse du palais, à droite, des eunuques qui regardent. Deux troupes d’hommes se sont avancées, se balançant et hurlant, quelques-uns avec des broches de fer passées dans la bouche, ou des tringles passées dans la poitrine ; et aux deux bouts étaient des oranges. Un grand nègre, la tête portée en avant, et tellement furieux qu’on le tenait à quatre ; il ne savait plus où il était. Des eunuques tombaient sur la foule à grands coups de bâton de palmier pour faire faire place ; on entendait les coups sonner sur les tarbouchs comme sur des balles de laine, ça avait le son régulier et nombreux d’une pluie. Par ce moyen un chemin a été ouvert dans la foule et l’on y a déposé les fidèles en tête-bêche, couchés à plat ventre par terre. Avant que le shériff ne passât, un homme a marché sur l’allée d’hommes pour voir s’ils étaient bien serrés les uns contre les autres et qu’il n’y eût pas d’interstice.

Le shériff en turban vert, pâle, barbe noire, attend quelques moments que la rangée soit bien tassée ; son cheval est tenu à la bouche par deux saïs, et deux hommes sont aux côtés du shériff et le soutiennent lui-même. Cheval alezan foncé, le shériff en gants verts. À la fin ses mains se sont mises à trembler et il s’est presque évanoui sur sa selle, au bout de la promenade. Il y avait, à vue de nez, environ 300 hommes ; le cheval allait par grands mouvements et avec répugnance, donnant des coups de reins sans doute. La foule se répand aussitôt derrière le cheval quand il est passé, et il n’est pas possible de savoir s’il y a quelqu’un de tué ou blessé. Bekir-bey nous a affirmé qu’il n’y avait eu aucun accident.

La veille, nous avions été au couvent des Derviches. Furieux coups de tambourin, un homme se roulait par terre avec un couteau. Quels coups de tarabouks ! le canon n’en approche pas, comme effet terrifiant. — Tentes sur l’Esbekieh, nous nous y promenons le soir, aux lumières, à regarder les longues files de gens chanter.

Lundi 28, présentation de M. Lemoyne, consul général, au consulat du Caire. — Effet triste de l’habit brodé d’argent de M. Belin, sans croix, entre celui de M. Lemoyne et celui de M. Delaporte. — Pompe. — M. Desgontanis, en Européen, que nous avions vu la veille en vieil Égyptien, regardant chanter dans une tente de l’Esbekieh.

Mardi 29, réception de M. Lemoyne à la citadelle. — Non-envoi de troupes, on part nonobstant. — Grand divan en brocatelle. — Au fond, dans un angle, Abbas-Pacha (quelque chose de Baudry plus grand). — Mamelucks déplorables, ressemblent à des domestiques de louage. — Triste luxe. — Chammas avec une bande d’or à son pantalon, à cheval avec la canne. — Visite au consulat. — Zizinia descend de voiture, coulé en argent ; ressemblait à un bâton de sucre de pomme entouré de sa feuille de plomb. Il descend de sa voiture d’une manière carrée. — Visite chez Bekir-Lubert : « son altesse a été charmante ». M. Benedetti et Mme Mari. — La négresse de Bekir, drapée du menton dans son voile blanc, apportant les chibouks et le café.

Soirée froide et sans soleil.

Mardi 5 février, dîner chez Soliman-Pacha, avec M. Macherot, ex-professeur de dessin à l’école de Giseh (supprimée).

À 8 heures, couché dans la cange ; dévoré de puces pour l’inaugurer.

SUR LE NIL[10].

Nous restons la nuit amarrés devant le conac de Soliman-Pacha, Maxime attend des glaces par le courrier de demain.

Le matin, mercredi 6, nous entendons jouer au billard chez Soliman. — Nous faisons une petite course en sandal jusqu’à la pointe de l’île de Rhoda ; nos marins sont tout étonnés de voir un cawadja manier des avirons. À 2 heures, Joseph arrive… sans glaces ! Nous partons.

Bon vent arrière ; peu à peu, les barques, si nombreuses, s’éclaircissent. — Déjeuner. — La cange va, inclinée sur tribord ; le canot de la douane nous accoste : trois piastres et nous passons.

Il fait beau, nos marins sont joyeux, nos matelots font de la musique ; Joseph, à son fourneau, et l’écumoir à la main, exécute deux ou trois pas ; Chimy, le grotesque de la troupe, danse avec un bardach sur la tête. Le vent faiblit à l’entrée de la nuit. — Coucher de soleil. Les Pyramides de Sakkara se détachent en gris dans la couleur d’or, qui s’étend depuis la ligne de la terre jusqu’au milieu du ciel ; à gauche, c’est d’abord rose, jaune, vert, enfin bleu ; au milieu est le Nil jaune, et au milieu du fleuve la cange, et Joseph au milieu de la cange, avec un mouchoir noué sur son tarbouch.

Jeudi matin 7. — Quand je monte sur le pont, on est tout près de la rive. La couleur de la terre est exactement celle des Nubiennes que j’ai vues au bazar des esclaves.

On hale à la corde. Vers 10 heures, on s’arrête à une île du fleuve ; les Pyramides de Sakkara sont derrière nous, à droite. Nous descendons avec nos fusils dans l’île, nous rencontrons deux hommes couchés dans les roseaux, des canards et des oiseaux blancs ; c’est le grotesque de l’équipage qui nous suit avec un grand et gros bâton. — Sable dont l’aspect général est celui des bords de l’Océan ; sur la grève, quelques places mouillées qui ressemblent à de la crème de chocolat grise.

Khamsin. On s’enferme, le sable croque sous les dents, les visages en deviennent méconnaissables ; il pénètre dans nos boîtes de fer-blanc et abîme nos provisions, il est impossible de faire la cuisine. Le ciel est complètement obscurci, le soleil n’est plus qu’une tache dans le ciel pâle. De grands tourbillons de sable se lèvent et fouettent les flancs de notre daabié, tout le monde est couché. Une cange d’Anglais descend le Nil avec furie et tournoie dans le vent. À la nuit tombante Max descend à terre avec Sassetti et Joseph, et tend quelques lignes de fond.

Vendredi. — Tiré à la corde le matin pendant quatre heures. Nous amarrons au village de Kafr’laïat, où nous sommes un peu protégés de la poussière par sa berge plus haute. Quelques bateaux sont amarrés au bord. Nous passons la journée de khamsin renfermés dans notre chambre. Le soir nous mettons pied à terre et nous allons à 20 minutes de là chasser des tourterelles dans un bois de palmiers qui entoure un village. Jeune garçon en turban blanc qui nous suit et nous indique les oiseaux sur les branches, tout en filant au fuseau du coton jaunâtre.

Samedi. — Même mouillage, chasse le matin au même endroit. Vent froid. — Groupes de moutons et de buffles qui passent çà et là entre les palmiers, conduits par un enfant déguenillé ou par une femme ; le vent tord et colle avec furie les vêtements bleus de la fellah. — Silence. — Bientôt le village tout entier marche autour de nous et nous accompagne ; un jeune garçon grimpe au haut d’un palmier dénicher une tourterelle qui s’y était accrochée en tombant. Après le déjeuner, retour au même endroit et plus loin encore dans un autre bouquet de palmiers. Toute la journée nous faisons un effroyable abatis d’oiseaux. Couchés à 7 heures du soir, nous dormons quinze heures.

Dimanche. — Mauvais temps ; restés dans la cange toute la journée ; amarrés un peu plus loin que le village précédent. Un Arabe tenant en laisse les lévriers de Haçan-bey est venu les faire boire à la rivière. — Deux ou trois bateaux là. — Lu de l’Homère, écrit de la Cange.

Lundi. — Le temps se radoucit. Pyramide de Saioué à droite, que je vois le matin. Toute la journée halé à la corde. — Un peu de vent, le Nil est tout plat, nous marchons sur la berge, foulant du beau sable fin. Nous passons l’après-midi à paresser sur le pont ; le soir nous redescendons à terre à gauche, sur la rive droite.

Des nuages d’or, semblables à des divans de satin, le ciel est plein de teintes bleuâtres gorge pigeon : le soleil se couche dans le désert. À gauche, la chaîne arabique avec ses échancrures ; elle est plate par son sommet, c’est un plateau ; au premier plan, des palmiers, et ce premier plan est baigné dans la teinte noire ; au deuxième plan, au delà des palmiers, des chameaux qui passent, deux ou trois Arabes vont sur des ânes. Quel silence ! pas un bruit. De grandes grèves et du soleil ! le passage ainsi peut arriver à devenir terrible ; le Sphinx a quelque chose de cet effet.

Benisouëf. — Le 13, arrivée à Benisouëf. Comme notre cange aborde, un barbier se présente avec son miroir rond, incrusté, et ses serviettes pelucheuses. — Maison du gouverneur crépie à la chaux. — Son enfant vêtu à la stambouline et tiré dans des sous-pieds.

Jeudi 14. — Départ pour Medinet el-Fayoum, sur d’exécrables ânes, munis de bâts plus exécrables encore.

Campagne plate, tapis vert uniforme, relevé de temps à autre par un bouquet de palmiers cachant un village. Immense quantité de fèves ; on dirait que ce légume se venge de son interdiction. — Déjeuner près d’une fontaine, au village de El-Agegh. — Autre village plus grand où Maxime se perd.

Tombeaux ruinés, qui ressemblent à des culs de four ; des guenilles, des os blanchis paraissent à même dans la terre, comme une galantine coupée par la moitié.

Douer de Bédouins. — Belles filles dans la campagne. — Chiens hurlant autour des tentes déchirées. — Nous traversons un petit bout de désert, campagne redevient cultivée.

Medinet el-Fayoum. — « Favorisca » pour le café. — Couvent. — Deux Allemands sans culottes et en redingotes humant le raki. — Boule d’un janissaire Saba-Rahil, petit homme vif, ressemblant un peu à Potier. — Consommation de petits verres, avec des dragées. — Le soir on cause de saint Antoine, Arius, saint Athanase ; les notables du pays viennent nous examiner. — Dans un divan, accrochés au mur : une vue de Quillebœuf, une de Graville, paysage aux environs de Rouen ; ces méchantes lithographies lui venaient de M. Drouettes.

Le soir, après le dîner, re-petits verres et cantiques de la Vierge à tue-tête.

Le jeune garçon de Saba-Rahil présentant les chibouks avec beaucoup de grâce. — Pour ses péchés, le padre lui ordonnait comme pénitence de balayer sa chambre avec sa langue.

Je passe la nuit à me gratter, et à entendre les chiens aboyer.

Le lendemain matin, promenade le long du Bahr-Yousouf. Nous regardons un homme jeter un épervier. — Mosquée en ruines dont on voit les arcades au bord de l’eau ; tas de décombres réduits en tas de poussière grise ; arbustes au bord de l’eau, c’est là l’ancienne Medinet. — Promenade dans les bazars. — Visites au frère du gouverneur de la ville, Mahmoud-Aga, et au gouverneur du Fayoum, Yousouf-effendi.

Départ pour le lac Mœris. — Couché à Abou-Gausch. — Hazir, vieux, estropié de la main, figure de polichinelle. — Pour dîner, un plat de pain trempé. Le tapis sur lequel nous nous étendons a plus de puces que de fils, la chambre est bâtie en terre ; elle a deux fenêtres et une porte au haut d’un escalier en ruines. Je passe la nuit les yeux ouverts ; je vais fumer, dans ma pelisse, sur le mur, près de là, à gauche en sortant, et je regarde les étoiles. Le ciel est pur, les étoiles ont l’air de colliers, de couronnes brisées… les chiens aboient ; plus près, un petit enfant crie dans la nuit. À 5 heures, je réveille Joseph qui se lève d’un bond : « Si signore » ; à 6 heures, nous partons pour le lac, le sheik en tête.

Au bout de deux heures de marche, la verdure nous quitte, le terrain, sec, est crevassé par de grandes fentes régulières. — Canal de Bahr-Yousouf, énorme encaissement ; l’eau coule au fond entre des verdures rabougries. — Pittoresque inattendu des montagnes au milieu d’un pays plat.

Le lac est tout bleu foncé, les montagnes derrière. On arrive jusqu’au bord difficilement, à cause du marais. Les gens de la suite du sheik vont dans l’eau jusqu’aux genoux pêcher des poissons qu’ils prennent avec la main. Nous ne voyons du lac aucune extrémité, ni ce qui le termine à droite, ni ce qui le termine à gauche, mais seulement ce qui est en face, et la rive où nous sommes.

Retour à Abou-Gausch. Nous dévorons à pleines mains un morceau de mouton. Le brave sheik reçoit, à l’insu de ses gens, quatre medgids.

Retour à Medinet. Les buffles, les moutons, les chèvres, tout rentre, les gamins à califourchon sur des ânes chargés d’herbes, la poussière tourbillonne sous le pied des bêtes. — Dîner chez Saba-Rahil : le bon padre fait gras par politesse pour nous, et nous en donne la permission. — Plaisanterie de l’hôte sur le padre à ce sujet. Cela me rappelle M. le maire tourmentant M. le curé qu’il invite à dîner le dimanche. Notre hôte cependant faisait maigre. — Sa femme, grosse Syrienne, laide, à bonne figure, enceinte (des œuvres du padre ?). — Il boit à « la republica francesa » ; brave homme, religieux, hospitalier ; ses politesses nous touchent.

Dimanche. — Retour à Benisouëf. — Déjeuner près d’un santon, sous un grand arbre. De pauvres Arabes qui travaillent aux digues par corvée. — Bu, en guise de tasse, dans le long pot en fer-blanc à tabac.

Lundi. — Repos. — Rencontre de la cange de M. Robert et du Polonais qui a habité Neufchâtel. — Grands radeaux faits avec des jarres ballass et que l’on rame avec des baliveaux déracinés. — Nos matelots font venir une p… à bord, qui danse. — Danse dos à dos et tête à tête. — Au soleil couchant, le Nil est tout plat, le ciel rose, la terre noire ; sur le bleu du fleuve une teinte rosée, reflet du ciel ; devant nous, en plein raccourci, arrive une cange, les marins rament en chantant ; toute noire dans la lumière qui l’entoure ; elle aborde près de nous. Au dîner, Joseph se surpasse dans la confection d’un pâté comme il avait fait le matin pour une omelette.

De Benisouëf à Siout. — Les berges du fleuve, souvent, sont à grandes lignes droites les unes sur les autres.

La montagne blanche (charab) est mamelonnée en monticules, qui sont rayés en gris, rayés comme le dos d’une hyène ; d’autres fois, c’est une falaise blanche toute unie.

Djebel Téïr. — Couvent Copte. Moines à l’eau descendant tout nus de la montagne : « cawadja christiani, batchis, cawadja christiani » ; et les échos dans les grottes répètent « cawadja cawadja ». — Ils entourent le bateau… gueulade, coups de bâton ; Joseph frappe avec ses pinncettes. — Les noms d’Allah et de Mohammed, tohu-bohu de manœuvres, de coups. — Pendant ce moment, une barque nous croise.

À gauche (rive droite), la chaîne arabique se rapproche de nous. Quelquefois elle est inclinée, avec un attique qui règne en haut ; d’autres fois elle est à pic ; généralement elle affecte le profil d’un plateau, son sommet est presque toujours plat.

La chaleur commence.

Souadeh. — Vendredi 22, mouillé le soir à Souadeh. — Lune, bois de palmiers (c’est sur la rive droite, à gauche). Nous nous promenons dans un champ de cannes à sucre, trois matelots nous escortent avec leurs bâtons ; des chiens aboient, des rigoles coulent au pied des cannes à sucre.

De temps à autre, on rencontre une cange qui descend, presque toujours c’est un Anglais. Effet triste : on se croise, on se regarde passer sans rien dire. Sur le bord de l’eau, des échassiers rangés en file ; quand on descend sur la grève, on voit les marques innombrables de leurs longues pattes minces. Dans le ciel, bandes d’oiseaux qui se déploient comme la gigantesque lanière d’un fouet, détachée ; cela va en l’air comme une corde abandonnée, poussée dans le vent.

Pas de montagnes à droite, sur la rive gauche, ligne unie de palmiers ; la berge est grise.

Santon de Sheik-Saïd. — On donne à manger aux oiseaux qui sont censés porter le pain au santon pour la consommation des pauvres et des voyageurs ; on émiette du pain sur le pont, ils y viennent et le mangent ; on le leur jette dans l’eau, ils fondent dessus, les ailes ouvertes, et repartent.

De temps à autre, dans la roche, il y a des trous : ce sont les demeures des anciens ermites.

Le Nil, souvent, a l’air d’un lac, on est emprisonné par des coudes, on ne sait pas de quel côté on va, et comment on pourra sortir. La chaîne arabique généralement est une haute falaise blanche.

Sur le bord de l’eau un buffle qui nous regarde.

Manfalout. — Bâtie sur la rive, les maisons sont de même couleur qu’elle. Le Nil emporte la ville par morceaux.

Lundi 24. — Depuis deux jours nous ne voyons plus de grues, mais des hérons. Tantôt le bateau s’est engravé, nous avons poussé tous. Pendant le dîner nous arrivons au rivage de Siout et nous nous y amarrons. Quand nous sortons sur le pont, il fait à gauche un large clair de lune sur les flots, c’est une plaque d’argent. — Préparatifs de lettres pour demain matin. — Aujourd’hui, salut d’un bateau dont nous ne pouvons reconnaître le pavillon. Quatre coups de feu.

Siout (Lycopolis) est à un grand quart de lieue du Nil. — Au bord des digues, gazis ; dans une prairie, ibis noir.

Nous entrons dans la ville par le divan, le conac est à droite. — Grande cour carrée, blanche, plantée d’arbres ; rues en pente bien balayées. — Promenade vers la ville des morts, avec le docteur Curg ; nous voyons passer un enterrement.

Nous montons dans les grottes de Lycopolis. Par l’ouverture, large, vue encadrée des prairies ; au fond, la chaîne arabique. Au premier plan, se détachant dans la lumière, un âne ; à gauche, en bas, lorsqu’on descend, grand cimetière avec ses murs dentelés et ses dômes : les murs dentelés représentent d’ensemble un régiment confus de mâchoires de requins.

Notre guide nous prend par la main et nous conduit mystérieusement pour nous montrer l’empreinte, sur le sable, d’une bottine de femme. C’est une Anglaise qui a passé là il y a quelques jours. Pauvre garçon !

Déjeuner chez Curg. Sa femme, fille de Linant-bey.

Promenade dans les bazars. — Gros Syrien marchand de toiles. — Un Polonais causant en italien avec Max. — Bain excellent, tellement chaud que je ne peux mettre le pied dans la piscine.

Le jour s’abaisse, nous retournons à la cange ; les gens qui marchent sur la rive du fleuve ont l’air d’ombres chinoises ; il est nuit.

Mercredi. — Notre grotesque Schimi déserte. Après l’avoir attendu quelque temps, nous partons à 11 heures. Excellent vent arrière. Maxime a tué ce matin un petit oiseau vert qu’il vient de jeter à l’eau : c’était comme une fleur s’en allant sur les ondes, ce qui lui a fait dire spirituellement : « Les oiseaux ne sont-ils pas les fleurs de l’air ? »

Mercredi 27, jeudi 28, bon vent arrière.

Vendredi 1er mars. — À 11 heures 10 minutes du matin, aperçu le premier crocodile, il se tenait sur le sable, au bord de l’eau. Bientôt nous en voyons quelques autres, parmi les arbrisseaux, sur la berge, à gauche. Le raiz se soucie peu de nous descendre, à cause de la mauvaise réputation « de ces parages » où il y a beaucoup de voleurs. Pendant une heure et demie nous chassons vainement les crocodiles glissant et déboulinant dans les herbes.

Samedi 2. — Au milieu du jour, nous voyons plusieurs crocodiles à la pointe d’un îlot. Quand la cange approche, ils se laissent glisser dans l’eau, comme de grosses limaces. Nous marchons sur cet îlot de sable pendant une heure sans rien trouver. Au bout de l’îlot, je tue un petit vautour.

Hamameh. — Le soir, nous mouillons à Hamameh, en face Denderab ; cela devient grand. — Palmiers doums : cet arbre fait penser à un arbre peint. Petit bois, à tournure, avec des hommes en robe bleue, assis au pied, fumant leurs pipes. — Au coucher du soleil, la verdure devient archi-verte (on entre dans une autre nature, le caractère agricole de l’Égypte disparaît), la chaîne arabique est lie de vin, tout le paysage énorme.

Un pêcheur nous propose un crocodile empaillé. — Chien qui hurlait affreusement à son côté. — Nous enjambons plusieurs chadoufs pour aller dans le champ où était le crocodile.

Keneh. — Dimanche matin. — Comme Siout, la ville est à quelque distance du Nil, un bras stagnant du fleuve est au pied des maisons. Mais pour aller de la cange à la ville il faut une demi-heure à pied, vingt minutes en se pressant, d’abord sur le sable, ensuite sur une haute digue. Des arbres à gauche, parmi lesquels des cassiers.

Les bazars sentent le café et le santal. Au détour d’une rue, en sortant du bazar, à droite, nous tombons tout à coup dans le quartier des almées. La rue est un peu courbe ; les maisons, de terre grise, n’ont pas plus de quatre pieds de haut. À gauche, en descendant vers le Nil, une rue adjacente, un palmier. Ciel bleu. Les femmes sont assises devant leur porte, sur des nattes, ou debout… Vêtements clairs, les uns par-dessus les autres, qui flottent au vent chaud ; des robes bleues autour du corps des négresses. Elles ont des vêtements bleu ciel, jaune vif, rose, rouge, tout cela tranche sur la couleur des peaux différentes. Colliers de piastres d’or tombant jusqu’aux genoux ; coiffures de fils de soie (enfilés de piastres) au bout des cheveux, et faisant du bruit les unes sur les autres. Les négresses ont sur les joues des marques de couteau longitudinales, généralement trois sur chaque joue : c’est fait dans l’enfance, avec un couteau rougi.

Femme grosse (Mme Maurice) en bleu, yeux noirs enfoncés, menton carré, petites mains, les sourcils très peints, air aimable. Petite fille à cheveux crépus, descendus sur le front, marquée légèrement de petite vérole (dans la rue qui continue le bazar en suivant tout droit pour aller à Birr-Amber, passé l’épicier grec). — Une autre était vêtue d’un habar de Syrie bariolé. — Grande fille qui avait une voix si douce en appelant : cawadja ! cawadja !… Le soleil brillait beaucoup.

Arrivée inopportune de Fioravi (M. de Lauture m’a dit qu’il était mort depuis) et du sieur Ortalli : il faut aller chez eux ! — Récriminations d’Ortalli sur le compte de Curg. — Arrivée d’un domestique anglais et du drogman Abraham chez Fioravi, qui nous montre, sous une barrique, dans sa cour, une statue égyptienne (de la décadence) assise et les bras croisés c’est une femme. À la fenêtre, nous voyons une Grecque, petite, blanche, yeux bleus, allaitant un enfant (c’est la femme de Fioravi ?). — Fioravi, pantalon de toile, veste, main estropiée, spina ventosa. — Ortalli : « si vous avez besoin de moi ? », me rappelle François, mon guide d’Ajaccio.

Nous retournons dans la rue des almées, je m’y promène exprès ; elles m’appellent : « cawadja, cawadja, batchis ! batchis, cawadja ! » Je donne à l’une, à l’autre, des piastres ; quelques-unes me prennent à bras le corps pour m’entraîner, je m’interdis de les b..... pour que la mélancolie de ce souvenir me reste mieux, et je m’en vais.

Le fils Issa aveugle.

Nous avons un nouveau matelot, Mansourh. Avant de partir nous achetons à un homme qui nous les propose, sur le rivage, une boîte de dattes sèches de la Mecque !

Repartis vers 2 heures et mouillé à 11 heures du soir à Nakhadeh.

Jusqu’à présent le Nil ne se rétrécit pas.

La nuit, quelques étoiles se mirent dans l’eau, elles y sont allongées comme la flamme de grands flambeaux.

Le jour, sous le soleil, à la pointe de chaque vague brille une étoile de diamant.

Les montagnes ont quelquefois des dispositions de lignes pareilles à celles qui se trouvent dans un aérolithe, quand on le coupe par le milieu.

Lundi 4 mars, 2 heures. — Nous allons bientôt passer devant Thèbes. À droite, devant nous, derrière la montagne, se trouve la vallée des Rois ; à gauche, devant moi, il y a une petite barque où sont des hommes qui pêchent. Elle touche une grande grève de sable, au bout de laquelle est une ligne verte de palmiers. Le vent vient de reprendre, nous allons plus vite.

Passé devant Louqsor. — Je nettoyais ma lorgnette quand nous avons aperçu Louqsor, à notre gauche ; je suis monté sur la chambre. — Les sept colonnes, l’obélisque, la maison française. — Des Arabes assis au bord de l’eau près d’une cange anglaise. — Le gardien de la maison française nous crie qu’il a une lettre pour nous, c’est la carte du baron Anca. Nous haltons. Parmi les gens devant notre barque, un nègre, drapé comme une momie, tout en cartilage, desséché, avec un petit takieh sale sur le haut de la tête ; des femmes baignent leurs pieds dans l’eau, un âne est venu boire.

Coucher de soleil sur Medinet-Abou. — Les montagnes sont indigo foncé (côté de Medinet-Abou) ; du bleu par-dessus du gris noir, avec des oppositions longitudinales lie de vin, dans les fentes des vallons. Les palmiers sont noirs comme de l’encre, le ciel rouge, le Nil a l’air d’un lac d’acier en fusion.

Quand nous sommes arrivés devant Thèbes, nos matelots jouaient du tarabouk, le bierg soufflait dans sa flûte, Khalile dansait avec des crotales ; ils ont cessé pour aborder.

C’est alors que, jouissant de ces choses, au moment où je regardais trois plis de vagues qui se courbaient derrière nous sous le vent, j’ai senti monter du fond de moi un sentiment de bonheur solennel qui allait à la rencontre de ce spectacle, et j’ai remercié Dieu dans mon cœur de m’avoir fait apte à jouir de cette manière ; je me sentais fortuné par la pensée, quoiqu’il me semblât pourtant ne penser à rien, c’était une volupté intime de tout mon être.

Esneh[11]. — Mercredi 6. Arrivés à Esneh vers 9 heures du matin. Près de la berge quelques palmiers ; un peu plus loin on descend légèrement et l’on remonte par un mouvement de terrain ; là se trouve le quartier des Nubiens.

Bambeh. — Pendant que nous déjeunions, une almée, maigre et les tempes étroites, les yeux peints d’antimoine et ayant un voile passé par-dessus sa tête, et qu’elle tenait avec ses coudes, est venue causer avec Joseph. Elle était suivie d’un mouton familier, dont la laine était peinte par places en henné jaune, le nez muselé par une bande de velours noir ; très touffu, les pieds comme ceux d’un mouton factice, et ne quittant pas sa maîtresse.

Nous descendons à terre. La ville, comme toutes les autres, en boue sèche, moins grande que Kesneh, les bazars moins riches. Sur la place, café avec des Arnautes. La poste y réside, c’est-à-dire l’effendi y vient faire sa besogne. — École au-dessus d’une mosquée, où nous allons pour acheter de l’encre. — Première visite au temple, où nous ne restons guère. — Sur les maisons sont des sortes de tours carrées, avec des perches couvertes de ramiers. Sur leurs portes, quelques almées, moins qu’à Kesneh, d’un costume moins brillant, d’un aspect moins crâne.

Maison de Ruchiouk-Hânem. — Bambeh nous précède, accompagnée du mouton ; elle pousse une porte et nous entrons dans une maison qui a une petite cour, et en face de la porte un escalier. Sur l’escalier, en face de nous, la lumière l’entourant et se détachant sur le fond bleu du ciel, une femme debout, en pantalons roses, n’ayant autour du torse qu’une gaze d’un violet foncé.

Elle venait de sortir du bain, sa gorge dure sentait frais, quelque chose comme une odeur de térébenthine sucrée ; elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l’eau de rose.

Nous sommes entrés au premier étage. On tourne à gauche au haut de l’escalier, dans une chambre carrée, blanchie à la chaux : deux divans, deux fenêtres, une du côté des montagnes, une autre donnant sur la ville ; de celle-là, Joseph me montre la grande maison de la fameuse Saphiah.

Ruchiouk-Hânem est une grande et splendide créature, plus blanche qu’une Arabe, elle est de Damas ; sa peau, surtout du corps, est un peu cafetée. Quand elle s’assoit de côté, elle a des bourrelets de bronze sur ses flancs. Ses yeux sont noirs et démesurés, ses sourcils noirs, ses narines fendues, larges épaules solides, seins abondants, pomme. Elle portait un tarbouch large, garni au sommet d’un disque bombé, en or, au milieu duquel était une petite pierre verte imitant l’émeraude ; le gland bleu de son tarbouch était étalé en éventail, descendait, et lui caressait les épaules ; devant le bord du tarbouch, posée sur les cheveux et allant d’une oreille à l’autre, elle avait une petite branche de fleurs blanches, factices. Ses cheveux noirs, frisants, rebelles à la brosse, séparés en bandeaux par une raie sur le front, petites tresses allant se rattacher sur la nuque. Elle a une incisive d’en haut, côté droit, qui commence à se gâter. Pour bracelet, deux tringlettes d’or tordues ensemble et tournées l’une autour de l’autre. Triple collier en gros grains d’or creux. Boucles d’oreilles un disque en or, un peu renflé, avant sur sa circonférence de petits grains d’or.

Elle a sur le bras droit, tatouées, une ligne d’écritures bleues.[12]

 
 

Les musiciens arrivent : un enfant et un vieux, l’œil gauche couvert d’une loque ; ils raclent tous les deux du rebfabeh, espèce de petit violon rond, terminé par une branche de fer qui s’appuie par terre, avec deux cordes en crin. Le manche aussi est très long par rapport au corps même de l’instrument. Rien n’est plus faux ni plus désagréable. Les musiciens ne discontinuent pas d’en jouer ; il faut crier pour les faire s’arrêter.

Ruchiouk-Hânem et Bambeh se mettent à danser. — La danse de Ruchiouk est brutale, elle se serre la gorge dans sa veste de manière que ses deux seins découverts sont rapprochés et serrés l’un près de l’autre. Pour danser, elle met, comme ceinture pliée en cravate, un châle brun à raie d’or, avec trois glands suspendus à des rubans. Elle s’enlève tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, chose merveilleuse ; un pied restant à terre, l’autre se levant passe devant le tibia de celui-ci, le tout dans un saut léger. J’ai vu cette danse sur des vieux vases grecs.

Bambeh affectionne la danse en ligne droite ; elle va avec un baisser et un remonter d’un seul côté de hanche, sorte de claudication rythmique d’un grand caractère. Bambeh a du henné aux mains (elle a servi de femme de chambre au Caire, dans une maison italienne, et entend quelques mots d’italien ; un peu mal aux yeux). Leur danse, du reste, sauf ce pas de Ruchiouk indiqué plus haut, ne vaut pas de beaucoup celle de Hassan el-Bibesis. L’opinion de Joseph est que toutes les belles femmes dansent mal.

Ruchiouk a pris un tarabouk. Elle a, quand elle en joue, une pose superbe : le tarabouk est sur ses genoux, plutôt sur la cuisse gauche ; le bras gauche a le coude baissé, le poignet levé, et les doigts, jouant, tombent entr’écartés sur la peau du tarabouk ; la main droite frappe et marque le rythme ; elle se renverse la tête un peu en arrière, gourmée et la taille cambrée.

Ces dames, surtout le vieux musicien, absorbent considérablement de raki. Ruchiouk danse avec mon tarbouch sur sa tête, elle nous reconduit jusqu’au bout de son quartier, et alternativement monte sur nos deux dos en faisant beaucoup de charges.

Café de ces dames. — Gourbis, avec des jours de soleil entrant par les branches et faisant des taches lumineuses sur la natte où nous sommes assis. Nous prenons une tasse. — Joie de Ruchiouk en voyant nos deux mèches et en entendant Max dire : « la illah Allah Mohammed rassoun Allah ».

Seconde visite plus détaillée au temple, nous attendons l’effendi pour lui remettre une lettre. — Dîner.

Nous revenons chez Ruchiouk. La chambre était illuminée par trois mèches dans des verres pleins d’huile, mis dans des girandoles de fer-blanc accrochées au mur. Les musiciens sont à leur poste. — Petits verres pris très précipitamment, le cadeau de liquides et nos sabres font leur effet.

Entrée de Saphiah-Zougairah, petite femme à nez gros, yeux noirs, enfoncés, vifs, féroces et sensuels ; son collier de piastres sonne comme une charrette ; elle entre et nous baise la main.

Les quatre femmes assises alignées sur le divan et chantant. Les lampes font des losanges tremblotants sur les murs, la lumière est jaune. Bambeh avait une robe rose à grandes manches (toutes sont en étoffes claires) et les cheveux couverts d’un fichu noir à la fellah. Tout cela chantait, les tarabouks sonnaient, et les rebecs monotones faisaient une basse, criarde, piano : c’était comme un chant de deuil gai…[13]

 
 
 
 
 

Ruchiouk nous danse l’abeille. Préalablement, pour qu’on puisse fermer la porte, on renvoie Fergalli et un autre matelot, jusqu’alors témoins des danses, et qui, au fond du tableau, en constituaient la partie grotesque ; on a mis sur les yeux de l’enfant un petit voile noir, et on a rabattu sur les yeux du vieux musicien un bourrelet de son turban bleu. Ruchiouk s’est déshabillée en dansant. Quand on est nu, on ne garde plus qu’un fichu avec lequel on fait mine de se cacher et on finit par jeter le fichu ; voilà en quoi consiste l’abeille.

Du reste elle a dansé très peu de temps et n’aime plus à danser cette danse. — Joseph, animé, battant des mains : « là, eu, nia, oh ! eu nia, oh ! » Enfin, quand après avoir sauté de ce fameux pas, les jambes passant l’une devant l’autre, elle est revenue haletante se coucher sur le coin de son divan, où son corps remuait encore en mesure, on lui a jeté son grand pantalon blanc rayé de rose, dans lequel elle est entrée jusqu’au cou, et on a dévoilé les deux musiciens.

Quand elle était accroupie, dessin magnifique et tout à fait sculptural de ses rotules.

Autre danse : on met par terre une tasse de café ; elle danse devant, puis tombe sur les genoux et continue à danser du torse, jouant toujours des crotales, et faisant dans l’air une sorte de brasse comme en nageant. Cela continuant toujours, peu à peu la tête se baisse, on arrive jusqu’au bord de la tasse que l’on prend avec les dents, et elle se relève vivement d’un bond.

Elle ne se souciait pas trop que nous restions à coucher chez elle, de peur des voleurs qui viennent lorsqu’ils savent qu’il y a des étrangers. Des gardes ou maquereaux (auxquels elle ne ménageait pas les coups) ont couché en bas dans la chambre à côté, avec Joseph et la négresse, esclave d’Abyssinie qui portait à chaque bras la cicatrice ronde (comme une brûlure) d’un bubon pestilentiel. Nous nous sommes couchés, elle a voulu garder le bord du lit. Lampe : la mèche reposait dans un godet ovale à bec. — …

 

… , elle s’endort la main entre-croisée dans la mienne, elle ronfle ; la lampe, dont la lumière faible venait jusqu’à nous, faisait sur son beau front comme un triangle d’un métal pâle, le reste de la figure dans l’ombre. Son petit chien dormait sur ma veste de soie sur le divan. Comme elle se plaignait de tousser, j’avais mis ma pelisse sur sa couverture. J’entendais Joseph et les gardes qui causaient à voix basse ; je me suis livré là à des intensités nerveuses pleines de réminiscences. — …

 
 

— Une autre fois je me suis assoupi le doigt passé dans son collier, comme pour la retenir si elle s’éveillait. J’ai pensé à Judith et à Holopherne couchés ensemble. À deux heures trois quarts, réveil plein de tendresse…

 
 
 

Je fume un chicheh, elle va causer avec Joseph, rapporte un pot de charbons allumés, se chauffe, se recouche. « Basta. »

Quelle douceur ce serait pour l’orgueil si, en partant, on était sûr de laisser un souvenir, et qu’elle pensera à vous plus qu’aux autres, que vous resterez en son cœur !

Le matin nous nous sommes dit adieu fort tranquillement.

Nos deux matelots viennent pour porter nos affaires à la cange, je vais chasser autour d’Esneh après être rentré à la cange. — Champ de coton sous des palmiers et des gazis. — Des Arabes, des ânes, des buffles vont aux champs. Le vent soufflait dans les branches minces des gazis, cela sifflait comme chez nous dans les joncs. Le soleil monte, les montagnes ne sont plus comme le matin, en sortant de chez Ruchiouk, rose tendre ; l’air frais me fait du bien aux yeux. Hadji-Smaël qui m’escortait, se penche de temps à autre pour découvrir des tourterelles entre les branches ; quand il m’en montrait, je ne les voyais guère. Un homme puisait à une chadouf.

J’ai beaucoup pensé à ce matin (St-Michel), chez le marquis de Pomereu, au Héron, où je me suis promené tout seul, dans le parc, après le bal : c’était dans les vacances de ma quatrième à ma troisième.

Je retourne à la barque prendre Joseph. — Lettre donnée à l’effendi. — Achat de viande, de ceinture. — Le tailleur pour mes guêtres dans un khan où a habité Joseph lorsqu’il servait deux maîtres qui cherchaient des trésors. — Nous prenons de l’encre à la mosquée, les moutards emplissaient l’école et écrivaient sur des planches.

Nous rencontrons Bambeh et la quatrième femme qui jouait du tarabouk ; Bambeh s’est occupée de notre provision de pain. Elle a la figure extrêmement fatiguée.

Parti de Esneh à midi moins le quart. — Des Bédouins nous ont vendu une gazelle qu’ils avaient tuée le matin, de l’autre côté du Nil.

Temple d’Esneh. — Est au milieu de la ville, enfoncé dans les terrains. On y descend par un escalier en terre, fait depuis les déblais opérés jusqu’au pied des colonnes : ce n’est que le pronaos du temple. Au fond, porte au milieu, deux autres plus petites ; les murs sont couverts de grands dessins représentant des présentations d’offrandes à des divinités, partout les mêmes scènes sont répétées. Les colonnes sont couvertes d’hiéroglyphes. Sur les colonnes on voit une espèce d’oiseau ressemblant par le corps à un perroquet avec des oreilles et des pattes de lièvre ; il est accroupi sur le train de derrière, dans une position animée, et les pattes rapprochées de la tête. Comme plastique, l’ensemble du dessin de toutes ces représentations est généralement lourd, mastoc, décadent ; les genoux, au lieu d’être perpendiculaires à la jambe, sont rentrés en dedans, comme les miens, ce qui est laid.

Ce temple a de longueur 33 m. 70 et de largeur 16 m. 89, la circonférence des colonnes est de 5 m. 37, la hauteur totale des colonnes est de 11 m. 37. Il y a 24 colonnes.

Par l’ouverture supérieure, entre le sol et le plafond, la lumière arrivait en plein. — Sur un mur d’en face, poteries rondes pour recevoir des pigeons. — Un Arabe est monté sur le chapiteau d’une colonne pour laisser tomber le ruban métrique. Une vache jaune, à gauche, a passé sa tête. À l’entrée, débris de momies confisqués par le Gouvernement dans les environs et que l’on a mis là. Dans un des cercueils, tête d’enfant bien conservée, et encore parfaitement reconnaissable. Sur les dalles couronnant les murs (toit du temple), des noms de troupiers français. Mur de l’Est, et la date 1799 : Louis Ficelin, Ladouceur, Lamour, Luneau, François Dardant.

Il y a là aussi à côté — c’est ici que je le vois pour la première fois — des marques de pieds faites au couteau, comme si l’on avait, avec un couteau, suivi tout le contour du pied ; ensuite on a, par des raies, figuré la séparation des doigts. C’est au coin Sud-Est que se trouvent le plus de marques de pieds. À côté d’un de ces pieds est cette inscription :

Assouan. — Samedi 9 mars. — Arrivés à Assouan à travers les rochers qui sont au milieu du fleuve ; ils sont chocolat noir, de longues fientes d’oiseaux font dessus de grandes raies blanches qui vont s’élargissant par le bas. À droite, des colonnes de sable, nues, sans rien autre chose sur elles que le bleu du ciel, cru, tranchant. L’air est très profond, la lumière tombe d’aplomb, c’est un paysage nègre.

Assouan sur la rive droite. Nous doublons l’île d’Éléphantine pour y arriver, et nous voyons des gens du pays passer le fleuve, assis dans l’eau comme des Tritons, sur des bottes de cannes ou sur des troncs de palmier, et pagayant avec une seule rame. Le corps nu et noir brille au milieu des flots, jusqu’à la ceinture. Sur le bord on défait sa chemise, on la roule en turban autour de sa tête, on y glisse le chibouk ; arrivé à la rive opposée on laisse là cet étrange bateau, on remet (ou non) sa chemise et l’on s’en va.

Sur la plage d’Assouan, quelques petites canges. Des Nubiens sont autour de marmites qui bouillent, sous une espèce de tente supportée par quatre bâtons. — À gauche, en arrivant à Assouan, quand on double Éléphantine, restes d’un mur romain. — Rocher avec une inscription hiéroglyphique.

Éléphantine. — Promenade dans Éléphantine. Une cange échouée sur sa rive (côté d’Assouan), sous des palmiers, dans la position d’un gros poisson laissé par la marée. — Mansourh nous accompagne. — Enfants qui nous suivent. — Nous tournons, nous passons sous les palmiers ; les sakis, tirés par deux maigres vaches, crient ; un enfant est assis derrière. Au bout de l’île, banc de sable ; au milieu de l’île, verdure de l’orge ; à la partie méridionale, ruines, débris de poteries et un cimetière près de deux piliers (reste d’une porte), dont les dessins sont fort abîmés. À cet endroit, en se tournant vers le Nord, on a le paysage suivant : au premier plan, des terrains gris ; entre deux avancées de palmiers, la verdure de la prairie ; au bout de l’île, le Nil dans la découpure des rochers, et, sur la droite, le palais blanc de Mahmoud-bey, qui semble tout au bout de la prairie quoique en étant très loin ; des deux côtés, le Nil ; à gauche, des collines de sable toutes jaunes ; à droite, Siout dans les palmiers.

Au coucher du soleil, les arbres ont l’air faits au crayon noir et les collines de sable semblent être de poudre d’or. De place en place elles ont des raies noires minces (traînées de terre, ou plis du vent) qui font des lignes d’ébène sur ce fond d’or, or comme celui des vieux sequins.

Assouan n’est pas tout à fait sur le bord du Nil, il faut monter.

Nous allons dans un petit khan acheter de la gomme (à gauche, du même côté que le café). Le dessus, fait de nattes de palmier, était pénétré de soleil, il pendait en déchirures épaisses, losangées, etc. — Toiles d’araignées qui pendaient dans les coins. — La poussière unissait le ton varié des fils des nattes ; le bleu du ciel, féroce, passait à travers les trous de formes différentes.

Le Mâlim avec son fils, malade.

Le gouverneur, sur le devant de sa porte, porte ses deux mains à son turban pour saluer nos firmans ; à côté de lui, un gros blond obèse, couvert d’habits, ancien gouverneur de Wadi-Halfa. On lui amène un homme qui a découvert de l’argent dans l’île d’Éléphantine, qui l’a déclaré, et auquel on n’en donne pas moins la question pour savoir s’il n’a pas mis quelques pièces de côté ; un soldat déserteur ; une petite Nubienne fort bien faite, dont on mesure la taille avec un bâton pour tarifer la somme que chaque marchand doit payer par tête d’esclave.

Dans une boutique nous voyons une almée, grande, mince, noire ou plutôt verte, cheveux crépus nègres ; ses yeux d’étain roulent, de profil elle est charmante. — Autre petite femme gaie, avec ses cheveux crépus, ébouriffés sous son tarbouch.

Azizeh. — Cette grande fille s’appelle Azizeh. Sa danse est plus savante que celle de Ruchiouk. Pour danser elle quitte son vêtement large et passe une robe d’indienne à corsage européen. Elle s’y met ; son col glisse sur les vertèbres d’arrière en avant, et plus souvent de côté, de manière à croire que la tête va tomber : cela fait un effet de décapitement effrayant.

Elle reste sur un pied, lève l’autre, le genou faisant angle droit, et retombe dessus. Ce n’est plus de l’Égypte, c’est du nègre, de l’africain, du sauvage, c’est aussi emporté que l’autre est calme.

Autre pas : mettre le pied gauche à la place du droit, et le droit à la place du gauche, alternativement, très vite.

La couverture qui servait de tapis dans sa cahute faisait des plis, elle s’arrêtait de temps en temps pour la retirer.

Elle s’est mise nue, elle avait sur le ventre une ceinture de perles de couleurs, et son grand collier de piastres d’or lui descend… ; elle le passe par le bout dans sa ceinture de perles.

En dansant, précipités des hanches furieux et la figure toujours sérieuse. Une petite fille de deux ou trois ans, en qui le sang parlait, tâchait de l’imiter, et dansait d’elle-même, sans rien dire.

C’était sous une hutte en terre, à peine assez haute pour qu’une femme s’y tînt, dans un quartier hors de la ville, tout en ruines, et ruines à ras de terre. — Au milieu du silence, ces femmes en rouge et en or.

Sur le bord de la plage, un homme tenant des plumes d’autruches à la main, nous les propose à vendre.

Lundi 11 mars. — Le matin nous nous disposons à passer la cataracte et nous partons avec deux raïs spéciaux, et un pilote nubien (raïs Haçan) qui nous doit mener jusqu’à Wadi-Halfa.

Notre vieux pilote, ridé, à grand nez, courbé sur la barre et regardant au loin. — Des enfants, montés sur des troncs de palmiers, se jettent dans les tourbillons d’écume et disparaissent ; on voit la proue de leur tronc de palmier qui se cabre lorsqu’ils remontent à la surface, ils abordent sur le pont, tout ruisselants d’eau. Ça a l’air de statues de bronze dégouttelant de l’eau des fontaines, que le soleil fait briller sur leurs corps. Les dents des Nubiens sont plus longues, plus larges et plus écartées, la musculature est moins forte que celle des Arabes.

Les rochers semblent être de grands blocs de charbon de terre, morceaux de granit rose ; ailleurs, le granit est veiné comme du marbre.

À midi et demi, nous nous arrêtons au bas des cataractes et nous y passons la nuit dans une petite anse, au milieu des rochers. — Promenade sur les rochers. — Les cataractes sont encloses de collines. Il y en a trois, à gauche ; sur un plan secondaire, une quatrième s’aperçoit entre la deuxième et la troisième. Deux enfants nous accompagnent, l’un petit, tout nu, tête moutonnée, auquel nous avons donné des colliers le matin. — Succès de nos colliers.

À gauche, il y a une grande digue naturelle de sable, c’est le vent qui l’a faite. Nous marchons dans l’ombre qu’elle fait, nous montons dessus. Nous étions tout à l’heure sur son côté Ouest ; quand nous sommes parvenus sur sa crête, nous trouvons tout le côté Est illuminé par le soleil d’une teinte d’or pâle. Nous marchons faisant ébouler le sable qui fuit sous nos pieds comme une onde.

Mardi 12. — Nous partons à 7 heures du matin. La grande voile de la cange passe entre les rochers, qu’elle frise souvent. Vue de terre, avec ses deux voiles dépliées et lorsqu’elle est au repos, elle semble un grand oiseau (une cigogne) arrêté les ailes ouvertes, mais dont la tête serait cachée sous ses jambes.

Un homme se jette à l’eau pour porter le câble de l’autre bord. Je vais à pieds nus sur les rochers, guidé par le fils d’un sheik d’un village voisin qui, la veille, était venu travailler à bord. On attache un câble de côté pour que le bateau ne dévie pas, et avec un second câble on tire en avant.

Un vieux raïs (Douchi) vient là rien que pour crier ; il se balançait comme un singe et lançait ses bras en poussant des cris aigus qu’il variait, paraissant s’inquiéter beaucoup plus de faire suivre ce rythme que de la manière dont on tirait le câble. Quelquefois le bateau était entré dans l’eau jusqu’à moitié par l’avant, tandis que l’arrière, levé déjà du niveau inférieur, restait suspendu en l’air. Une longue file d’hommes sur les rochers, tirant tous à la fois en chantant ; la cange couverte d’hommes qui poussaient, criaient, chantaient ; bruit des eaux, enfants s’y jetant, corps ruisselants d’eau qui en sortent, écume au bord des rochers noirs, soleil, sables jaunes.

Nous passons au milieu d’un petit village nubien. Un soldat (en vert) veut me prendre mon guide pour une rixe de la veille ; j’arrange l’affaire. — Petite fille nue avec un caleçon de franges de cuir, un collier et des bracelets de perles de couleur ; les cheveux frisés en petites mèches sont disposés sur le front de manière à y décrire un fer à cheval.

La cataracte abandonnée, ouverte il y a une quarantaine d’années par le vieux Douchi et où il a perdu un vaisseau d’Ibrahim-Pacha, est toute droite comme un canal (elle est à droite en montant, lorsqu’on suit le grand chenal). Cinq hommes s’y jettent pour m’amuser, trois sont montés sur des troncs de palmiers et deux sont à la nage.

Mahatta. — Je monte dans notre sandal conduit par deux enfants, qui me mènent jusqu’au village de Mahatta, où doit arriver la cange. Bouquets de palmiers entourés de petits murs circulaires, au pied d’un desquels fumaient deux Turcs ; c’était comme une gravure, une vue de l’Orient dans un livre.

Dans la poussière se traînait un enfant rachitique, ses cuisses n’étaient pas plus grosses que le bas de ses jambes, et son dos était bossu comme s’il avait eu la colonne vertébrale cassée.

Au village nubien que j’ai traversé avec Joseph, il m’a montré un jouet d’enfant, consistant en un tout petit bout de bois d’où partent plusieurs lanières de cuir, dont quelques-unes sont garnies de perles de couleur, le tout est recouvert de trois ou quatre loques grises de poussière.

Nous rembarquons nos bagages apportés par des chameaux. — Sassetti couvert d’armes.

Après Mahatta, les palmiers deviennent fort gros. Une file de bœufs du Kordofan passe à gauche sur la rive droite, le Nil va se resserrant, les montagnes ne le quittent plus ; il a l’air de ne pas couler ; le courant, si fort en deçà des cataractes, est ici faible.

Mercredi 13. — Il passe devant nous une migration de cigognes. — Fête grotesque donnée à Fergalli : il est nommé pacha, ses sujets viennent lui présenter leurs hommages ; avec leur main et leur bouche ils imitent le bruit des instruments, pets factices faits avec les mains. Fergalli fait semblant de leur donner un batchis, le bierg, avec un couteau, lui scie quelques poils de la barbe.

Abou-Horr. — Jeudi 14. — Arrêtés à Abou-Horr, juste sous le tropique du Cancer, faute de vent. Quelques Nubiens viennent nous vendre différents objets. Maxime essaie de faire une épreuve d’un chadouf. — Laideur d’un grand nègre qui pose à droite.

Le village est au pied de la montagne, dont les assises régulières, amoncelées, donneraient (si on ne les avait déjà vues) la meilleure idée de la base en ruine de la Grande Pyramide. Les petits garçons sont tout nus, les jeunes filles n’ont qu’un caleçon d’aiguillettes de cuir. L’aiguillette de cuir se retrouve partout et les chevelures me semblent l’imiter, à moins que ce ne soit l’aiguillette qui imite la chevelure.

Le courrier de la poste s’est arrêté devant moi pour me demander un batchis, il portait sur son dos une sacoche en cuir et à la main le petit bâton de gazis, recourbé. Derrière lui, et courant aussi, suivait un jeune garçon sonnant une sonnette et qui avait, passé au bras gauche, un poignard attaché à un bracelet de cuir. Ils sont repartis en courant.

J’ai vu une petite fille de douze ans environ, nue, charmante, avec son petit caleçon de cuir battant sur ses petites cuisses et ses petites mèches tressées tombant sur ses épaules. Ses yeux d’émail souriaient, ses reins cambrés. Elle avait un petit collier rouge et des bracelets à grains bleus, elle portait un panier dans une pauvre maison et elle en est ressortie. À côté d’elle, sa mère, contre laquelle elle se tapissait, femme à figure carrée, d’expression douce, fort belle autrefois. — Vieille femme aveugle conduite par une petite fille ; petite fille aveugle, toute nue, à qui nous avons donné l’aumône.

Le soir nous nous sommes promenés sur la berge, sous des palmiers touffus. Deux nègres, assis par terre, épluchaient du coton. Entre ces grands palmiers, qui sont au premier plan, et un bouquet d’autres palmiers plus petits et dont les branches retombaient en courbes molles, comme eussent fait des jets de liquides verts, on voyait le Nil ; après le Nil, qui entrait là dans les terres, au troisième plan, s’avançait une demi-lune de grands palmiers ; après eux, une grande pelouse d’orge, très verte, qui allait jusqu’à la montagne au pied de laquelle est le village. Ses maisons grises confondent avec elle leur ton, et comme ces maisons sont carrées, il semble que ce ne soit que quelques grosses pierres des assises inférieures de la montagne. Entre les premiers palmiers et le Nil (entre le premier et le second plan), il y avait deux petits carrés de cotonniers, dont les feuilles sont rouges, rouillées par place ; des coques de coton commençaient à s’ouvrir.

D’Abou-Horr à Maharrakah, cela redevient Égypte. Les montagnes basses et épatées sont plus reculées ; sur les rives, un peu d’herbe. On prendrait de loin la montagne de Maharrakah pour une pyramide. Le Nil, plus large depuis ce matin, se resserre.

Médyk. — Nous amarrons le soir, à 5 heures, à Médyk.

Promenade à droite, sur la rive gauche : sable très jaune ; dans le sable, par places, parmi sa couleur jaune, de grandes dalles de grès gris. Le Nil est couleur bleu sale ou ardoise pâle, les montagnes sont gris noir. Le soleil toute la journée a été caché, le ciel pâle et sale. — Fort vent d’ouest. — Nous sommes arrêtés maintenant près d’une sakieh ; à mesure que l’on avance, elles deviennent de plus en plus couvertes.

Korosko. — Paysage grandiose et dur, encadré (lorsqu’on arrive) par deux vieux gazis. — Grandes montagnes de pierre : une, deux et la troisième par derrière. — Dans la gorge à droite en débarquant de la barque, est le commencement du chemin de Kartoum, c’est par là qu’on s’en va.

Hideuse vieille femme accroupie à arranger du coton, et qui avait une petite fille sur ses genoux.

Quelques Ababdiehs. — Leurs chameaux : quelques-uns ont, quant à la tête, des mines de girafes. L’on raccommodait l’ongle du pied de l’un d’eux avec un bout de cuir. — Coiffure des Ababdiehs : pas de bonnet ; des deux côtés de la tête ils portent les cheveux longs en deux grosses touffes ; sur le sommet les cheveux sont hérissés, coupés en brosse, ou rasés (plus rare). Ils ont le type bien moins nègre que les Nubiens et la peau beaucoup moins noire aussi. Air brave et intelligent. — Saleté des femmes de Korosko : elles se graissent les cheveux avec de la graisse de mouton, qu’elles délayent dans leur bouche ; leurs mèches en sont collées de manière à ne pouvoir reconnaître que ce soient des cheveux ; la crasse noire reste par plaques sur leur peau. — Deux femmes : une petite, camuse, nez très écrasé du milieu, fort, grands yeux ; une grande à qui je marchande deux mèches avec ses ornements en or. La première tournait des grains dans un panier plat.

Au coucher du soleil, le ciel s’est divisé en deux parties : ce qui touchait à l’horizon était bleu pâle, bleu tendre, tandis qu’au-dessus de nos têtes, dans toute sa largeur, c’était un immense rideau pourpre à trois plis, un, deux, trois. Derrière moi et sur les côtés, le ciel était comme balayé par de petits nuages blancs, allongés en forme de grèves, il avait eu cet aspect toute la journée. La rive à ma gauche était toute noire. Le grand rideau vermeil s’est décomposé en petits monticules d’or moutonnés, c’était comme tamponné par petites masses régulières. Le Nil, rougi par la réflexion du ciel, est devenu couleur sirop de groseille. Puis, comme si le vent eût poussé tout cela, la couleur du ciel s’est retirée à gauche, du côté de l’Occident, et les ténèbres sont descendues.

Dimanche 17 mars. — Pas de vent, nous faisons environ deux lieues, à la corde. — Chassé sur la rive gauche, sous des palmiers ; je tue plusieurs tourterelles et trois oiseaux de proie, dont deux gypaètes. Des enfants et un grand nègre nous suivaient. Les animaux atterrés avaient peur de nos coups de fusil et bondissaient en tirant sur leur corde.

Au coucher du soleil, nous voyons les montagnes de la chaîne libyque par des échappées de palmiers ; le ciel est bleu tendre, l’atmosphère rose.

Temple de Hamada, sur la rive gauche du Nil, à deux cents pas du rivage ; le sable le domine sur les côtés.

Il est en grès. Quatre files de piliers, trois piliers à chaque file ; au bout de chaque file, une colonne à chapiteau carré.

Le temple est recouvert par de grandes dalles plates, dont plusieurs sont chargées d’inscriptions grecques illisibles. Il y a sur ces dalles des ondulations régulières naturelles, comme seraient des vagues : c’est le temps qui a fait cela, la pierre qui s’est usée, à moins de supposer, ce qui est peu probable, qu’on ne l’ait pas suffisamment dégrossie.

Une porte carrée, un couloir transversal sur lequel s’ouvrent les trois portes des trois couloirs parallèles qui, par le fond, communiquent entre eux. Dans le pronaos, des caractères sont profondément entaillés ; dans le temple, ils sont en relief et peints comme les figures.

Le couloir du milieu est le plus large, comme serait la nef, et au fond, juste en face la porte, il y a, peinte sur le mur, une cange portant trois figures : la première est assise, coiffée du pschent, coloriée en jaune ; la deuxième assise, en rouge, à tête d’épervier, coiffée de la boule et tenant le nilomètre ; la troisième, en rouge, sans coiffure apparente, debout, présente aux deux premiers personnages quelque chose dans ses deux mains, qui semble être deux boules ou sphères. Une très longue inscription hiéroglyphique est placée sous cette représentation.

Même pièce : le visage tourné vers la porte et assises sur des trônes sont deux figures de grandeur nature : la première à droite, en rouge, à tête d’épervier, coiffée de la boule, tenant la clef et le nilomètre, avec un appendice qui part au-dessus de l’articulation du genou et retombe vers les pieds, espèce de long crochet, plus large à mesure qu’il descend vers la terre ; la deuxième, à gauche, en bleu, avec ce même crochet, portant la clef et le nilomètre, coiffée d’un très long pschent dont les petits carrés sont alternativement rouges et bleus.

À droite, après l’inscription, trois grandes figures, debout : la première, tournée vers le fond, en rouge, calotte noire, uræus, bâton sur lequel il appuie sa main gauche ; la deuxième, en bleu, très long pschent, la clef, il est tourné vers la porte d’entrée ; la troisième, tournée vers le précédent, en rouge, uræus (mutilée).

Sur le mur de gauche, trois grandes figures, rouges : la première, plus près du fond, le regarde ; la deuxième, au milieu, a une tête d’épervier, des bandelettes bleues, et présente un vase sur lequel il y a une clef et deux autres attributs ; la troisième, sa coiffure figure une espèce de lyre et est portée en arrière, sa main droite porte la clef, sa gauche est unie à la droite du précédent et de leurs mains confondues pendent, de chaque côté, comme des jets parallèles.

Le temple est éclairé par le jour de la porte et par les trous du plafond faits par les Arabes qui l’ont habité.

Dans la petite pièce du fond, après le couloir de droite, trou dans l’angle droit. Un large rayon de soleil passait, dans lequel tournoyait de la poussière ; la lumière allait frapper un œil surmonté d’un vase et éclairait les figures bleues et rouges.

Pièce de droite : près la porte d’entrée, un pasteur, debout, conduit ses troupeaux ; quatre bœufs, échelonnés l’un sur l’autre, entre les intervalles des cordes qui vont en faisceau se réunir dans la main du pasteur, partant du pied des bêtes où elles sont attachées.

Même pièce : sur le côté gauche en entrant : figure debout, une étoile, un glaive, la main gauche fermée ; le corps est terminé en gaine et deux mains, qui passent par derrière et que l’on voit en raccourci, semblent y rajouter des pieds.

Dans le pronaos il y avait trois Nubiennes et une négresse qui ramassaient des crottes de chèvre, qu’elles épluchaient dans le sable. Le temple y est enfoui.

Au-dessus du pronaos, ruines du tombeau.

Quand on est monté sur les dalles extérieures du temple, on a derrière soi le désert avec ses sables jaunes, en face le Nil, et au delà les montagnes grises mamelonnées. Entre le Nil et les montagnes, ligne de verdure des palmiers et des champs d’orge. La rive du Nil est ornée de place en place de sakiehs ; à droite, le Nil fait un coude et l’horizon s’aplatit.

Du fond du temple on voit le Nil compris entre le sable qui dévale vers l’entrée du temple et le grès du plafond et des piliers du pronaos ; les dieux peints sur la bari pouvaient voir les canges passer.

Dœrres. — Une plage. — Montée. — Un grand sycomore ramus. — Le gouverneur accroupi sur un divan en terre recouvert d’un tapis râpé, nous invite à prendre le café. Les rues sont larges, des murs gris assez élevés entourent des jardins pleins de palmiers et dont les feuilles retombent ; il fait tranquille, air chaud. Des Nubiens en longue chemise blanche passent ; à l’angle d’un mur, un groupe assis et fumant.

Au bout de la ville, une colline. — Quelques tombes entourées de murs en briques crues. — Ce qui est sur le mort même (ce qui remplace la pierre sépulcrale) est un assemblage de petits cailloux ; sur le mur règnent pour un ornement des briques posées obliquement et se touchant par leurs angles comme des châteaux de cartes, le sommet des angles est recouvert d’un rang de briques posées à plat.

Temple. — Le pronaos est détruit, il ne reste que les bases des piliers. Sur les deux côtés de la porte, un grand guerrier en mouvement, tenant sous sa main un faisceau de peuples vaincus.

Sur le mur de gauche, un dieu coiffé de la coiffure d’Ammon, tenant un fouet et ayant le phallus en érection, érection horizontale ; plus loin, sur le mur, un homme dans une forêt.

Nous voyons sur la grève des pastèques dans des petits tas de sable longs.

Mardi 19. — Fait sept lieues environ. — Dans l’après-midi, abordé deux canges de marchands d’esclaves qui descendent vers le Caire. — Acheté des ceintures et des amulettes.

Bateaux de Gellabs. — Le premier avait pour maître un gros homme à favoris noirs ; nous montons sur la chambre, il nous offre des bouquets de plumes d’autruches.

Les mâts sont abattus, le bateau descend à l’aviron, les femmes noires sont entassées dans des poses différentes ; quelques-unes broient de la farine sur des pierres, avec une pierre, et leur chevelure pend par-dessus elles, comme la longue crinière d’un cheval qui broute à terre. Dans ce mouvement de broiement, leurs seins ballottent avec le catogan de cuir qu’elles ont sur le dos et leur chevelure tressée. — Une mère avec son petit enfant. — On en coiffait une. — Petite fille du plateau de Gondar avec des piastres au front, elle est restée immobile et placide quand Maxime lui a mis le collier de boules de mercure. Toutes ces têtes sont tranquilles, pas d’irritation dans le regard, c’est la normalité de la brute.

Pour avoir encore quelques colliers, le gellab, quand nous sommes partis, a fait sortir de la chambre deux ou trois des mieux ou des plus proches de la porte. Une Abyssinienne, grande, hautaine, se tenait debout, appuyée sur le plat-bord, le poing sur la hanche, et nous regardait nous en aller.

Deuxième barque : le marchand est en turban blanc. Nous nous asseyons sous le tendelet, sur un divan sanglé. On coiffe une femme avec une pointe de porc-épic, on défait ainsi une à une les petites mèches tressées et puis on les refait.

Les gellabs nous proposent de beaux sacs, des courges ; celui du deuxième bateau une sorte de pot à eau en cuir, à deux bras, et que l’on peut porter à l’aide d’une courroie.

Ces femmes sont balafrées de tatouages ; dans la seconde barque il y en avait une qui avait son dos ainsi marqué du haut en bas, ça faisait tout le long des reins des lignes de bourrelets successifs, cicatrices de coupures cicatrisées au fer chaud. Sur tous ces bateaux, il y a, parmi les femmes, de vieilles négresses qui font et refont sans cesse le voyage ; c’est pour consoler et encourager les nouvelles esclaves ; elles leur apprennent à se résigner et servent d’interprètes entre elles et le marchand, qui est Arabe.

Dans certains couchers du soleil, les nuages partent d’une crête principale comme les mèches d’une crinière (de cheval) lumineuse.

Les nuages marbrent le Nil en grandes plaques bleu pâle.

Wadi-Halfa. — Vendredi 22. Nous abordons sur la plage de Wadi-Halfa comme nous finissions de dîner. Le clair de lune brille si bien sur le sable que ça semble un effet de neige, le sable paraît fort blanc, la plage est large. À un demi-quart de lieue (à gauche) est une ligne de palmiers dans lesquels sont quelques maisons : c’est là tout le village ; à droite, de l’autre côté du Nil, est le désert avec deux petites montagnes de forme conique (tronquées par le sommet) et très larges par la base.

Sur la plage, un ingénieur arabe, parlant bien le français, Khahill-effendi, et un autre effendi nubien, en chemise blanche qui, au clair de lune, flottait au vent. Toute la journée le vent avait été fort et nous avait bien poussés. — Visite de ces trois messieurs. L’ingénieur arabe (Mahmoud ?) : haine des Anglais, dont un dernièrement lui avait refusé une bouteille de raki et qui, le lendemain, en avait vendu cinquante à un autre compatriote ! Il nous fait des citations de la Tour de Nesle, chante : « ouvre-moi ta porte », parle du fanatisme musulman, etc. (le lendemain matin, Joseph l’a vu faire ses ablutions et ses prières comme un bon dévot) ; il est venu ici pour le travail de canalisation des cataractes. Nous lui faisons cadeau d’une bouteille de raki, ce qui paraît lui faire extrêmement plaisir : il faut qu’il prenne la goutte tous les matins, « il ne peut s’en passer ».

Djebel-Abousir. — Samedi 23, excursion à Djebel-Abousir, par le désert d’Abou-Solôme, rive gauche du Nil.

Le derrière de la montagne « ahones principier à ganter la montagne » (sic) ressemble au derrière de la tête du Sphinx. Beau ravin de sable entre les roches. La deuxième cataracte, dont nous ne voyons d’ici qu’une partie, me paraît plus plate que la première. C’est une succession de petits lacs encadrés dans des rochers noirs très luisants, comme du charbon de terre. Çà et là, entre l’eau et les granits noirs, quelques lignes minces de verdure ; ce sont des gazis qui ont poussé entre les roches. La tête d’Abousir, par derrière (forme de champignon), est couverte de noms de voyageurs : toutes dates modernes, peu de Français, presque tous Anglais ; il y en a qui ont dû demander trois jours à entailler. — Belzoni 1816.

Nous descendons vers la seconde cataracte par une pente de sable où nous enfonçons jusqu’aux genoux. D’en bas, la montagne, coupée à pic, ressemble à une falaise. Il y a dans l’épaisseur du roc une grande entaille, comme une dalle immense posée de champ, comme un long pan de mur qui se détache. Nos Arabes jettent des troncs dans la fissure pour faire envoler des oiseaux. — Silence. — Bruit de l’eau et des cascades, tourbillons sur le courant. Des endroits plats, tels que des nappes d’huile, indiquent les places circonscrites par des courants. Max se jette à l’eau pour aller dans une petite île voisine, à droite ; nous remontons par le ravin de sable.

Grand vent et grande chaleur pour revenir à Wadi-Halfa, la poussière nous abîme les yeux et croque sous les dents, elle colle dans les cils, nous avons soif.

Avant de repasser l’eau pour gagner notre barque, nous visitons des marchands du Sennahar qui sont campés là, en face Wadi-Halfa. — Dents d’éléphant, enfermées dans des peaux blanches qui prennent la forme des dents et toutes leurs marques. Un petit singe maigre et fatigué est attaché à un tronc d’arbre renversé, il boit dans une courge.

Les hommes du Sennahar sont gras, sans musculature saillante ; poitrine développée et seins pointus comme une femme. Ils sont extrêmement noirs, avec des traits caucasiques : nez peu larges, longs, fins, lèvres minces ; le regard n’est ni sémitique ni nègre, il est doux et malicieux ; l’œil est entièrement noir sans que le blanc soit couleur café, comme chez les Nubiens. L’un d’eux a une exostose au front et un autre en a une au poignet.

Dimanche 24 mars, jour des Rameaux. — Parti à 6 heures du matin, en canot, pour la cataracte, avec rais Haçan et trois autres Nubiens de la première cataracte. J’ai avec moi un petit raïs de quatorze ans environ, Mohammed ; il est de couleur jaune, une boucle d’oreille d’argent à l’oreille gauche. Il ramait avec une vigueur pleine de grâce, criait, chantait en passant les courants, menait tout le monde ; ses bras étaient d’un joli style, avec ses biceps naissants. Il a ôté sa manche gauche ; de cette façon il était drapé sur tout le côté droit, avait le côté gauche et une partie du ventre à découvert. Taille mince. Plis du ventre qui remuaient et descendaient, quand il se baissait sur son aviron. Sa voix était vibrante en chantant « el naby, el naby ». C’est là un produit de l’eau, du soleil des tropiques, et de la vie libre ; il était plein de politesses enfantines : il m’a donné des dattes et relevait le bout de ma couverture qui trempait dans l’eau.

Sur des rochers plusieurs gypaètes étaient posés ; au bas d’un rocher, à gauche en allant à la cataracte, un vieux crocodile échoué. Le soir nous avons revu les mêmes gypaètes et, de plus, avec eux un chacal qui s’est enfui à notre approche.

J’arrive au pied de Djebel-Abousir à 9 heures, et je tire de nombreux coups de fusil pour appeler Maxime. De loin un rocher noir, brillant au soleil, me fait l’effet d’un Nubien en chemise blanche, posté en vigie, ou d’un morceau de linge blanc qui sèche. Comment ce qui est noir peut-il ainsi arriver à paraître blanc ? c’est quand le soleil éclaire le tranchant d’un angle. J’ai plusieurs fois observé ce même effet, et Gibert m’a dit, à Rome, l’avoir remarqué également.

Je déjeune sous la pente de la tente, en plein soleil. Je m’étais couché par terre pour chercher un peu d’ombre, mais l’ombre n’a pas tardé à s’en aller.

Promenade autour des deux pics voisins, la tente était devant eux, en avant de la cataracte (c’est-à-dire du flanc de la cataracte). Au détour du premier pic, du côté du désert, grand mouvement de sable ondulé ; les cataractes sont au bout, dans cet encadrement (bien entendu faisant dos à l’Ouest). Du haut du second pic, on voit le désert, d’abord mamelonné, puis s’en allant par grandes lignes plates. En se tournant vers le Nord on voit un bout du Nil. Je reviens à la tente tout seul, par le désert et derrière les montagnes. — Silence. — Silence. — Silence. — La lumière tombe d’aplomb, elle a une transparence noire. Je marche sur les petits cailloux, la tête baissée ; le soleil me mord le crâne.

Retour à Wadi-Halfa en canot, avec Maxime. — Le petit Mohammed comme le matin. — Nous sommes balancés par le vent et par les vagues, la nuit tombe, les vagues battent l’avant de notre canot qui se cabre, la lune se lève. Dans la position où j’étais, elle éclairait ma jambe droite et la partie de ma chaussette blanche comprise entre mon pantalon et mon soulier.

Lundi. — À 9 heures du matin, je pars seul à âne, pour aller à la cataracte tuer le chacal que nous avons vu la veille autour d’un crocodile mort. Mon âne est intraitable. Il ne veut aller que de côté. Je reviens à pied au bout d’une demi-heure, par le bord de l’eau, j’étais parti par le derrière de Wadi-Halfa. En allant ce matin photographier à la cataracte, Max a vu de loin un chameau qui courait, avec quelque chose de noir qui le suivait en bas : c’était un esclave des gellabs, qui s’était enfui et que l’on ramenait ainsi attaché au chameau.

Nous partons de Wadi-Halfa vers midi, la barque est démâtée. Le soir, arrêtés au milieu du fleuve, nous nous promenons au clair de lune sur un long îlot de sable, où nous causons d’Hennet, de Kessler. Le lendemain autres causeries au clair de lune, sur du sable aussi.

Ipsamboul. (Abou-Simball). — Les colosses. — Effet du soleil vu par la porte du grand temple à demi comblé par le sable : c’est comme par un soupirail.

Au fond, trois colosses entrevus dans l’ombre. Couché par terre, à cause du clignement de mes paupières, le premier colosse de droite m’a semblé remuer les paupières. Belles têtes, vilains pieds.

Les chauves-souris font entendre leur petit cri aigu. Pendant un moment, une autre bête criait régulièrement, et cela faisait comme le battant lointain d’une horloge de campagne. J’ai pensé aux fermes normandes, en été, quand tout le monde est aux champs, vers trois heures de l’après-midi, et au roi Mycérinus se promenant un soir, en char, faisant le tour du lac Mœris, avec un prêtre assis à côté de lui ; il lui parle de son amour pour sa fille. C’est un soir de moisson… les buffles rentrent…

Essais d’estampage.

Petit temple : sur les piliers, figures semblables à des perruques fichées sur des champignons de bois. Que signifie, dans le grand temple, un bloc de maçonnerie, couvert d’inscriptions démotiques, entre le troisième et le quatrième colosse à gauche en entrant ?

Dans le grand temple, nef de gauche, belles représentations de chariots ; les ornements de tête des chevaux sont compliqués et les chevaux généralement longs et ensellés.

Le Jeudi-Saint, nous commençons les travaux de déblaiement pour pouvoir dégager le menton d’un colosse extérieur.

Vendredi. — Travaux de déblaiement : « aouafi, aouafi ». — Taille cambrée d’un petit nègre frisé, laid (yeux abîmés de poussière), qui apportait sur sa tête un vase plein de lait.

Dans le petit temple, quantité d’alvéoles de guêpes, surtout aux angles.

Réflexion : les temples égyptiens m’embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir comme les églises en Bretagne, comme les cascades dans les Pyrénées ? Ô la nécessité ! Faire ce qu’il faut faire ; être toujours, selon les circonstances (et quoique la répugnance du moment vous en détourne), comme un jeune homme, comme un voyageur, comme un artiste, comme un fils, comme un citoyen, etc. doit être !

Ibrim. — 31 mars, dimanche de Pâques, arrivé le soir devant le vieil Ibrim, sur la rive droite du Nil. Pendant que Max faisait, d’en bas, une épreuve de la forteresse, j’y suis monté lentement par le flanc de la montagne, me heurtant les ongles des orteils aux pierres sèches déboulinées d’en haut. La terre a l’air de cendre. Trois ou quatre Arabes ont passé à ma droite, montés sur des ânes. Je tourne tout autour de la citadelle pour trouver une issue afin d’y entrer ; à la fin j’en trouve une sur le plateau qui regarde l’Est.

L’intérieur est une ville entière comprise dans des murs, les maisons sont ruinées toutes et tassées les unes près des autres, ou plutôt même contiguës ; entre elles des rues serpentent ; au milieu, une grande place. Si vous montez sur un mur, toutes ces bases de maisons ruinées, dont il ne reste plus que les quatre murailles, font l’effet d’un damier régulier. — Ruines d’une mosquée, avec une colonne de granit sur laquelle est une croix grecque : des colonnes pareilles servent de seuils dans plusieurs endroits. La porte d’entrée était du côté du Nord. Par les brèches des murs on voit de grandes longueurs du Nil ; il a de larges îles de sable. De l’autre côté du Nil, le désert ; au second plan du désert, un arbre tout seul, à droite ; un peu plus loin, deux à gauche.

L’ensemble de cette ruine sent la fièvre, on pense à des gens ennuyés, s’y mourant de marasme : c’est de l’Orient moyen âge, mameluk, barbare. La citadelle, bâtie tout à pic sur le rocher, appartenait jadis aux mameluks, qui dominaient le fleuve. Elle est généralement bâtie en pierres sèches ; quelques parties, mais rares, aux angles plutôt, sont en pierres taillées.

Il fait un grand silence, personne, personne, je suis seul, deux oiseaux de proie planent sur ma tête, j’entends de l’autre côté du Nil, dans le désert, la voix d’un homme appeler quelqu’un.

Je suis revenu à la nuit tombante lentement et regardant de partout l’ombre noire qui s’étendait. À ma gauche, un long ravin qui conduit dans le désert ; sur le flanc de la ravine serpente un sentier, chemin d’hyène. Il y en a beaucoup par ici ; le soir, le raïs nous avertit de ne pas nous écarter du bateau ; l’année dernière, un Turc a été mangé à la première cataracte avec son cheval. Maxime, inquiet de ma longue promenade, avait envoyé des matelots à ma rencontre.

Lundi 1er avril, seconde visite à la forteresse avec Maxime.

Les grottes d’Ibrim, au bord du fleuve, élevées de 8 à 9 pieds, sont une bonne mystification : il n’y a rien du tout, cela m’égaie pour toute la journée.

Nous passons l’après-midi couchés à l’avant du navire, sur la natte de raïs Ibrahim, à causer, non sans tristesse ni amertume, de cette vieille littérature, tendre et inépuisable souci ! — Le soir, arrivés et couchés à Hamada.

Korosko. — Mardi 2 avril, temps de khamsin, journée lourde, le soleil est caché par des nuages. En arrivant, à midi, à Korosko, il m’arrive comme les exhalaisons d’un four (comparaison littérale), des bouffées de vent chaud, on s’en sent les poumons chauffés (sic). D’où vient le vent ? voilà de quoi rêver.

Un jeune homme dont j’avais arrangé l’affaire a la première cataracte en montant (c’était la même affaire que celle dans laquelle figure le soldat, mon guide de la première cataracte avait déchiré, je crois, une milayah à celui-ci) me reconnaît (je lui avais payé l’amende de l’autre), il m’accompagne jusqu’au bout du pays, au chemin de Kartoum.

Il y a un petit campement d’Ababdiehs à crinières léonines. Un d’eux est appuyé sur un bâton passé sur sa nuque, avec les deux mains ramenées au bout comme un ours ; sa chevelure est ramenée en arrière. Il a parlé aux hommes qui étaient avec lui, c’était comme le claquement de bec d’un pélican. Je reviens, des chameaux sont couchés au soleil ; dans une maison, un petit enfant crie.

Joseph me rejoint, nous allons jusqu’au bout du pays pour acheter une lyre nubienne et trouver des provisions. Nous entrons dans une maison séparée en deux intérieurement par une natte et y buvons de l’eau dans une courge creuse.

Un corbeau se tient, immobile, non loin d’un chameau malade, il sent l’odeur du moribond ; de temps à autre, quand je lui jette des pierres, il s’écarte, puis il revient bientôt. Ces chameaux, éreintés, ont le dos bleu par l’usure de la selle, aux jambes des gales et des marques de feu ; ils ferment l’œil à demi, sont très maigres. Trou profond à l’arcade zygomatique.

Maison où l’on boit du bouza, toute basse et couverte de plusieurs nattes qui s’épandaient au dehors un homme, accroupi contre le mur et qui p...... était presque aussi grand qu’elle. Un homme chantait dans la maison, par la porte j’ai vu ses jambes. Un peu plus loin, à gauche, même aspect, seulement la maison est un peu plus grande. — Agglomération de deux ou trois maisons. — Je revois une p..... que j’avais vue la première fois en montant le Nil. Petite, grasse, mastoïdes écartés, bras très forts et très beaux, elle est entourée d’un linge, gris de crasse ; verroterie au col et aux bras, au col un collier en ficelle dont le milieu est une espèce de scarabée.

Les selles des chameaux sont rangées debout, le cul l’une dans l’autre ; des tas de grains sont entourés de nattes.

Au bord de la rive, des bateaux amarrés. Des enfants, quand nous partons, se jettent à l’eau et viennent nager autour de la cange pour avoir un batchis.

Vers 2 heures, aperçu, sur un petit rocher, trois crocodiles : Max en blesse un, qui s’en va lentement, nous le poursuivons en canot sans le pouvoir atteindre.

Le soir, à 5 heures, pris un bain dans le Nil.

Sabona. — Sur la rive gauche, deux ou trois maisons. En avant d’elles, un palmier bas, touffu, dont les paquets de feuilles jaunes pendent de loin comme des besaces attachées aux branches vertes.

Temple : Deux colosses d’environ dix à douze pieds, les poings fermés, le pied gauche en avant ; ensuite des sphinx. Les deux premiers, qui sont près des colosses, paraissent jusqu’à la croupe. — Couleur de marbre de celui de droite. — Les deux seconds sont enfoncés dans le sable jusqu’à la tête, celui de gauche est encore reconnaissable ; une fissure de la pierre a exagéré la fente de la bouche qui va ainsi jusqu’à ses bandelettes. Des deux troisièmes on ne voit que le sommet de la tête de celui de droite, les autres sphinx du dromos manquent.

Pylônes ; sur chacun, un guerrier tenant des peuples vaincus et, en face de lui, un dieu. Le pronaos est enfoui dans le sable, on distingue trois piliers de chaque côté.

Le temple même est complètement enfoui dans les sables.

En se tournant vers le Nil, qui fait comme un arc, montagnes à crête aiguë, mamelonnée, dont la ligne générale ondule.

Au pied du pylône, à gauche, un colosse renversé les pieds plus hauts que la tête ; à droite, un autre tombé sur le ventre.

Sur le sommet de la tête du sphinx il y a des trous de quelques pouces de profondeur (3 ou 4). Quel en était l’usage ? Avaient-ils une coiffure mobile, en métal, surajoutée ?

En quittant le temple, acheté deux lances. — Nous passons la nuit au milieu du Nil.

Jeudi 4 avril. — Partis à 4 heures du matin.

Vers 11 heures, nous rencontrons la cange de l’effendi que nous avions déjà vu à Wadi-Halfa et qui est le nazir d’Ibrim, chargé d’extorquer l’impôt depuis Assouan jusqu’à Wadi-Halfa (il ressemble à Schimon). Il a pris de force, par surprise, un sheik d’un village qui n’avait pas donné un sou de l’impôt exigé ; le vieillard était attaché au fond de la barque, on ne voyait que son crâne nu et noir reluisant au soleil. La cange de l’effendi nous côtoie quelque temps, puis nous accoste par l’avant ; un homme transborde à notre bord un petit mouton qui bêle : c’est un présent de l’effendi, qui n’est pas fâché d’être avec nous, en cas de rixe. Toute la journée, en effet, nous voyons des hommes et des femmes des villages révoltés nous suivre (ou mieux le suivre) sur la rive.

Il nous fait une longue visite, nous lui faisons cadeau d’une bouteille de vin de Chypre et d’une de raki. Le sheik sera reconduit à Dœrres ou, après quatre à cinq cents coups de bâton, on le laissera accroché au grand sycomore qu’il y a là, jusqu’à ce que quelqu’un réponde pour lui.

Nous causons bastonnade avec le nazir. Quand on veut faire mourir un homme, quatre ou cinq coups suffisent, on lui casse les reins et la nuque ; quand on veut seulement punir le condamné, on frappe sur les fesses : quatre à cinq cents coups, c’est l’ordinaire ; le patient en a pour cinq à six mois à être malade, il faut attendre que les chairs tombent. L’effendi nous dit cette petite phrase en riant. Le plus ordinairement, en Nubie, c’est sur la plante des pieds que se pratique la bastonnade. Les Nubiens redoutent beaucoup ce supplice, parce qu’ils ne peuvent plus marcher après. Au bout d’une visite de trois heures, le nazir nous quitte, il fait aborder sa cange à la maison d’un chef des Ababdiehs, avec un jardin clos et des palmiers. Un arbre trapu sous lequel nous distinguons beaucoup de monde, il est assis dessous et se chamaille avec eux sans doute.

Le soir, abordé près du temple de Maharrakah, que nous allons voir après dîner, à la clarté des étoiles. Elles brillent entre les colonnes, au-dessus de nos têtes, dans les brèches des ruines ; un matelot nous éclaire avec sa lanterne.

Maharrakah. — Vendredi matin, visité le temple. Était-ce un temple ? une église ? Un voyageur moderne, au dire d’un jeune Arabe qui nous accompagne, a mis ces inscriptions grecques, dont il a ensuite recouvert quelques-unes, et des peintures murales sur le mur de droite. Sur un pan de mur, qui fait partie d’une petite enceinte carrée voisine du temple, et dont il m’est impossible de retrouver la destination, à côté de restes de figures égyptiennes entaillées sur la pierre est représentée une sorte de Vierge, d’un style fruste, tenant un homme sur ses genoux ; derrière elle, un gros palmier mal fait. — Autre bonhomme de même style, portant un vase long. — Amas d’étrons d’hyènes, elles viennent ch… là toutes les nuits.

Pendant que Maxime travaille son épreuve, Joseph, assis à côté de moi sur le sable, me parle de son enfance et de la manière dont il a quitté son pays. Deux ou trois compagnies de perdrix passent et vont s’abattre plus loin. — À gauche, derrière nous, une petite ligne de palmiers. — Gentil petit enfant noir pataugeant dans le sable et qui faisait des grimaces pour m’amuser. — On repart après avoir tué le mouton du nazir d’Ibrim.

Dikkeh. — Temple en grès. — Pylône : on monte dedans par un escalier qui est éclairé par des soupiraux, ou mieux des créneaux ; de place en place, de petites salles. Sur le plateau des pylônes, le couronnement, extérieurement recourbé, fait parapet. De chacun des deux œils-de-bœuf supérieurs, anciennement carrés comme tous les autres jours des pylônes, part longitudinalement une entaille carrée, telle que la rainure à faire glisser la herse ; elle est plus large en bas qu’en haut. Le mur du pylône n’était point vertical, cette rainure l’est ; cela existe du côté de l’entrée ; quel en était l’usage ?

Sur la porte des pylônes, des deux côtés, uræus surmontant la boule, et restes de peintures bleues.

Sous la porte, côté gauche, un personnage debout, coiffé du pschent. La pierre étant enlevée, on ne peut voir les attributs. Devant lui figure assise tenant un sceptre entouré du serpent et coiffé ; 2e figure, femme, léontocéphale, tenant la clef ; 3e femme avec l’uræus, tenant un bâton (l’extrémité manque). Les deux portes pour pénétrer dans les pylônes sont sur le côté qui regarde le temple.

Temple. Façade : deux colonnes, trois portes ; celle du milieu plus grande que les deux autres latérales. À toutes les trois, sur les deux côtés et en dessus, une demi-colonnette, engagée dans le linteau de la porte, figure les faisceaux ; la porte du milieu repose de chaque côté sur la moitié des deux colonnes qui supportent le toit.

Entre le temple et les pylônes, excavations comme des souterrains comblés, morceaux de poterie. Sur chacun des côtés de la façade, belles représentations, surtout du côté droit, à ras du sol. Deux représentations : 1o  derrière un dieu, une déesse tenant une enfilade de lotus ; 2o  derrière un dieu, une déesse portant une espèce de champ d’épis au bout duquel sont plusieurs volatiles, les oies semblent tomber de sa main.

1re salle : plafond et partie supérieure des murs abîmés par un enduit sur lequel se retrouvent des restes de mauvaise peinture chrétienne ; ancienne église copte sans doute ? Des figures de femmes, et surtout de femmes léontocéphales, sont nombreuses elles tiennent un lotus, la boule avec l’uræus. Sur une des colonnes, en dedans, le musicien Typhon (?) avec la lyre droite qui est dans les planches de Creutzer ; sur l’autre colonne, à la même place, entre le dépassement de la porte et la petite porte, un cynocéphale debout et tenant un vase long, surmonté d’une coupe dans laquelle est une figure surmontée elle-même. Est-ce une bari, ou une façade du temple ?

Sur la petite porte de ce même côté (gauche), en regardant le pylône, au bout d’une présentation il y a dans un vase un cynocéphale femelle, assis, qui tient quelque chose d’indistinct sur ses genoux (un lièvre ?) et semble coiffé du pschent.

Sur la portion intérieure du mur dont l’épaisseur des deux petites portes tient la moitié et à partir d’elles jusqu’en bas, il y a comme ornement des sortes de corps de salamandres à têtes de cynocéphales et de serpents. — Façade du second naos : très riche, beaucoup de femmes léontocéphales avec le sceptre, l’uræus, la boule.

Dans une petite chambre latérale, la figure du lion est reproduite en grand.

Dans la dernière chambre, même genre de sujets : femmes léontocéphales à longue chevelure tressée, un personnage en grand fait l’offrande d’un lion. Au haut de coiffures composées de trois urnes à calice (lotus ?) sont trois oiseaux, un sur chacun de ces cylindres ventrus et évasés par le haut. En bas, sur les quatre côtés règne la représentation d’une femme entre des calices superposés, ouverts, d’où partent des boutons ; la femme est coiffée de trois lotus épanouis et tient de chaque main une espèce d’urne surmontée d’une croix. Elle a double teton, un petit en dessous, un plus long et plus gros en dessus. Double collier, cuisses larges, d’un style lourd ; sa ceinture, qui commence à la cambrure du dos, fait un angle, se courbe, contourne son ventre et remonte à la hauteur du nombril, cela ressemble à un cor de chasse. À ses pieds est le bœuf Apis ou un gros oiseau.

Samedi matin. — J’achète deux mèches de femmes avec leurs ornements ; les femmes auxquelles on les coupe pleurent, mais les maris qui les coupent gagnent dix piastres par chaque mèche.

Embarqués et prêts à partir, on vient nous en offrir une autre que prend Max. Ça a dû être une désolation pour ces pauvres femmes, qui paraissent y tenir beaucoup. Sous le soleil du matin il y avait là des têtes luisantes de graisse, qui brillaient comme des barques goudronnées à neuf.

Kircheh. — Sable. — Le village a l’air moins pauvre que le précédent. Un grand arbre sous lequel sont assis des bœufs du Sennahar avec leur figure à la Apis et leur bosse sur le garrot. À droite, en montant vers le temple, mosquée carrée, bâtisse en limon gris assez propre. Nous montons, des enfants prennent des bouts de câble pour nous servir de torches.

Dromos détruit, colosses mutilés, quelques-uns n’ont plus que la saillie des pierres où ils se tiennent encore par parties ; la tête de l’un est renversée par terre, le front en bas.

Spéos comme celui d’Ipsamboul, colosses de même style, encore plus trapus. L’allée au milieu d’eux est étroite ; dans les bas côtés, excavations carrées dans la muraille où sont des figures en pied méconnaissables. Les colosses de l’intérieur portent sur le ventre, à la place de l’agrafe de leur ceinture, des têtes de lions. On est ébloui et étourdi par la multitude de chauves-souris ; elles tournoient et crient ; nos enfants arabes agitent leurs torches, un d’eux se tenant debout sur une table et levant sa torche en l’air. Quand elles partent par la porte d’entrée, on voit l’air bleu à travers les minces ailes grises des chauves-souris. À la porte un âne se tenait, découpé dans la lumière ; au delà le ciel et le Nil sont tout bleus ; entre le ciel et le Nil, une ligne jaune, c’est le sable.

Nous redescendons au village. Un vieux, propre, à barbe blanche, finit par vendre à Maxime un flacon d’antimoine. Un homme en blanc, fumant un chibouk sur une porte, donne une poignée de main à Joseph. Dans l’intérieur de la maison, un marchand d’esclaves, assis sur sa natte ; à gauche, au-dessus de lui, est suspendue une longue chaîne en fer pour son commerce et que Joseph guigne pour le voyage de Syrie. — Embarquement au canot. — Coups de bâton administrés aux gamins qui se précipitent trop violemment pour le batchis. — Au bout de quelque temps, arrêtés à cause du vent contraire. Acheté là deux colliers en cuir, près d’une sakieh, sur la rive droite.

À la nuit tombante, arrivés à Dandour. La première étoile paraît comme je suis assis sur le mur de l’enceinte du temple ; grand éboulement de pierres, palmiers bouffant, à droite un peu de verdure, le Nil tranquille et les montagnes qui, du côté d’Abou-Horr, à gauche, étaient tout à l’heure lie de vin noir.

Garby-Dandour. — Dimanche 7, restés à Garby-Dandour à cause du vent contraire. Dans l’après-midi, promenade au bord du Nil : nous passons dans un village où un homme a une légère lèpre blanche sur la partie supérieure du visage.

Calabschi. — Lundi 8, arrivés à 10 heures et demie à Calabschi ou Calabaschi, sur la rive gauche. — Palmiers et dooms. — Le village est parmi les ruines des ouvrages extérieurs du temple. D’abord une longue chaussée en dalles, qui tourne son T vers le Nil ; grand pylône dont le couronnement est détruit, avec des jours comme à Dikkeh et une grande fente longitudinale et carrée, des deux côtés de la porte comme à Dikkeh ; cour qui avait des colonnes sur les deux côtés. En face, devant vous, le naos même avec quatre colonnes, une porte et quatre portes pleines plus petites : les deux qui sont près de la grande porte ont dans leur plein un carré coupé dans la pierre, qui servait d’entrée.

La cour est encombrée des débris des colonnes, grandes pierres bousculées les unes par-dessus les autres ; à droite une porte latérale, et trois autres plus petites sur le côté gauche ; je n’en vois que trois petites.

Naos, première chambre : deux colonnes à gauche encore subsistantes sur la porte d’en face (celle de la seconde pièce), figures en demi-relief encore bonnes, une Isis donnant à téter à Horus et une espèce d’oiseau à figure d’homme étrangement coiffé.

À partir d’ici, car cette façade en est toute la largeur, commence un second naos plus petit que le précédent et qui a trois salles allant de plus en plus petites.

Dans la seconde, un grand nombre de peintures sont conservées ; le bleu et le rouge dominent : le rouge est pour les chairs, pour les boules et les sphères des coiffures ; les pschents sont bleus. Caleçons rayés longitudinalement avec le mouvement de la fesse indiqué. Les sièges sont généralement peints en petites lames, un rang de rouges, un rang de vert ou de bleu. Un personnage très abîmé, portant un sceptre et la coiffure en lyre, est enveloppé d’une longue robe (transparente ? on voit toute la cuisse à travers la draperie tendue droite) dont le dessin est des petites bandes blanches obliquement croisées, formant par leur intersection des losanges de couleur violette, au milieu desquels est une petite rondelle blanche ayant à son centre un pois rouge ; au point d’intersection, des bandes sont aussi des pois rouges se trouvant sur la même ligne que ceux des rondelles. Cette pièce était éclairée par un soupirail en haut, sous le plafond, à droite.

La troisième pièce en a un à droite, un à gauche, et deux en face ; elles avaient pour plafond un dallage énorme, en pierres de taille d’au moins trois pieds d’épaisseur. Le second étage était parallèle au premier, quant au second naos du moins. De là un escalier (à droite si vous regardez le Nil) dans l’épaisseur de la muraille vous descend à une petite pièce carrée de quatre pas de longueur sur quelque cinq pieds de large, ayant une porte du même style que les grandes portes : colonnes rondes où s’appuie le linteau de la porte à chapiteau, porte à demi pleine. Porte ici dans l’antichambre entre l’escalier et la porte de cette pièce.

Éclairage des temples. — Fenêtre à gauche, qui éclaire la première chambre du deuxième naos ; l’antichambre paraît n’avoir pas eu de plafond, ainsi la lumière arrivait par plusieurs détours et non d’aplomb, une pièce moins éclairée la recevait d’une autre plus éclairée.

Une enceinte, qui continue le mur même du dromos, entoure les deux naos ; il y a aussi une seconde enceinte qui me paraît avoir été en terrasse, c’est-à-dire plate comme ..... Ce mur extérieur, celui qui touche à la montagne, est plus élevé ; dans l’épaisseur, je vois une porte.

Les moignons de pierres qui règnent sur le mur extérieur du second naos ont-ils servi à supporter des constructions abritant l’espace compris entre ce mur et la deuxième enceinte ?

De la seconde enceinte, on pénétrait par une porte dans une autre enceinte carrée, adjacente au temple, qui est sur son côté droit ; on y entrait aussi de face par une porte simple et qui est sur la même ligne que le pylône du temple. Qu’était-ce que cette construction ?

Bet-Ouali. — (Voir la description de Champollion le jeune dans ses Lettres sur la Nubie.)

Tafah. — Mardi, à 6 heures moins un quart du matin.

Deux temples, petits tons doux ; l’un, complètement engagé dans le village, sert d’habitation.

Gens qui viennent apporter du lait, des poulets, de petits paniers et des boucliers en peau de crocodile et d’hippopotame. — Une femme marchant avec un pot de lait sur la tête et son enfant sur le bras gauche, le bras droit est découvert. — Grande bougresse qui vend des pigeons à Joseph : bras virils, figure un peu camuse, bandeaux tressés de petites tresses, c’est réuni en plaques noires, verni par la graisse, cambrure de son dos brun, bague en cuivre au pouce.

Quelques palmiers, les montagnes au fond, soleil du matin.

Kardasch. — À 9 heures du matin. Non loin des ruines du temple, chapelle égyptienne au milieu d’une carrière ; l’entour est tabulaté d’inscriptions grecques. Dans les environs, dans le désert, pour y venir, marques de pieds entaillées sur la pierre ; il y a aussi un pied d’enfant. C’était sans doute un lieu de pèlerinage.

Demyt. — Dans l’après-midi, promenade entre des palmiers et des champs, sur le bord du fleuve. — Une grosse femme.

Debout. — Mercredi matin. Temple. Trois portes encore debout en enfilades. Le temple est fort ruiné ; il n’a pas été achevé, le mur en certains endroits n’est pas encore ciselé, et des carrés de pierres sur les portes attendent que l’on sculpte le globe avec l’uræus. Je reste à l’ombre dans un coin, fouillant le sol avec mon bâton de palmier : j’ai trouvé la moitié du sabot d’une vache. Un petit oiseau blanc à tête et queue noires, descendant du mur qui est derrière moi, est venu se poser tout en face et près de moi ; quand tout le monde a été parti, deux autres sont venus se mettre sur le chapiteau d’une colonne, à gauche.

Avant de nous rembarquer, un sorcier nègre, au nez épaté, nous dit la bonne aventure. Dans un panier plat, plein de sable, il fait des cercles, et de ces cercles partent des lignes qu’il trace avec le doigt. Il me prédit que « je recevrai à Assouan deux lettres, qu’il y a une dame vieille qui pense beaucoup à moi, que j’avais eu l’intention d’emmener ma femme avec moi en voyage, mais que, tout bien décidé, je suis parti seul ; que j’ai à la fois envie de voyager et d’être chez moi, qu’il y a dans mon pays un homme très puissant qui me veut beaucoup de bien, et que de retour dans ma patrie je serai comblé d’honneurs ».

Philae. — Arrivés vers 5 heures du soir.

Je file avec Joseph à Assouan, par le désert. Nous sommes armés jusqu’aux dents, de peur des hyènes ; nos ânes trottinent bon pas, un jeune garçon de douze ans environ, charmant de grâce et de prestesse, vêtu d’une grande chemise blanche, court devant nous en portant une lanterne. Le bleu du ciel est tacheté d’étoiles, ce sont presque des feux, ça flambe, vraie nuit d’Orient ! Un Arabe, monté sur un chameau et qui chantait, a débouché à droite, a coupé la route, et s’en allait devant nous.

À Assouan il y a un paquet énorme, mais rien pour moi ; la Gabrielle d’Augier y était, seule chose à mon usage. Du reste, des lettres pour Max et Sassetti : cela m’a semblé très amer. Nous revenons de suite par les villages au bord des cataractes, nos petits guides ayant peur du désert à cause des bêtes féroces.

Jeudi 11. — Notre tente est déposée sur la plage orientale de Philæ, où nous sommes amarrés. — Arrivée inattendue de Mourier et de Villemin en chapeaux blancs, Abdallah (ancien domestique de l’Hôtel Brochier) est avec eux, ainsi que le médecin d’Assouan, qui reste en compagnie des domestiques. — Déjeuner très gaillard, on se quitte à 3 heures. — Promenade de l’autre côté de l’eau, vers le village de Bab ; je monte la montagne, entre dans le santon de Koubet-el-Aouah. Pour poser, je monte au haut de la mosquée de Keleil-Rasoun-Saha. — Mine immense de notre vieux Fergalli expliquant comme quoi il n’entend rien à la photographie et que ce n’est pas son métier.

Vendredi 12 avril. — Descente des cataractes. La cange est chargée de monde, comme pour les monter ; il y a à bord un prêtre qui dit tout le temps des prières, se balançant sur le plat-bord de tribord. Moment d’anxiété quand le bateau, filant sur le grelin, plonge de l’avant : c’est comme un bouchon de liège courant sur la chute d’un moulin.

Nous arrivons à midi à Assouan, moi crevant de faim. Déjeuner au café, avec du poisson frit et des dattes. Quel bon déjeuner ! — Barbier. — Visite au bateau de ces messieurs.......................................

 

Nous revenons par le désert. — Campés à Philæ samedi, dimanche et lundi. — Je ne bouge de l’île et je m’y ennuie. Qu’est-ce donc, ô mon Dieu, que cette lassitude permanente que je traîne avec moi ! elle m’a suivi en voyage ! je l’ai rapportée au foyer ! la robe de Déjanire n’était pas mieux collée au dos d’Hercule que l’ennui ne l’est à ma vie ! elle la ronge plus lentement, voilà tout !

Lundi, khamsin crâne, les nuages sont rouges, le ciel est obscurci, le vent chaud emplit tout de sable, on a la poitrine serrée, l’esprit triste ; dans le désert ce doit être affreux.

Ce qui indigne à Philæ, ce sont les dévastations religieuses, cela rappelle par son parfum de sottise les expurgata. Dans la dernière salle du grand temple, jolie Isis allaitant Horus, souvent moulée ; dans la première cour, mille jolis détails. Dans une des salles supérieures, scènes d’embaumement dans le coin à droite, femme ployée sur les genoux, avec des bras désespérés, lamentants ; l’observation artistique perce ici à travers le rituel de la forme convenue. — Petit temple d’Athor : le plus beau, c’est la fameuse inscription « une page d’histoire ne doit pas être salie » et l’annotation « une page d’histoire ne s’efface pas ».

Mardi. — Parti par le désert, avec cinq chameaux portant notre immense bataclan. — Deux stations pour boire ; dans la seconde, près du gros vase, une petite souris morte.

Arrivé à Assouan à peu près en même temps que Max, qui a descendu la cataracte en sandal.

Assouan. — Mercredi 17. — Promenade dans Assouan, achat d’une bague d’argent à une marchande de pain ; les marchandes de pain, au coin des rues, sont généralement d’anciennes almées. — Soultân, pauvre diable écrasé, rongé, dévoré de vérole, que j’ai l’idée d’expédier au Caire.

Au coucher du soleil, visite de ces dames, Azizeh et la petite rieuse, et une troisième, grande, de figure immobile et marquée de petite vérole ; les marins nous regardent, avec du public survenu pour la circonstance au bruit des tarabouks, tout cela nous dérange. — Elles ont toutes ce mouvement de cou glissant sur la vertèbre qui nous avait émerveillés la première fois. Nous nous enfermons avec elles pour qu’elles nous dansent l’abeille, qui est un mythe ; Joseph prétend ne l’avoir vraiment vu danser qu’une fois et c’était par un homme. Quant à celle-ci, ça consiste à se mettre nue et à crier : « in ny a oh ! in ny a oh ! ».

Jeudi 18. — Matin, visite du gouverneur d’Assouan, de Mâlim-Khalil et de son fils, du nazir d’Ibrim ; ces messieurs viennent dans l’espérance d’une bouteille de raki, nous payons une oque de tabac à Mâlim-Khalil. Ce sont tous d’affreuses canailles et dont la bassesse reluit de tous les respects dont on les entoure. — Démarches pour Soultân ; il y a un mauvais vouloir évident. Quand il a su qu’il partirait et qu’il pourrait guérir, il a voulu nous baiser les pieds, ses yeux pleurant pleins de tendresse ; la reconnaissance non méritée gêne, c’est la récompense d’un sacrifice qui n’a pas eu lieu, on se trouve honteux et devoir quelque chose à l’obligé.

À 6 heures du soir, Haçanin, en portant une poutre, se casse la jambe, il tombe comme un oiseau blessé. Pansement sur le sable, aux flambeaux. Toute la nuit nous l’entendons crier « cawadja ! cawadja ! » d’une voix dolente.

Vendredi 19. — Promenade le matin dans l’île d’Éléphantine, pendant qu’on tire le bateau sur la plage pour le réparer. Nous nous asseyons sous des palmiers, du côté de l’Ouest. — Enfant borgne qui chasse les autres avec un bout de palmier dont l’extrémité est tressée en fouet.

Déjeuner au Café d’Assouan. — Chameaux qui passent. Soleil, nattes en paille sur nos têtes. — Tous ces gens qui viennent boire là. — En face de nous un cawas (russe) avec des bottes recourbées. — Il était midi, le prêtre chantait dans la mosquée. — Transbordement d’Haçanin dans le bateau, départ d’Assouan.

Koubanyeh-el-Abou-Aris. — Arrivés à 6 heures du soir, nous montons sur la berge, Mansourh nous accompagne. — Hommes en silhouette, au milieu des gazis et des palmiers ; grandes bandes vermillon dans le ciel. Des lacs vert pâle se fondent dans le bleu du ciel, les palmiers s’irradient par gerbes, comme des fontaines ; à mesure que vient la nuit ils foncent de ton. Quelques voiles sur le Nil, les montagnes basses du côté du Levant sont roses.

Que serait une forêt où les palmiers seraient blancs comme des bouquets de plumes d’autruche ?

Les hommes, lorsqu’ils viennent de faire leur prière, gardent au front et au nez la poussière de la prosternation.

Roum-Oumbou. — Samedi 20. — Arrivés dans l’après-midi.

Les ruines du temple sont descendues jusque dans le Nil ; le fleuve, de là, fait un coude à gauche ; juste en face, un grand îlot de sable ; à gauche, champs entourés de clôtures en roseaux secs ; plus loin, quelques arbres, un grand village gris avec deux pigeonniers carrés, le désert, et la bordure des montagnes à l’horizon.

Le temple est enfoui dans le sable. Au plafond, le vautour répété, Isis d’un joli style, un homme qui fait le mouvement d’un nageur, restes de peintures bleues. Il reste 13 colonnes, elles sont couvertes d’uræus, c’est là ce qu’il y a de plus fréquent et de plus nombreux. Sur le portique du temple, une barque portant au milieu une sphère dans laquelle un homme accroupi ; ailleurs, personnage accroupi dans une espèce de courge ; sur un pan de mur en pierres de taille subsistant encore, séparé du temple, plus près du fleuve, reste de pylône sans doute, il y a, plusieurs fois répétée, la croix aussi sur l’espace en retrait entre les deux pans ; il y a alternativement une ligne de croix et une ligne de bonshommes dans un vase rond avec des inscriptions hiéroglyphiques. Sur le secos, inscription grecque indiquant que Ptolémée et Cléopâtre ont dédié ce secos à Apollon et aux autres dieux ; c’est sur le linteau supérieur, nous n’avons pu lire le reste.

Parmi les noms de voyageurs, S. Chasseloup-Laubat, officier français, 1825, et Darcet ; la date est illisible. Le nom a été gravé par petits trous, il est sur la façade du temple, un peu à droite, à hauteur d’homme.

Pendant que j’étais à regarder le plafond, monté par derrière, tourné vers le Nil, un oiseau est venu s’accrocher des pattes à un roseau desséché qui a passé par la fente du plafond et se tient là droit. Les petits oiseaux vivants regardent les vautours sculptés et s’envolent après.

Un homme sur son cheval blanc a débouché de par derrière, du côté des ruines en briques crues, a passé devant le temple, et est revenu du côté de la brèche dans le pan longitudinal de briques crues, à gauche, pour gagner le côté des paysans.

El-Mohammit. — Le soir, nous montons à El-Mohammit. — Mangé à dîner une pastèque. — Le chat noir que Joseph a pris à Assouan commence à m’embêter, Haçanin se remue sur son matelas comme un possédé, malgré toutes les recommandations qu’on lui fait pour rester tranquille.

Carrières de Silsilis. — Affreuse blague ! Ce sont des pans de mur à pic, taillés à même dans la montagne. Grand soleil ! Nous suons beaucoup sur le sable.

Temple de Djebel-Selseleh. — Galerie en voûte creusée, dieux dans le mur : six à chaque bout, et trois dans des niches, à même les piliers. — Déception relativement à nos fouilles, tout ce qui sonne creux n’est pas trésor. — Trous nombreux dans le mur faits par les Arabes.

Lundi 22 avril, khamsin. Le Nil a des flots comme la mer. — À la nuit tombante, arrivés à Edfou, c’est-à-dire à une demi-lieue, car le village et le temple ne sont pas sur le bord du fleuve (rive gauche).

Edfou. — Le village entoure le gigantesque temple et a même monté sur lui en partie. Pylônes énormes, les plus grands que j’aie vus ; dans les pylônes, plusieurs salles. Belle Isis à droite. De dessus la porte du pylône, vue des colonnades des deux côtés. La cour avec des mouvements de terrain, amas de poussière grise.

Du haut des pylônes, vue splendide : en se tournant vers le Nord on voit la route d’Esneh qui s’en va ; on plonge sur le village, dont les maisons ont pour toit des nattes de paille. Partout c’est la même scène, on s’occupe de la vie : une femme donne à boire à un âne dans une courge ; deux chèvres luttent en heurtant leur front ; une mère emporte son enfant sur son épaule ou prépare à manger. Au haut du pylône, noms de troupiers français.

Le temple d’Edfou sert de latrines publiques à tout le village.

Dans les pylônes, les meurtrières, énormes, sont pratiquées à hauteur de talon et éclairent les salles par en haut, la lumière frise sur les dalles.

Du pronaos, sur le toit duquel sont bâties des maisons, les chapiteaux des colonnes enfouies sont alternés, un égyptien composite, l’autre feuille de palmier. Non loin, tout à côté et si bien enfoui qu’on a du mal à le trouver, le petit temple ; il est dévasté, et ne tient plus que par une colonne faite d’un tas de pierres brisées, ramassées. Sur les murs, représentations peintes d’Isis allaitant Horus. Les Isis d’Edfou, comme à Philæ, ont généralement le visage allongé par le bas, les joues bouffies, le nez pointu, tel est le style de visage des Bérénice et des Arsinoë dont on prétend que ces représentations sont les portraits.

Non loin du bord du Nil, magasin du Gouvernement, grands tas de blé ; pour monter jusqu’en haut, un homme marche sur des troncs de palmier jetés sur le talus du tas.

El-Cab. — Mercredi 24. — Dès le matin, partis pour les grottes. Plusieurs insignifiantes, mais dans deux, restes de peintures curieuses représentant des scènes de la vie rustique, une surtout au fond, trois dieux ou déesses dans une niche, les deux dieux ou déesses latéraux passent la main derrière la taille du dieu du milieu et ont l’air de le soutenir ; sur le panneau de droite, hommes et femmes agenouillés ou plutôt accroupis et respirant des lotus ; homme tuant un bœuf, la tête est retournée en bas, le bœuf est ouvert, on lui voit les côtes sanglantes ; roi et reine, mari et femme (demi-nature) assis sur des divans, la femme passant la main sur l’épaule de l’homme et de l’autre lui tenant l’avant-bras ; les pieds des meubles sont en jambes de lion. Les femmes étaient vêtues d’une manière de sarrau descendant jusqu’au mollet, très décolleté, et qui tenait aux épaules par deux larges bandes montantes, à la façon des tabliers d’hôpital.

Sur le pan de droite, ânes allant aux champs, l’un se baisse pour brouter un chardon, l’autre détourne la tête et regarde en arrière ; troupeau de cochons, troupeau de chèvres, un bouc veut en saillir une ; un char, le cheval a des tournures de stepper anglais, nez levé, jambes qui tombent dans la position d’un cheval lancé au grand galop et qui s’arrête tout court. — Laboureurs : derrière la charrue on ensemence ; belle pose du semeur, le blé en jets s’en va de ses mains tel qu’une fontaine jaune ; tas de blé qu’on empile, on en remplit de grands sacs longs, les bœufs tournent et battent, c’est là qu’est la chanson : « Battez, battez, ô bœufs, de la paille pour vous, de la farine pour vos maîtres » (voir l’Égypte de Champollion-Figeac, Univers pittoresque). — Vendanges : une vigne en berceau, des hommes portent du raisin sur leur tête dans des paniers, on le presse entre des ais de bois qui coulissent sur une potence, on ramasse le vin et on le met dans des pots. — On prépare des oies que l’on met dans des pots ; poissons secs éventrés que l’on colle ensuite contre les murs. — Barque avec des avirons dont le bout de la palette est rond ; un homme tombe à l’eau la tête en bas.

Voilure des anciens Égyptiens. — La voile tendue roulait sur une roue placée sur le toit de la chambre. — Autres barques que l’on a tirées à la corde.

Rien n’est amusant comme ces peintures qui sortent de la rigidité impitoyable de l’art égyptien.

Sur le bord de l’eau, à peu près, grande enceinte en briques pharaoniques, dont les murs ont bien une trentaine de pieds d’épaisseur ; à peine si l’on reconnaît les ruines d’un temple qu’il y avait là et que Méhémet-Ali a fait détruire pour bâtir son palais d’Esneh.

À 10 heures, nous sommes partis.

Marché pendant une heure en plein soleil, sur le sol blanc du désert. — Pans de montagnes, cirques immenses. — En allant, nous causons d’Abd-el-Kader et en revenant de la garde nationale de Paris. — Quelques nuages, lumière blanche et fine comme de la poussière ; c’est énorme !

Petit temple d’Athor : têtes à perruques comme au petit temple d’Ipsamboul ; peintures assez bien conservées. À gauche, au fond, grand dieu bleu avec les plumes de pintade (Nilus ? Ammon ?). Autour du temple, marques de pieds au ciseau. Personne n’a encore rien dit là-dessus, et chaque fois que je rencontre ces pieds, je suis ému, c’est trop beau comme témoignage, rien que la marque d’un pied !

Je regarde longtemps une tarentule, avec ses gros yeux verts, qui marchait dans un trou de la porte, à la renverse ; elle avait de gros yeux verts effrayants, on eût dit qu’elle était étonnée de voir deux si grosses choses que nous deux, puis elle est rentrée dans sa cachette.

Autre temple speos en voûte ; on y montait par un escalier. L’intérieur complètement dégradé. Joseph ramasse des crottes de gazelle qui sentent le musc et qui sont bonnes à fumer.

J’aperçois un caméléon tout blanc ; il se réfugie sous une pierre, je la lève, il court sur la terre blanche, Max le tue d’un coup de bâton sur le cou. Le Nil autrefois passait peut-être par la route que nous suivons, la sonde des pilotes a heurté ces grands rochers (les m..... d’oiseaux par terre ou sur les pierres semblent de loin la couleur de la pierre ou de la terre), car le Nil s’ennuie dans ses sables et change de cours.

Jeudi 25. — Temps de khamsin, retenus tout le jour au mouillage de Sabayeh.

Esneh. — Vendredi 26. — Arrivés à 6 heures du matin, temps lourd et couvert, le ciel est blanc.

À 10 heures environ, Bambeh vient à la cange et monte à bord ; elle a mal à l’œil droit, qui est couvert de son bandeau, nous lui donnons de l’eau blanche. Le mouton n’est plus avec elle, le mouton est mort. Nous allons chez Ruchiouk-Hânem, par le derrière de la ville, Bambeh marche devant nous.

Chez Ruchiouh-Hânem. — La maison, la cour, l’escalier ruiné, tout est là, mais elle n’est plus là, elle, sur le haut, le torse nu, éclairée, dans le soleil. Nous entendons sa voix qui salue Joseph ; nous montons au premier, Zeneb verse de l’eau sur les pavés. Silence, temps lourd, nous attendons.

Elle arrive, sans tarbouch, sans collier, ses petites tresses tombent au hasard, nu-tête ; aussi son crâne est très petit, à partir des tempes. Elle a l’air fatigué, et d’avoir été malade. Elle se coiffe avec un mouchoir, elle envoie chercher ses colliers et ses boucles d’oreilles, que tient en dépôt un seraf de la ville, avec son argent ; elle n’a rien chez elle de peur qu’on ne la vole. Nous nous faisons des politesses et des compliments. Elle a beaucoup pensé à nous, elle nous regarde comme ses enfants et n’a pas rencontré de cawadja aussi aimable.

Deux autres femmes : la première à nez fort, droit, accroupie à gauche ; la deuxième petite, noire, assez jolie de profil, mais dansant fort mal. — Notre vieux musicien et un autre à barbe blanche, escorté de sa femme, vieille qui joue du tambour de basque ; c’est une maîtresse de danse, elle fait des signes à la petite qui danse, et se dépite, marque la mesure, indique le pas. — Physionomie souriante, face carrée comme d’un vieil eunuque blanc. — Elle se met à danser, sa danse est une pantomime dramatique ; nous avons là quelque chose de l’ancienne danse.

Ruchiouk danse. Mouvement du col se détachant, comme Azizeh, et son charmant pas antique, la jambe passant l’une devant l’autre.

Dans sa chambre, au rez-de-chaussée, il y a comme ornement, collées au mur, deux petites étiquettes, l’une qui représente une Renommée jetant des couronnes et une autre couverte d’écritures arabes. Ma moustache l’indigne encore ; puisque j’ai une petite bouche je devrais ne la pas cacher. Nous nous quittons avec promesse de lui venir dire adieu.

Dans la cour, grande canaille, l’œil couvert d’un bandeau et qui tend la main en disant « ruffiano » ; je lui donne trois piastres.

De tout cela il en est résulté une tristesse infinie ; elle s’était, comme le premier jour, frotté les seins avec de l’eau de rose. C’est fini, je ne la reverrai plus, et sa figure, peu à peu, ira s’effaçant dans ma mémoire !

Bazars. — Café où je reste presque tout l’après-midi à regarder le monde, un enterrement passe sur la place.

Four à poulets. — C’est une longue galerie voûtée, ayant des fours latéraux que l’on chauffe sur les quatre côtés dans des espèces de petites rigoles. Au milieu, correspondant à la lumière de la voûte (trou par lequel arrive le jour de l’air), est un trou. Sous le four sont placés les œufs, ils restent là quatorze jours ; le quatorzième jour on les met sur le four jusqu’au vingt-deuxième, où ils éclosent. Un tas de poulets grouillent par terre, cela ondule comme de la vermine blanche et jaune ; on les balaye à coups de pied pour que nous ayons de la place.

Cela me fait un effet étrange de corruption, et une des choses qui m’ont le plus étonné de ma vie, comme factice remplaçant l’organique : l’homme ici crée en quelque sorte.

Vendredi 26 avril. — Couvent copte des Martyrs : mauvais temps ; nous allons au couvent des Martyrs, à une lieue d’Esneh, à travers des champs de blé où nous tournons. Un chien d’Herment, hérissé, à poils longs, aboie sur le mur. Joseph frappe à la porte avec un caillou ; un frère copte vient nous ouvrir. Dans le corridor couvert qui mène à une cour, un petit ânon. Le couvent se compose d’une série de pièces quadrilatérales, voûtées en dôme ; le jour tombe d’un trou par en haut, le sol recouvert partout de nattes de palmier. Partie romane très ancienne, grands cubes qui ont l’air de tombeaux. — Une colonne en fer sur laquelle on pose l’évangile. — Chaire à prêcher fruste, dans un coin. — Aspect mystérieux et caché, le tout vu par un demi-jour. — Deux vieillards, dont l’un est borgne, quatre ou cinq gamins qui les servent, c’est là le christianisme primitif.

Il y a dans ce couvent, de passage, un prêtre abyssinien qui revient de Jérusalem, grand, maigre, yeux en amande, long nez aquilin, belle physionomie, type tout indien ; il souffre de la poitrine et a la maigreur des gens qui meurent de langueur, il s’ennuie beaucoup, regrette son pays, l’Égypte est un enfer pour lui.

Nous causons ensemble d’Abyssinie. La fureur de l’émasculation existe réellement telle qu’on me l’avait dit. Il y a en Abyssinie plus de vingt rois. Dernièrement les Abyssins ont tué une garnison turque entière, qui était dans l’île située en face Massaouah. Il y a, pour les Européens voyageant en petit nombre, du danger dans les montagnes, parce que ces montagnes sont couvertes de forêts affermées pour la chasse de l’éléphant. Il s’étend beaucoup sur le bon marché des vivres de l’Abyssinie. En nous séparant, nous nous souhaitons de revoir nos patries dont nous sommes loin l’un de l’autre. Que Dieu l’ait ramené dans la sienne ! Quant au lien chrétien, il me paraît nul ; le vrai lien est dans la langue : cet homme-là est bien plus le frère des musulmans que le mien.

Je reviens nu-pieds, à cause de mes bottes qui me gênent atrocement. Non loin de la cange, entre Esneh et le palais de Méhémet, je me suis arrêté à regarder les montagnes. Les collines, basses, dénudées, grises, et vues à travers la transparence de la lumière rose étalée sur elles et qui s’apâlissait sur le gris, avaient pour couleur générale un grand ton uni, vaporeusement rembourré d’en dessous ; c’était comme de grands voiles blonds posés sur les collines.

En notre absence, Ruchiouk-Hânem et Bambeh sont venues pour nous voir.

Le soir nous passons de l’autre côté du Nil pour aller tuer des spatules, que nous manquons. — Immense étendue de sable plate, la lune dessus, nos deux balles côte à côte.

Un homme riche rentrant chez soi. — Le gouverneur de Siout revient d’Esneh pour coucher au palais du Gouvernement, à cheval, avec du monde, précédé de deux hommes qui portent des machallahs. On ne voit qu’eux se détachant sur le mur éclairé par la résine brûlante, le reste s’agite dans l’ombre, ombres plus noires ; des parcelles de feu voltigent et tombent à terre derrière eux.

Dimanche matin 28. — Partis de bonne heure d’Esneh, marché à l’aviron toute la journée, malgré le vent.

Herment. — Lundi. Le temple et le village à une grande demi-lieue du rivage. — Plaine couverte de tombeaux turcs. — Santon ; derrière, grande prairie avec des animaux. Ruines du temple : les chapiteaux des colonnes sont couverts de pigeons qui viennent des pigeonniers voisins, pigeonniers faits avec des branches d’arbre sèches. — Chaleur. — Photographie. — Je cure les plateaux. Effendi de Mustapha-bey, gros jeune homme, malade de l’œil ; sac à papiers ; il ramène son âne par le licou jusqu’à notre barque, où il nous accompagne ; il nous fait cadeau de fromages arabes, petits fromages blancs à la pie, fort détestables selon moi.

Le soir, à 8 heures, nous arrivons à Louqsor.

THÈBES[14].

Arrivée à Louqsor. — Nous sommes arrivés à Louqsor le lundi 30 avril, à 8 heures et demie du soir ; la lune se levait. Nous descendons à terre. Le Nil est bas, et un assez long espace de sable s’étend du Nil au village de Louqsor ; nous sommes obligés de monter sur la berge pour voir quelque chose. Sur la berge, un petit homme nous aborde et se propose à nous comme guide, nous lui demandons s’il parle italien : « Si, signor, molto bene ».

La masse des pylônes et des colonnades se détache dans l’ombre, la lune qui vient de se lever derrière la double colonnade, semble rester à l’horizon, basse et ronde, sans bouger, exprès pour nous, et pour mieux éclairer la grande étendue plate de l’horizon.

Nous errons au milieu des ruines, qui nous semblent immenses, les chiens aboient furieusement de tous les côtés, nous marchons avec des pierres ou des briques à la main.

Par derrière Louqsor et du côté de Karnac, la grande plaine a l’air d’un océan ; la maison de France éclate de blancheur à la lune, comme nos chemises de nubien ; l’air est chaud, le ciel ruisselle d’étoiles ; elles affectent ce soir la forme de demi-cercles, comme seraient des moitiés de colliers de diamants, dont çà et là manqueraient quelques-uns. Triste misère du langage ! comparer des étoiles à des diamants !

Louqsor. — Le lendemain, mardi, nous visitons Louqsor. Le village peut se diviser en deux parties, divisées par les deux pylônes : la partie moderne, à gauche, ne contient rien d’antique, tandis qu’à droite les maisons sont sur, dans, et avec les ruines. Les maisons habitent parmi les chapiteaux des colonnes, les poules et les pigeons huchent, nichent dans les grosses feuilles de lotus ; des murs en briques crues ou en limon forment la séparation d’une maison à une autre, les chiens courent sur les murs en aboyant. Ainsi s’agite une petite vie dans les débris d’une grande.

Il y a trois colonnades, deux de petites colonnes, une de grosses : les grosses ont des chapiteaux-champignons, les petites ont des chapiteaux-lotus non épanouis.

Pylônes. — La corniche des pylônes a été brisée, elle subsiste seulement dans la partie interne de la porte. Des deux côtés de la porte, deux colosses enfouis jusqu’à la poitrine ; les épaules du colosse de gauche sont la seule chose d’eux qui soit intacte ; ils devaient être d’un très beau travail à en juger par les bandelettes et les oreilles. Un troisième colosse, sur le pylône de droite, est complètement enfoui ; on n’en voit plus que le bonnet de granit poli qui brille au soleil comme une pipe de porcelaine allemande. En face des pylônes, sur les maisons qui font vis-à-vis, pigeonniers ; les pigeons s’envolent et vont battre des ailes au sommet des pylônes. Sur le pylône de gauche on voit une bataille : les chars sont alignés, c’est-à-dire échelonnés les uns sur les autres, par défaut de perspective ; tous les chevaux sont cabrés ; pêle-mêle de gens et de chevaux tombant les uns sur les autres ; le roi (grande nature) est debout sur un char à deux chevaux, et tire de l’arc, derrière lui un flabellifère ; il est au milieu de la bataille ; plus loin sont des gens dans une grande barque, debout. Un homme debout (nature moyenne) sur son char, conduisant les mains très en avant, chic anglais. Sur le pylône de droite on voit vaguement des chars et des guerriers ; un homme (de grande nature), assis, semble recevoir des captifs. Le pylône de gauche représentait la bataille et celui de droite le triomphe. C’est contre le pylône de gauche que se trouve l’obélisque, dans un état parfait de conservation. Une ch.... blanche d’oiseaux tombe d’en haut et s’épate par le bas comme une coulée de plâtre ; c’est par la m.... des oiseaux que la nature proteste en Égypte, c’est là tout ce qu’elle fait pour la décoration des monuments, ça remplace le lichen et la mousse. L’obélisque qui est à Paris se trouvait contre le pylône de droite. Huché sur son piédestal, comme il doit s’embêter là-bas, sur la place de la Concorde, et regretter son Nil ! Que pense-t-il en voyant tourner autour de lui les cabriolets de régie, au lieu des anciens chars qui passaient jadis au niveau de sa base ?

L’intérieur des pylônes est difficile à monter ; les pierres sont disposées angle sur angle, de la même manière que dans les couloirs des Pyramides. D’en haut, nous voyons Joseph en bas avec sa chemise blanche, tranquillement assis sur la natte de la mosquée, car il y a, en dehors de la mosquée, une sorte de longue plate-forme ou terrasse basse recouverte d’une natte. Pour monter sur les pylônes, nous passons par l’intérieur de la mosquée où piaule, en se dandinant sur ses jambes croisées, toute une école de bambins ; le maître lit tout haut, chantant d’un ton de fausset. L’escalier du pylône descend jusque dans l’intérieur de la mosquée.

Jardin de Prisse. — Nous visitons l’ancien jardin de Prisse, qui appartient maintenant au sheik des Ababdiehs. Une treille en maçonnerie couverte de vignes, des palmiers nains, ou petits. Deux ou trois domestiques nègres circulent là dedans. On nous apporte des bouquets de laurier-rose. Quand nous allons pour sortir, un nègre se met le dos contre la porte pour nous demander batchis, ce qui fait que nous ne lui en donnons aucun.

Jardin français. — Planté par les officiers du Louqsor ; les murs sont plantés de feuilles d’aloès, sèches. Ce jardin est plein d’orangers et de citronniers ; quelques palmiers s’élèvent droits, au-dessus de ces masses rondes. Le plaisir de la verdure m’a surpris avec un charme étrange. On nous apporte des petits citrons verts et des bouquets de menthe. Dans l’après-midi nous partons pour Karnac.

Karnac. — La première impression de Karnac est celle d’un palais de géants, les grilles en pierre qui se tiennent encore aux fenêtres donnent la mesure d’existences formidables ; on se demande, en se promenant dans cette forêt de hautes colonnes, si l’on n’a pas servi là des hommes entiers enfilés à la broche comme des alouettes. Dans la première cour, après les deux grands pylônes en venant du Nil, il y a une colonne tombée et dont toutes les pierres sont encore disposées, malgré leur chute, comme serait une colonne de dames, à bas. Nous revenons, l’allée des sphinx n’a pas une tête, ils sont tous décapités. Des gypaètes blancs, au bec jaune, voltigent sur une butte autour d’une charogne ; à droite il y en a trois sur leurs pattes, arrêtés, et qui nous regardent passer tranquillement. Un Arabe passe au grand trop devant nous sur son dromadaire.

Coucher de soleil à Louqsor. — Au coucher du soleil, je m’en vais du côté du jardin français, vers une petite crique que fait le Nil ; l’eau est toute plate, un moucheron y trempant ses ailes la dérangerait. Des chèvres, des moutons, des buffles pêle-mêle viennent y boire, de petits chevreaux tètent leurs mères, pendant que celles-ci sont à boire dans l’eau ; une d’elles a les mamelles prises dans un sac. Des femmes viennent prendre de l’eau dans de grands vases ronds, qu’elles remettent sur leur tête ; quand un troupeau est parti il en revient un autre, les bêtes bêlent ou mugissent avec des voix différentes, peu à peu tout s’en va, la nuit vient ; sur le sable, de place en place, un Arabe fait sa prière. Les montagnes grises d’en face (chaîne libyque) sont couvertes d’un ton bleu ; des nappes d’atmosphère violet se répandent sur l’eau, puis peu à peu cette couleur blanchit et la nuit vient.

Première visite à Medinet-Abou. — Après le dîner nous traversons le Nil et nous allons au pied de la montagne de Médinet-Abou passer la nuit à l’affût de l’hyène. Nous nous couchons, à la belle étoile (et quelles étoiles !) sur nos paletots, au milieu des pierres ; Joseph et les guides causent toute la nuit ; le mouton que nous avions pris dans un village (de ce côté du Nil) reste attaché, et le lendemain nous le retrouvons intact.

À 6 heures du matin, nous déjeunons dans le palais de Médinet-Abou, avec du lait et des œufs durs. La montagne, toute proche par derrière, domine ce grand édifice encore debout ; architecture et paysage semblent avoir été faits par le même ouvrier.

Le sieur Rosa. — Nous allons faire visite au sieur Rosa, marchand d’antiquités, Grec de Lemnos. C’est pousser loin la haine de toute végétation, le site est un vrai four à plâtre ; des chiens aboient, on ne veut pas nous ouvrir, enfin on nous ouvre la porte. Dans la cour, momies débandelettées, debout, dans le coin à gauche en entrant ; l’un s’écore des deux mains sur son phallus, un autre fait une torsion de la bouche et a les épaules remontées comme si le vivant fût mort dans une grande convulsion. Dans une salle basse, au rez-de-chaussée, il y a des momies dans leur cercueil : fort beau cercueil de femme, peinture brune ; deux autres momies dans des cercueils non ouverts. Le vieux Grec vit là, il a mal aux yeux et se les essuie avec son mouchoir ; on cause politique, c’est-à-dire des affaires de Grèce, il va se chercher des journaux grecs et en lit tout bas quelques passages.

Les colosses de Memnon sont très gros ; quant à faire de l’effet, non. Quelle différence avec le Sphinx ! Les inscriptions grecques se lisent très bien, il n’a pas été difficile de les relever. Des pierres qui ont occupé tant de monde, que tant d’hommes sont venus voir, font plaisir à contempler. Combien de regards de bourgeois se sont levés là-dessus ! chacun a dit son petit mot et s’en est allé.

De retour à la cange vers 3 heures.

Vallée de Biban el-Molouk. — Le lendemain, jeudi 2 mai, parti à 6 heures du matin à cheval. On m’a donné une selle anglaise, j’ai mes grandes bottes et mon large pantalon de toile à la nizam, je jouis d’être à cheval. Visité le temple de Gournah et les tombeaux des rois à Biban el-Molouk. Pour aller à la vallée des Rois, le paysage est anthropophage : on monte lentement dans une large ravine, entre des montagnes pelées ; elles sont coupées à grands pans, les éclats de pierre roulent sous les pieds des chevaux, les étriers me brûlent les pieds.

Affaire du sheik à propos de nos estampages dans le petit tombeau de Gournah. — Trombe de sable. Ça se lève comme une colonne de fumée et ça tourne en vis comme un tire-bouchon, tout en montant en l’air ; bientôt l’horizon est complètement pris, on est obligé de s’envelopper tout à fait la tête, les chevaux en paraissent gênés.

Nous allons coucher dans la maison de France.

Maison de France. — L’escalier donne sur un quartier plein de décombres, au bout duquel se trouvent les maisons de filles. Nous avons deux pièces. Dans la première, il y a un chambranle de cheminée, Joseph s’y établit. — Abdulmineh (gardien de la maison) et les matelots sur une natte. — La petite chambre pour la photographie est à droite ; notre chambre à divan, à gauche, avec balcon donnant sur le Nil. — Vue des montagnes de la chaîne Libyque. — Visite au gouverneur pour l’affaire du sheik de Gournah. — Dans l’après-midi, course à Karnac (sur une selle qui me casse le c…) afin de marquer les estampages à faire.

Le soir le gouverneur nous rend notre visite.

Samedi matin. — Promenade dans Louqsor : café, bons Turcs fort aimables, Arnautes qui jouent avec des petites coquilles dans une sorte de damier creusé, un Arnaute qui essaie de faire monter son cheval sur l’escalier, Turc en veste rouge qui m’offre à boire du bouza.

Nous partons pour Karnac. — Logés dans la chambre du roi, c’est celle qu’a occupée le docteur Lipsius. — Petite mare verte où toutes les nuits navigue une cange d’or avec des hommes d’or, le bord est piqué de joncs pointus, piquants, Maxime s’y baigne. — Aspect de son corps nu, debout sur les bords.

Je passe la nuit en dehors sur un matelas mis sur une pierre, seulement vêtu de ma chemise de Nubien ; les étoiles resplendissent de scintillations. — Gardes. — Un au-dessus de ma tête que j’aperçois dans la nuit. — Les chacals aboient affreusement et en multitude. — Claquement de bec des tarentules. — Les chacals la nuit viennent manger nos provisions.

Dimanche 5. — Surveillé les estampages dans le palais. Quand cette besogne stupide fut achevée, promenade autour de Karnac du côté Nord. J’ai été boire de l’eau dans une fontaine près d’un santon ; l’eau est dans une grande jarre, on la puise avec une écuelle en terre et l’on boit. Des nattes dans le santon ; au milieu, un petit tombeau, c’est un lieu de repos. Belle chose que les santons !

Un peu plus loin, village (sur la gauche entre Karnac et le Nil), avec un palmier recourbé comme une cravache. Des bœufs, au fond, passent dans les palmiers. Je reprends, sur la droite, une porte Nord ; il y avait là encore une allée de sphinx, un seul se reconnaît à la croupe. Cette porte Nord ainsi que celle de l’Est sont abîmées quant aux représentations anaglyptiques.

Le soir, un effendi, propriétaire des environs, vient nous faire une visite ; il est vêtu de blanc, se laisse repousser la barbe, a l’air d’avoir fort chaud, larges manches de chemise ; il se passe la main sur les bras ; pieds et mains gras. À ma droite un domestique noir accroupi tenant une lance, son fusil est dans un coin, un yatagan à sa ceinture.

Lundi. — Re-estampage. Le moyen mange le but, une bonne oisiveté au soleil est moins stérile que ces occupations où le cœur n’est pas. Comme nous sommes dans le petit temple ptoléméide de Karnac (à gauche en arrivant), bouffon monté sur un âne ; il nous tire, par pompe, des coups de pistolet chargé à poudre, son pistolet d’Arnaute est enveloppé avec soin dans des guenilles et dans un fourreau en cuir.

Nous allons nous promener au bord du Nil. Au bord, femmes avec des pots sur la tête, l’eau agitée, soleil frisant sur l’eau et me gênant l’œil. En nous en retournant à notre logement de Karnac, un enfant courait devant nous, tout nu, en traînant une branche d’arbre, cela faisait de la poussière. Le soir notre ami l’effendi vient nous faire encore une visite : il est de Bagdad, nous aime beaucoup et accepte « pour son père » une boîte de pilules de cantharides. Dans la journée il nous avait fait cadeau d’œufs, de lait, de poules et d’un mouton. Son petit nègre : veste de damas, yeux ronds et sortis, un peu injectés de sang.

Médinet-Abou. — Enceinte ptoléméïde du temple, deux pylônes.

À gauche, entrée du palais, pavillon à deux étages. L’étage était supporté par des consoles, qui sont des têtes d’hommes ; les fenêtres carrées sont plus grandes en large qu’en long, de face, tandis que les fenêtres de côté, les latérales, sont plus grandes en long qu’en large. Sur la face intérieure du pavillon, rois tenant à la main des vaincus et les amenant à des dieux ; les vaincus ont des coiffures de sauvages.

Dans la première cour, petit temple carré, avait deux étages, était enclavé dans le palais. Les ruines des maisons arabes encombrent tout et moutonnent à l’œil. Le dos ainsi tourné au Nil, quand on regarde devant soi, on voit les montagnes blanches à gauche, la chaîne libyque en face dominant le palais ; à droite les colonnades de l’Amenophium bordées à leur extrémité par quelques gazis ; derrière cette pointe de verdure, les montagnes vont s’abaissant à l’horizon jusqu’à une grande ligne de palmiers qui décrit à l’œil la moitié de l’horizon. Au premier plan, le petit temple blanc est enfoui entre les décombres gris noir des anciennes maisons arabes. À ma droite et plus près encore, le grand pavillon, avec ses fenêtres pleines d’ombre, maintenant carrés noirs.

Troisième cour, carrée, était entourée de colonnes dont cinq subsistent encore ; les fûts sont brisés et gisent pêle-mêle par terre. Sur le côté Est et Ouest, piliers carrés ; le côté Nord et Sud a de grosses colonnes rondes, chapiteaux unis tout ronds. Outre ces piliers, le côté Ouest a un second rang de colonnes à chapiteaux unis, les bracelets des chapiteaux des colonnes sont peints en bleu ; les colonnes de l’intérieur de la cour ont des chapiteaux en feuilles de lotus.

Le plafond des galeries est en grandes dalles peintes en bleu, parsemé d’étoiles blanches.

Le dessous de la porte des pylônes : Osiris en vautour, avec de grandes ailes et des attributs, le tout en bleu.

Figures des galeries, côté Sud. — En haut trois groupes :

1o  Bari portée par des hommes presque grandeur nature, le nu peint en rouge. Les rames de la barque sont pressées et disposées l’une sur l’autre, à l’avant, imitant une aile étalée. Y a-t-il intention de rappeler ici Osiris reproduit par l’oiseau ?

2o  Deux files d’hommes marchant deux à deux et portant une corde, dont un personnage coiffé de l’uræus tient le milieu ; le nu des hommes est rouge, colliers bleus. Celui qui marche en tête, seul tient dans ses mains un carré qu’il présente ;

3o  Homme portant un brancard sur lequel sont des petits bonshommes, chacun entre une colonne. Les hommes qui portent sont fort beaux, la tête complètement nue. Derrière le brancard et comme le conduisant marche un homme portant un bâton au haut duquel sont deux bandelettes et un oiseau.

En bas : un roi sur son char, le dos tourné vers la tête du cheval ; des hommes, qui viennent à la hauteur des naseaux du cheval, l’arrêtent ; le cheval est coiffé de plumes et de lotus, sa couverture est rayée en long de bandes bleues. Qu’était-ce que la boule qui est toujours sur le garrot des chevaux ? Deux grands flabellums ombragent le roi, tourné vers trois files d’hommes ; on lui présente des mains et des phallus naturels coupés ; les phallus se voient tout en bas, contre terre, ils ont leurs testicules et ne sont point circoncis. Un écrivain, placé derrière l’homme qui les compte et qui a un bâton ou plutôt un instrument tranchant sous le bras, enregistre. Viennent des captifs, quelques-uns les bras liés très élevés au-dessus de la tête, tuniques bleues, vertes, avec deux bandes blanches en large ; ils ont des figures anguleuses, des barbes en pointes, et d’au-dessus de leurs oreilles, continuant la mèche des tempes, pendent des cornes ou des trompes recourbées en dedans par le bout.

Côté Est. — 1o  Mêlée guerrière, comme sur le pylône de Louqsor, chars, etc. ; les hommes renversés coiffés comme ci-dessus. Un homme, que l’on voit la tête en bas et qui se trouve sous la verge du cheval du roi, est coiffé comme un sauvage. Je ne sais si ce sont des plumes ou des cheveux droits levés, comme seraient les mèches des Ababdiehs si on les levait, il a aussi la barbe en pointe. Grand char du roi, le cheval est rampant, couverture bleue et rouge rayée en large. Le roi a les guides passées autour des reins, il décoche une flèche, son arc est près de lui ; le char passe sur le corps d’un homme. En dessous, les escadrons marchent au pas et à grands pas.

2o  Le roi sur son char, cheval se gourmant, chic anglais dans les pieds, couverture en damier comme une étoffe écossaise. Debout, le roi tient le fouet de la main droite ; c’est un tout petit fouet, qui ne pouvait atteindre que sur les fesses des bêtes.

3o  Le roi à pied amène les prisonniers enchaînés à Ammon, qui tient le nilomètre.

Angle Nord-Ouest. — Hommes portant des rames dans leur chevelure, comme aux cataractes.

Côté Nord. — Fort belle bari, ayant à la poupe et à la proue des têtes de bélier (Ammon) au cou desquelles sont suspendus par deux cordes des carrés terminés par des franges ou clochettes. Ces béliers ont un triple collier, frisé comme de la laine.

Belle bari ornée à la poupe et à la proue de têtes humaines coiffées de cornes et avec un collier comme ci-dessus.

La face extérieure du pylône qui regarde la montagne est presque enfouie sous les décombres des maisons arabes. Les pierres de l’escalier de ce pylône ne sont pas disposées comme dans l’intérieur des Pyramides et dans le pylône de Louqsor ; elles sont droites, mais la bandelette d’hiéroglyphes suit le mouvement de l’escalier.

Deuxième cour. — Sur le pylône de gauche (étant tourné vers la montagne), le roi amène au dieu des captifs ; quelques-uns coiffés tout à fait comme des sauvages ; le pylône de droite est couvert d’hiéroglyphes.

Le côté gauche a des colonnes ; le côté droit a des piliers.

Les deux galeries latérales de cette cour sont presque enfouies, les hiéroglyphes profondément entaillés. Restes de peintures.

Maxime retourne à la cange préparer des papiers, on va camper près des deux colosses. Je monte à cheval et je vais me promener seul autour de Médinet, je monte vers les syrinx. Un renard sort d’une grotte avec un bruit de serpent qui dérange des pierres, il monte à pic, se détourne et me regarde tranquillement ; je prends mon lorgnon et nous nous contemplons. Même aventure m’arrive dix minutes après, en descendant, avec un chacal. Un homme se tenait debout sur un monticule avec un chien.

Je descends vers le Nil. — Village avec des pigeonniers. Deux affreux chiens d’Herment sautent à la croupe de mon cheval.

Je passe la nuit près des colosses, sous la tente, le vent est furieux, les moustiques me dévorent, je suis abîmé de poussière.

Le matin je fais une course à cheval du côté de l’hippodrome, précédé de notre guide Omer (grand, sec, bon homme, coiffé d’un cône raide, gris blond, en feutre, qui le fait ressembler à un prêtre de Persépolis. C’est ce qui a précédé le tarbouch ; si on l’enroulait d’une écharpe, ce serait tout à fait l’ancien turban des gravures. Omer a un petit chibouk de bois noir à nœuds.

Grande campagne nue, les chevaux marchent sur la terre dure, régulièrement balafrée de longues crevasses de sécheresse.

Le temple a une enceinte en briques crues pharaoniques et un revêtement complet romain. C’est dans cet édifice romain que se trouve un naos égyptien ptoléméide. — Retour au galop par Médinet-Abou, fantasia avec Orner. — Nos Arabes sont au pied du colosse. — Le sieur Rosa nous vient faire une visite ; il a un turban blanc, une chemise de Nubien blanche, il marche sous un parapluie de coton blanc et porte à la main son chibouk et un bâton de bois blanc, terminé par un pic qu’il s’est tourné lui-même.

Pendant que l’on charge tout pour s’en aller au Rhamesseum, rébellion d’un de nos chameaux, course à travers champs ; la charge s’en allait graduellement, le broc de fer passé à un pied de la bête, saute comme un bracelet, la table de Brochier est mise en pièces.

Joseph et moi partons pour Louqsor. — Mâlim. — Café où je fume un chicheh avec plaisir. — Arnautes, ces bons camarades !

Amenophium. — Colosses comme ceux d’Ipsamboul, mais n’ont pas la frange au milieu des cuisses. Sur la paroi intérieure de la porte de l’Amenophium grand combat, hommes levant les mains, d’une bonne façon, avec intention de naïveté. Un homme combattant à cheval ? Champollion dit que la cavalerie n’est pas mentionnée sur les monuments, à de rares exceptions près ; est-ce celle-là qu’il sous-entend ? Le point d’interrogation que je retrouve dans mes notes indique, je crois, qu’il y a peut-être derrière l’homme la place pour un char absent. Il me semble cependant que non ?

Hypogées ou syrinx. — C’est incontestablement ce qu’il y a de plus curieux comme art en Égypte.

Représentation de métiers, etc. ; joueurs de mandoline, la mandoline à manche très long ; joueurs de flûte et de harpe ; p..... nues, avec l’intention lubrique de la cuisse dont le genou est très en dedans ; ces demoiselles ont des robes transparentes, cela rappelle les b..... Deverria 1829. La gravure cochonne a donc existé de toute antiquité !

Dans la même grotte, grand couloir, mur à droite : un homme nu peint en rouge, qui est dans une barque et qui cueille des lotus ; au-dessus de sa tête une branche s’incline, une cigogne se tient sur l’arbrisseau, chose charmante pleine de grâce et d’originalité.

On sent une odeur de laiterie et de chauves-souris. Quelques-unes de ces grottes s’étendent en large, d’autres en profondeur seulement. Des familles vivent là dedans avec leurs enfants nus, des poussins, etc. ; quelques-unes ont des portes avec des planches peintes de cercueil.

De là, la terre sous vos pieds est trouée comme un tamis et d’une effrayante façon. — Plaine de Thèbes : au milieu, les deux colosses vus de dos ; Médinet-Abou sur la droite, qui se découpe carrément dans la plaine, fuyant et se rétrécissant de ce côté. Au delà de la plaine, le Nil bleu, Louqsor, à qui rien n’est comparable comme effet de ruine dans le paysage ; au fond, les montagnes, blanches au sommet et déchiquetées, avec un glacis rose sur leur bleu (le bleu domine de beaucoup). À gauche, au fond, Karnac confus ; l’Amenophium (ou Rhamesseum) à nos pieds ; un peu plus loin, Gournah, avec ses dalles basses, revêtement supérieur de son toit, et qui de ce côté, à cause des monticules (terres provenant des trous) qui l’entourent, paraît très bas.

Nous passons la nuit dans le Rhamesseum, au milieu de grosses colonnes, la figure tournée vers le pylône. Il fait des étoiles, le piaulement des chacals alterne avec l’aboiement des chiens.

Gournah. — Grotte noire et puante à côté. — Palmiers très près du temple, à côté, en venant du Nil. — Au Rhamesseum, quelques gazis en y arrivant.

Visite aigre du sheik à propos du petit tombeau de Gournah.

Biban-el-Molouk. — Nous partons de Gournah pour la vallée des Rois. Terrains blancs, soleil ; on sue de l’entrefesson sur sa selle. Omer marche à pied devant moi. Nous sommes campés à l’entrée du tombeau marqué n° 18. Il y a en entrant le portrait de Mustapha-bey (ressemble à un curé) et celui de Lallemant par Dantan jeune, janvier 1849. — Arabes couchés par terre et causant à voix basse, Sassetti dormant sur le paquet de tapis, Max parti dans le tombeau de Belsoni.

Vendredi 10 mai, 3 heures de l’après-midi.

Gargar. — Gargar, vieux, sec, et robuste, amateur de raki et de bardaches. Selon lui, on ne peut être fort que lorsqu’on boit de l’eau-de-vie, c’est là la cause de la supériorité des Franks sur les musulmans. Il se frappe la poitrine à grands coups, et bouscule les autres Arabes pour nous le prouver. Une fois par terre, il fait mine de les vouloir sodomiser. Il nous charge de faire ses compliments aux officiers de Louqsor, qu’il aime beaucoup.

Chasseurs d’hyènes. — Mine des chasseurs d’hyènes. Le vieux, petit, barbe grise, figure souriante, chaussé de bons souliers rouges ; son compagnon, homme de 36 ans, sandales, fusil à mèche, sombre personnage, plus effrayant à rencontrer que son gibier. Ils portent une petite outre pleine d’eau, qui est toute leur provision pour trois ou quatre jours ; quand ils ont tué une hyène, ils la mangent et prennent la peau. Le mauvais état de nos chaussures fait que nous sommes obligés de renoncer à cette partie de chasse, qui aurait pu être curieuse.

Tout le temps que je suis à Médinet, on me donne pour saïs une petite fille de dix à douze ans, qui est obligée de suivre mon cheval au trot et au galop, ce qui fait que je suis obligé d’aller au pas. Les parents de ce pays sont donc encore plus bêtes que ceux du nôtre ?

18. Menephta. Grande salle des momies.

Dalles à hauteur d’appui, faisant console circulaire sur laquelle étaient disposées des momies.

Sur le linteau supérieur, du côté droit en entrant, lituus, couronnés du pschent et terminés en bas par la harpe.

Côté immédiat de l’entrée, à droite des hommes sur une barque, entourant Ammon, ont autour du torse une espèce de camisole rattachée aux épaules par deux cordons dont le dessin est en damier ; ce sont de petits carrés indigo sur bleu plus pâle.

Grand serpent vert à taches noires, portant sur le sommet de ses ondulations des têtes d’hommes, face rouge, chevelure indigo (ou noire), barbe indigo (ou noire) ; la commissure des yeux est marquée par un gros trait qui continue la paupière supérieure jusqu’à l’oreille. Il y a quatre têtes. Sous la gueule du serpent est la croix ; de son gros œil rouge quatre lignes noires descendent. A-t-on voulu figurer des larmes ? ou des plis de la peau ?

Sur la plinthe du milieu, homme ayant sur la tête un scarabée posé horizontalement dans l’ellipse d’un serpent à cinq têtes.

Sur la plinthe du bas, serpents debout ; de leur bouche découle un liquide qui engendre la harpe. Ces serpents sont rouges, tachés de noir ; la bordure indique la harpe rouge, plus pâle, bordée d’une ligne noire.

Côté du fond en entrant : uræus droits, la queue repliée sous eux et posés sur des espèces d’échasses bifurquées à leur base.

Plinthe du milieu : quatre béliers, la toison est en gros bleu, le corps en jaune, portant le pschent, les plumes, la boule.

Série de têtes à des potences. Est-ce une généalogie ?

Chacune de ces potences a à côté d’elle des hiéroglyphes différents ; ce n’est donc pas une répétition de la même chose, quoique toutes ces représentations se ressemblent.

Barque tirée par des hommes ; au milieu, debout, sous l’arceau d’un serpent, Ammon tenant le crochet.

Côté gauche, plinthe inférieure : crocodile vert avec les écailles d’un joli travail, sur un rocher de sa taille, qui a à son extrémité, sous la tête du crocodile, une tête humaine ; le rocher est tacheté et porte à son extrémité, sous la patte environ du crocodile, un œil humain, deux têtes humaines et deux signes méconnaissables pour moi.

Plinthes du milieu : sortes de couches terminées par des têtes humaines.

Il y avait, au milieu de cette admirable chambre, deux piliers : l’un, fut renversé par le docteur Lepsius ; sur le deuxième pilier, d’un travail exquis et peint sur ses quatre faces, dieux à visage vert, les poings près l’un de l’autre sur la poitrine, les coudes écartés, et tenant dans leurs mains le sceptre et le fouet.

Aux quatre coins de l’appartement, sous la console circulaire, un divan à tête de léopard et à pieds de lion, peint.

Sur le côté gauche immédiatement en entrant : corps de femme terminé par un long serpent.

Grande salle du fond : plafond peint, fresques d’un ton blond. — Un typhon dévoré par le crocodile : le crocodile, dressé debout par derrière, appuie ses pattes sur les épaules du typhon. Étourdissante chose comme vestige de religion antique !

Petite chambre à droite avant d’arriver à cette salle (la chambre des momies est à gauche en allant au grand plafond voûté) : un bœuf sur la paroi d’en face ; une panégyrie s’agite dans ses jambes, les hommes lui viennent au jarret. Au-dessus de lui et autour, le mur est blanc, les noms des voyageurs écrits au couteau y disparaissent les uns sous les autres, c’est tout aussi hiéroglyphique que les hiéroglyphes qui entourent les trois autres côtés de la chambre.

16. Entrée difficile. Une seule chambre avec un sarcophage en granit, vide. Une inscription au crayon déclare que Belzoni, Stralton Beechy et Bennett ont été présents à son ouverture le 11 octobre 1817.

Sur la paroi de droite, hommes sans bras portant des figurines.

Hommes : chevelure verte, barbe noire ; aux deux bouts du bâton qu’ils portent, un bœuf ; de sa tête pend une corde que tient un homme (il y en a quatre), un (rouge) en tablier blanc et sans barbe ; sur les deux extrémités du bâton ou brancard, le bœuf lui-même est porté, se tenant debout.

Paroi d’en face, dans l’angle : femme jolie, les nus en jaune, des bracelets jaunes et verts aux bras, un collier jaune et vert ; sur sa chevelure noire un scarabée jaune.

Le roi est conduit par un dieu à tête d’épervier, coiffé du pschent (le nu en rouge) à Ammon-Rha assis. Près de lui et lui tournant le dos, un dieu tenant la croix et le nilomètre (le nu en rouge, la tête de scarabée noire), assis sur un trône ; d’au-dessus de sa rotule part l’appendice souvent remarqué.

Sur la porte d’un petit caveau, même paroi : trois personnages à genoux sur le genou droit, la main gauche sur la poitrine. Le premier est à tête de chacal, le second à tête humaine, le troisième à tête d’épervier ; les nus sont en rouge.

Sur la paroi de gauche, petites momies en noir, couchées les unes au bout des autres. Plus loin, grandeur nature, le roi entre un dieu à tête de chacal et un dieu à tête d’épervier.

À droite, dans l’angle, sur les quatre côtés de l’appartement la figure du serpent se retrouve, soit pliée en plusieurs doubles comme une série de 8, soit verticale, ondulant dans la bandelette d’un cartouche.

Des deux côtés de la pièce, chambres comblées dans lesquelles on ne peut plus entrer.

9. Chambre du sarcophage. — Des bras, se bifurquant à partir du coude et avant deux mains élevées suppliantes vers une boule d’où part un jet qui va rejoindre une autre boule ; sous l’arc du jet un personnage tout rouge, debout, barbu, coiffé du bonnet en pointe à bouton.

Ailleurs des têtes levant la main.

Une tête lève deux bras démesurés. Sur le pouce des mains il y a un homme debout qui lève les mains. Sur la tête principale, une femme debout a les bras levés ; au-dessus de sa tête, une boule rouge.

Les hommes sans têtes et les bras liés ne devaient pas simplement vouloir dire des captifs, mais avaient sans doute un sens symbolique plus élevé.

Sur le linteau de la porte de l’antichambre qui précède la salle du sarcophage, une boule avec quatre serpents ; à gauche un homme courbé comme un bûcheron, à droite un homme les bras liés, à genoux ; au-dessus, à droite, un homme les bras liés, la tête en bas, un autre ainsi. À la place du quatrième, à gauche, rien de distinct.

Couloir à gauche. — Des hommes ou mieux des âmes montent un escalier au haut duquel Ammon est assis avec ses insignes ; un homme tient une balance. Plus loin l’âme, sous forme de porc dans un bateau, est renvoyée par un personnage qui la fouette.

6. Couloir à gauche. — Crocodile tout seul sur un navire ; sur le dos du crocodile une tête humaine, visage rouge, cheveux bleus ; de devant son menton part une ligne qui porte à son extrémité le bonnet pointu à bouton. La proue du navire est en forme de ce bonnet pointu à bouton, et est couronnée du pschent, en sens inverse ; avant la proue et la poupe et les séparant du crocodile il y a une rame debout, c’est-à-dire : poupe-rame debout-crocodile-rame debout-proue. En face, sur le mur de droite, se tiennent les débardeurs.

Côté droit dans le couloir : une momie peinte, fort belle, avec le phallus cassé ; elle est oblique et comme si elle tombait, elle lève les bras au ciel, elle est entourée du serpent, le tout sur fond jaune tacheté de petites taches rouges. Est-ce une mort subite ? quelque punition divine ?

Non loin, flèches jaculatoires qui ont l’air d’engendrer des serpents.

Partis de Biban-el-Molouk le dimanche 12.

Lundi 13. — Promenade à cheval, d’abord le long de la crique du Nil, qui se jette à droite du palais de France, quand on le regarde le dos tourné au fleuve. Nous passons derrière le Jardin de France, nous nous écartons beaucoup et nous tombons dans le Sud. Halte dans un jardin où il faut se baisser pour passer sous les arbres. Nous nous asseyons sur un tas de feuilles de palmier sèches, un bonhomme nous apporte une jatte de lait caillé et des petits pains chauds sur un panier plat ; le lait caillé se répand en voulant mettre la jatte d’aplomb, Maxime plante des petites branches sèches dans les caillots de lait frémissants ; ça fait un paysage de Norvège ; le lait figure la neige et les petits bâtons les peupliers sans feuilles.

Le ruisseau de Sakir coule devant nous, je suis dans mes grandes bottes en cuir de Russie, nous fumons un chibouk, nous causons.

Nous passons encore une fois par Karnac, sur la berge méridionale de la petite mare verte. J’ai envie de revoir notre petite chambre et la pierre où j’ai dormi aux étoiles. Karnac me semble plus beau et plus grand que jamais. Tristesse de quitter des pierres ! pourquoi ?

Keneh[15]. — Jeudi 16 mai, notre cange aborde sur la plage de Keneh, où nous trouvons le petit baron de Gottbert, dans son nizam gros bleu, qui nous attendait. Déjeuner avec lui. Toute la journée et celle du lendemain est occupée aux préparatifs du voyage de Kosséir.

Visites aux sieurs Ortalis, médecin, en manches de chemise et en bonnet crasseux, et Fiorani. — Long déjeuner chez le père Issa, où se débattent les prix pour la traversée du désert. — Un Grec, épicier, natif de Chio, établi dans la rue qui prolonge le bazar, à droite, même rue que celle où demeure Osnah Taouileh ; elle nous prie de lui rapporter de Kosséir des poissons secs. C’est à elle que je vois, la première fois, se laver la bouche avec un morceau de savon de Marseille. Nous achetons des outres, que l’on va laver dans le petit bras du Nil qui est derrière Keneh. En faisant ses courses, dans le bazar, Joseph se f… par terre d’une façon triomphante. À peine arrivés chez Fiorani, nous apprenons que Gottbert vient de faillir tuer plusieurs personnes, son fusil est parti inopinément, ce dont nous l’avions prévenu. Sa figure embobelinée de son coufieh, petits gants de coton pour s’abriter les mains du soleil, une canne ; il va dans le désert établir des télégraphes de Keneh à Kosséir.

KOSSÉIR.

Samedi 18 mai. — Nous nous levons au petit jour ; il y a, amarrés sur la plage, quatre bateaux de gellabs. Les esclaves, descendus à terre, marchent conduits par deux hommes ; ils vont par bandes de 15 à 20. Quand je suis monté sur mon chameau, Hadj-Ismaël saute pour me donner une poignée de main. L’homme à terre, allongeant le bras pour donner une poignée de main ou offrir quelque chose à l’homme monté sur son chameau, est un des plus beaux gestes orientaux ; surtout au départ, il y a là quelque chose de solennel et de gravement triste. Les habitants de Keneh ne sont pas encore levés ; sur leurs portes, les almées, couvertes de piastres d’or, balayent leur seuil avec des branches de palmier, en fumant le chibouk du matin. Le soleil, sans rayons, est voilé par la vapeur du khamsin. À gauche, montagnes arabiques comme des falaises ; devant nous le désert grisâtre ; à droite, des plaines vertes. Nous marchons sur la limite du désert, peu à peu la plaine cultivée nous quitte ; on la laisse sur la droite et l’on s’enfonce dans le désert. Au bout de quatre heures, on arrive à un petit bois de gazis, avec une longue construction à galerie en arcades, au rez-de-chaussée : c’est un khan, Birr-Amber. Nous y déjeunons dans le santon sur des nattes, nous y faisons la sieste.

Arrivés à Birr-Amber à 9 heures et demie, repartis à 11 heures et demie.

Devant la galerie du khan deux longues en pierre ou s’abreuvent des chameaux. Arabes à l’ombre, qui mangent, prient, dorment ; les animaux, comme les gens, sont sous les arbres, au hasard, comme ils sont venus ou ont pu se mettre ; c’est la vraie halte du voyage.

Le terrain, mouvementé, est caillouteux, la route est aride, nous sommes en plein désert, nos chameliers chantent et leur chant finit par une modulation sifflante et gutturale pour exciter les dromadaires. Sur le sable se voient parallèlement plusieurs sentiers qui serpentent d’accord, ce sont les traces des caravanes, chaque sentier a été fait par la marche d’un chameau. Quelquefois il y a ainsi 15 à 20 sentiers ; plus la route est large, et plus il y a de sentiers parallèles. De place en place, toutes les deux ou trois lieues environ (mais au reste sans régularité), larges places de sable jaune et comme vernies par une laque terre de Sienne ; ce sont les endroits où les chameaux s’arrêtent pour pisser. Il fait chaud, à notre droite un tourbillon de khamsin s’avance, venant du côté du Nil, dont on aperçoit encore à peine quelques palmiers qui en font la bordure ; le tourbillon grandit et s’avance sur nous, c’est comme un immense nuage vertical qui, bien avant qu’il ne nous enveloppe, surplombe sur nos têtes, tandis que sa base, à droite, est encore loin de nous. Il est brun rouge et rouge pâle, nous sommes en plein dedans ; une caravane nous croise, les hommes entourés de coufiehs (les femmes très voilées) se penchent sur le cou des dromadaires ; ils passent tout près de nous, on ne se dit rien, c’est comme des fantômes dans des nuages. Je sens quelque chose comme un sentiment de terreur et d’admiration furieux me couler le long des vertèbres, je ricane nerveusement, je devais être très pâle et je jouissais d’une façon inouïe. Il m’a semblé, pendant que la caravane a passé, que les chameaux ne touchaient pas à terre, qu’ils s’avançaient du poitrail avec un mouvement de bateau, qu’ils étaient supportés là dedans et très élevés au-dessus du sol, comme s’ils eussent marché dans des nuages où ils enfonçaient jusqu’au ventre.

De temps à autre nous rencontrons d’autres caravanes. À l’horizon, c’est d’abord une longue ligne en large et qui se distingue à peine de la ligne de l’horizon ; puis cette ligne noire se lève de dessus l’autre, et sur elle bientôt on voit des petits points ; les petits points s’élèvent, ce sont les têtes des chameaux qui marchent de front, balancement régulier de toute la ligne. Vues en raccourci, ces têtes ressemblent à des têtes d’autruches.

Le vent chaud vient du midi ; le soleil a l’air d’un plat d’argent bruni, une seconde trombe nous gagne. Ça s’avance comme une fumée d’incendie, couleur de suie avec des tons complètement noirs à sa base, ça marche… ça marche… le rideau nous gagne, bombé en volutes par le bas, avec ses larges franges noires. Nous sommes enveloppés, le vent frappe si fort que nous nous cramponnons à nos selles pour ne pas tomber. Quand le plus fort de la tourmente est passé, pluie de petits cailloux poussés par le vent, les chameaux tournent le cul, s’arrêtent et s’abattent. Nous nous remettons en marche.

Vers 7 heures et demie du soir, les dromadaires changent brusquement de route et se dirigent vers le Sud. Quelques instants après nous apercevons à travers la nuit quelques masures à ras de terre, autour desquelles dorment des dromadaires, c’est le village de la Gitdta. Il y a là un puits d’eau, bonne pour les chameaux. Une dizaine de huttes informes, composées de pierres sèches amoncelées et de nattes de paille, habitées par les Ababdiehs. Quelques chèvres cherchent un peu d’herbe entre les pierres, des pigeons picorent le reste de la paille des chameaux, des gypaètes se promènent en se dandinant tout autour des masures. On nous refuse du lait. Teton d’une négresse, il lui descendait bien jusqu’au-dessous du nombril, et tellement flasque qu’il n’y avait guère que l’épaisseur des deux peaux ; en se baissant à quatre pattes, il doit certainement traîner à terre.

Nous couchons sur nos couvertures, par terre. À 3 heures, je me réveille, nous partons à 5. D’abord nous marchons pendant une heure à pied.

Au milieu du jour, arrêtés pendant quatre heures à Gamsé-Shems, dans une petite grotte formée par un rocher éboulé, j’y dors couché sur le dos. Quand je lève la main en m’étirant à mon réveil, le vent me la chauffe comme l’exhalaison d’un four, nous sommes obligés d’envelopper les pommeaux de nos selles avec nos mouchoirs. Vers 4 heures du soir, à droite, dans le rocher noir, tableaux hiéroglyphiques surchargés d’inscriptions grecques : sacrifice à Ammon générateur et à Horus. Les montagnes vont se resserrant, nous marchons dans un large couloir. Le soir, belle lune, les ombres des cols de nos chameaux se balancent sur le sable. À 9 heures et demie nous passons près d’une grande construction entourée de murs carrés, c’est le puits de El-Hamamat, creusé par les Anglais. Nous allons coucher une demi-heure plus loin, après onze heures de marche.

Lundi 20, partis à 4 heures et demie. Défilé dans les montagnes, montée et descente. Au milieu de la route, dans un écartement des montagnes, un gazis mort et dont l’écorce a été enlevée ; quelques autres petits en fleurs, plus loin. Un de nos deux chameliers prend une outre vide et court devant nous ; une grande heure après, nous le rejoignons à Bir-el-Ceb (puits de la Serrure, puits fermé). Le puits est une excavation de trois pieds de diamètre dans la terre, on se glisse sous un rocher pour y pénétrer ; il a peu d’eau et encore est-elle très terreuse ; c’est dans un endroit fort resserré en venant de Keneh, la route monte après. Au bas du puits, dix pas avant d’y arriver, un vieux Turc est là, tranquillement assis, avec ses domestiques et ses femmes, sur des tapis. Près du puits, un chameau râlant couché sur le flanc ; il s’est cassé les reins en tombant dans le puits, son maître l’en a retiré, et il reste là à mourir depuis trois mois. Quand son maître passe, il lui donne à manger et les Arabes lui donnent à boire ; la grande affluence de Hadjis au puits explique comment il n’est pas dévoré par les bêtes féroces.

Pendant que nous sommes là, passe une caravane qui nous croise : la gorge est fort étroite, encombrement de chameaux et de gens ; il faut mettre pied à terre et conduire les dromadaires par le licol. On va à pied pendant quelque temps, à cause de la difficulté de la route ; elle est semée de carcasses de chameaux avec la peau, et très proprement évidés en dedans. Ce sont les rats qui font cette besogne ; la peau intacte, rongée en dedans, fine comme une pelure d’oignon, desséchée au soleil et tendue comme un tambour, recouvre le squelette gratté. Innombrables trous à rats dans le désert.

La route se rélargit, nous passons près d’un khan détruit, Okkel-Zarga (le khan violet). Pas un bruit, chaleur dévorante, les mains vous picotent comme dans une étuve sèche, le carbone miroite à vingt pas de nous, ça fume à trois pieds du sol environ. À 11 heures trois quarts nous nous mettons à l’abri sous un grand rocher en granit rose, où se tenait au frais une compagnie de perdrix du désert, l’endroit se nomme Abou-Ziram (le père des jarres). Nous dévorons une pastèque que Joseph a achetée le matin à Bir-el-Ceb ; il faut laisser nos poulets, ils sont pourris. La veille, à la même heure, il nous avait fallu jeter notre gigot ; à peine était-il tombé par terre qu’un gypaète s’est abattu dessus et s’est mis à le dévorer. Nous rencontrons toute la journée beaucoup de perdrix.

Le soir le chameau de Joseph s’emporte, je le vois passer à ma gauche, épouvanté et poussant des cris ; sa veste blanche se perd dans la nuit ; nous sautons pour courir après lui, d’autant que nos chameaux font mine d’imiter le sien. Il revient à nous à pied. Nous passons des ficelles dans les narines de nos dromadaires, qui sont en tremblement et en fureur ; nous nous arrêtons prudemment et nous couchons dans un fort bel endroit découvert et comme une petite plaine qui s’étale sur notre gauche dans la montagne Daoui (endroit clair ou découvert).

Mardi 21. — Partis à 4 heures du matin, nous descendons toujours. Les caravanes se multiplient, les montagnes blanchissent avec de grandes raies brunes. À 8 heures nous arrivons à Bir-el-Bedah (le puits blanc, à cause des montagnes qui l’avoisinent) ou Bir-Inglis (puits des Anglais, qui l’ont creusé). Un campement d’Ababdiehs entoure le puits. — Masures de paillassons et de terre. L’endroit est large, c’est une plaine dans la montagne. Un jeune homme nu et seulement recouvert d’un caleçon de toile, grise de crasse ou de poussière, prend mon chameau (geste du bras qui se lève en sautant !) pour le faire boire ; il puise de l’eau dans une outre au bout d’une corde et il retire l’outre pleine ou à peu près et pissant par tous ses trous. Le puits est entouré d’une margelle de pierres sèches, large de base et penchante ; il se piète dessus, en tirant. Les chameaux boivent lentement et énormément, il y a trois jours qu’ils n’ont bu. Il fait soif aussi pour nous et cette eau est exécrable ! les Ababdiehs ne veulent pas nous vendre du lait, seule nourriture qu’ils aient.

La route tourne à gauche, nous descendons : les montagnes calcaires entourant cette plaine rappellent le Mokattam. Le ciel est tout chargé de nuages, l’air humide, on sent la mer, nos vêtements sont pénétrés de moiteur. Je désire ardemment être arrivé, comme toutes les fois que je touche à un but quelconque : en toute chose j’ai de la patience jusqu’à l’antichambre. Quelques gouttes de pluie. Une heure après avoir quitté le puits, nous arrivons dans un endroit plein de roseaux et de hautes herbes marécageuses : des dromadaires et des ânes sont au milieu, mangeant et se gaudissant ; de nombreux petits cours d’eau épandus coulent à terre sous les herbes, et déposent sur la terre beaucoup de sel ; c’est El-Ambedja (endroit où il y a de l’eau). Les montagnes s’abaissent, on tourne à droite. Pan de rocher rougeâtre, à gauche, à l’entrée du val élargi qui vous conduit, d’abord sur des cailloux, ensuite sur du sable, jusqu’à Kosséir. Dans mon impatience je vais à pied, courant sur les cailloux et gravissant les monticules pour découvrir plus vite la mer. Dans combien d’autres impatiences aussi inutiles n’ai-je pas tant de fois déjà rongé mon cœur ! Enfin j’aperçois la ligne brune de la mer Rouge, sur la ligne grise du ciel. C’est la mer Rouge !

Je remonte à chameau, le sable nous conduit jusqu’à Kosséir. On dirait que le sable de la mer a été poussé là par le vent, dans ce large val ; c’est comme le lit abandonné d’un golfe. De loin on voit les mâts de l’avant des vaisseaux, qui sont désarmés, comme ceux du Nil. On tourne à gauche. Sur de petites dunes de sable voltigent et sont posés des oiseaux de proie. La mer et les bâtiments à droite ; Kosséir en face, avec ses maisons blanches. À droite, avant de tourner, quelques palmiers entourés de murs blancs : c’est un jardin. Comme cela fait du bien aux yeux !

Nous traversons la ville ; nos chameliers prennent les licols de nos bêtes et nous conduisent, les Arabes se rangent en haie pour nous laisser passer. Nous logeons chez le père Élias, frère de Sya, de Keneh. C’est un chrétien de Bethléem, vieillard à barbe blanche, figure franche et cordiale, agent français dans ce pays. Sur le seuil de sa porte nous trouvons M. Barthélemy (fils aîné), chancelier du consulat de Gidda ; il est débraillé et en chapeau de paille couvert d’une coiffe de coton blanc. On nous installe dans un petit pavillon carré, une fenêtre donne sur la mer, l’autre sur la rue, la troisième sur la cour du père Élias, toute pleine d’ardebs de blé. La mer, vue de ma fenêtre, est plutôt verte que bleue. Les barques arabes avec leur arrière surchargé, leur avant faible et leur pointe qui remonte le plus possible. — Arrivée de M. Métayssier, consul de France à Gidda, le col dans les épaules, et sentant le musc, ce qui me fait présumer qu’il a un séton : bavard, insipide, funeste, sait tout, connaît tout le monde, a donné des conseils à Casimir-Perier, à Thiers, à Louis-Philippe… pauvre homme ! Mon voyage n’était pas fini que j’ai appris la fin du sien ; il est mort à Gidda après trois mois de séjour !…

Nous faisons un tour dans la ville ; elle est assez propre ; ça ne ressemble plus à l’Égypte. — Races diverses de nègres : quelques-uns ressemblent à des femmes, un entre autres, que j’ai rencontré sur la jetée en bois (plancher sur pilotis qui s’avance dans la rade) ; il avait des seins, des hanches et des fesses de femme, et le crâne si serré à partir des tempes, qu’il faisait presque pyramide. Il y a, je crois, dans la race nègre, plus de variétés encore que dans la race blanche. Comparez le nègre du Sennahar (type indien, caucasique, européen, pur noir) avec le nègre de l’Afrique centrale, la tête du nègre de Guinée est une tête de Jupiter à côté.

Ces gens nus et portant pour tout bagage une écuelle (calebasse vidée), viennent on ne sait d’où, il y en a qui sont en marche depuis plusieurs années. Le Dr Ruppel en a vu au Kordofan qui étaient en route depuis sept ans ; MM. Barthélemy et Métayssier, en venant de Keneh à Kosséir, en ont trouvé un à demi mort de soif sur la route ; il était en marche dans le désert depuis un an. Quelques-uns viennent avec leurs femmes, elles accouchent en route. Des Tartares de Bukkara, en bonnet fourré, nous demandent l’aumône, ils ont des figures d’affreux gredins, l’un surtout à qui il manque deux dents sur le devant et qui sourit. Nous les retrouvons couchés à l’ombre d’une barque et recousant leurs haillons. Les pèlerins vous persécutent pour avoir l’aumône et se ruent comme des vautours affamés sur les écorces des pastèques, que l’on dévore ici jusqu’au vert. — Nègres excessivement grands, et non moins extraordinairement maigres ; ils semblent n’avoir que les os et être d’une faiblesse extrême, c’est encore une espèce particulière de nègre. — Pirogues de pêcheurs de perles, qui sont creusées dans des troncs d’arbres ; avirons qui sont de simples perches au bout desquelles on a cloué une planchette ronde. Nous nous promenons au bord de la mer, le long des barques tirées sur la plage ; plusieurs sont en une espèce de bois des Indes, jaune, très dur, toutes sont clouées avec des clous en fer. — Impitoyabilité de M. le consul, qui ne demande pas mieux que d’allonger la promenade d’une petite demi-heure, je suis harassé de lui et de fatigue. Parmi les animaux féroces, un des plus dangereux c’est « l’homme qui aime à faire un tour ».

Dîner abondant, eau exécrable ! Moi qui m’étais promis de boire à Kosséir ! tout est infesté de cette épouvantable odeur de savon et d’œuf pourri, jusqu’aux latrines, qui sentent l’eau de Kosséir et non autre chose ! On a beau y mettre un peu de raki ; ça ne la corrige pas. Le fils de M. Élias ne dîne pas avec nous : c’est un jeune homme d’une vingtaine d’années, l’air timide et dévôt, avec un nez pointu et une bouche pincée. Nous sommes servis par un jeune eunuque de 18 ans environ, Saïd, en veste à raies de couleur, tête nue, moutonné, un petit poignard passé dans sa ceinture façon cachemire, bras nus, grosse bague d’argent au doigt, souliers rouges pointus. Sa voix douce, quand, nous présentant le plateau de café de la main droite, il mettait le poing gauche sur la hanche en disant « Fadda ». Il a pour compagnon un long imbécile d’Abdallah, déguenillé, et dont l’intelligence n’est pas suffisante pour parvenir à moucher les chandelles. Comme j’ai bien dormi la nuit, sur le divan du père Élias ! quelle délicieuse chose de reposer ses membres !

Mercredi 22. — Promenade dans la ville. Les cafés sont de grands khans ou mieux okkels ; ils sont vides dans le jour ; les chichehs de la Mecque reluisent. Nous visitons la barque où doivent s’embarquer ces messieurs ; nous passons sous les amarres (d’écorces de palmier) de toutes celles qui les précèdent ; deux enfants, debout, nous font aller en passant de câble en câble, ils chantent. La barque de la mer Rouge est effrayante, ça sent la peste, on a peur d’y mettre le pied ; je remercie Dieu de n’être pas obligé de m’en servir. Pour latrines, il y a une sorte de balcon ou de fauteuil en bois, accroché extérieurement au bastingage ; quand la mer est un peu forte, on doit être enlevé de là, net. Le divan et la chambre occupent le château d’arrière, le tout non ponté et plein de marchandises. Des hommes jouaient aux cartes avec de petites rondelles de cuir imprimé de couleurs, il y avait dessus des soleils, des sabres, etc. Le soir nous prenons un bain de mer, au soleil couchant. Quel bain ! comme je m’étalais avec délices dans l’eau !

Jeudi 23 mai, nous partons sur des ânes de très grand matin pour aller visiter le vieux Kosséir, dont il ne reste absolument rien. Nous sommes accompagnés de M. Barthélemy, du fils Élias avec son large vêtement brun qui s’agite au vent et conduisant habilement un dromadaire, et du janissaire de M. Métayssier, Reschid. C’est un Khurde, il a été fait prisonnier dans l’Hedjaz et a tourné les sakiehs pendant sept ans. Toute son ambition est de voir Paris et de s’engager pour servir en Afrique. Il est amoureux fou d’une femme qu’il emmène avec lui à Gedda ; il l’avait déjà renvoyée pour inconduite, mais en repassant à Keneh, où elle était fille publique, il l’a reprise. Il porte un arsenal sur lui et se charge avec plaisir de nos deux fusils. Se disputant, ces jours passés, avec un descendant du prophète qui se vantait de sa souche, il prit sa pantoufle, cracha dessus, et souffletant avec elle le petit-fils de Mohammed : « Tiens, voilà le cas que je fais de ta famille, du prophète et de toi ! » Le second janissaire de M. Métayssier, Omer-Aga, grand, figure maigre, plus intelligent que son confrère, robe bleue. Au vieux Kosséir, la mer prend des couleurs fabuleuses et sans transition de l’une sur l’autre, depuis le marron foncé jusqu’à l’azur limpide. La mer Rouge ressemble plus à l’Océan qu’à la Méditerranée. Que de coquilles ! Maxime, indigéré, dort sur le sable, M. Barthélemy et le fils Élias cherchent des coquilles. Odeur des flots. De grands oiseaux passaient à tire d’ailes. Soleil, soleil et mer bleue ; dans le sable, de grands morceaux de nacre.

À 4 heures nous disons adieu au père Élias ; c’est un des moments de ma vie où j’ai été le plus triste, l’amertume me crispa le cœur ; le père Élias lui-même la ressent, il a les yeux pleins d’eau et m’embrasse.

Couché à El-Bedah. — Seul je mange, Maxime a son indigestion, et Joseph est empoigné de la fièvre. Vent violent toute la nuit.

Vendredi 24 mai. — L’eau de Kosséir, repourrie dans les outres, devient trop mauvaise pour être bue, il faut s’en tenir aux pastèques. Nous rencontrons des pèlerins d’Alexandrie qui vont à Kosséir, tous à dromadaire ; les femmes crient en se disputant et en gesticulant fort. À 10 heures nous nous arrêtons en plein soleil, dans une grande plaine, El-Mour ; avec une corde nous attachons nos couvertures à un gazis tant bien que mal, et nous essayons de dormir dessous. Le soir, à 7 heures trois quarts, nous nous arrêtons et couchons à El-Marhar (la grotte).

Samedi 25, à Bir-el-Ceb. — Le pauvre chameau est mort et assez entamé, les gypaètes le guignent. Je me jette la tête dans une terrine en bois et je bois à grands traits l’eau terreuse du puits, mais bien préférable à celle que nous avons dans nos outres. À 10 heures et demie nous dormons dans l’escalier du grand puits de Bir-el-Hamamat. À 8 heures, arrêtés, passé la nuit à Kourousou-el-Benet (le reste des filles), malgré les observations de nos chameliers qui nous disent que c’est un endroit fréquenté par le diable et qu’il n’est pas prudent de s’y arrêter. Pendant la nuit un chacal vient enlever une partie de nos provisions qu’on avait mises au frais.

Dimanche 26, partis à 3 heures trois quarts du matin. Déjeuner à la Djita, nous mangeons des pastèques. — Vieille femme qui se glisse pour venir en ramasser les côtes. — Nous repartons sans faire la sieste.

À 4 heures du soir nous arrivons à Bir-Amber ; Joseph a eu le délire pendant les trois dernières heures du voyage. Nous nous couchons sous les gazis, à l’ombre, et nous buvons à notre aise et à notre saoul. Au milieu des chevaux, des ânes, des chameaux, des poules qui font tant de bruit que notre nuit en est troublée.

Lundi 27, à 4 heures moins le quart du matin, nous partons pour Keneh. Au bout de deux heures de marche, nous commençons à rencontrer grand nombre de personnes, nous apercevons les pigeonniers carrés de Keneh. À 8 heures nous arrivons à la cange, où nous sommes reçus avec effusion. Hadji-Ismaël est le premier qui me salue, comme il avait été le dernier qui m’ait dit adieu.

De Keneh à Kosséir, 45 heures ½ de marche ; retour, 41 heures ¼.

Course dans Keneh, je suis éreinté, bain. — Une almée (mère Maurice), yeux noirs, très allongés par l’antimoine ; visage retenu par des bandes de velours, bouche rentrée et menton saillant, sentant le beurre ; robe bleue. Elle demeure au bout de la rue, dans la maison qui en fait le fond. Je revois Osnetaouileh, qui me fait signe que j’ai de beaux yeux et surtout de beaux sourcils, et qui en veut à mes moustaches comme toutes ces dames d’Égypte. — Dîner chez Fiorani. — Son épouse ! — On m’a dit depuis qu’il était mort, ce bon Fiorani !

Mardi 28 mai, Denderah. — Bois de dooms avec de longues herbes ; nous sommes obligés de faire un coude sur la droite.

Il y a un pylône, à gauche, séparé de toute espèce de construction ; le pylône du temple même est ruiné, ça ne fait plus qu’une porte.

On arrive au temple par une sorte de couloir formé par deux murs en briques crues, construction arabe que l’on a faite lorsque le temple servait de magasin.

Le village, qui est derrière le temple, est complètement ruiné. Tous les chapiteaux du temple représentent la figure d’Athor. — Dans l’angle droit petit temple d’Athor. — Dans un arrière-temple, qui est derrière le grand, ainsi que sur les faces des chapiteaux du pronaos, figure d’Isis allaitant : un bras offre le sein et l’autre est fièrement posé sur le genou, le pouce en dehors et les doigts en dedans.

Extérieurement, sur les trois faces du temple, des têtes de lions accroupis ressortent, ils sont posés sur des poutrelles de pierre qui sortent du mur.

Dans le typhonium, à droite, figures de typhons entiers sur tous les chapiteaux et des quatre côtés. Il tient de chaque main deux guirlandes droites de lotus, qui, au-dessus de sa tête, font berceau ; il a sur la poitrine, passée à une chaîne, une amulette ronde que je prends pour un scorpion ? Antithèse du scarabée ?

Sur la quatrième colonne, en entrant à droite, côté qui regarde le mur, bracelet au haut des bras et aux poignets, barbe très épatée, le bout des seins indiqué ; le nombril est creusé ; sous le nombril, une ceinture qui lui prend le ventre.

La frise des trois côtés est composée de têtes de typhons. Un typhon de profil me paraît adorer un roi (pschent et uræus) assis sur un lotus ? à la manière arabe, le cul étant sur le même niveau que les talons.

Intérieur. Deux chambres : première, quelques petites têtes d’Athor, presque méconnaissables ; deuxième chambre : Isis allaitant, coiffée du pschent et de la boule. — Insupportable odeur des chauves-souris, couleur noire de la pièce.

Grand temple : première salle, trois rangs de colonnes, de trois chacun, des deux côtés ; en haut, sur des bandes latérales, zodiaque sur fond bleu, avec des étoiles, dieux dans des barques.

Sur les colonnes, clefs dans des courges. — Exagération du symbolisme, coiffures très compliquées.

Desneh. — Maisons clairsemées dans la campagne, c’est là la ville. Grands pigeonniers carrés. C’est jour de bazar, c’est-à-dire quelques marchands étalent en plein air leurs denrées sur un tapis ou par terre. — Un café, avec un grand arbre au milieu ; sur nos têtes des nattes trouées, sur les divans de terre sèche quelques Arnautes.

Belianeh, dont je ne vois rien que quelques palmiers. Je renâcle pour Abydos, éreinté que je suis encore par la fièvre, suite de mon voyage de Kosséir. Et puis, franchement, je commence à avoir assez de temples. Mon âne surtout, dont je ne peux rien faire et sur lequel je roule, est pour beaucoup dans le parti que je prends de retourner à bord, où je dors toute la journée.

M. Giorgi Frengi, petit gros homme, à cul lourd, en veste, selle anglaise sur son âne. — Assez agréable de conversation. « C’est un bougre bien adroit », nous disait Fiorani.

Girgeh. — Est dévoré par le Nil. On monte à pic à travers les décombres. Quand on est en haut, on a en face de soi une montagne toute grise et qui s’arrête net ; à droite, le Nil, qui fait un grand coude, et une prairie verte avec des lignes de palmiers ; à gauche, un minaret avec un bouquet de palmiers et une mosquée en ruines, coupée par le milieu et dont on voit de plan les arcades. En se retournant un peu, second minaret et autres palmiers.

La ville jadis était plus grande que Siout, mais elle est en décadence. — Bazar ; vieux marchand à barbe blanche qui nous vend des michmichs. — Nous retrouvons le Polonais de Siout, auquel nous achetons du vin de Chypre pour faire cuire les abricots. — Nous allons chez ces dames où nous restons quelque temps assis sur un cafas, après quoi nous partons. — Une négresse, portant un enfant, avait de gros bracelets d’argent aux pieds, ainsi que la vieille du lieu ; balle affreuse.

Le 3 juin au soir, raïs Ibrahim, qui a déjà fait si triste mine à Girgeh avec sa dent arrachée, refuse d’atterrir, de peur des voleurs, ce qui excite notre hilarité.

Depuis plusieurs jours, vent constamment violent et contraire.

Akmin. — Mardi 4. — Au coucher du soleil, arrêtés à Akmin, que nous traversons au pas de course. — Café avec une belle grille en bois percé à jour. — Il ne reste rien du temple. — Une inscription grecque sur une pierre, la nuit, nous empêche de voir si elle est complète ou partielle. — Pour arriver là, on descend. — Mouvement de terrain, bouquet de palmiers, palmiers aussi de l’autre côté de la ville, en entrant. — Rues larges, maisons assez hautes ; en somme, rien de remarquable.

Siout. — Vendredi 7. — Arrivés à 4 heures et demie.

Dr Cuny ; visité avec lui la mosquée et avec le pharmacien, grand escogriffe, l’air assez bon enfant, abruti par l’alcool et la misère. — Colère d’un musulman. — Sakir où nous nous asseyons. — M. Dimitri avec son chapeau blanc. — Dîner qui nous restaure.

Le lendemain, déjeuner et sieste chez Cuny, qui est désolé de ne pouvoir nous donner une partie de filles : l’ancien gouverneur qui vient de partir les a chassées par puritanisme. — Visite à Aymi-bey, dans sa belle maison sur le bord de l’eau. Intérieur sale ; nous tournons dans deux ou trois petites cours où des chevaux aux entraves hennissent. — Aymi-bey, vieillard sec, ardent patriote, ennemi des prêtres, qu’il regarde comme des comédiens, vieux républicain de 93, s’indigne de la bassesse et de la tyrannie, balle plaisante et énergique. — Dîner chez le docteur ; son moutard ; coucher dans le divan du rez-de-chaussée. — La statue au bas de l’escalier. — Petite négresse dans ses vêtements blancs. — Nous mangeons au premier dans un appartement ouvert donnant sur la cour. Bonne et cordiale hospitalité ; nous nous quittons le dimanche matin, nous ne partons du mouillage de Siout que le soir.

Lundi et mardi, temps exécrable.

Mercredi 12. — Arrivés à 6 heures du matin à Chegueg gu’il, d’où nous partons pour visiter les grottes de Samoun ou grottes des Crocodiles.

Grottes de Samoun. — Nous allons à âne jusqu’au pied de la montagne, que nous montons obliquement. Vue splendide du Nil et d’une immense étendue de terre, paysage plat sans incidents, beau par son étendue et ayant pour premiers plans les dévals de la montagne. — Un peu de désert. — Mouvement de terrain, léger. — Un trou dans lequel on descend ; il faut marcher sur les genoux. C’est du sable, bientôt ce n’est plus que de la pierre ; les pierres anguleuses sont grasses, mais glissantes. Douleur aux genoux, tout suinte le bitume, on rampe sur la poitrine, atroce fatigue ; seul, on n’irait pas loin, la peur et le découragement vous prendraient. On tourne, on descend, on monte, souvent il faut se glisser de côté pour passer, je suis souvent obligé de me mettre sur le dos et de me glisser à coups de vertèbres comme un serpent. À deux cents pas environ du chantier des momies, cadavre desséché d’un Arabe que l’on ne voit bien que jusqu’au tronc : il a la face horriblement contractée, la bouche de côté, ronde comme un œuf, crie de toute la force humaine possible ; c’est un Arabe venu là avec un Maugrabin, et mort on ne sait comment. La tradition est qu’ils étaient venus chercher des trésors et que le Diable l’a étranglé. Il y a quelques années à peine, si l’on pouvait entrer dans ces grottes on y étouffait au bout de cinq minutes ; il se sera déclaré sans doute quelque courant d’air depuis. Il y a quelques années, le feu y a pris et a duré un an ; c’est là sans doute la cause de l’espèce d’humidité qui y règne, le bitume suinte de partout, les roches en ont des sortes de stalactites, on en sort goudronné ; l’Arabe, mentionné plus haut, s’est momifié tout seul. On me dit de faire un effort pour monter, je m’appuie (les bougies sont éteintes) sur les deux pieds de momie, qui font seuil, et j’entre.

Amoncellement désordonné de momies de toutes sortes, le plafond noir de bitume, les côtés pleins d’ombre, le sol gris jaune, de la couleur des bandelettes ; je m’assois haletant par terre, la toux ne me quitte pas.

Ils sont là tous, les uns sur les autres, entassés, tranquilles ; on casse des os sous ses pieds, on baisse la main et on tire un bras. Jusqu’à quelle profondeur faudrait-il descendre pour trouver le sol ? Il y en a tant qu’il peut y en avoir.

Le retour est encore plus pénible, on a la fatigue précédente en sus. À partir de la seconde moitié de la route, c’est accablant… on arrive brisé, suant à grosses gouttes, le cœur battant à vous rompre les côtes, la poitrine oppressée comme si l’on portait dessus cent quintaux ; l’impression de terreur et d’étrangeté y est peut-être pour beaucoup.

Ce voyage a duré pour moi trois quarts d’heure et cinq minutes, trois quarts d’heure juste pour Maxime.

Nous revenons à la cange par un beau et clair temps, le vent frais ; la vue est encore plus belle en descendant la montagne qu’en la montant, on voit sans être obligé de se retourner. À peu près au haut de la montagne, à droite, en montant, trou naturel, carré, au bord duquel se tenait le matin un gros oiseau ; au haut de la montagne, endroit (à droite en descendant) couvert de grosses pierres rondes ressemblant assez à des boulets. Nos matelots disent que c’étaient originairement des pastèques et que Dieu les a changées en pierres. Pourquoi ? parce que ça lui a fait plaisir. Voilà toute la légende.

Hamarna. — Nous arrêtons à Hamarna (non indiqué sur la carte) le jeudi 13 juin, à 5 heures du soir, sur la rive droite.

Palmiers, coude du Nil, deux bateaux qui remontent étant à ma gauche par rapport à la place ou je suis assis. — Trois petites filles passent, assises sur un seul âne, la plus grande à l’arrière, la plus petite sur le garrot, les six jambes ballottent pour faire aller l’âne. — Homme qui passe sur un chameau ; une femme derrière se tient accroupie. — Paysage charmant et d’une largeur tranquille.

Sheik-Abadeh (Antinoé). — Vendredi 14, arrivé à 11 heures du matin.

Énorme et rameux sycomore.

Il ne reste rien : trous, monticules gris, un palmier çà et là, la chaîne arabique au fond. — Ruines d’un bain qui ressemble complètement à un bain arabe ; par terre, traces de colonnes de marbre.

Dans le village, par terre, un chapiteau composite ; une colonne passe au milieu d’une maison.

Antinoé est la vraie ruine dont on dit : « ici pourtant fut une ville ».

Des Arabes nous viennent offrir de sottes curiosités. — Petite fille rousse, large front, grands yeux, nez un peu épaté et reniflant, figure étrange pleine de fantaisie et de mouvement ; autre enfant brune, à profil droit, sourcils noirs magnifiques, bouche pincée. Quel charmant groupe un peintre eût fait avec ces deux têtes et le paysage à l’entour ! Mais où trouver le peintre ? et comment composer le groupe ?

Beni-Hassan. — Samedi 15. — Le matin, Joseph est malade de la fièvre, il ne nous suit pas. — Sables, puis on monte tout droit. Nous visitons les deux grottes le plus au Nord. Dans la première : chasses ; un lion qui tombe sur une antilope, gymnastique très drôle ; dans la deuxième : chasses ; mais plus abîmée que la précédente. Les colonnes de l’intérieur ont disparu. Trois voûtes parallèles, c’est-à-dire trois corps de plafonds taillés en forme de voûtes. À l’entrée des deux grottes, colonnes doriques. La création du sheik, ici à son apogée, nous empêche de bien considérer les grottes.

Menieh. — Dimanche 16. — Le pharmacien du Gouvernement espagnol. — M. Monnier et « sa compagne ». — M. Narcisse Poirier. — Le père Antonini. — Le pharmacien du régiment. — Longue sieste chez M. Monnier.

Djebel-Feir. — Lundi 17, à midi, nous sommes forcés d’amarrer en face ; c’est là qu’est situé le couvent copte. Cette fois, c’est bien pâle : deux ou trois moines seulement viennent nous demander batchis à la nage ; ils ont, comme la première fois, la mine de gredins, mais notre grotesque n’est plus là !

Village de Garara. — Mercredi 19. — Avec le santon de Sheik-Ambarek. L’intérieur du santon est couvert, par terre, de nattes usées ; une cange est pendue en ex-voto au plafond, à l’aide d’un fil, et une autre plus petite de même.

Je suis resté longtemps assis sur le seuil du santon, le dos tourné vers le village adossé au pied de la montagne blanche.

Fechn. — Jeudi 20. — À quelque distance du fleuve est le village. Santon de Sheik-Schesnerdé, grands arbres à l’entour, bruit régulier de grosse caisse et de cymbales ; deux hommes dansaient ou plutôt s’inclinaient de droite et de gauche, l’un devant l’autre, en faisant des mines avec leur milayah : ça tenait le milieu entre le danseur et le derviche, et c’était en somme assez pitoyable.

La ville n’a rien de particulier.

Vendredi 21, temps exécrable.

Benisouef. — Samedi 22. — Arrivés à 9 heures du matin.

À 8 heures du matin, comme nous venons de nous lever, arrivée à bord d’un petit santon tout nu, ruisselant d’eau, et qui nous embrasse avec effusion : 10 piastres.

À Benisouef, achats. — Capitaine aimable chez le barbier. — Le b… est démoli, je reconnais seulement, en y allant, la poutre contre laquelle j’ai cuydé me tuer. Dans la rue, un chien avec un chancre à l’oreille, qui était pleine de mouches et d’œufs de mouches. — Nous allons chez une vieille femme acheter des poulets : calme, chèvres qui montent et descendent l’escalier, une surtout avec des taches noires sur ses oreilles blanches ; le poulailler était une espèce de four, bas, où on prenait les poules.

À 4 heures et demie, nous nous arrêtons, à une lieue environ de Benisouef, à cause du vent contraire.

Saoul. — Dimanche 23, nous nous arrêtons, au milieu du jour, au village de Saoul. Le soir, nous allons, avec Joseph, pour chercher du lait ; les buffles revenaient du fleuve, on les a attendus pour nous donner du lait. — « Fi léban ? »

Des bœufs, tournant en rond, battaient les blés, ce qui me rappelle l’idylle égyptienne : « battez, battez, ô bœufs, etc. ».

Placés sur un monticule de poussières, ayant derrière nous une ligne de palmiers dans lesquels un soleil couchant se répandait, nous avions devant nous la chaîne arabique, le Nil au deuxième plan, la campagne blonde de blés coupés, avec des fellahs et des bœufs s’y agitant ; sur les murs des maisons, des blés. La lune a paru toute ronde, entre deux palmiers. Rien ne faisait mieux songer à l’Égypte ancienne, l’Égypte agricole et dorée. Peu à peu la nuit est venue.

Retour au Caire. — Mardi 25, au matin, nous avons vu le Caire ; nos hommes rament d’un air gai, nous revoyons les Pyramides, le nombre des barques augmente peu à peu, et, successivement, Rhoda, Giseh, le conac jaune de Soliman-Pacha, le palais de la grande princesse Boulak ; nous voilà revenus.

Le Caire. — Je vais de Boulak au Caire à pied, je rencontre Brochier dans la rue de l’hôtel. Le Caire m’a paru vide et silencieux, impression pareille à celle que l’on a lorsqu’on descend de diligence et qu’on se trouve tout à coup seul, désœuvré, dans un hôtel. Je défais les cantines et les range. — Courses au consulat pour les lettres, paquet de lettres. — Catastrophe galante de Maxime ! — Dîner, la table est mise près du jardin. — M. Rochasse. — Daguerréotypes, le soir. — La nuit, regret énorme du voyage et du bruit des avirons tombant en cadence dans l’eau ! Pauvre cange ! oui, pauvre cange, où es-tu maintenant ? qu’est-ce qui marche sur tes planches ?

Mercredi 26. — Visites. — Dîner à Boulak, chez raïs Fergalli ; le petit Khalill en gilet de soie nous sert ; nous dînons dans une salle basse, un peu obscure, ayant des carreaux dans l’angle du fond, à gauche, en entrant. — Luxe de pains. — Caractère patriarcal du raïs Fergalli.

Le soir, à l’Esbekieh, musique. — Lambert-bey et Batissier.

De toute la semaine, rien ! le soir les musiciens maltais de l’Esbekieh, « etni chicheh » crié par un grand Nubien qui court en les portant : « Cawadja iousef, etni chicheh ». — Conversation de Lambert, discussions esthétiques et humanitaires avec Lambert sur la théorie de l’art. — Histoire du cheval de Kosrew-bey et de Sassetti. — Visite à Linant-bey, jardin embaumant au fond, avec Lubert et le docteur Arnousse. — Histoires polissonnes de Lubert-bey ; anecdote de la princesse Bagratien aux Champs-Élysées, avec un grand escogriffe en redingote blanche et en canne par derrière. — Nuit passée jusqu’à 4 heures du matin avec Mourier, à parler du père Jourdain ; nous avions commencé par parler de Hamlet. Fagnard vient dîner à l’Hôtel du Nil.

Dernière journée. — Aujourd’hui lundi 1er juillet, visite le matin à Willemin, qui est au lit, se lève en caleçon ; à Lambert en takieh et en robe de chambre ; il s’élargit vers nous quant aux doctrines esthétiques.

Après le déjeuner, chicheh au Café du Mouski.

Adieux à MM. Delaporte et Belin. — Nous allons à l’hôpital de Caserlaïneh. — Roseaux. — Navrement profond de f… le camp. Je sens par la tristesse du départ la joie que j’aurais dû avoir à l’arrivée. Des femmes puisent de l’eau, fellahs que je ne verrai plus ! Un enfant se baigne dans le petit canal de la Sakieh.

Sultane : le public m’empêche d’être ému suffisamment de ses larmes de reconnaissance ; elle veut nous suivre dans notre pays ! J’avais déjà éprouvé cette émotion à Assouan, c’est pour cela peut-être qu’elle fut faible ici.

Boulak-Haçanin. — Adieux des matelots ; l’émotion avait été hier en embrassant raïs Ibrahim pour lui dire adieu. M.  et Mme Fagniart : Fagniart me semble plus dégagé plastiquement (il ne pose plus le gai), parce que là il est dans le vrai. — Dîner chez Willemin. — Dernière soirée avec Lambert, adieu à la grille de son jardin ; une sympathie quittée.

Mourier jusqu’à 3 heures ; le jour paraît, les coqs chantent, mes deux bougies brûlent, je sue dans le dos, les yeux me piquent et j’ai le frisson du matin. Combien de nuits n’ai-je pas déjà passées !… Dans quatre heures je quitte le Caire. Adieu à l’Égypte ! Allah ! comme disent les Arabes.

Mardi matin, 4 heures, 5 minutes.

Du Caire à Alexandrie. — Paquebot du Caire à Alexandrie. — Delaporte, Belin, Lubert venant dire adieu à M.  et Mme Langlois ; Lubert en chapeau de paille. — Le colonel Langlois et sa femme.

Alexandrie. — Hôtel d’Orient. — Après-midi passés à lire Valentine, Indiana, Thadeus le ressuscité, la Guerre du Nizam, une Veuve inconsolable de Méry ; quelques visites : en somme, rien.

MM.  Dufau, Choyecky (Koieski), Smith.

Nous retrouvons le Polonais compagnon de M. Robert qui, dans ce moment, dirige la construction d’une église au bout de la place des Consuls. — Préparatifs du départ, emballage. — M. Custos, commis de la maison Pastret.

Un jour, en allant dans les bazars pour acheter des takiehs, femme accroupie, vêtue de blanc, au coin d’une rue, et qui en a deux ou trois. Patron de barque grecque. — Après-midi passé sur le port ou dans la rade.

Au spectacle, Bruno le fileur en italien.

La veille de notre départ, promenade en calèche avec M. Girardin, à la maison de campagne de M. Patret et à celle d’Abbas-Pacha (ancien jardin Rosetti). Ces jardins sont d’un aspect atrocement triste, on y crève d’ennui ; le désert est là derrière, ça semble vouloir le nier et il vous persécute dans les horizons. Au jardin d’Abbas-Pacha, colonnes au pavillon ; premier plan : verdure, le désert au bout. C’est bien là le jardin d’où, dans son pavillon, la sultane voit venir au loin un dromadaire qui galope à toutes jambes, elle jette un regard triste sur l’horizon sans bornes…

Nous revenons, notre saïs court devant la calèche et fait claquer son fouet.

Narguilehs fumés dans un café grec. — Estrade en planche sur la mer.

D’Alexandrie à Beyrout. — Le lendemain, embarqués sur l’Alexandra, à 1 heure. On ne part que le lendemain mercredi, à cause du tourillon. C’est pendant que je dormais que le bateau est parti, je n’ai pas vu s’en aller à l’horizon la terre d’Égypte, je ne lui ai pas fait mes derniers adieux… Y retournerai-je ?…

Capitaine peu aimable, grand nez comme de Maurepas. — Polichinelle de docteur. — M. Hébert, père Parain maritime, ancien négrier, de Nantes. — M. Delabouq-Perehne. — Pas de mal de mer.

À bord, petite négresse qui appartient à des marchands chrétiens de Syrie ; elle pleurait en abondance et est restée presque tout le temps couchée sur le flanc, au soleil, à côté de la cheminée. (Dans les rues d’Alexandrie, flâne un gredin de nègre vêtu à l’européenne, garni d’un chapeau et d’une canne.) Deux moines, l’un hollandais, qui va en Perse, l’autre a l’air italien et va je ne sais où.

Le soir du jeudi on aperçoit la terre de Syrie : brume sur les côtes, tout est trempé d’humidité, quelques lumières à ras de l’eau, c’est Beyrout. Le bateau va à demi-vapeur. — Silence. — Une poule sous l’avant glousse, la lanterne suspendue à la vergue crépite dans la nuit, commandements du capitaine sur la passerelle, sondage ; on repart, on s’arrête, la lune est couchée, étoiles, étoiles. Il vient de terre un cri strident et répété (ce sont les cigales ?) comme un chant de grillon ; puis la voix d’un coq et un autre qui lui répond, les lumières grandissent. Nous laissons à notre gauche un navire dont la chambre du capitaine est éclairée. On lâche l’ancre, je vais me coucher, il est 3 heures du matin.

PALESTINE.



Vendredi 19[16]. — Départ de l’Alexandra à 7 heures du matin. — Voix du timonier de notre barque qui me rappelle celle du marchand de mouron. — Nous prenons avec nous une petite Alsacienne qui va rejoindre son fiancé à Jérusalem et un jeune Allemand en lunettes qui l’accompagne. — Débarquement, embarras et colère ; bêtise des lazarets en général et du chef gardien du lazaret de Beyrout en particulier. — Le Docteur du bord prend un bain, sa balle avec son chapeau de paille dans l’eau. — On s’arrange. — Grand vent dans le lazaret. — Le soir, bain de mer : quelle mer ! — Liban couronné de nuages, cigales qui sautent dans les buissons. — Lazaret. — Voix de l’homme qui nous y conduit dans sa barque ; elle me rappelle celle du marchand de mouron. Palais du Lazaret où nous logeons : embarras du débarquement, le chef gardien, grand dégingandé avec un œil de travers, trois jours, grand vent par les fenêtres, émigré italien cognant dans le corridor. — Bain de mer.

Le mardi matin, nous en sortons. — Homme en veste bariolée, en coufieh, qui arrive au galop, figure pâle, fière tournure. — Haies de figuiers de Barbarie, café au bord de l’eau, voyageurs sur des ânes. Cela me fait l’effet d’un paquet de rubans qu’on me secoue devant les yeux.

Beyrout[17]. — Les maisons sont en pierre, ce n’est plus l’Égypte ; je ne sais quoi qui fait déjà penser aux croisades. — Hôtel de Baptista sur le port. — Fort dans la mer, à droite, démoli par les Anglais. — Bataille pour les pastèques qui arrivent de Jaffa. — Les enfants qui se baignent là, toute la journée, se font des turbans verts avec les morceaux de pastèques qui flottent sur l’eau.

Hôtel. — Le chancelier d’Autriche : « Le séjour de Damas est-il délicieux ? y passez-vous des soirées sereines ? » — Un Russe, le capitaine maltais, l’émigré italien qui me fait l’effet d’une canaille et accepte très bien nos 50 francs. — Bazars : c’est très heurté, tassé, populeux, beaucoup de soie. — Soirées du Ramadan ; petite mécanique dans les cafés, qui fait du bruit ; on boit de la neige.

MM.  de Lesparda, Rogier, Peretié, M.  et Mme Suquié.

Cimetière, un soir, à la tombée du jour : trois moutons qui paissaient l’herbe parmi les pierres ; un Arabe couché sur un tombeau, avec deux ou trois autres qui avaient l’air de blaguer et faisaient tranquillement leur kief ; un chemin au beau milieu et par-dessus les tombes. — La mer, verdure, et Beyrout à droite ; beaucoup d’herbes. — Un vieux, maigre, à barbe grise, qui dit son chapelet sur une pierre. — Enceinte qui renferme deux tombes, et a un dessus de tente pour protéger les branchages sur les deux tombes.

Pique-nique sur l’herbe aux pins : moines passant avec des chapeaux couverts de mouchoirs ; chameaux ; ciel violet sur les montagnes à travers les arbres. — Matinée chez Rogier : la petite Turque, coiffure de jasmin, Fatmé mélancolique ; la grosse, la maigre, balle sereine de Rogier, importance d’Abdallah.

Partis de Beyrout à 4 heures et demie du matin. — D’abord sables entre des haies, puis les montagnes ; grandes pentes. Entre les gorges une poussière de lumière comme de la neige éthérée qui se tiendrait en l’air immobile et en serait pénétrée ; à droite la mer. — Le cuir de ma semelle crie. — Des bouquets de caroubiers se versent sur la terre et ont l’air taillés comme des arbres de jardin. — Rencontre de zingari (je ne crois pas que ça en soit) : un enfant, portant une grosse caisse sur le dos, à la tête de mon cheval, me montre le ciel en levant les mains et répète plusieurs fois Allah d’une façon attendrissante ; femmes qui portent l’enfant dans une espèce de hamac suspendu à leurs mamelles. — Lauriers-roses, rivière el-Damour, un tournant où ça a l’air d’un coin de parc. — Un peu avant, effet d’un pont dont il ne reste plus que les arches initiales. — Les lauriers-roses en fleurs poussent jusque sur le bord de la mer. — Nos chevaux passent dans l’eau.

Déjeuner à 11 heures et demie, à Habbi-Jones, endroit où Jonas fut vomi. — Une grande gorge qui se dévale vers le rivage, avec deux grands arbres. — Dormi sur une natte dans un café ; une petite varangue de branchages secs devant ; nos mulets débâtés se roulent. Nous repartons à 2 heures. La route (ancien chemin, on le suit par moments) monte des coteaux, descend, suit le bord de la mer, la mer, la mer, enfonce dans les sables, remonte parmi les pierres, où nos chevaux marchent lourdement. La pente des montagnes s’incline à cause de la quantité de pierres mêlées à la verdure, ça ressemble à un immense cimetière abandonné.

Sidon au fond de l’horizon, à la pointe, dans les flots, avancée en pâté. Devant la ville, un rocher, long, autour duquel plusieurs vaisseaux. — Jardins. — Silence de la ville en y entrant. — Un vieillard aveugle, en turban vert, conduit par un enfant. — Au milieu des rues est une espèce de rigole carrée pour les chevaux ; on sent l’encens, l’église, une odeur sacerdotale, quelque chose qui fait penser à la fraîcheur des églises en été. — Khan français : vasque carrée ; au milieu, bananier. — Chevaux de l’émir Beschir. — Couvent des frères de la Terre-Sainte. — Docteur Gaillardon, son divan. — Souper dans une grande salle ; pots en étain qui contiennent de l’eau d’où on la verse dans notre carafe. — Père Casimir, longue barbe, parlant italien, vite, et fermant l’œil.

Mercredi 31 juillet, 9 heures du soir. — La journée d’aujourd’hui moins accidentée qu’hier. On sort de Saida par des jardins, puis on regagne la mer, que l’on suit presque toute la journée ; les montagnes sont plus basses que le jour précédent et plus loin du rivage. — Une vieille tour du temps des croisades, entourée de feuillages à sa base, éclairée par le soleil levant. — Presque toute la journée on traverse une lande couverte de chardons desséchés, de petits caroubiers que le vent de mer a rasés ; quelquefois un champ de mais, un plant de tabac. — Le matin nous avons passé une rivière, le pont à angle a sa troisième arche séparée de lui, le bloc s’en est allé se pencher sur le flanc et reste là au soleil.

Déjeuner à Anhydra, au bord de la mer ; il y a une petite baie, nous la voyons à travers deux grands arbres. — Vasque carrée, sur le rebord de laquelle nous avons déjeuné avec des figues, de la viande froide et de la confiture de dattes. Un grand figuier dans la cour (derrière la maison), où coule dans un petit aqueduc l’eau qui va tomber dans la vasque. — Veau qui tetait une vache de couleur gris perle.

Nous repartons ; seconde rivière ; je reste monté sur le bord à voir tous les mulets passer à travers le bois de lauriers-roses qui s’épanouissent à l’entour de l’eau. — La lande, triste, triste. — Troisième rivière ; nous la passons sur le pont, elle est trop large, l’eau est très verte. — Gourbi de branchages où nous haltons. — Vieux bonhomme assis là, qui est pris de convulsions.

Tyr est au milieu d’une espèce de demi-lune très évasée. — Arrivés à 2 heures, descendus au couvent grec ; plus rien, quelques méchants bazars, un silence de peste et de mort, çà et là un enfant magnifique. — La race ici (femmes), ce que j’en peux voir me semble fort belle. — Avant d’arriver à Tyr, sur le sable un vieux vaisseau échoué, un homme qui lave un mouton dans la mer. Le port est à gauche en arrivant. — Deux grands blocs restés debout dans l’eau. — Pour monter dans le haut quartier de la ville, il faut passer le long du mur d’une maison qui plonge ses pieds dans l’eau, sur quelques pierres mises là, ou qui sont là en forme de trottoir. — Personne ; c’est encore plus silencieux qu’en bas. Le drapeau blanc du consul de Naples flotte à son mât sur une maison. — Des remparts, vue bleue de la mer, le ciel est triste, quelques nuages, l’air est sombre quoique lumineux. — La ville entourée de remparts moyen âge, comme Aigues-Mortes. — En face de nous, à une demi-portée de fusil, un tas dispersé de colonnes de granit dans l’eau ; il y en a plusieurs dans le port aussi, la mer les lave et les relave sans cesse.

À l’endroit où nous étions, il y avait un coude des remparts, ça faisait angle, le soleil casse-brillait sur les flots bleus. — M. Élias, agent français, va bientôt crever ; grand divan blanc avec un divan tout autour, voûté, ancienne église ; sa petite et grassouillette vieille femme pète dans un chibouk pour le curer. Effet de ses joues enflées, avec les longs fils de soie de sa chevelure qui lui pendent jusqu’au cul. — La grande négresse sur ses patins, qui jetait de l’eau dans la cour. — Femme mûre assise en face de nous, les genoux écartés, immobile, œil noir et fendu, nez aquilin arqué, visage marmoréen ; je pense aux races antiques et ce que devait être la femme d’un patricien de Tyr. Sa fille, visage ovale, blanche avec des cheveux noirs. — Légion de demoiselles dans l’appartement à droite en entrant.

Du haut de la terrasse de cette maison, la mer, les remparts, les maisons avec leurs terrasses blanches que relèvent les verdures qui les séparent ; quelques palmiers (le palmier de Tyr sur les médailles) tournés vers la terre, une plaine. — Le Liban : une chaîne basse, de couleur un peu gris violet ; derrière elle, une seconde chaîne, violet très pâle, noyée dans les nuages et teintée de lait, d’un effet aérien. — Mauvais dîner. — L’épouse du sieur Élias demande un petit batchis à Joseph. — Jeune homme, fils de l’agent d’Autriche, à qui nous donnons du sulfate de quinine. — Dans la cour du couvent grec, nous ne voyons ni couvent ni Grec, mais à droite, en entrant, d’assez belles filles avec des matelots grecs : c’est une famille qui demeure là, ça m’a l’air un peu b....., et ce qui me flatte, en pensant à l’Ennoïa de Simon que j’ai fait danser nue devant des matelots grecs. — Couchés au premier, dans une grande chambre, sur des nattes. Toute la nuit démangeaisons de boutons de puces, de moustiques. La lampe suspendue près de la porte ouverte, éclaire. — Bruit des sonnettes des mulets.

Vendredi. Partis à 4 heures du matin, avant le lever du soleil. — Me semble plus courte que la précédente, quoiqu’elle soit plus longue. — Moins de lauriers-roses, mais ça change. La montagne, toujours à notre gauche, s’abaisse de façon à ne plus être que des mouvements de terrain. — Bouquets d’arbrisseaux à fleurs violettes, qui ressemblent à de la lavande ; les arbres du côté de la mer sont courbés et rasés par le vent.

En sortant de la ville, tour carrée, enfoncée dans la verdure ; le soleil n’est pas encore levé, c’est d’un ton dur et verdâtre ; la tour est carrée, ronde sur ses angles, les fenêtres vont s’élargissant de l’intérieur à l’extérieur. Un escalier conduisait à l’entrée de la tour, on n’y peut monter, il y a brèche entre lui et la tour. — En fait de vasques de Salomon (nous tournons autour d’un clos sans savoir pourquoi, cheval de Joseph), je vois une grande auge carrée, mais c’est un assemblage de moulins, de bruit d’eau, de cabanes et de verdure accoudés à un déval de terrain. — Nous sommes joints par un jeune homme en veste verte, à nez cambré comme M. de Radepont, et à yeux noirs, qui me paraît beau de loin et assez laid de près, monté sur un cheval, à la turque avec un tapis sur la selle. — L’ancienne voie reparaît par places ; elle est droite, tirée au cordeau et de la largeur d’une grande route de troisième classe ; nos chevaux trébuchent sur ces grosses pierres. À gauche pente qui monte, à droite pente qui descend ; rochers parmi la verdure ou verdure parmi les rochers ; les fleurs violettes de la veille, caroubiers, etc. — On monte. — Djebel El-Abbiat (cap blanc). — Chemin ardu, la corniche en grand, on monte, on monte, les chevaux donnent de grands coups de reins ; on donne en plein sur la mer. Grandes marches naturelles, comme d’un escalier, ça tourne quelquefois. On aperçoit tout à coup la mer entre les deux oreilles de son cheval, à quelques centaines de pieds au-dessous de soi. Comme c’est beau ! La descente est plus difficile. La voie recommence, elle s’arrête à deux fontaines qui coulent à pleine gorge. — Collines qu’on monte et qu’on descend. — Autre montagne, mais d’un effet moins magnifiquement empoignant comme montée ; il n’y a qu’au haut, d’où l’on a une vue immense de la mer, tout à coup. C’est sur celle-là qu’allaient, faites pour elle, les galères à proues peintes. De là on peut voir Tyr, là sans doute on venait pour voir arriver les vaisseaux qui revenaient de ?… ; plaine à nos pieds à gauche. — Une ancienne maison à l’ombre de laquelle nous haltons un instant, deux étrons à l’endroit le plus beau. Il faut repartir, nous redescendons. — Déjeuner dans le bouquet d’arbres que nous apercevions d’en haut ; nous dormons au bord de la route sous un saule.

Repartis, on va tout droit ; un janissaire, vêtu de blanc, passe au galop devant nous ; à l’entrée d’un petit pont nous rencontrons une troupe de gens à mine étrange, bronzés, hâlés, quelques-uns avec des peaux de gazelle et de mouton, coiffés de bonnets pointus ; deux portent sur leurs épaules quelque chose d’enveloppé dans une coiffe, qui m’a l’air de guitare et qui pourrait être des carabines : ce sont des derviches, arrêtés par la police du lieu pour voyager sans tesquereh. Cette bande n’a pas l’air rassurant, Max se rapproche des bagages. — Rencontre de Bédouins du pays de Hauvay, ils viennent vendre des blés à Saint-Jean-d’Acre. — Gens hâlés, beaux comme chic, avec des cordes de chameau à la tête et de grandes couvertures à raies sur les épaules. — Deux femmes marchant à pied, l’une a les lèvres peintes en bleu.

Aqueduc de Djesaher-Pacha, que nous voyons à El-Maya ; il traverse le paysage. Nous l’avions passé quelque temps auparavant, il était couvert de verdure et disparaissait dessous. Rien n’est joli comme la campagne vue dans l’encadrement d’une arche d’un de ces ponts ou d’un aqueduc, surtout quand passent dessous des chameaux ou des mulets.

Saint-Jean-d’Acre, de loin un carré long avec une tour à chaque bout. La ville me semble, à l’arrivée, un bazar animé ; marchand de sherbet et de boissons froides, avec un morceau de neige sur un pic en fer. — Khan sale et abandonné, où nous déposons nos bagages. — Nous dînons dans un cabaret, avec une ratatouille où il y avait des tomates, et que nous dévorons à pleines mains en buvant du sherbet à la neige qui sent le raisin, la rose et la mélasse. — Espèce de canaille grisonnante, à accent anglais, qui nous fait des questions de gendarmes. — Couchés près de la vasque vide du khan, sur nos lits, sous un saule où brûle suspendue une mèche dans un verre d’huile, elle éclaire le feuillage sur ma tête.

Saint-Jean-d’Acre, désolé, vide, maisons en pierres comme dans les autres petites villes. On y pense à des engagements de croisés dans les rues. La ville est pleine de ces Bédouins, leurs tas de blé encombrent une cour qui ferme sur la mer : c’est l’entrée du port qui n’existe pas. La rade est fort grande, mais c’est plutôt à Caïffa que l’on pourrait en faire un. — Deux tombes d’officiers anglais au milieu de la ville ; pourquoi ne pas les avoir mises au cimetière turc ? c’est d’une vanité triste. — Tombes antiques, l’une couronnée d’une urne et la seconde carrée à la romaine, les chiens ch… tout autour.

Grande cour, ancien camp fortifié, garni de quantité de petites arcades supportant des arcades ; ça a un aspect de cirque et me rappelle au premier coup d’œil les arènes de Nîmes. — Traces de boulets anglais ; la veille, avant d’arriver à Saint-Jean-d’Acre, nous avions trouvé un obus dans les champs. — Nous voyons des femmes qui s’enfilent sur un côté de la tête des brochettes de piastres d’argent ou des talaris.

Jusqu’à Caïffa on suit le bord de la mer ; sur le rivage des débris de pastèques, quelques-uns blanchis par le soleil, à l’intérieur, ont l’air de crânes vidés. Rien n’est plus triste qu’un beau fruit sale. — Paniers échoués, débris des naufrages, des nattes aussi, carcasses de vaisseaux enfouis dans le sable comme seraient d’animaux marins morts de vieillesse sur la grève. Au fond de la rade un vaisseau sur le flanc, qui n’a plus que sa membrure et un mât, ressemble à une mâchoire dans laquelle serait fiché un cure-dent. — Nous passons deux rivières à gué, la seconde assez large et plus profonde, nos chevaux ont de l’eau jusqu’au ventre.

Caïffa. — Rien, ville neuve, bazar ouvert, sans nattes pour garantir du soleil. — L’agent français nous dit que les Wahabites se sont emparés de la Mecque. — Sur la plage, un oiseau de mer, gris avec le bout des plumes noires et bas sur pattes (une mouette), volait et marchait devant moi, tantôt partait puis se rabattait tout doucement. J’étais dans un bon état. — De Caïffa au Carmel on monte. Au pied du raidillon qui mène au monastère, énormes oliviers, creux en dedans : la Terre-Sainte commence, ils sont au bas de la montagne et sur la pente ; on a vu ça dans les vieilles histoires saintes. Je songe à Chateaubriand en Palestine, à Jésus-Christ qui marchait nu-pieds par ces routes. — Arrivés au monastère à midi environ, il fait grand vent ; devant le couvent, jardin potager avec une petite pyramide au milieu, elle indique les restes des Français à Saint-Jean-d’Acre, pendant l’expédition de Bonaparte.

Mont-Carmel. — Samedi 3 août 1850, 9 heures et demie du soir. — Le couvent, grande bâtisse blanche. — Église en dôme, fortifiée ; il y a même des moucharabiehs dissimulés. — Rien de curieux, ça sent le couvent moderne, le Sacré-Cœur, c’est propre et froid, rien de vrai. Comme ça contrarie le sens religieux de l’endroit ! que c’est peu le Carmel quoique ce soit au Carmel ! Au-dessous du chœur de l’église, grotte d’Élie. — Le Père Charles, le Père hospitalier. — Sieste, pris nos notes, dîner. — Max copie les plus belles choses des voyageurs dans le livre.

Dimanche 4, visité le couvent. — Un capitaine marchand, marseillais, avec son gamin. — Partis à 9 heures jusqu’à Castel-Pelegrino, au bord de la mer, dans des sables tirants.

Castel-Pelegrino. — Ruine d’un effet charmant et terrible. Quels gars que les croisés ! quelles poitrines et quels bras ça avait ! C’est maçonné comme le Château-Gaillard, qui est de la même époque (3e croisade, Philippe Auguste, Richard Cœur de Lion), seulement la maçonnerie de galets et de mortier est recouverte de pierres de taille. Un grand pan de mur, du côté du Carmel, encore debout tout droit ; de ce côté une petite tour (arabe ?) ; du côté de la pleine mer, belle et vaste salle ogivale (des gardes ?) ; — bâti en pierres énormes, porte sur la mer. Du côté faisant face à la terre, petit navire à droite (avec une grue qui sert à transporter des pierres à Saint-Jean-d’Acre). — Vue générale de la ruine : à gauche, un puits comblé ; en haut, une construction carrée, plus moderne, faite avec les débris de la forteresse et habitée par quelques Arabes dont l’un demande à voir le couteau de chasse de Joseph. — Dans les environs quelques cahutes arabes, des chiens aboient après nous. — Contraste de cette ruine du monde germanique, normand, roux, et brumeux, avec ce ciel, ce soleil et cette mer.

La vue jusqu’à Thura (Dora). À notre gauche, la chaîne de collines couleur de terre est brodée et comme fresquée en gris par les pierres ; à un endroit, mouvement de terrain, tout gris blanc, à cause d’elles ; ce sont de grandes dalles. — Deux ou trois maisons carrées en haut. En bas de la pente, à peu près, un arbre, sorte de frêne, déchiqueté et dont les racines, sorties et couchées sur le sol, ont plus de deux longueurs de cheval de long. C’est comme d’énormes câbles les uns sur les autres et étendus, mal attachés, au pied de l’arbre.

Tous ces jours-ci, quantité de cigales, de lézards ou de salamandres et de caméléons ; ceux-ci se promènent lentement sur la pointe des buissons desséchés ou sur les grosses feuilles piquantes des figuiers de Barbarie. Hanna en a pris un par la queue, l’a donné à Max, qui l’a lâché sur la crinière de son cheval (il avait des taches chocolat), est monté jusqu’aux oreilles, d’où il a dégringolé par terre ; le cheval de Joseph, derrière nous, a failli l’écraser en passant.

Thura. — Chétif village au bord de la mer. Au coin du khan où nous descendons, hommes accroupis ; l’un lit le Koran à haute voix à la société, un autre se fait raser. Nous logions au premier, dans une salle qui me semble remonter aux croisades, ouverte à tous les vents. — Dîner par terre, sur le tapis, sur la terrasse en vue de la mer. — Avant le dîner, promenade au bord des flots le long de la petite anse, pour aller vers un pan d’une tour ruinée qui domine la mer. Là, restes, dans l’eau, d’anciennes constructions probablement du temps de Castel-Pelegrino, que l’on voit au loin. Nous revenons les pieds dans l’eau. — Nuit insectée.

Lundi, partis avant le jour. — Froid du matin, nos tarbouchs sont trempés par l’humidité ; jusqu’à Césarée nous enfonçons dans les sables.

Césarée. — L’enceinte se voit encore, mur continu avec des avancées carrées, en partie couvertes de verdure, multipliées et très larges de la base. — Anse et restes de constructions (tours ?) qui défendaient sans doute l’entrée du port.

Nous siestons à 10 heures, à Mina-Saboura, au bord de la mer, sous une avancée de rochers qui nous protège du soleil. De toute la journée nous n’avons pas vu de montagnes, c’est seulement un mouvement de terrain continu ; à notre gauche, sables, sables parsemés de caroubiers. Nous rencontrons un homme presque nu avec deux gros bardachs pendus à son corps ; il porte sur l’épaule un long bâton. Avant d’arriver à Omkaled-el-Mukhaled, en sortant d’une lande complètement nue, à la teinte roussie par les herbes desséchées et qui va en montant, on découvre tout à coup une plaine immense, d’une teinte vert très pâle, piquée au fond par les boules vertes des oliviers ; à l’horizon un bourrelet de montagnes. — En arrivant ici, femme vêtue en bleu, qui montait le chemin en portant un vase sur sa tête ; elle revenait de la fontaine, qui est à gauche, au bas du village en y arrivant. — Nous avions guigné un arbre pour y passer la nuit, mais une petite caravane s’est trouvée être dessous ; nous avons traversé le village, nous sommes de l’autre côté, sous un vieux sycomore, les mulets, les muletiers et le bagage devant nous, les chevaux derrière. À notre gauche repose, couché, appuyé sur son habarah, notre guide de la journée, sheik Mohammed, homme à grand nez recourbé et qui porte le poids de son turban sur le côté droit ; il a son fusil en travers sous l’oreille. — Hier galopage de Hanna pour attraper des crabes ; aujourd’hui ces messieurs ont plaisanté à coups de poing et à coups de pied. — Le matin, trous de pieds de bêtes fauves sur le sable.

Après une nuit blanche, causée par les puces, sous le beau sycomore, nous partons au petit jour jusqu’à Ali-ebu-Arami, dans l’intérieur des terres, landes parsemées de pierres et de caroubiers.

Ali-ebu-Arami. — Restes de forteresse à droite ; là, on prend le bord de la mer et l’on voit au loin le pâté long des maisons étagées de Jaffa. — Sables où l’on enfonce, passage d’une rivière.

Arrivés à Jaffa vers midi. — Cinq vaisseaux en rade. — On monte pour arriver à la ville. — Cimetière en pente. — Quelques dômes s’arrondissent au-dessus des maisons, le cimetière au premier plan, la ville au second ; plus haut, à gauche, des nopals, des jardins (c’est à la place du camp français de Bonaparte). — Entrée tumultueuse dans Jaffa ; nous traversons toute la ville. — Couloir entre les maisons et le rempart en partie dénudé et dont plusieurs blocs sont tombés dans la mer. — Khan arménien ; nous logeons dans un appartement de femmes, petite pièce carrée à croisillons de bois. — Rues en pente d’une saleté inouïe, toutes espèces d’immondices et de reliques. M. B. Damiani et son père, officiers du Mercure ; nous faisons avec lui une promenade. — Hôpital des pestiférés de Jaffa. — Couvent arménien à arcades au premier. — Couvent catholique nul. — M. Damiani nous montre, au pied des remparts, du côté des jardins, un pied qui est l’extrémité de la mine par où Bonaparte a attaqué la ville. — Khan charmant, avec une fontaine à arceaux au milieu ; dans l’intervalle des arcades, sur la face intérieure, sortes de fausses tourelles, terminées par des cônes. — Déjeuner dans une locanda grecque, avec du vin de Chypre, du poisson frit froid et des raisins. — Le soir chicheh dans un café, au pied de notre khan. — Matelots du Mercure.

Mercredi matin 7. — Déjeuner chez M. Damiani avec M. Houman, vice-consul à Saida, et un Polonais, chef de la quarantaine de Jaffa.

Partis à 5 heures, routes dans les sables, entre des nopals, comme en sortant de Beyrout du côté des pins. — Fontaine d’une construction pareille à celle du khan ci-dessus : colonnes, tourelles à cônes, une grande arcade au milieu, qui est la fontaine ; derrière, trois cyprès. C’est un carrefour : un homme se tenant près de la fontaine, à gauche. — Campagne plate, avec de doux et larges mouvements (çà et là un carré de sésame, en approchant de Ramleh), ton général blond quoique très cru. Le ciel est excessivement bleu et sec, sans nuages ; à l’horizon, fond laiteux des montagnes. Nous rencontrons quelques voyageurs, les femmes (une petite noire, un peu bouffie) voyagent à visage découvert.

Ramleh au fond de la plaine plate, au pied des montagnes. — Plaine unie ; on aperçoit la ville en descendant d’une espèce de mouvement de terrain en dos d’âne. — Quelques oliviers, rien n’est plus Palestine et Terre-Sainte. — Singulière transparence des couleurs : la route, en sable, est vermeille, textuellement, et toute la plaine grise, illuminée d’une teinte d’or très pâle. — Cimetière avant d’arriver à Ramleh : larges tombes carrées en maçonnerie ; Max fait marcher son cheval dessus.

Ramleh. — Rue déserte, dômes, quelques palmiers maigres entre eux, le ciel bleuissant de la nuit au milieu de tout ça, passant sur les arbres et entre les maisons démantelées. — Les constructions sont en grosses pierres, anciennes destinations militaires. — Nous passons sous une voûte ogivale, où un cheval est attaché ; la ville me paraît aux trois quarts inhabitée. Nous campons en aval de la ville, sous des oliviers.

À cause des moustiques, des chevaux et de l’idée que je dois voir Jérusalem le jour suivant, nuit blanche.

Le matin jeudi 8, promenade au jour levant dans Ramleh : rien que nous n’ayons vu la veille, c’est grand, vide et sale. — Jeune homme boiteux qui tenait nos chevaux pendant cela ; c’était un de nos gardes de la nuit passée. — Nous rejoignons notre bagage parti trois quarts d’heure avant nous, nous marchons pendant trois heures avant d’atteindre le pied de la montagne. — Village de Rohab, on battait les blés ; Max me parle de Ruth. — Vers le pied de la montagne, nous sommes accostés par une espèce de vieux gredin à barbe blanche et l’épaule couverte d’un habar noir et blanc ; il nous sert de garde pendant quelque temps et nous quitte à une maison de pierres, à gauche. La montagne est une succession de gorges les unes sur les autres ; quand on croit en avoir fini, on en a encore. — Oliviers magnifiques, vieux, creusés en dedans, larges ; les pierres ont des trous et ressemblent à des éponges ; elles tachent en gris la verdure des touffes de caroubiers, de lentisques et d’une espèce de petits chênes en buissons (rouvre ?). Plus on monte, plus les pierres augmentent, la lumière blanchit et donne un ton d’une crudité féroce à la montagne grise (arbustes et herbes sur lesquelles la trace des limaces a l’air de givre, mais c’est avant la montagne). — Çà et là un carré foui d’oliviers, mais plus petits. — Plateau.

Le village de Kariet-el-Aneb est en descendant déjà, à droite. — Maisons en pierre. — Une grande construction, qui était une église. — Jeune homme, en turban jaune, qui me sourit à la porte de l’ancienne église où Max était entré. — Nous remontons à cheval.

Hannah avait pris à droite, sous les oliviers, et était descendu par le plus court ; Joseph file vite et sans lever la tête. — Femmes qui dansaient en rond. « C’est un mort ». Je crie à Sassetti de ne pas s’arrêter, il le dit en arabe d’une façon brutale, à Abou-Issa. — On descend encore quelque temps. — Sur les sommets de cet entonnoir, quelques petites tours anciennes. — On remonte ; c’est de plus en plus sec et dur. Pour descendre il faut quitter son cheval, larges dalles. (Avant le village, la montagne est ainsi, surtout vers le bas : une ligne de pierres, c’est la couche calcaire ; une ligne de verdure, et ces lignes parallèles vont dans le sens de la montée.) Enfin nous arrivons, mourant de faim, la tête vide et tout nous dansant dans le cerveau, au fond d’une vallée pleine d’arbres où il y a de l’eau. — Un pont.

Gazerel-Karoum. — Jardin, citronniers, vignes. — Famille juive qui nous donne des tapis. — Les femmes avec leur espèce de chapeau en visière ou de visière qui fait chapeau. — La femme du jeune homme qui nous avait fait toutes ces politesses, plaquée un peu, tetons que l’on voit facilement, grâce au décolletage intermédiaire complet : elle nourrissait son enfant. — Nous dormons une heure sous un citronnier, nous nous lavons la figure sous le pont et nous remontons à cheval à 3 heures.

On monte encore pendant une grande heure. Arrivée sur le plateau ; tous les terrains des montagnes ont une couleur de poudre de bois, rouge foncé, ou mieux de mortier. À chaque instant je m’attends à voir Jérusalem et je ne la vois pas. — La route (on distingue la trace d’un ancien chemin) est exécrable, il n’y a pas moyen de trotter. — Enclos de pierres sèches dans ce terrain de pierres. Enfin, au coin d’un mur, cour dans laquelle sont des oliviers ; j’aperçois un santon, c’est tout. — Je vais encore quelque temps ; des Arabes que je rencontre me font signe de me dépêcher et me crient el Kods, el Kods (prononcé il m’a semblé codesse) : 27 femmes vêtues de blouses bleues, qui m’ont l’air de revenir du bazar ; au bout de trois minutes, Jérusalem.

Comme c’est propre ! les murs sont tous conservés. — Je pense à Jésus-Christ entrant et sortant pour monter au bois des Oliviers ; je l’y vois par la porte qui est devant moi, les montagnes d’Ébron derrière la ville, à ma droite, dans une transparence vaporeuse ; tout le reste est sec, dur, gris ; la lumière me semble celle d’un jour d’hiver, tant elle est crue et blanche. C’est pourtant très chaud de ton, je ne sais comment cela se fait. — Max me rejoint avec le bagage, il fumait une cigarette. — Piscine de Sainte-Hélène, grand carré à notre droite.

Nous touchons presque aux murs ; la voilà donc ! nous disons-nous en dedans de nous-mêmes. — M. Stephano, avec son fusil sur l’épaule, nous propose son hôtel. — Nous entrons par la porte de Jaffa et je lâche dessous un pet en franchissant le seuil, très involontairement ; j’ai même au fond été fâché de ce voltairianisme de mon anus. Nous longeons les murs du couvent grec ; ces petites rues en pente sont propres et désertes. — Hôtel. — Visite à Botta. — Couchés de bonne heure.

Vendredi 9, promenade dans la ville. Tout est fermé à cause du Baïram, silence et désolation générale. — La boucherie. — Couvent arménien. — Maison de Ponce Pilate. — Sérail, d’où l’on découvre la mosquée d’Omar. — Jérusalem me fait l’effet d’un charnier fortifié ; là pourrissent silencieusement les vieilles religions, on marche sur des m..... et l’on ne voit que des ruines : c’est énorme de tristesse.

Vendredi 9, 5 heures. — Jérusalem, Hôtel de Palmyre. — En revenant de chez M. Botta, où nous avons rencontré des messieurs alsaciens.

JÉRUSALEM[18].

11 août 1850.

Voilà le troisième jour que nous sommes à Jérusalem, aucune des émotions prévues d’avance ne m’y est encore survenue : ni enthousiasme religieux, ni excitation d’imagination, ni haine des prêtres, ce qui au moins est quelque chose. Je me sens, devant tout ce que je vois, plus vide qu’un tonneau creux. Ce matin, dans le Saint-Sépulcre, il est de fait qu’un chien aurait été plus ému que moi. À qui la faute, Dieu de miséricorde ? à eux ? à vous ? ou à moi ? À eux, je crois, à moi ensuite, à vous surtout. Mais comme tout cela est faux ! comme ils mentent ! comme c’est badigeonné, plaqué, verni, fait pour l’exploitation, la propagande et l’achalandage ! Jérusalem est un charnier entouré de murs ; la première chose curieuse que nous y ayons rencontrée, c’est la boucherie. Dans une sorte de place carrée, couverte de monticules d’immondices, un grand trou ; dans le trou, du sang caillé, des tripes, des m....., des boyaux noirâtres et bruns, presque calcinés au soleil, tout à l’entour. Ça puait très fort, c’était beau comme franchise de saleté. Ainsi disait un homme à rapprochements et à allusions fines : « Dans la ville sainte, la première chose que nous y vîmes, c’est du sang ».

Tout était silencieux, nous n’entendions pas de bruit, personne ne passait ; çà et là, le long du mur et nous faisant place, quelque juif polonais, long, barbu, avec son gros bonnet de poil de renard ; les bazars sont fermés. C’est le Baïram, ce qui fait, à toutes les évolutions religieuses de la journée et de la nuit musulmanes, tirer une quantité emphatique de coups de canon. Les devantures des boutiques semblent rongées par la poussière et quelques-unes tombent en ruines. Elles sont couvertes, longues, étroites et d’un bel effet comme perspective.

Tout est voûté à Jérusalem ; de temps à autre, dans les rues, on passe sous une moitié ou sous un quart de voûte ; les maisons se sont établies dans ces anciennes constructions, et partout on a des voûtes sur sa tête. Sauf les environs du quartier arménien, qui sont très balayés, tout est fort sale ; le pavé est presque impossible pour les chevaux, dans la rue de notre hôtel, un chien jaune pourrit tranquillement au beau milieu, sans que personne songe à le pousser ailleurs ; les m..... le long des murs sont effrayantes de mauvaise qualité ! Mais il y a pourtant moins de débris de pastèques qu’à Jaffa.

Ruines partout, ça respire le sépulcre et la désolation ; la malédiction de Dieu semble planer sur la ville, ville sainte de trois religions et qui se crève d’ennui, de marasme et d’abandon. De temps à autre un Arnaute armé. Dans ces rues vides, en pente, le soleil là-dessus, des décombres, de grands trous dans les murs. Il y a, comme à Tyr, à Sidon, à Jaffa, sur toute la côte, des enfants à belle tête, les petites filles surtout, avec leurs figures pâles, entourées de cheveux noirs mal peignés. — Notre guide, le jeune Iousouf, adolescent de 18 à 20 ans, à yeux noirs et à tournure féminine, rougissant, modeste, doux ; les soldats turcs (tout comme le pacha) sont amoureux de lui, et l’appellent quand il passe près des remparts : « Cawadja Iousouf, guel bourda, cawadja Iousouf. »

Le couvent arménien est immense, c’est propre, bien maçonné, considérable de cours intérieures, de terrasses et d’escaliers. — Constructions pour les moines, autres pour les pèlerins. — L’Arménien me paraît ici quelque chose de bien puissant en Orient ; il y a de ces inutilités de propriétaire, qui dénotent le gousset plein, telles que les rampes en fer sur les terrasses. L’église est surprenante de richesse, le mauvais goût atteint là presque à la majesté. Suffit-il donc qu’une chose soit exagérée pour qu’elle arrive à être belle ? Malheur à qui ne comprend pas l’excès !

Revêtement en faïence bleue jusqu’à hauteur d’homme, colonnes carrées. — À gauche, chapelle de Saint-Jacques ; la place où il fut décollé marquée par un cercle, et, sous l’espèce d’autel entouré de fleurs et de flambeaux, vue sous verre une tête décapitée. L’autel tient tout le fond de l’église, est en dorure, composé de trois arceaux, le plus grand au milieu. — Peintures généralement mauvaises, portraits des patriarches. Au-dessus, scènes de la vie de Jésus, les Saintes Vierges avec le bambino, auréolées d’argent ainsi que lui. — On voit ainsi la figure peinte dans un cadre de métal, une a au doigt un vrai diamant. — Tableau des martyrs : les gens qui lapident saint Étienne sont d’une férocité intentionnelle bien grotesque, voilà de vrais « meschants ». Un lion qui dévore je ne sais plus quel saint, à côté, c’est aussi fort bon ; il a la gueule plus grande que le reste du corps. Un saint Laurent sur des flammes impossibles. Du côté de la porte, un Martyre des Innocents où au moins il y a quelques intentions : un petit enfant, au premier plan, qui meurt en vomissant.

À mesure qu’on examine le détail de cette église, la première impression s’en va. Si le mot d’Henri Heine, « le catholicisme est une religion d’été », est d’une vérité de sensualité si profonde, le mot n’en est pas moins pour moi lié à l’idée moyen âge, et celle de moyen âge à l’idée de pluie et de brouillard. Ô pauvres églises de ma patrie, aux parois verdies par les hivers, combien je vous aime ! Religieusement parlant, ce n’est plus de notre monde à nous. Luther est revenu protestant de l’Italie de Léon X.

Dans l’église grecque du Saint-Sépulcre, même ornementation. C’était charmant, une grande lumière illuminait tout, vêtements blancs des femmes, turbans et vestes de couleur des hommes, groupes debout tournés du côté de l’autel, patriarches à barbe blanche, Grecs venant baiser toutes les scènes de la Passion qui sont sur la cloison qui sépare l’église du chœur véritable. L’église arménienne, effet plein de fantaisie : des longues guirlandes d’œufs d’autruches coloriés qui tombent du plafond ; à la porte, à gauche, timbre en airain, plaque sur laquelle on frappe pour remplacer les cloches.

Dans la rue qui mène à la maison de Ponce Pilate (rue de Hatta ? = Hart-Hatta), maison de Véronique, à droite en descendant, basse, à petite porte, à demi enfouie sous terre et comme toutes les autres. La maison de Ponce Pilate est une grande caserne, c’est le sérail. De sa terrasse supérieure on voit en plein la mosquée d’Omar bâtie sur l’emplacement du Temple.

Le lendemain matin, nous nous sommes levés à 6 heures pour aller voir les juifs pleurer devant les restes de ses murs. Ils sont, à la base, en pierres cyclopéennes, qui rappellent l’Égypte par la puissance du travail, carrées et ornementées d’un quadrilatère intérieur pareil à celui que les menuisiers poussent au rabot sur les portes. — Vieux juif dans un coin, la tête couverte de son vêtement blanc, nu-pieds, et qui psalmodiait quelque chose dans un livre, le dos tourné vers le mur, et en se dandinant sur ses talons. La même construction, le même mur se retrouve de l’autre côté du Temple, côté Est. Comme nous nous en allions de là, nous avons rencontré d’autres juifs qui y venaient sans doute. Je me suis fait raser chez un barbier, qui me regardait en riant, sans que je sache pourquoi, et qui m’a rasé à l’eau chaude. De là nous avons été fumer un chicheh dans un café. En nous retournant du divan de bois où nous étions assis, nous apercevons une grande piscine carrée (piscine d’Ezechiel), pleine d’eau verdâtre, entourée de hauts murs percés çà et là, à des places rares, de petites fenêtres irrégulières ; ce sont les murs de derrière des maisons qui l’entourent.

Rentré à l’hôtel, j’ai lu la Passion dans les 4 évangélistes. — Sieste. — Dîner chez Botta, homme en ruines, homme de ruines, dans la ville des ruines ; nie tout, et m’a l’air de tout haïr si ce n’est les morts ; rappelle le moyen âge de tous ses vœux, admire M. de Maistre. Il apprend maintenant le piano et avoue qu’il n’est pas un creuseur. C’est une phase de la vie de cet homme : fatigué de tentatives (sa vie en est un tissu, médecin, naturaliste, archéologue, consul), il a essayé de celle-là, il n’en veut pas d’autre, c’est assez. « Que l’humanité soit comme moi », disent tous ceux qui ne peuvent soit la dominer, soit la comprendre. Son chancelier, néo-catholique, partisan de la musique sérieuse, ignore Hummel, Spohr, Mendelshonn, etc., m’assomme avec des Haendel que je ne l’avais pas prié de me jouer ; sa main droite allait plus vite que la gauche. Pauvres bougres, en définitive.

Saint-Sépulcre. — Samedi, visite au Saint-Sépulcre. L’extérieur, avec ses parties romanes, nous avait excités ; attente trompée sous le rapport archéologique. Les clefs sont aux Turcs, sans cela les chrétiens de toutes sectes s’y déchireraient. Les gardiens couchent dedans, près de la porte, sur un divan. Pour voir l’église quand elle est fermée (et elle l’est toujours, sauf le dimanche), il faut passer sa tête par des trous pratiqués ad hoc dans la porte ; on voit alors la pierre d’onction sous ses lampes, et les bons Turcs sur leur divan ; on fait la conversation avec eux. Nous trouvons dans le Saint-Sépulcre notre Italien réfugié, il s’y est fait enfermer exprès et y vit jour et nuit (temporairement toutefois) pour « s’inspirer de la poésie de ces lieux ». Quel artiste ! je le suppose plutôt être une infecte canaille qui carotte les Pères latins afin de se nourrir gratis et longtemps dans leur couvent.

Une chose a dominé tout pour moi, c’est l’aspect du portrait en pied de Louis-Philippe, qui décore le Saint-Sépulcre. Ô grotesque, tu es donc comme le soleil ! dominant le monde de ta splendeur, ta lumière étincelle jusque dans le tombeau de Jésus ! Ce qui frappe le plus ensuite, c’est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes ; c’est distinct, retranché avec soin, on hait le voisin avant toute chose. C’est la réunion des malédictions réciproques, et j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie que je m’en suis allé sans songer à rien plus. Un chrétien a demandé à mon drogman si je n’étais pas le pacha. Dieu me préserve, pourtant, d’avoir eu une pensée d’orgueil ! Non, j’allais là, bêtement, naturellement, sans me fouetter à rien, et dans la simplicité de mon cœur calme. Heureux sont-ils tous ceux qui là ont pleuré d’amour céleste ! Mais qui sait les déceptions du patient moyen âge, l’amertume des pèlerins de jadis, quand, revenus dans leurs provinces, on leur disait en les regardant avec envie : « Parlez m’en ! parlez m’en ! »

« Méfie-toi du hadji » (proverbe arabe). Les Arméniens qui font le pèlerinage de Jérusalem ont défense, sous peine d’excommunication, de parler, à leur retour, de leur voyage, dans la crainte que ce qu’ils en diraient ne dégoutât leurs frères d’y aller (Michaud et Poujoulat). La déception, s’il y en avait une, ce serait sur moi que je la rejetterais et non sur les lieux.

En revenant, nous sommes entrés sur le seuil de l’église protestante : messieurs en noir, assis sur des bancs de chaque côté ; autre monsieur en rabat dans une chaire, à gauche, lisant l’Évangile ; murs tout nus ; ça ressemblait à une école primaire ou à une salle d’attente dans un chemin de fer. J’aime mieux les Arméniens, les Grecs, les Coptes, les Latins, les Turcs, Vichnou, un fétiche, n’importe quoi ! Adieu ! bonsoir ! c’est assez ! sortons de là ! Nous n’y sommes pas restés un quart de minute, et j’ai eu le temps de m’y ennuyer véritablement et profondément.

Dans l’après-midi, avec Stephano, Iousouf, Sassetti et deux moucres, visité les tombeaux des Rois, la montagne des Oliviers, Siloë et la maison de Caïphe.

À l’ouest de la ville, tombeaux des Rois. On entre par une espèce de grotte ouverte. — Ouverture à gauche où il faut se courber pour passer. — C’est une série de salles (il y en a deux étages), avec des excavations dans le mur. L’entrée est petite et carrée. — Chaque caveau contient généralement la place de trois cercueils, un au fond, deux de chaque côté. Sur les côtés de ceux-ci, petits trous dans le mur, en forme de pyramide creusée, faits pour contenir des lampes sépulcrales. Après l’Égypte cela n’a rien que de très médiocre ; c’est un travail de carrier assez habile, voilà tout.

Le jardin des Oliviers, petit enclos en murs blancs, au pied de la montagne de ce nom. — Grand vent, les oliviers au feuillage pâle et argenté tremblaient, l’air était âpre quoique chaud, la route toute blanche, le ciel féroce de bleu. En haut, de dessus le minaret qui domine le mont des Oliviers, vue générale de Jérusalem : la ville, en amphithéâtre, incline de l’Ouest à l’Est, elle penche du côté des tombeaux, du côté de la vallée de Josaphat qui change de nom à la fontaine de Siloë et prend celui de Cédron. — Dans la mosquée de l’Ascension, vieux bonhomme à nez de polichinelle, en espèce de paletot jaune, qui est venu nous ouvrir ; on montre une pierre entourée d’un cadre de pierre, sur laquelle les croyants voient la marque du pied de Jésus ; c’est là qu’il s’élança pour monter au ciel. — Le soir nous allons faire une visite à Botta ; il est avec le révérend père des Latins.

Lundi. — Partis à 7 heures un quart pour Bethléem. Jusqu’au couvent grec d’Élie, assez belle route. Au couvent, rien que des confitures, du café et un assez bon homme, papas grec en barbe blanche, qui m’a l’air émerveillé de la politique que lui fait Maxime à propos des protestants, juifs convertis : ceux-ci menacent de devenir maîtres de Jérusalem.

De là à Bethléem, aspect pierreux et montagneux, c’est presque le désert, ça commence. De temps à autre quelques femmes de Bethléem, avec leurs vêtements rayés, ont sur la poitrine un carré de soie de couleur. Ce sont les filles qui portent la guimpe de pièces d’argent autour de la tête, les femmes portent une calotte aux deux oreillons terminés en pointe qui couvrent les oreilles. Au frontal, rangées de pièces les unes sur les autres ; par derrière quelques autres d’où pendent de grosses médailles à des ficelles ; le contour supésupérieur du bonnet est un bourrelet qui, chez les riches, se change en cercle d’argent.

Bethléem, grand village de pierre. Devant lui, une vallée ou plutôt un vaste entonnoir, une gorge avec des gorges qui y aboutissent ou en partent. — Bâti en pierres, constructions solides, on truélise beaucoup. — À l’entrée, femmes au puits qui puisaient de l’eau au milieu des chameaux. À gauche, place écœurante, ce sont les latrines de la ville. — De là, nous voyons non loin de nous, en face, dans le champ qui est au-dessous, des femmes chanter en se lamentant : c’est un enterrement, on dit la messe des Morts dans l’église arménienne quand nous y arrivons. — Tout l’édifice a un toit de bois, première partie séparée du reste par un refend, colonnes rondes, chapiteaux à feuilles d’acanthe peints et d’un effet désagréable ; deux rangées de colonnes de chaque côté ; en dessus, restes de mosaïques indistincts. — Comme au Saint-Sépulcre, il y a les Arméniens, première chapelle à gauche en entrant ; les Grecs, la grande au milieu et la petite à droite ; les Latins séparés des deux autres et d’une nullité désespérante, sauf leur grotte de saint Jérôme, pauvre et obscure.

Église grecque : retable en bois ciselé à jour, sculpté, très fouillé, doré, la porte du milieu toute dorée. Entre chacune des colonnes du retable, tableaux : saint Jean tenant dans la main droite un plat sur lequel est sa tête décapitée (c’est l’apothéose ?) ; est-ce pour cela qu’il est représenté avec des ailes, là et ailleurs ? À droite, portraits de saint Nicolas et de saint Spiridion ensemble, debout, de face. La partie supérieure du retable, son second étage, orné de tableaux plus petits, scènes de la vie de Jésus. À hauteur d’appui du retable et glissant sur une rampe, petits tableaux de même style, sur panneau et faits pour le baisement des fidèles.

Dans le coin à gauche, lorsqu’on est de face au retable, tableau d’Abraham et d’Isaac : au premier plan, à droite, Abraham prie le Seigneur ; à gauche, il marche avec Isaac se dirigeant sans doute vers le lieu du sacrifice, avec l’âne qui porte du bois sur son dos et baisse la tête vers la terre (pour mieux marcher ou pour brouter ?). Au second plan Isaac lui-même porte le bois sur son dos et son père tient à la main le couteau. Au troisième, Isaac est couché, Abraham va l’égorger, un mouton est là attaché par une corde au pied d’un arbre ; cependant l’ange détournateur est en haut à droite, et Abraham détourne la tête à sa voix. Partout Abraham et Isaac ont la tête entourée d’un disque d’or, si ce n’est Isaac lorsqu’il est étendu prêt à être sacrifié.

Un tableau du même genre, vers le côté droit de l’entrée de la Crèche, près la deuxième chapelle grecque : au milieu (le panneau est en demi-sphère), la Vierge sur laquelle descend la conception en forme de longue langue de feu, une gloire en pointe. Au milieu de la poitrine, debout et les bras étendus comme elle, Jésus en l’âge mûr ; il est porté sur le large pli de son vêtement qui cintre en allant d’un bras à l’autre bras ; elle-même est au milieu d’un disque de gloires lumineuses lancéolées. Au-dessus de la conception plane le Père au sommet, et vers elles se penchent, des deux côtés, les patriarches et les prophètes pour la voir descendre sur la Vierge. Ce tableau représente les scènes diverses de la vie de Jésus ; la Vierge en est le centre, mais bien entendu sans aucun rapport dramatique avec tout le reste. — Près de la troisième chapelle ou troisième autel (église grecque), une somptueuse Vierge byzantine avec le bambino. Les parties vêtues sont couvertes, en nature, d’un brocart recouvert d’un tas de choses étincelantes ; elle a un voile noir en résille, c’est-à-dire qui lui passe sur la tête comme aux femmes d’ici, à bandes d’argent ; de sa couronne part, en superfétation d’ornement, une sorte de queue de paon à œils bleus et blancs ; quelques blancs sont emportés à la pièce, et ces trous sont remplis par des têtes de chérubins.

Crèche : deux escaliers tout pareils, en marbre d’une couleur rosâtre, dix marches à monter de l’entrée jusqu’à la Crèche, six du niveau du sol de l’église au seuil de la Crèche même ; l’escalier est en demi-cercle. — Porte romane avec un léger mouvement ogival cependant, deux petites colonnes en marbre blanc de chaque côté ; au-dessus de la porte, côté droit, une Vierge avec le bambino byzantin relevé d’or. Rien n’est d’une suavité plus mystique et d’une splendeur plus douce que l’entrée de la Crèche par le côté gauche, l’œil se perd dans l’illuminement des lampes qui brillent au milieu des ténèbres, on en voit devant soi une longue enfilade à droite et à gauche et au fond.

Cinq lampes sont allumées à l’endroit même de la Nativité, protégées par une grille ; les lampes empêchent de voir (par leur lumière) une Nativité, qui fait fond, encadrée d’argent. L’endroit de l’Adoration des mages est en demi-lune, éclairé de 16 lampes, sous une sorte d’avancée en forme d’autel. Par terre, le lieu même où Jésus fut posé était marqué par une grande étoile dont on a enlevé l’or. Quelques-unes de ces lampes brûlent dans des verres verts, elles sont surmontées d’œufs d’autruches au-dessus de l’endroit où les cordes s’attachent ; entre-croisement des cordes au plafond. Tout est tendu (ou recouvert) d’une petite indienne. Je suis resté là, j’avais du mal à m’en arracher, c’est beau, c’est vrai, ça chante une joie mystique ; quelques lampes étaient éteintes ! sur les cinq de l’Adoration des mages, une l’était !

Déjeuner chez Issa, parent de celui de Kesneh. — Acheté des objets de piété. — À une demi-heure de Bethléem, jardins de Salomon (villa de Orthas). Effet charmant de cette petite oasis (qui se répand au Sud), au milieu de ces gorges grises poudrées de pierres ; la Crau est un enfantillage à côté. Vasques de Salomon, 3 ; dans la seconde il y a un peu d’eau, et la troisième est pleine à moitié. Recouverts à l’intérieur d’un enduit en ciment, carrés au fond, trois étages le long des murs ; pour descendre, escaliers le long des murs. On pense aux filles d’Israël descendant là pour puiser de l’eau dans de grandes urnes, c’est de l’architecture à la Martins.

Village de (sans nom), dans une ancienne forteresse turque, toujours prétendue bâtie par Salomon. Il n’y a presque rien dedans qu’un grand bique de ruiné. — Nous ne revenons pas par Bethléem. — Issa nous quitte et prend un chemin à droite. — À gauche, verdure des oliviers, qui remplissent une gorge et remontent des deux côtés, à mi-côte. — Rencontre de Bédouins sur des chameaux, en chemises blanches, dépoitraillés, presque nus, se laissant dandiner sur leurs bêtes. — Un nègre, le dernier de la bande. — Autre rencontre au haut d’une montée, troupeau de jeunes dromadaires sans licol et sans charge, allant à la file ; pour descendre ils se sont éparpillés. Le bleu du ciel cru passait entre leurs jambes raides aux mouvements lents. Derrière, sur le dernier, une femme tenant une toute petite fille avec son petit bonnet couvert de pièces d’argent. — Je suis descendu tout seul dans le Gethsémani, je suis remonté et nous sommes rentrés par la porte de Jaffa,

Saint-Sépulcre (2e visite). — À l’entrée, pierre d’onction, en marbre rosâtre veiné, dans une espèce de cadre idem, aux coins duquel sont quatre boules en cuivre ; à la tête et aux pieds, six candélabres ; au-dessus pendent à une chaîne de fer huit lanternes découpées, enluminées de bleu et de vert et qui de loin ont l’air de lanternes chinoises ; en face, quand on entre, au delà de la pierre d’onction, tapisseries sur la muraille, représentant les principaux miracles de Jésus-Christ.

Le Saint-Sépulcre même : coupole plâtrée, soutenue par dix-huit piliers carrés, ornés de tableaux pitoyables. Le dôme tombe en ruines. Au milieu, sous le dôme, petite chapelle quadrilatérale, au bout de laquelle, extérieurement, se trouve l’autel copte. Pour entrer dans le Saint-Sépulcre, on défait ses souliers, l’usage musulman prévaut. — Notre janissaire turc chasse à grands coups de bâton les mendiants (intolérables du reste). — Aveugle auquel il donne un coup de poing ; c’est un grand jeune homme à veste rouge qui m’a l’air de s’ennuyer atrocement. — Entre deux piliers du dôme j’aperçois la cuisine des gardiens du Saint-Sépulcre (lesquels on voit sur un divan à l’entrée), on lave des assiettes, au fond j’aperçois du feu, on marmitonne, on fait le café. Dans le couvent des Latins (capucins de la Terre-Sainte) nous avons retrouvé notre janissaire prenant sa petite tasse de café avec les bons Pères.

Il y a deux pièces, la première soutenue par douze colonnettes, engagées dans les murailles, en marbre blanc. À côté de la porte, ouverture d’un étroit escalier qui monte sur la plate-forme de l’édifice. Cette pièce est éclairée par 15 lampes, 5 aux Arméniens, 5 aux Grecs, 5 aux Latins. Au milieu, contenu dans une console carrée en marbre blanc, un cube de pierre : c’est ce qui reste de celle qui bouchait l’entrée du véritable sépulcre. — La seconde pièce sent une odeur de première communion ; il y a tant de lampes pressées les unes près des autres que ça a l’air du plafond de la boutique d’un lampiste, 13 aux Arméniens, 13 aux Grecs, 13 aux Latins, 4 aux Coptes. Parmi les cierges qui entourent la salle il n’y en a que 4 qui brûlent. Économie !

Au fond, taillé dans le mur, en bas-relief, un Christ, peinturluré et flanqué d’une Résurrection et d’une Ascension, d’un goût rococo xviiie siècle déplorable. Des fleurs roses sont dans de petits vases en porcelaine, de couleur groseille de province. — La pierre du Sépulcre en marbre blanc ; quelques taches d’huile, une grande fente au milieu. — Au fond, une petite armoire où se mettent les queues de rat que l’on allume contre le rebord de la muraille, nous en avons allumé comme les autres. Le prêtre grec a pris une rose, l’a jetée sur la dalle, y a versé de l’eau de rose, l’a bénite et me l’a donnée ; ç’a été un des moments les plus amers de ma vie, c’eût été si doux pour un fidèle ! Combien de pauvres âmes auraient souhaité être à ma place ! comme tout cela était perdu pour moi ! que j’en sentais donc bien l’inanité, l’inutilité, le grotesque et le parfum ! — Une femme d’environ 50 ans, maigre, laide, pâle, est venue et frappait sa poitrine sèche de ses mains maigres.

En face, église grecque : retable à 7 arches. — Je n’ai jamais vu de cierges si gros, ce sont des arbres. — Au-dessus de la principale arcade du retable, élevée et en dehors du niveau du retable, une sorte de chaire en forme de balcon, d’où, aux jours de fête, le patriarche donne la bénédiction. Du bas de ce balcon en tambour s’envolent 5 colombes (Saint-Esprit) qui tiennent au bout d’un fil, à leur bec, des boules bleues ; cela me rappelle les langues de Babylone dont parle Philostrate dans la Vie d’Apollonius. Au milieu de l’église grecque, dans une espèce d’urne ronde, boule de marbre blanc rayé d’une bande noire, qui marque la place où l’ange est apparu aux saintes Femmes.

On monte au Calvaire par un escalier de dix-neuf marches. Il est séparé en deux. Une moitié appartient aux Grecs, la plus luxueuse ; la seconde aux Latins. Partout lampes, marbres de couleur ; mais surtout et chez tous, mauvais goût révoltant.

Galerie supérieure tout le long du pourtour du dôme, séparée en deux : une aux Arméniens, l’autre aux Latins ; c’est contre le mur de celle-ci que se trouve le portrait de Louis-Philippe.

L’église arménienne est en bas, il faut descendre plusieurs marches en dessous de l’église grecque (il faut prendre à droite, en entrant dans le Saint-Sépulcre, entre l’escalier du Calvaire et l’église grecque).

Le pacha a les clefs du Saint-Sépulcre, sans cela les sectes s’y massacreraient. Au point de vue de la paix, il est heureux que les Turcs aient les clefs du Saint-Sépulcre ; cela pourtant choque si énormément que ça en fait rire. — Le meurtre d’un Juif sur la place du Saint-Sépulcre se rachète par 60 paras. — Pendant que nous visitions le Saint-Sépulcre, j’ai entendu 4 heures sonner aux différentes horloges des églises.

Mardi 13 août.

Jeudi 15, jour de l’Assomption, nous sommes sortis par la porte de Saint-Étienne, sur la face extérieure de laquelle se voient quatre lions, classiques, retroussés, féroces, bons lions tels qu’il s’en trouve dans les « histoires du monde » du xvie siècle. Des soldats lavaient leur linge dans leurs cuvettes de bois ; un d’eux a appelé le jeune Iousouf qui était avec nous. — Place dans le rocher où fut lapidé saint Étienne. — Le jardin des Oliviers est fermé, voilà la seconde fois que nous ne pouvons le voir.

Église du tombeau de Marie, à gauche. À la porte, un Abyssinien en turban bleu, que nous avons déjà vu dans le Saint-Sépulcre ; c’est d’un effet très beau. — On descend beaucoup de marches. — Obscurité, quelques lampes çà et là, peu sont allumées, on empoisonne l’encens. — La chapelle est en retour à droite, mais je suis saturé de saintetés. — Nous retrouvons notre petite mendiante blonde, que nous avons déjà vue sur la place du Saint-Sépulcre. — Une espèce de sheik nous fait descendre dans une grotte où, selon lui et les autres, Jésus a sué la sueur de sang. Quelle rage de tout préciser ! ils voudraient tenir Dieu dans leurs mains !

Nous avons fumé un chicheh et pris une tasse de café sous un arbre, entre le tombeau de la Vierge et le jardin des Oliviers. Non loin de nous, dans un enclos, deux capucins se livraient au même passe-temps (de plus, de l’eau-de-vie), en compagnie de deux très belles personnes dont on voyait à nu les seins blancs. Comme ça amuserait M. de Béranger, et quelles railleries il décocherait là-dessus ! Décocherait-il « les traits de la satire » ! Joseph a acheté là des espèces de gâteaux secs, minces feuilles de pâtisserie, blondes, faites avec de l’huile de sésame.

En descendant la vallée de Josaphat, à gauche, trois tombeaux : premier, d’Absalon, espèce de temple carré surmonté d’une rotonde terminée par une manière de cône rentré. Sur chaque coin, un pilier carré dans lequel est engagée une colonne ; sur chaque face, deux colonnes à chapiteau ionien, frise plate avec de petits carrés d’un goût lourd ; ensemble fort mauvais. Le second tombeau (de Mathias), pris à même le roc et entouré par lui, de même style, sauf les chapiteaux des colonnes. Au-dessous, dans le roc, deux fenêtres ou trous carrés à même (on entre là dedans par le troisième tombeau et on trouve plusieurs autres petites grottes). Le chemin passe devant, au milieu des tombes israélites, couvertes d’hébreu, ainsi que les murs du troisième tombeau (d’Ézéchias), celui surtout qui est tourné vers l’Ouest, faisant face aux remparts. Colonnes de même style que celles du premier tombeau, le toit est un seul bloc de pierre taillé en pyramide. À côté de ce dernier tombeau, se trouve, en descendant la vallée, un quatrième monument, sorte de petit temple, hypogée enfoui sous terre et dont paraissent encore les chapiteaux informes de deux colonnes ; des pierres bouchent, exprès, car elles sont rangées en mur, l’intérieur, et l’entrée a été envahie par un monticule de terre.

La fontaine de Siloë est plus bas, en face le village de ce nom, bâti sur la montagne. Il y a là quelques oliviers, et vingt pas plus loin commencent des jardins légumiers. — Un marmot rampait sur les pierres ; un âne regardait dans le fond d’une auge vide. — Des hommes montaient l’escalier de la fontaine, portant sur leur dos leurs outres gonflées. J’ai empêché le little baby de tomber, et je l’ai remis sur l’espèce de plate-forme où il était. — On descend plusieurs marches ; une voûte, un second escalier ; au-dessus, rochers noirâtres ; au fond et comme dans un antre, de l’eau tranquille : c’est la fontaine. — Bruit que faisaient les hommes en remplissant leurs outres avec leur main.

La maison de Caïphe, du côté Sud de la ville, en haut, propre, blanche, voûtée, arcades. De la cour jusqu’au toit, un prodigieux cep de vigne qui monte ; c’est le plus grand et le plus énorme que j’aie vu. Sur la terrasse de la maison il y a du raisin, Stéphano en a cueilli ; il n’était pas encore tout à fait mûr, grosses grappes, violet, blanc.

Vendredi 16. — Expédition du Jourdain et de la mer Morte. — À mesure que l’on s’éloigne de Jérusalem, la route devient moins pierreuse ; elle ne fait, jusqu’à Jéricho, que monter et descendre. Sheik Mohammed, blond, turban blanc, bottes rouges, et deux autres hommes du village de Siloë nous font escorte ; nous rencontrons beaucoup de Bédouins avec leurs chameaux, qui vont vendre du blé à Jérusalem, c’est jour de bazar. Affreux drôles à mine peu rassurante, chaussés de toute espèce de façons, depuis les grosses bottes rouges jusqu’à la simple semelle rattachée avec des cordes ; autour du corps une grosse et large ceinture de cuir ; cofiehs. Tous ou presque tous ont des fusils longs, à nombreuses capucines de cuir. N’importe quoi, mis sur le dos d’un Bédouin, devient bédouin, c’est ce qui explique que c’est toujours la même couleur, quoique composée d’éléments différents. Quelques-uns sont tête nue ; leurs femmes ont des yeux énormes, couleur de café brûlé, lèvres peintes en bleu.

Au fond d’une gorge en entonnoir nous apercevons deux constructions : une sorte d’arcade, et à côté, trois ou quatre autres en ruine ; c’est le puits de la Samaritaine. Nous haltons là quelques instants ; il y avait des ânes, des chameaux et des Bédouins au repos, tous pêle-mêle. Le soleil tapait dessus et la montagne tout autour. Un chameau va au haut de la montée, en face de moi ; il montait lentement. Vu en raccourci, je ne voyais que son train de derrière, l’air passait entre ses jambes allant pas à pas, se découpant sur le bleu ; il avait l’air de monter dans le ciel.

La terre a succédé aux pierres, puis c’est le calcaire ; je ne sais comment la lumière s’arrangeait, mais, frappant sur les parois blanchâtres de la route, ça faisait du rose, de grandes nappes indistinctes, plus vives à la base, et qui allaient s’apâlissant à mesure qu’elles montaient sur la roche. Il y a eu un moment où tout m’a semblé palpiter dans une atmosphère rose. Le chemin tournait, le soleil frappait sur nous, j’entendais derrière moi les galopades de nos sheiks qui faisaient des fantasias. Ils ont passé à mes côtés, je me suis lancé comme eux. De temps à autre, entre les gorges, apparaît dans un déchirement de la montagne la nappe outre-mer de la mer Morte ; à de certaines places, la terre grisâtre, tachetée régulièrement par des bouquets d’herbes roussies, ressemble à quelque grande peau de léopard mouchetée d’or ; ailleurs, entre le fond roux des herbes (ce n’est pas de l’herbe qui pousse, mais de la paille), taches grises de la terre qui se voit par intervalles.

Avant de débusquer sur la plaine de Jéricho, la route se resserre étrangement, couloir sinueux entre deux murailles gigantesques ; nous rampons sur le flanc de celle de droite.

Tout au fond de cette vallée de Habi-Moussa se traîne une petite ligne de verdure à la place où coule l’hiver le torrent, à sec maintenant ; ça fait l’effet d’une petite couleuvre verte rampant au pied des grands rochers. Du haut de la montagne de Habi-Moussa : grande plaine, sans limites à droite ni à gauche, avec la verdure des arbres piquants, qui surprend et ravit ; au second plan, la nappe plate et bleue de la mer Morte ; au fond, les montagnes passant, suivant que la lumière marche, par toutes les teintes possibles de ce que je ne peux appeler autrement que bleu ; à gauche, le mont de la Quarantaine, avec quelques ruines dessus. Nous descendons dans la plaine et, après avoir, pendant une demi-heure, serpenté à travers des bouquets d’arbres épineux, nous arrivons sur les bords d’un petit ruisseau d’eau claire ; nous nous déharnachons, déjeunons et faisons la sieste.

Aïn-Sultan. — L’eau est rapide, remplie de petits poissons qui entraînent nos tranches de pastèques. — Nous arrivons à Richia vers 4 heures, forteresse turque, bâtisse carrée, en pierres, au milieu du village composé peut-être d’une quarantaine de maisons ou de huttes. Dans la cour, gourbis où sont attachés les chevaux. — Une jument grise avec son petit poulain, né il y a deux jours ; à peine s’il se peut soutenir sur ses jambes, il se cogne les jarrets et marche sur ses paturons.

À droite en entrant, il y a une vasque d’eau où sont assis et fument plusieurs Turcs. À l’étage supérieur de la forteresse, entouré de créneaux faits de boue et de pierre et dont les découpures, d’en bas, sont d’un charmant effet, surtout lorsque quelques soldats s’y dessinent dessus, deux gourbis de branchages. On nous met des tapis sous l’un d’eux, nous fumons la pipe et prenons le café. — En bas, dans une chambre, femme qui fait du pain sur une plaque de fer, le pain est ainsi cuit de suite ; fumée qui nous fait, ainsi qu’elle, pleurer. C’est du pain sans levain (le pain de voyage des Hébreux). — Avant de dîner nous sortons dans le bois environnant, le jour baisse, les montagnes d’en face ont des bosses et des creux, ce qui fait des rondelles d’ombre et des points de lumière ; ailleurs elles ont des coupes métalliques et comme des facettes régulièrement taillées en long ; plus loin, c’est un incendie rose, violet, terre de Sienne ; le ciel est blanc, c’est ce qu’il y a de plus pâle dans toute la vue. — Nous cueillons de la menthe à de grosses touffes qui embaument.

Jeune femme, les joues un peu bouffies, vêtue en bleu, les cheveux tressés autour du visage. — J’ai du mal à dîner, à cause d’une légion de petits chats qui nous assaillent, Joseph et Sassetti sont obligés de faire la garde avec des bâtons pour les écarter. Les chacals piaulent d’une façon aigre, ils sont à dix pas de la forteresse ; quelques chiens y répondent. La lune se lève dans le Sud, du côté de la mer Morte ; dans la direction de Jérusalem, une étoile casse-brille, elle disparaît bientôt. Nous sommes accoudés sur le créneau, peu à peu tout s’apaise, les soldats (bigarrure) causent moins haut, nous nous couchons.

Le lendemain samedi, au milieu d’une escorte qui piaffe et fait fantasia, nous partons pour le Jourdain, à cinq heures et demie. Pendant une heure nous allons à travers des bouquets d’arbres épineux, comme la veille. — Sanglier cru éléphant ou hippopotame par Maxime. — Hanna, attaqué de la fièvre, rentre à Jéricho.

Le Jourdain. — Eau grisaille, couleur lentille, saules qui retombent en touffes. Nous sommes arrêtés à un coude de la rivière ; à notre gauche, tout près de nous, un grand arbre penché. Je bois de l’eau à la berge, sur les cailloux, à côté d’un mulet qui buvait comme moi, pendant qu’Abou-Issa, avec sa mine pacifique, le tenait par le licol. Les Arabes de ces pays appellent les Bédouins de l’autre côté du fleuve : nemré (tigres). Le Jourdain à cet endroit a peut-être la largeur de la Toucque à Pont-l’Évêque. La verdure continue encore quelque temps, puis tout à coup s’arrête et l’on entre dans une immense plaine blanche. À droite on a le bourrelet blanc de la première chaîne des montagnes qui sont du côté de Jérusalem.

Mer Morte. — La mer Morte, par son immobilité et sa couleur, rappelle tout de suite un lac. Il n’y a rien sur ses bords immédiats ; cependant, un peu de temps avant d’arriver à elle, à droite, quelque verdure. Ses bords sont couverts de troncs d’arbres desséchés et de morceaux de bois, épaves apportées sans doute par le Jourdain. L’eau me paraît avoir la température d’un bain ordinaire ; elle est très claire, contre mon attente. Sassetti qui en goûte, se brûle la langue ; ayant soif, je n’ai pas tenté l’expérience. Nous faisons passer nos chevaux dans l’eau pour aller sur un petit îlot de cailloux, distant de la rive d’environ 60 pas. À ma gauche, je compte quatre montagnes ou quatre grandes divisions de la montagne ; la seconde est la plus foncée de toutes, elle est presque brune, puis ça va en se dégradant de ton sensiblement, et la quatrième se perd dans la brume de l’horizon. La couleur de la montagne de droite (celle qu’il faut passer pour aller à Saint-Saba) a du blanc en bas, c’est la première chaîne de collines. Mais dans sa généralité c’est du gris par-dessus lequel il y a du violet recouvert d’une transparence de rose.

À trois quarts d’heure de la mer Morte environ, on commence à gravir la montagne. À partir d’ici pour aller à Saint-Saba on ne fait que tourner, descendre, remonter ; ce sont des demi-lunes, des cirques, des murs géants, et quand on se retourne l’immense horizon de tout à l’heure et qui grandit à mesure que l’on s’élève.

Nous allons sur la corniche d’un mur ; à nos pieds, un précipice ; au fond, une grande ligne blanche avec des arbres sur ses bords comme une route, c’est le torrent desséché. — Perdrix qui trottinent sur le sable sec. — Après cette première chaîne, une seconde, une crête comme le dos d’un poisson échoué là, ou comme le dessus de la nef d’une église ; un plateau, une troisième chaîne se présente, ça recommence. La terre est piquée de touffes rousses pâles de ces grosses perruques épineuses que l’on voit partout ; des places léopardées, comme la veille ; toute l’herbe qu’il y a est de la paille desséchée, droite et dure, poussée à la hauteur d’un pouce environ. Le ciel bleu sec et dur, de temps à autre une bouffée de vent frais ; il fait bien moins chaud que le matin, du Jourdain à la mer Morte. Une citerne creusée dans le roc à droite, l’eau est verte, elle a mauvais goût ; Abou-Issa en puise avec une corde. — Pierres pour découvrir la montagne d’El-Habi-Moura, sur laquelle est une mosquée ; elles sont rangées de façon presque à faire croire que ce sont des tombes.

Saint-Saba. — Avant d’arriver à Saint-Saba, une grande rampe qui mène jusqu’au couvent. La vallée, ou plutôt le précipice, est encore plus beau que celui d’El-Habi-Moura, en ce que c’est plus haut, plus taillé et que ça a plus de tournure et de façon. Des pigeons volent d’un côté à l’autre, partant des anfractuosités où ils logent.

Le couvent bâti sur les rochers et à même eux, de tous les côtés, en haut, en bas, il y a des précipices dans l’intérieur ; c’est là, comme position, le vrai couvent de Palestine. On monte notre lettre dans un panier. — Grand divan où nous logeons sur des tapis, une lampe de cuivre au plafond. — Le moine qui nous sert, bonhomme à barbe blanche, voûté.

Dans l’église, tableaux de même style que dans toutes les églises grecques, c’est un art à part. Sur la porte d’entrée, tableau représentant le Jugement dernier : l’enfer est dans la gueule d’un monstre ; les bienheureux, en foule tassée, la tête entourée du disque de gloire, entrent à la Jérusalem céleste ; les tombes s’ouvrent, Jonas sur sa bête, deux Turcs au pied d’un prophète, etc. ; c’est très amusant. Dans un autre tableau, les saints sont représentés comme des santons, ou plutôt comme des brahmanes, longs, maigres, avec des barbes prodigieuses qui leur tombent jusqu’aux pieds. Trait fréquent dans les tableaux religieux grecs : Jean-Baptiste toujours avec des ailes, l’air dur, féroce même ; la Vierge avec Jésus. — Jésus, les bras ouverts, l’embrasse comme un petit enfant. Plusieurs tableaux, dons faits par la Russie.

On nous montre le tombeau de Saint-Saba, à travers une grille ; plusieurs crânes, qui sont ceux des moines massacrés par les Bédouins ; on nous montre même l’horloge. — Dans le jardin, pigeon factice. — Le couvent nourrit deux renards ; chaque soir on leur jette deux pains, chaque soir ils viennent là attendre, le pain tombe, ils le saisissent et l’emportent. — La nuit, je ne dors pas. Clair de lune sur les montagnes et sur le couvent, tintement régulier de l’horloge. La cloche sonne, chants des prêtres dans l’église. Je fume sur une chaise en regardant la nuit, les pieds appuyés sur le petit parapet de la muraille.

Nous partons à 7 heures, après une tasse de café, un petit verre et une grappe de raisin qui nous avaient réveillés ex abrupto. Nous descendons la rampe de Saint-Saba et nous prenons le chemin de Jérusalem. Ennuyé d’aller au pas derrière le cheval de sheik Mohammed, j’enlève ma bête au galop et je me maintiens devant tout le monde à la distance d’une centaine de pas, pendant peut-être dix minutes. J’allais au pas, quand j’entends tout à coup un coup de feu et des aboiements de chien : « C’est Max qui a sans doute tiré un toutou », me dis-je, connaissant ses théories à ce sujet. J’arrête mon cheval et je le retourne. Alors je vois un fumignon monter à cent pas derrière moi (devant moi maintenant), mais comme il me semblait partir d’un point plus élevé que la route, je ne doutais pas que ce ne fût quelque Bédouin qui chassait ou un de nos hommes qui faisait de la fantasia. Pendant que j’étais calmement livré à cette double conjecture (l’idée d’un danger ne m’était pas approchée), je vis Max, Joseph et nos deux sheiks déboucher tranquillement, au pas, et sans parler haut, ce qui me confirma dans mes prévisions pacifiques. « S’il y avait eu un chien de tué, me dis-je, on vociférerait, j’entendrais le monde s’expliquer haut. » Max me rejoint et me conte l’affaire, peu satisfait que je ne fusse pas accouru dès que j’ai eu entendu le bruit du pistolet. Il avait peut-être raison, en principe du moins ; mais là, ma meilleure excuse est que je n’y avais pas songé du tout, ne me doutant de rien, et d’ailleurs dès que j’ai eu retourné mon cheval, je les vis venir, et dès lors je les attendis. Nous marchions côte à côte quand une balle passe entre nous deux, près de Max ; j’entends un coup de fusil (et l’idée ne me vient pas encore du danger). Max se retourne, il aperçoit un homme qui nous mire en joue et me crie alors avec une figure expressive : « C’est sur nous qu’on tire, f..... le camp, n… de D… ! file ! file ! » Je le vois s’enlever à fond de train, baissant la tête sur celle de son cheval et saisissant son sabre de la main gauche ; je passe près de Joseph à qui je crie : « Au galop ! au galop ! » Je vois tout son havresac débouliner, son fusil et les pipes tomber, et lui-même faire le mouvement d’arrêter son cheval pour ramasser tout cela (ce qui est complètement faux ; j’ai mal vu, il n’y a eu que mon chibouk de perdu, et encore il était sur la selle d’un sheik). J’entends un second coup de feu, Max me crie quelque chose que je n’entends pas, je le vois fuir comme le vent. Alors je commence à comprendre, saisissant mon sabre de la main gauche, et les rênes de la droite, je me lance dans une course effrénée, sautant tout. C’était d’un charme qui me tenait tout entier, ma seule inquiétude était de tomber de cheval, là pour moi était le danger ; mais j’étais de bronze, je le serrais, je l’enlevais, je le portais au bout du poing ; quelquefois je rattrapais mes guides, qui avaient glissé dans ma main, avec mes dents, tout en jouissant intérieurement de ce chic cuirassier-empire. D’ailleurs les détours de la montagne, se renouvelant sans cesse, devaient nous cacher aux coups de feu. Mais là aussi (ce fut la seule réflexion inquiétante qui me vint) était le danger ; ils pouvaient, par des chemins à eux connus, gagner une pointe et nous prendre de flanc. Deux fois Max s’est arrêté, j’ai entendu les sheiks crier : Gawon ! Gawon ! Nous sommes repartis, j’ai arrêté mon cheval une troisième fois par pitié pour lui, mais voyant que Max ne s’arrêtait pas, je suis reparti et je l’ai rejoint. Ça a peut-être duré dix minutes, je ne sais combien nous avons fait de chemin, environ une lieue ? À un carrefour, nous nous sommes arrêtés ; Joseph, que je croyais bien loin derrière nous, était tout près. Embarras d’une minute pour prendre la bonne route. Nous ne nous trompons pas du reste, les sheiks nous rejoignent, nous nous apercevons qu’il y a une sacoche de perdue, celle dans laquelle sont nos firmans ; on nous l’a rapportée ce matin.

Rentrée à Jérusalem par Siloë et la porte Saint-Étienne.

Visite au consul (avec sheik Mohammed) à qui nous contons l’affaire. — Sieste. — Dîner chez lui. — Le soir, sonate de Beethoven qui me rappelle ma pauvre sœur, le père Malenson et ce petit salon où je vois miss Jane apporter un verre d’eau sucrée. Un sanglot m’a empli le cœur, et cette musique si mal jouée m’a navré de tristesse et de plaisir ; ça a duré toute la nuit, où j’ai eu un cauchemar y relatif.

Lundi, 19 août, 3 heures.

La journée du lendemain occupée à écrire des lettres.

Mercredi 21. — Visité, avec Stephano, le couvent de Saint-Jean. — Sortis par la porte de Damas, chemin pierreux, 1 heure un quart pour aller.

Saint-Jean, au fond d’une petite gorge. On traverse un village où il y a de gros oliviers. — Gens de la campagne dessous. — Une branche d’olivier à reflet d’argent se lève au vent dans le soleil et tremble. — Chapelle du couvent avec un Zacharie au fond, flanquée de deux petits autels recouverts d’un baldaquin en damas rouge. — Place où saint Jean-Baptiste est né à gauche du chœur, grotte convertie en chapelle ; petits bas-reliefs tout alentour, représentant les différentes scènes de la vie de saint Jean. — Sacristie dont on revernissait les armoires. — Un petit crucifix espagnol très tragique. — Dans le divan où nous sommes reçus, devant moi une carte d’Espagne et de Portugal. — Nous revenons silencieusement.

Jardin près de Jérusalem, planté par un Grec, le secrétaire du patriarche, au profit de la communauté, au beau milieu des rochers. — Rentrée à 5 heures et demie.

Vers midi, dans une rue voisine de notre hôtel, femme chrétienne, un peu âgée, noire, laide, sale, beaux yeux, nez droit, vilaines dents ; à gauche chambre, matelas noir. Sheik Mustapha et Joseph dans la cour ; la servante vieillotte, blanche, très souriante avec des petites pièces d’argent autour du front. C’était une petite porte à gauche en descendant. Une femme en guenilles attendant dans la rue et nous introduisant. — Silence, soleil, sentiment de rues désertes et d’humidité à l’ombre, soleil sur les terrasses, choses de ménage dans des coins ; un chat sur un mur, levant la queue.

Vendredi 23. — Partis de Jérusalem. — Scène Sassetti. — Adieux à Max Botta, Barbier de Mesnard, Amédée. — Stéphany nous conduit pendant une heure jusqu’à ce que nous ayons rejoint le bagage. Jérusalem, à mesure qu’on la quitte, s’enfonce dans la verdure des oliviers qui sont du côté du tombeau des Rois, et du côté Nord les lignes droites de ses murs s’abaissent et saillissent à travers les espaces du feuillage. Je croyais la revoir encore et lui dire adieu en me tournant vers elle ; une petite colline me l’a cachée tout à fait, quand je me suis retourné, elle avait complètement disparu. En commençant les terrains sont un peu moins pierreux, la terre a une sorte de couleur roux pâle brun, assez semblable à celle du tabac d’ici.

Halte à El-Bir, dans une sorte de vaste khan ou forteresse. Joseph nous dit que ça a été bâti par les pèlerins ; quelques pierres çà et là tombent de la voûte, les voyageurs qui viennent là bouchent les trous. De temps à autre nous rencontrons quelque petit troupeau de chèvres noires. — Stérilité complète, ce n’est que pierres, cailloux, rochers, quelques-uns ont la couleur de la pierre ponce, jusqu’à la fontaine Aïn el-Karamieh (œil des voleurs). Ravin avant d’y arriver et qui descend avec de grandes roches ; sur la droite, quelques-unes ont la forme vague de chapiteaux énormes ébauchés. Des enfants chantaient à mi-côte sur la montagne, cachés par les oliviers ; un homme se reposait à la fontaine, tenant son petit cheval par la bride. Deux ou trois chameaux ont passé pendant que nous étions là à souffler un peu à l’ombre et à fumer une pipe ; un d’eux, la lèvre tombante et orné sur les deux côtés de la tête de deux grosses houppes pendantes, ressemblait à une vieille femme au nez busqué, coiffée à l’anglaise. Au bout de 2 heures, après avoir descendu une descente rocailleuse et difficile, nous arrivons dans le vallon, où nous sommes campés. En face de nous un mamelon, deux à gauche, un à droite, un derrière nous ; nous sommes au bas du mouvement de terrain, la route passe devant nous, j’entends la voix de trois femmes qui passent en ce moment ; la nuit tombe. — Sassetti fait les lits. — Grelot d’un mulet. — La fontaine est à notre droite ; au bas de la descente, Khan Leban.

Nous nous levons au clair de la lune, grelottant du froid qu’il a fait toute la nuit ; à 4 heures et demie nous sommes en marche, le chemin est meilleur qu’hier. Nous allons sur le versant de droite de la montagne, que nous tournons pour entrer dans la vallée de Sichem. Vers 8 heures du matin, en passant devant Howara qui est à notre gauche, tout le monde fait son petit repas. Devant nous une large vallée entourée de montagnes de tous côtés, avec quelques carrés cultivés ou de verdure, çà et là au milieu d’elle ; elle est rayée par une route qui va à Tibériade. Nous tournons à gauche et nous entrons dans la vallée de Naplou. Vers ce coude de notre route, passent deux femmes portant des fardeaux ; une à grands yeux noirs, tarbouch rouge enfoncé sur le front, avec une piastre d’argent au milieu, figure énergique et vive, me salue de « combakrer ».

Naplou, tout en pierre, dômes et murs à lignes droites. Sur la gauche, avant d’y arriver, on traverse un bois d oliviers. Grands et ombreux jardins, de l’eau qui coule, petits chemins de verdure, avec des ronces qui retombent des branches ; des m..... sur la berge des ruisseaux. Nous sommes campés dans un jardin, sous un mûrier gros comme un chêne raisonnable. Il y avait tantôt des femmes non voilées qui y prenaient le frais, Joseph a établi sa cuisine auprès ; un homme du jardin, gardien ou jardinier, a pris une grosse couleuvre noire.

À Naplou, mêmes constructions qu’à Jérusalem, bazars plus beaux. Nous traversons la ville dans toute sa longueur et revenons de même, après nous être arrêtés à un café. La mosquée a pour porte principale le portail d’une église du temps des croisades, dernier roman, chapiteaux à feuilles d’acanthe ; le dessus du portail, nervures successives superposées, arcadiques, le tout d’un style très intact. Des peaux, devant quelques boutiques, sont à sécher par terre, on marche dessus. Un Copte à turban noir nous montre quelques pierres insignifiantes. — Énormité des bouillottes à eau dans un ou deux cafés. — Habar en laine blanche ou laine de soie. — Quelques hommes portent le tarbouch ainsi : autour de la tête un petit turban, le tarbouch est tiré en arrière (étant retenu à la tête par ce turban de manière que le fond retombe de côté à un pouce ou deux de l’épaule).

Nous quittons Naplou le matin. Verdure et maison à notre gauche, exécrable chemin jusqu’à Iaabed. Avant d’y arriver, quand on domine le vallon, c’est comme un océan de pierres. S’il n’y avait çà et là un peu de terre entre elles, tout serait pierreux. Oliviers, champs clos par des murs de pierres sèches, ça rappelle quelques aspects du bas de la montagne du Carmel, et plutôt celle d’Abou-Gousch.

Sassur, forteresse, à gauche, sur une hauteur, au milieu d’une grande plaine.

Rabatijh. — Village blanc, sec, poudreux ; nos moucres ne savent pas quel chemin prendre dans le village. Les habitants ont fort mauvaise mine, les enfants nous insultent : « chien de chrétien, que Dieu vous brûle, vous tue, etc. ». Nous passons lestement, non sans avoir remarqué que trois hommes ont pris leurs fusils et marchent devant nous. Un bois d’oliviers, le terrain monte. Avant le premier village, lentisques où sont appendues des guenilles, nous y mettons des crins de nos chevaux. Quelques buissons ; là, nous perdons nos trois gaillards de vue. « Préparez vos armes ». Nous tournons dans des défilés. — Précaution de nos moucres qui ont trouvé que c’était un meilleur chemin que de passer sur la hauteur. — Fontaine avec un troupeau de chèvres ; quelques chiens aboient.

Djenin. — Campés comme la veille sous un mûrier. Mosquée au milieu de la verdure, large paysage tout alentour. — Les campagnes d’Israël. — Le gouverneur, gros blondin, assis sur une natte à sa porte, chef militaire à barbe noire, nez crochu, yeux bons et vifs, frottés d’eau de rose ; veston rouge à raie noire. — Courte promenade dans Djenin où il n’y a rien à voir qu’un chien qui dévore une charogne de cheval enflé, il le commençait par l’anus. Deux ou trois boutiques, Joseph achète du raisin dans mon foulard bleu. — Le cousin du gouverneur nous suit pour avoir du sulfate de quinine. — Moulin, eau claire qui coule ; une femme puisant de l’eau : ceinture, voile de couleur qui couvre seulement la bouche, beau bras et belle main, un peu dans le style Mignard, nez tout droit, yeux noirs baissés vers l’eau. — Tohu-bohu de consultations dans notre campement. Ce pays est dévoré de fièvres, et de brigands. — Nuit moins froide que la précédente.

Levés à 3 heures, partis à 4. — Immense et magnifique plaine connue sous le nom de campagnes d’Israël. Quelques champs de sésame, carrés, verts, qui se détachent sur le fond blond des herbes roussies par l’été ; ombrelles chinoises des chardons. Il y a aussi, çà et là, un peu de coton et de maïs. Le soleil se lève à droite ; ses rayons, avant qu’il ne paraisse sur les montagnes, font des gloires ; un nuage enroulé en écharpe longue, or dans la partie qui recouvre le soleil, puis tout à coup bleu et allant s’apâlissant vers Djenin. — Abou-Ali nous cueille des fleurs de jusquiame. — Trois soldats turcs d’escorte, l’un avec une lance de 12 à 15 pieds au moins de long, en bambou, ornée de deux grosses houppes au haut de la hampe. — Algarade, ils courent à fond de train, le pistolet au poing ; long détour du soldat de gauche pour les envelopper. — Le matin, prise d’un lièvre. — Au bout de la plaine est la petite montagne derrière laquelle se trouve Nazareth ; à droite, le mont Thabor, détaché complètement à l’œil des autres montagnes, et ayant la forme d’une demi-sphère un peu convexe. De la montagne, quand on se retourne en arrière, la plaine, d’ensemble, est d’un brun très pâle, chocolat clair, avec des tons blonds par place. Une fumée montait, restes d’un feu allumé la nuit ? Nous passons devant huit à dix tentes de pasteurs, qui font là brouter leurs chèvres ; nous ne voyons personne que deux ou trois chiens jaunes. Au pied de la montagne notre escorte nous quitte ; d’en haut, on voit tout à coup Nazareth à gauche.

Nazareth. — La première chose qu’on en voit, c’est le minaret de la mosquée entourée de cyprès. Tout le terrain est tigré de pierres blanches, c’est d’un effet de surprise charmant. Au bas de la côte, la route tourne à droite ; une autre descendant vient s’y embrancher à gauche. Les nopals sont couverts de poussière, le soleil brille, tout éclate de lumière. — Maisons blanches de Nazareth. — Nous avons vu moins de lézards qu’hier, où il y en avait un à chaque arbre. — Couvent de l’Annonciation, barbe du capucin qui nous reçoit. — Le capitaine hollandais et sa femme et sa petite-fille, enfant blonde, à yeux bleus, en papillotes. — Visite à l’agent français ; son fils trouvé dans une boutique ; le voyage d’ici à Damas paraît dangereux et difficile ; on s’arrange pour des escortes, etc.

Visite à l’église grecque, en dehors de la ville, pleine d’Arabes qui l’encombrent ; c’est demain la fête de la Vierge selon les Grecs. On empoisonne dans l’église ; tas de chibouks à la porte.

Église latine : tapisseries d’Arras ; grotte où l’Ange est venu annoncer à la Sainte Vierge ; une colonne coupée. On nous montre une armoire qui est la fenêtre par où l’ange est descendu. — Grottes derrière l’autel : oratoire et cuisine de la Sainte Vierge. — Maison de Joseph : autre grotte, où l’on étouffe de chaleur humide et qui n’a qu’un petit coin de mur de construction romaine. — Autre endroit où l’on voit une énorme table en pierre, ou plutôt un rocher plat, sur laquelle Jésus, avant et après sa résurrection, a plusieurs fois mangé avec ses apôtres.

Femmes à la fontaine, criant et se disputant ; elles sont fort belles ici, et de haut style, avec le bas de leur robe à deux fentes volant au vent ; cruches sur la tête, mises sur le flanc. Plusieurs sont blondes. — Groupe de femmes au coin d’une rue, comme nous sortons du couvent pour aller chez l’agent ; une grande, viandée, blonde, à nez busqué un peu. La ceinture qu’elles ont autour du corps comme les hommes leur fait ressortir les hanches.

Intérieur de l’agent consulaire de France : les portraits d’Amélie, Clara, Hortense, etc. ; une bataille de l’Empereur, image coloriée ; une scène de la Tour de Nesle.

De Nazareth à Cana, même paysage.

Cana, au milieu d’un vallon entouré de montagnes de tous côtés. Le village est assis sur une pente. — Nopals. — Nous passons derrière l’église grecque que je refuse de voir. Je songe au tableau de Véronèse.

Après Cana la route est plus praticable. Grande plaine, assez verte, qui monte par le bout, avant de toucher à la colline qui domine Tibériade ; à droite, une plaine avec une montagne (la montagne ?), ça fait cirque. À l’extrémité à droite, un grand feu ; la fumée montait droite et ronde exactement comme une colonne. On tourne une colline du haut de laquelle on voit la mer de Galilée, petite nappe bleue ; je suis étonné de la trouver si petite, entre des montagnes assez basses, grises, tachetées de pierres. — Les murs démantelés par le tremblement de terre arrivé en 1828. — Nous descendons à un hôtel tenu par un juif.

Temps de khamsin ; après-midi passé sur mon divan à suer et à souffrir du ventre et de l’estomac. — Le soir, après le dîner, promenade dans le pays ; je ne vois que juifs, soit en bonnet fourré ou avec le large chapeau noir. Smaël-Aga, le chef de notre escorte, nous mène au bord de l’eau. — Ton rose pâle par-dessus la couleur grise des montagnes. — Un veau qui boit, troupeau de vaches dans les rues ; à gauche, la mosquée et un palmier. — Sur le sommet de la montagne, Zafeth. — Smaïl nous introduit dans une cour où il y a beaucoup de juifs assis (la synagogue ?).

Dans la salle basse où se tiennent nos gardes et où Joseph et Sassetti dînent, petit enfant tout nu qui dort dans un branle. Les biques sont habitées par un chien jaune et une bouillotte ; quand on vient, il vous cède la place d’un air ennuyé, puis revient s’y mettre. Je me fonds en sueur ; Aréthuse coulait moins que moi.

Tabarieh, mardi 27 août, 7 heures 5 du soir. — Il a fait comme hier un temps de khamsin étouffant, nous avons passé la journée à suer sur notre divan et à dormir. Vers 4 heures nous sommes sortis à cheval, pour aller voir les bains situés à une petite demi-lieue sur la même rive du lac. Nous prenons la route entre la montagne et la mer, le terrain est plein de pierres volcaniques et de colonnes renversées par terre ; partout, restes de murs. Jujubiers, un laurier-rose et quelques menthes. — Les bains d’Ibrahim-Pacha : piscine soutenue par des colonnettes ; deux femmes fort laides et un vieux juif en sortent comme nous y entrons. L’eau me semble à la température de 36 degrés, la source même est plus chaude. Les vieux bains sont un peu plus loin. — Maxime prend un caméléon qui a des taches brun chocolat sous nos doigts. — Nous revenons par le bord de l’eau ; les montagnes du Hauran, grises avec un glacis rose par-dessus. Nous essayons de rentrer par les fortifications démantelées, ce qui nous est impossible. La dernière tour côté Sud est détachée du reste comme un décor ; on voit par derrière un palmier qui se détache dessus. — Nous rentrons par une porte à l’entrée de laquelle un homme en veste rouge est assis. En passant par les rues de la ville, nous voyons quelques femmes juives du Nord, avec leurs cheveux blonds, et leur coiffure frisonne.

Jeudi 29. — Partis de Tabarieh à 3 heures un quart du matin, avec le clair de lune qui dessine l’ombre de mon cheval à ma gauche, nous longeons le lac au pied des montagnes, dans la direction du Nord, vers Zafeth que nous voyons en face de nous sur le haut des montagnes. En bas, à droite, entre la pente et l’eau, quelques arbrisseaux, bauge à sangliers. Nos Arabes s’amusent à tirer des perdrix à balle, on en tue une. Quelques poules d’eau glissent sur la surface bleue de la mer de Tibériade, qui commence à devenir plus foncée au jour levant. La montagne de gauche s’écarte un peu, elle est taillée à pic en cet endroit ; c’est l’entrée d’un vallon qui va vers l’Ouest, dans laquelle Smaël-Aga nous dit qu’il y a beaucoup de grottes et une forteresse taillée à même la montagne. Il y a ici un peu de verdure, les bouquets d’azaroliers reparaissent comme à la mer Morte.

Quelques huttes ou gourbis, un cours d’eau, Génézareth, quelques maisons à droite du sentier : cela dure quelque temps. On a à sa gauche un vallon étroit, dans une direction parallèle à celle de la route et dont les pans chocolat sont taillés à pic par assises ; puis, par une pente douce, on s’élève doucement. De grandes herbes blanc doré, ou filasse blonde, desséchées, couvrent le sol ; à droite, un troupeau de dromadaires qui broute dedans, éparpillé et levant le nez quand nous passons. Second cours d’eau ; lauriers-roses : deux bouquets superbes, un de chaque côté du sentier. Ici on commence véritablement à monter, peu à peu toutes les autres montagnes de derrière vous s’élèvent, le paysage suit votre mouvement, si bien que lorsqu’on se retourne, le lac, qui est bien plus bas que vous, semble être à votre niveau. Graduellement, les montagnes brun roux, vagues, allongées les unes derrière les autres, saillissent en s’allongeant. Halte à l’ombre d’une falaise à assises et à couleur de rouille, une source coule là. Nous repartons, tout s’agrandit, se développe, le bout du lac de Tibériade se perd dans la brume, on voit le dôme oblong du Thabor qui paraît plus grand que les autres montagnes.

Zafeth. — La forteresse de Zafeth, en haut du pays, assise sur le versant. — Rues si étroites que notre bagage ne peut passer ; foule pour nous voir, surtout des juifs avec leurs affreuses coiffures. Nous descendons chez un d’eux agent consulaire français, qui nous installe dans une petite salle voûtée, éclairée par une lampe suspendue, en verre, à triple chaînon. Le soir, consultation à une grande femme juive, avec son bonnet rouge, qui nous amène son pauvre petit enfant tout pâle et dolent de fièvre. — Notre hôte fumait son chibouk sur le divan de Max, avec ses deux jeunes garçons à ma gauche.

Montagnes rousses au premier plan, léopardées de cailloux noirs ; par places cela fait des plaques de tigré. Les descriptions d’horizon précédentes sont toutes résumées dans la vue que l’on a de Zafeth (Bétulie).

Je passe une exécrable nuit, pleine de puces, de punaises, et démangeaisons de toutes sortes. N’y tenant plus, je prends la pelisse de Max et je me hasarde à traverser la chambrée juive et à aller dormir à l’air. Toute la famille est vautrée par terre, pêle-mêle, sur des matelas, le père ronfle, la mère pisse, l’enfant crie, ça sent la chassie et la vesse nocturne. Je vais tâcher de dormir sur la terrasse à côté de Joseph et de Sassetti, couchés sur une natte, Sassetti roulé dans son manteau, et Joseph roulé dans sa couverture de feutre. Il fait si froid et la peau me brûle tellement que je ne peux prendre du repos ; le matin seulement, vers 9 heures, j’ai roupillé un peu sur mon divan-insecte. À 11 heures nous nous préparons pour partir. Notre hôte nous parle des dangers de la route : on a assassiné celui-ci à tel endroit, volé celui-là à tel autre ; il y a quelques jours on a tué un Turc, on lui a coupé la tête et les mains, etc. Nos gardes sont à la mosquée ; tous ces gens sont fort dévots en voyage, et avant de partir ils se mettent la conscience en règle : quelqu’un de nous va peut-être rester en route, voilà ce que chacun se dit à soi-même, sans le répéter trop haut. — Bref, nous partons après toutes les recommandations possibles aux moucres, qui ont ôté les sonnettes et grelots de leurs mulets.

La route, pierreuse, commence à monter sous des oliviers ; un de nos hommes, gaillard facétieux, auquel il manque les incisives de devant et monté sur une petite rosse baie, se met à chanter, puis nous descendons et nous arrivons dans une plaine. C’est là qu’Abou-Issa et Abou-Ali reçurent de l’escorte une si belle trempe pour les avoir insultés ; ce qui me fit dire, le soir à dîner, non pas : une gelée de garde, mais : une dégelée de gardes. Il y eut un mot de Joseph, sublime : « Ce sont des Turcs, qu’ils se tuent entre eux, s’ils le veulent, ça ne nous regarde pas ». Les herbes sont brûlées par le feu, manière d’engraisser la terre ; ça donne au sol une teinte noire.

Vers 5 heures nous arrivons à Djiss-Benat-el-Yakub, nous campons là. Nous avons le pont à notre gauche ; devant nous la rivière, qui coule entre les herbes et les roseaux ; au delà du pont, la grande nappe bleue de Bahr-el-Hule. Avant d’arriver à notre campement, nous avons remarqué, sur des buttes qui sont au bord du lac, quelques cabanes de Bédouins. Max croit qu’on nous observe, la nuit vient.

De l’autre côté du pont, une caravane de dromadaires et de marchandises, le tout couché par terre et les hommes, debout dans leur habar et chibouk à la main, circulant au milieu.

À Safed, nous avons pris un bonhomme qui a demandé la permission de se joindre à nous ; c’est un vieux à barbe blanche, voûté et usé par le temps, il a vu bien des hivers, un énorme turban, armé jusqu’aux dents ; négociant en chevaux, il ramène avec lui une pauvre rosse blanche qui met en gaîté nos chevaux entiers. Il a été en Autriche, en Perse ! c’est un vieux qui a beaucoup d’expérience : « Ah ! il est un brave », dit Joseph. Il mange tout seul sur son tapis, arrange son cheval, fait sa prière. Je n’ai jamais rien vu de plus expressif que son œil lorsqu’il parlait à Joseph des précautions à prendre pour la nuit ; il était à ce moment tourné vers Bahr-el-Hule et de profil ; quel œil !

À peine avons-nous pris l’œuf dur du voyage, qu’Ismaël-Aga parle de partir, quoiqu’il soit convenu que l’on se mettra en marche à 10 heures ; on objecte les mulets et les chevaux, bref, à 8 heures, on se f… en selle. Nous avons, pendant le dîner, beaucoup ri à l’idée de nous f..... des coups de fusil à tort et à travers, pendant la nuit, et surtout à celle de canarder le bagage, de décapiter Abou-Ali, d’éreinter le bisarche.

Il est nuit complète, je n’y vois goutte ; le bagage est devant nous précédé par deux (quelquefois trois) hommes d’escorte, Joseph et Sassetti sont derrière nous, puis le vieux négociant, qui tend dans les ténèbres son œil de lynx ; les trois autres gardes sont derrière tout le monde ou sur les flancs. Nous passons le pont, nous montons au milieu des pierres ; l’envie de dormir m’empoigne pendant un quart d’heure environ, ce n’est guère le moment cependant ; je me dirige en suivant la croupe blanche du cheval de Maxime ; le bouffon de la bande chante à tue-tête, sur un ton dolent et aigre, il jette sa voix ; les pieds des chevaux trébuchent sur les pierres. Puis nous montons par une pente douce. Vers 10 heures, le ciel blanchit en face de nous, la lune bientôt se lève. Nous sommes dans une campagne plantée de caroubiers, ils sont énormes et gros comme des pommiers ; de temps à autre il y a de grandes places où l’on voit plus clair ; je me souviens, à ma gauche, de quelque chose qui avait l’air d’un grand vallon qui descendait (de jour cette route doit être superbe). La lune est très claire, on y voit bien, nous marchons bon pas, le chemin est devenu moins mauvais. Vers minuit, nous mangeons un morceau. Caroubiers. Nous sommes sur un plateau, nous passons près d’un douaire, les chiens hurlent, il faut se taire. De temps à autre on fume une pipe (Smaël-Aga m’apporte la sienne, un petit chibouk noir, à nœuds, recouvert d’une calotte de cuivre), on admire la tournure d’un arbre au clair de lune. J’ai énormément joui du voyage cette nuit-là. La nuit est froide, vers le matin je suis obligé de descendre plusieurs fois à pied pour me réchauffer. Sassetti tombe de sommeil, il voit de grands escaliers. Le jour paraît : nous sommes au milieu des caroubiers et des azaroliers, bouquets de verdure inégalement plantés, c’est charmant. Nous descendons vers la plaine, le soleil paraît tout à coup, il m’enflamme la figure ; les joues me rôtissent ; je remonte à cheval. Nous sommes environ au milieu de la route, nous avons encore sept heures de marche. Le vieux négociant se rapproche de Joseph et lui inspire des craintes que nos hommes ne trouvent pas ridicules : « Nous avons deux heures sérieuses à passer ».

Deux femmes de Bédouins, que nous rencontrons parmi les arbres, elles ont l’air d’avoir peur de nous ; le vieux négociant leur demande de quelle tribu elles sont : elles sont du côté gauche. C’est de droite, des monticules, vers le pays de Hauran, que le danger est à craindre ; tous nos gardes passent de ce côté et marchent en rang sur la même ligne ; chacun a son fusil sur la cuisse ; j’ai mis des balles dans ma poche pour les atteindre plus vite en cas de guerre.

Nous marchons pendant sept heures jusqu’à 10 heures du matin, dans cette immense plaine, ayant à notre gauche des montagnes qui ont de la neige à leurs sommets ; à droite, le mouvement du terrain, qui remonte, nous cache les horizons qui s’étendent vers le pays de Hauran.

Deux heures avant d’arriver à Sasa, on trouve les restes d’un ancien chemin. — Ici, il y a un encombrement de pierres à se rompre le cou, l’ancienne voie paraît et disparaît, de grands blocs de rochers plats, naturellement arrangés, la continuent, les pierres redoublent.

Sasa est au fond de l’horizon, dans la verdure ; nous y arrivons vers 10 heures, après être entré dans une rage superbe contre Joseph, à cause de la façon inepte dont il mène son cheval. Nous campons en dehors du pays, sous un arbre, entourés d’eau ; une petite caravane halte à côté de nous, on débite les morceaux d’un chameau.

À 4 heures du soir, nous nous réveillons, je me décrasse dans le ruisseau qui coule derrière moi, auprès duquel est couché le vieux. Bientôt la nuit vient, nos gardes font leur prière, nous dînons et nous nous couchons sur nos lits. Je commençais à dormir, quand Joseph s’écria : « Entendez-vous ? ils se battent ! ». Je me réveille en sursaut, il venait d’entendre plusieurs coups de fusil dans la direction des montagnes de l’Est. À minuit, nous sommes partis, nous nous étions levés à 10 heures et demie. — Les chiens aboient, la lune rouge se lève, son croissant est couché sur le flanc, elle est moins belle et moins odalisque qu’hier, où elle avait des tournures d’une langueur ineffable. À sa clarté nous passons plusieurs rivières, le chemin est bon, nous filons vite.

Au bout de deux heures, Khan-el-Sheik, espèce de grande forteresse ou caravansérail, sur la droite de la route. Nous ne sommes arrêtés que par les nombreux cours d’eau qui se présentent, on s’attend, on se réunit, on repart. Les étoiles pâlissent, le jour se lève, nous sommes tous répandus sur le large chemin. Poésie de Cervantes, te voilà donc ! À gauche, les montagnes ont des teintes gris perle foncé, avec de la nacre au sommet ; c’est de la neige. Nous rencontrons quelques chameaux, on sent les approches d’une grande ville, tout le monde est gai, le bouffon chatouille son cheval pour le faire ruer et mordre ; ils blaguent Abou-Issa dans son patois beyroutien. La campagne est large, grasse, cultivée. Nous rencontrons une petite caravane de chameaux qui portent des peaux, nous traversons un grand village, nous attendons le bagage sous des arbres. Au bout de trois quarts d’heure, nous touchons à la longue ligne basse de verdure et de maisons que nous voyons depuis quelque temps, et nous entrons dans un interminable faubourg où nos chevaux glissent sur le pavé. Tas de blé par terre, fileurs de coton, teinturiers, mosquées, fontaines, des arbres qui pendent en grappes et tiennent leur flot de verdure suspendu sur la multiplicité de couleurs qui s’agitent sous eux, quelques beaux corps de garde turcs, un grand cimetière que traverse la route, avec des petites branches vertes fichées au pied de chaque tombe (le dessus des tombes est généralement convexe en forme de cylindre). Nous entrons dans la ville, nous tournons plusieurs rues étroites, l’encombrement augmente au point que nos chevaux ne peuvent avancer. Enfin nous arrivons à Damas[19], à l’hôtel, où nous retrouvons MM. Striber, Husson et Muller.

Damas. — Ce jour-là, dimanche, pioncé tout l’après-midi.

Lundi 2. — Visité, avec ces messieurs et le janissaire du consulat français, plusieurs maisons juives. — Pris un bain le matin ; c’est là que Smaël-Aga est venu me dire adieu, je me suis senti les yeux humides en le regardant pour la dernière fois. — Flâné dans les bazars, qui me paraissent superbes.

Portraits. — Le vieux Iousouf de l’Hôtel de Palmyre, à Jérusalem, petit homme maigre, dans une robe de couleur poussière à fleurs violettes pâles ; énorme turban sale, un grand nez dessous, sourcils très forts, ensemble comique. Je n’ai jamais vu rien d’un gracieux plus singulier que ses gestes, lorsqu’il racontait à Stéphany comment, sous le gouvernement d’Ibrahim-Pacha, quelques hommes, pour pénétrer sous les décombres de Jérusalem, avaient chassé devant eux un chien ; à ses mouvements de bras et à ses grimaces je suivais la narration d’un bout à l’autre.

La grosse femme juive que nous avons vue lundi dernier ressemble à Flore, des Variétés : le front rasé, les sourcils amincis par le rasoir et peints ; beaucoup de rides autour des yeux, l’air bon et aimable, regardant de haut en bas, montée sur ses patins incrustés de petits carrés de nacre, et tendant son gros ventre en avant. Il y avait là aussi une vieille femme maigre, qui avait de chaque côté de la figure, à la place de cheveux, des plumes d’autruche. Elles travaillaient dans la cour, sous la galerie extérieure. — Chichehs, narguileh. — Une servante d’Abyssinie, maigre, alerte, le nez percé.

Comme cour intérieure et verdure, ce que nous avons vu de mieux, c’est la cour de notre hôtel avec ses pampres et ses lauriers-roses ; la cour des autres maisons nous a paru, sous ce rapport, un peu sèche ; dans toutes, un bassin au milieu. Les appartements les plus beaux sont au rez-de-chaussée, la plupart non meublés. — Emploi de morceaux des miroirs entre les arabesques des boiseries, systèmes de croisillons cloués sur la porte, idem pour les volets des fenêtres ; les poutrelles du plafond, conservant encore la forme de troncs d’arbres, sont peintes en bleu, en vert, relevé d’étoiles d’or, ou de raies ; à quelques plafonds aussi, une espèce de cul-de-lampe polygonique, en morceaux de miroir, qui fait rosace au milieu du plafond. Dans toutes les chambres, à très peu d’exceptions près, un bassin, vasque en marbre de différentes couleurs, pavé de mosaïque. Le style d’ornementation de quelques-uns de ces appartements est tellement tourmenté que ça en arrive quelquefois au Louis XV ; dans quelques-unes, lustres en verre de Venise, excavation dans le mur pour contenir les matelas, les serviettes, les tapis, toutes sans portes. L’élévation de ces pièces en fait surtout la beauté : deux niveaux, le divan, puis le sol à hauteur du rez-de-chaussée. Beaucoup de bleu parmi les couleurs, rinceaux en boiseries peintes appliqués sur la boiserie, ça fait à la fois relief et couleur. Dans les niches de la partie plus basse de l’appartement, niches à hauteur d’homme et dont quelques-unes ont pour couronnement le système de stalactites si usité dans les mosquées du Caire ; on a fait au fond des peintures : paysages atroces, une maison blanche de chaque côté, un jardin entre un cyprès au milieu. La corniche dans la cour, ce qui est sous l’avancée de la terrasse, est également peinturlurée de ces grotesques tableaux. Je crois, du reste, l’innovation récente.

Dans la première maison juive que nous visitons, avec MM. Stribeck, etc., une jolie petite fille blonde, qui vient pour voir les étrangers et reste tout le temps avec nous. Dans celle qui est attenante à la seconde (maison de la grosse femme) et qui appartient, je crois, au propriétaire de notre hôtel, — si bien rossé hier par Carlo, — au premier étage, au haut de l’escalier, il y a une petite clôture en bois, haute d’environ 6 pouces et qu’il faut enjamber pour entrer dans la varangue qui précède la chambre ; elle contient un espace de quelque 4 pieds carrés, destiné à recevoir les sandales des visiteurs.

Rien n’est moins curieux à voir que la synagogue des juifs. Nous y sommes allés un matin (samedi dernier) ; les femmes, toutes en blanc, restent à la porte dans la cour, les hommes seuls et les jeunes gens sont dans la synagogue, assis sur des bancs, tous lisant (ou chantant) dans un livre et la tête couverte d’un voile. Au milieu, une espèce d’estrade, le prêtre se balance avec ce même mouvement que nous avons vu au juif qui priait contre le mur du Temple à Jérusalem. Devant lui, sur une espèce d’autel (mal vu à cause de la foule), deux ou trois machines en argent, ressemblant à des tuyaux de galaoums, et avec des chaînettes d’argent. — Bientôt ils se sont mis tous à crier à tue-tête. J’avais à ma droite un enfant d’environ 12 à 13 ans, qui détonnait, en psalmodiant et se balançant, de toute la force de sa voix grêle ; il était debout et lisait dans un livre où lisait aussi, assis, un homme, son père sans doute. Un peu plus loin, à droite, le dos appuyé au mur, un vieillard édenté en turban noir et à besicles. Je ne sais qui était derrière moi, mais je me sentais la nuque chauffée par le vent d’une haleine chaude qui sortait en cadence d’une poitrine psalmodiante.

Les turbans des juifs d’ici n’ont pas la forme de bande roulée qu’ils ont à Jérusalem, à Tabarieh, à Zafed ; il me semble qu’il y a plus de liberté, quelques-uns ressemblent tout à fait au turban copte. Je n’ai pas non plus vu le bon chapeau en lune, que portent les femmes à Jérusalem ; en revanche, la chevelure factice en soie tressée et qui tombe derrière le dos est énorme et très lourde. Dans une des maisons juives, nous en avons vu une qui devait couvrir tout le dos et tomber jusqu’au jarret, c’était un vrai caparaçon de cheval, le tout terminé par des glands très lourds, toujours noir.

Toute la vie de Damas est concentrée dans les bazars, ils sont aussi animés et grouillant de monde que les rues sont désertes et silencieuses ; les robes des hommes, roses, vertes ou bleues, et la quantité de soieries, le tout éclairé par le jour doux d’en haut, fait de l’ensemble une grande couleur bigarrée d’un charme singulier. — Chaque marchand, assis sur le devant de sa boutique, fume le galaoum et reçoit ses visiteurs et ses acheteurs.

Les boutiques se ferment ; au milieu du paysage circulent le marchand de cherbet à la neige, le marchand de glaces et le loueur de galaoum, avec son réchaud de charbon pour allumer les pipes ; très peu de chibouks. Çà et là, au milieu des bazars, un bain ; le fellah passe tout nu, n’ayant qu’une serviette autour du corps, il va acheter du sucre chez l’épicier pour quelque cawadja qui se trouve au bain. À une place, le tombeau d’un santon : par la grille on peut voir des bâtons, des béquilles, des chapeaux, des bonnets, des loques et des guenilles de toutes sortes, appendus aux murs. Un santon se promène tout nu, espèce d’idiot qui fait des grimaces et crie ; les femmes stériles viennent lui baiser le membre ; il y a quelque temps il y en avait un qui les saillissait en plein bazar, les Turcs dévots entouraient aussitôt le groupe et, avec leurs robes, le cachaient aux yeux du public qui passait. La boutique de notre ami sheik Bandar-Abdul-Kader était au bout du bazar des tailleurs, à gauche.

Jeune homme à barbe jaune, coquet de manières, élégant de mise, turban de Bagdad, robe bleue, qui venait tous les soirs nous faire une visite à l’hôtel, apportant quelque antiquaille cachée dans son dos. Quand je n’y étais pas, il se faisait tranquillement bourrer mon chicheh et m’attendait sur le divan. Son domestique, Abyssinien d’humeur folâtre, a été châtré net en son pays et porte les cicatrices de plusieurs blessures reçues à la guerre.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans les bazars et à Damas en général, c’est la beauté des hommes de 18 à 20 ans. — Mon tailleur, qui m’a fait ma veste de soie, un jeune homme parlant le français, marchand de soieries recommandé par le consulat ; il nous a déployé des étoffes dans sa boutique située dans un khan qui donne sur le bazar. — Hommes généralement petits à cheveux et à yeux noirs, à peau blanche. Quel succès à Paris auraient des drôles semblables ! Si j’étais femme, je ferais à Damas un voyage d’agrément !

Dans le bazar des confiseurs, celui chez lequel nous avons acheté des confitures, grand gaillard maigre, vêtu de bleu et encadré dans l’ouverture de sa boutique, entre les bocaux et les vases ; sur un plat, morceaux de racaqueloukhoume. — Politesse et bonnes manières en général des gens de Damas ; Joseph les trouve très changés, beaucoup moins fanatiques et plus tolérants que jadis. Mahomet tombe donc aussi et sans avoir eu son Voltaire. Le grand Voltaire c’est le temps, useur général de toutes choses.

Le lundi, lendemain de notre arrivée, le supérieur des Lazaristes, sachant qu’il y avait des Français à l’hôtel, est venu nous faire une visite : petit homme gras et commun, timide, ressemblant à mon ancien pion de sixième, Guérard ; son turban noir est pareil à celui des juifs, et quand je lui en ai demandé la différence, il ne me l’a pas expliquée. Il nous raconte tout au long l’histoire du Père Thomas, assassiné par les juifs : on l’a d’après son récit, après l’avoir égorgé, décapité, et sa tête a été broyée dans un pilon. Le couvent des Lazaristes n’a rien de curieux. Pendant que nous sommes là, visite de l’évêque de Homs et de Hama, qui arrive avec une canne de janissaire ; le supérieur lui baise la main, on cause ballons, l’évêque nous demande des explications. Ces messieurs me paraissent, à peu près sur toutes les matières possibles, d’une ignorance cléricale respectable. Le Père supérieur nous mène dans une maison chrétienne qui, dit-il, est la plus belle des chrétiens ; elle l’est bien moins que celle des juifs et les paysages muraux sont encore plus arrogants. C’était chez des fabricants de soieries : un fils de la maison, blondassin à grand nez et parlant italien, se tenait debout ; son bonhomme de père, assis et fumant le chibouk. Vasque de forme oblongue dans l’appartement.

Nous sortons de la ville par le côté Est, à côté de Bab-el-Charieh, la porte dorée et murée comme à Jérusalem. Ou distingue encore très bien les bases de l’ancienne porte, à d’énormes amas de pierre ; la base des remparts modernes, légers et faits de boue et de cailloux, est encore de cette construction. Dans les fossés comblés et sans eau, quelques chiens morts, à demi rongés, couchés sur le flanc. Chiens jaunâtres qui rôdent. Il faisait très chaud et le soleil tapait dur.

Cimetière chrétien : ce sont tous caveaux ; on met dans un toute une famille, quelquefois une nation entière. Ils sont effondrés, l’endroit sent le cadavre. Nous nous sommes penchés à l’embouchure d’un de ces caveaux et nous avons vu dedans plusieurs débris humains pêle-mêle, un gros chien mort (sans doute qu’il sera entré là alléché par l’odeur et que, ne pouvant en sortir, il y sera crevé), puis, au fond, une sorte de momie desséchée, raidie sous des lambeaux de linceul. Çà et là quelques têtes sans corps, quelques thorax sans têtes, et, au milieu, jaune, blond doré, serpentant dans la poussière grise, une longue chevelure de femme.

Un peu plus loin on nous montre les ruines d’une chapelle bâtie à l’endroit où saint Paul fut renversé de cheval par l’apparition de l’ange. Nous longeons le mur de grands jardins pleins d’ombre. Les murs sont composés d’espèces de grands carrés, faits de boue et de cailloux et mis les uns sur les autres, le vent en enlève la poussière et la fait tourbillonner dans le chemin. Nous arrivons à côté des remparts, près d’un marais d’où les corbeaux s’envolent, charmant endroit plein d’ombre, de silence et de fraîcheur. Quelle belle et bonne chose que la verdure en Orient ! À notre gauche, se trouve une fontaine ; sur une pierre, à côté, un homme est assis, il nous râle quelque chose en arabe et tend vers nous ses bras. Ses lèvres, rongées, laissent voir le fond de son gosier, il est atroce de purulences et de croûtes ; à la place de doigts ce sont des loques vertes qui pendent, c’est sa peau ; avant de mettre mon lorgnon, j’avais cru que c’étaient des linges. Il est venu là pour boire.

Nous entrons dans une espèce de petite ferme ou basse-cour, où nous voyons cinq ou six lépreux, et trois ou quatre lépreuses. Ils sont à prendre l’air, l’une a le nez totalement rongé, comme par la vérole, et quelques croûtes sur la figure ; une autre a la face toute rouge, d’un rouge de feu. Nous avons déjà vu passer, près du bazar des parfumeurs, un homme à figure pareille. Un jeune homme à figure pâle, vert comme l’herbe, avec des taches, quelques pustules. Tout cela geint, crie et se lamente ; les hommes et les femmes sont ensemble, plus de séparation de sexes ni de distinction autre que celle de la souffrance. Quand ils ont reçu notre aumône, ils ont levé les bras au ciel en répétant Allah ! et appelant sur nous des bénédictions. Je me rappelle surtout la femme sans nez, avec l’espèce de baragouinement sifflant qui lui sortait du larynx. Ils sont là tout seuls, se soignant entre eux, sans que personne les secoure. À la première période de la maladie, on souffre beaucoup, puis la paralysie vient graduellement. Ce qu’il doit y avoir de pis pour eux, c’est de se voir. Quelle chose ce serait s’il y avait des miroirs aux murs de leurs cahutes !

Le Frère supérieur nous a menés aussi dans une espèce de chapelle bâtie dans la maison du Père Thomas. Dans la chambre du frère son portrait, vieillard à barbe blanche, avec son domestique (assassiné avec lui) et qui lui présente une tasse de café. Dans la chapelle une inscription constatant la date de la mort du Père Thomas et disant qu’il a été assassiné par les juifs. L’endroit appartient aux Arméniens unis.

Le consul de France, M. Vabeyène, gros ci-devant empâté, lourd, épais, ne croit au monde qu’au bœuf, ne parle que bœuf et bien-être matériel, admire beaucoup Louis-Philippe et aimerait mieux être le maréchal Soult que Molière ; à table, parle anglais à son domestique. Son chancelier, M. Garnier, sans barbe, chauve, trogne, a l’air d’une vieille femme, nous montre des peintures obscènes de Perse. C’est la même chose dans tous les pays, le but cochon rend la nature impossible ; afin de vouloir montrer les organes, on représente des poses invraisemblables. Quel beau cours d’esthétique il y aurait à faire sur les gravures et les livres cochons ! Je m’en rappelle une, où l’on voit une femme sur un homme ; sa chevelure, répandue, lui couvre le dos, et le c… (nu, pour l’agrément du spectateur) rond, rose, large, semble remplir toute l’image et resplendit comme un soleil ; il y a là un amour de la chair excessif. M. Garnier nous montre des encriers et des boîtes persanes : chasses, hommes à cheval avec des javelots et de grandes barbes, chiens, paysages, arbres, rochers et ruisseaux que sautent des cavaliers à figure grave et courant à toutes brides. Deux petits panneaux en bois pour faire des couvertures de manuscrits. Le premier représente un accouchement : l’accouchée, en pantalon collant rayé, est couchée sur le dos dans une posture pâmée et souffrante, l’enfant est porté sur un plat, les matrones sont autour, une lève les mains au ciel (demandant sans doute qu’il lui en arrive autant), une autre, mettant l’index sur le coin de sa bouche, lui fait signe que ça fait bien mal ; dans le deuxième, on voit la circoncision de l’enfant ; c’est une matrone qui fait l’opération : une femme tient un canard pour amuser l’enfant, une servante apporte du cherbet ; le tout plein de détails naïfs de la vie intime, comme les vieux dessins moyen âge, quoique ce soit d’un style très avancé, et d’une composition savante. Ces petites peintures font très rêver, et je voudrais en être le propriétaire pour les tenir dans mes mains, tout seul, au coin de mon feu, les jours de pluie.

Hier nous avons été dans un café, au bord de l’eau. Il y a une chute d’eau, un enfant s’est déshabillé tout nu pour aller chercher des poissons ; il y a là des arbres, on est à couvert sous des nattes percées ; l’eau ressemble à celle du Jourdain. C’est près d’un pont, en dehors de la ville, nous avons fumé un chicheh et bu de l’eau sucrée à la neige dans des tasses peintes.

Samedi 7, nous sommes sortis à 3 heures, nous avons tourné longtemps dans des chemins, entre des murs de terre enfermant de grands jardins d’où l’ombre retombait sur nous. Noyers, citronniers, arbres à fruits de toute espèce, verdure sombre, lumière froide. — Beaucoup de vent, de l’eau, un moulin. — Une grande porte en bas, à demi ouverte, c’était la porte d’un moulin, elle ressemblait à celle d’une grange dans la Champagne. — Quelques femmes voilées qui passaient allant je ne sais où, venant je ne sais d’où ; c’était très triste et très amer, à cause sans doute du silence de ces rues pareilles et vides, où la poussière tourbillonnait en petites trombes… Et de la verdure si verte, et de l’ombre. — Enfin nous arrivons vers des débris de mosquée, nous longeons un mur, nous tournons à gauche, et nous montons Djebel-Salahahieh.

En haut est un santon abandonné. Avant d’y arriver, on traverse une petite gorge de rochers, où le vent soufflait si fort qu’il en soulevait les fontes de nos pistolets. De là on a toute la vue de Damas, ville blanche, avec ses minarets pointus, au milieu de l’immense verdure qui l’entoure ; à la ville se rattache dans le vert une longue raie blanche : c’est l’interminable faubourg que nous avons suivi quand nous sommes arrivés de Jaffa, et toute cette verdure est entourée du désert, entourée de montagnes. Nous essayons de revenir par un chemin, nous nous perdons et arrivons à la porte d’un jardin ; nous avons rebroussé chemin, pris la route pavée de Beyrout, et après avoir traversé toute la ville, les chiens commençaient à grogner, nous sommes rentrés chez nous, le soleil étant couché. Les chiens, gras et tranquilles, occupent les rues, le soir ; dans chacune, une bande de cinq à six. Aujourd’hui, au milieu de la rue, une chienne, couchée sur le dos, allaitait toute sa portée sans que personne ne songeât à l’inquiéter.

À peine la nuit arrivée, on ferme les portes de chaque rue. Pour revenir de chez le consul, le soir que nous y avons dîné, nous avons bien frappé à cinq ou six ; le beau c’est qu’on vous ouvre tout de suite. On donne 20 francs ou rien du tout.

Au bout du bazar des parfumeurs, dans la rue qu’on traverse pour aller à celui des tailleurs, quand nous nous rendions chez notre ami sheik Bandar, à un coude il y a un café où il y a un billard. Les Turcs, dans leur costume européen et campés sur des chaises, regardaient pousser les billes ; une espèce de bardache assez éreinté marquait les points avec une queue. L’Europe dans l’Asie ! elle y pénètre par le billard, par l’estaminet, par Paul de Kock, Béranger et les journaux. Comme ça se civilise ! Que deviendra l’Orient ? il attend peut-être le Bédouin pour le régénérer.

Aujourd’hui, comme nous allions sortir à cheval, à 4 heures, M. Guyot, le supérieur des Lazaristes, est venu nous voir. Il nous parle des chrétiens d’ici ; les prêtres arabes sont plus turcs que chrétiens, le lien national est plus fort que le lien religieux ; ils prélèvent sur chaque succession, avant les héritiers et les créanciers, un tiers, quelquefois la moitié. — Ignorance crasse de ce clergé, battu (selon lui) par les élèves des Lazaristes. — Influence des femmes excessive dans les familles chrétiennes : c’est par les femmes qu’ils ont l’enfant. — N’a pas à se plaindre des Musulmans, au contraire. — La mort du Père Thomas a aussitôt été mise en vers par un aveugle, qui allait chantant cela de porte en porte et vivait ainsi ; il y a ainsi beaucoup d’Homères vagabonds très respectés et gagnant beaucoup d’argent ; le sheik bédouin reste sur le bord de sa tente, à conter des histoires ou à en entendre ; partout le merveilleux. Influence de l’imagination excessive. Un grand poète ici serait apprécié populairement, ce qui n’a jamais eu lieu chez nous, quoi qu’on en dise.

Les Maronites ne valent pas mieux que les Druses et leur rendent parfaitement tout ce que ceux-ci peuvent leur faire. Si les Druses leur brûlent deux villages, ils ne manquent pas de leur en brûler deux et quelquefois quatre.

M. Guyot a surpris, ces jours derniers, deux de ses élèves, âgés de 12 ans environ, qui s’........... à la porte du couvent ; l’un d’eux avait appris la chose d’un chrétien qui l’avait dépucelé moyennant la somme de vingt paras. Selon le supérieur, la pédérastie est ici excessive : « Grand excès d’hommes, mais pas de femmes, des femmes on n’en veut pas ».

À cinq heures, promenade à cheval dans la campagne, entre les jardins et les arbres, dans la direction de l’Est. Il faisait très beau, nous avons fait quelque temps de galop. Les montagnes, toutes grises (or et bleu), se dressant droit derrière Damas, tranchaient sur la verdure qui était à leur pied. En repassant près du cimetière chrétien, à côté d’un santon (celui d’un renégat chrétien, dont M. Guyot n’a pu l’autre jour nous dire le nom), halte de dromadaires, on faisait manger à quelques-uns des pains de Doura. Je suis triste en songeant que j’ai dit adieu au désert et que dans quelque temps je ne verrai plus de chameaux.

Damas, mardi soir, 9 heures et demie, 10 septembre.

La veille de notre départ de Damas, nous sommes sortis le matin pour faire la promenade du tour de la ville, chose impossible à cause de la quantité de jardins et de la non-continuité des remparts : il n’y en a que du côté Est. Nous avons traversé une prairie. — Rivière où les soldats lavaient leur linge, les chemises à grandes manches étaient étendues sur l’herbe. Nous repassons devant le cimetière chrétien et la maison des lépreux. Les écureuils sautaient sur les branches des noyers ; un, gravement assis, mangeait une noix, un autre a sauté du mur sur l’arbre, quand je passais près du mur.

Jeudi, à 1 heure, parti de Damas avec M. Courvoisier et son drogman Giovanni, grand efflanqué à figure bon enfant. — Moucre chrétien portant par pompe un chapeau européen par-dessus son turban. — Le gros janissaire qui nous précède nous quitte au milieu de la montagne de Salameh. — Au delà du haut de la montagne, Damas disparaît. Nous descendons le revers et nous apercevons, enfoncée entre les gorges grises, la petite et verdoyante vallée de Dumar ; nous descendons. À son entrée, chicheh fumé dans un café que traverse un pont, au bord de l’eau, sous les arbres. La route passe sous les arbres, dans des chemins où l’eau court ; les sources tombent des deux côtés, çà et là, sortant d’entre des buissons suspendus. — Un pont, toujours en forme de compas déployé. — À gauche, on a la montagne grise, nue, sèche ; à droite, le cours d’eau et la ligne mince de la vallée, beaucoup de peupliers, peupliers de Virgile, dont les feuilles très blanches tremblent et se détachent dans l’atmosphère bleue. On monte, terrains nus, moins qu’en Palestine ; petits buissons, plus de tons violets et moirés de gris. — Arrivés à Himar à la tombée de la nuit, village situé à mi-côte, logés dans une espèce de carrefour cul-de-sac ; deux appartements, je couche dehors.

Vendredi, à 4 heures, partis. — Chemins très mauvais et difficiles, cours d’eau que traversent les chevaux dans les ténèbres. Au bout d’une heure, nous entrons dans la gorge de El-Bogat, qui me rappelle tout à fait les Pyrénées, mélange de rochers et de verdure ; au milieu, une hyène morte, aux trois quarts rongée, sur la route. — Caravane de moucres et d’ânes, qui encombrent les nôtres. — Quelques sommets dans l’ombre, d’autres déjà éclairés du soleil levant et bleus ; froid dans nos culottes de nankin. — La gorge cesse un moment et reprend. — Soldats irréguliers. — Les notes ne peuvent, hélas ! rien dire quant à la couleur des terrains qui souvent, quoique voisins et pareils, sont de couleurs toutes différentes ; ainsi une montagne bleue, et une noire à côté, et pourtant ce n’est ni du bleu, ni du noir !

À 10 heures, station et sieste dans un gourbi, en face de Medjdel, assis au pied du Liban, qui me paraît gris, recouvert très fortement de bleu et pointillé de glacis violets ; à droite, une grande plaine qui nous est presque cachée par la base de l’Anti-Liban, que nous venons de quitter. — Belles grappes de raisin mangées sous le toit à jour de plantes épineuses sèches. — Soldat d’Orfa avec des bas de laine de couleur rayée ; Joseph le relance de ce qu’il a touché à mon fusil. — Les moucres à ânes que nous avons dépassés arrivent dans le gourbi et achètent du raisin. Parmi eux, une espèce de bardache pâle, à ample pantalon vert et à large c.. — Pantalon du maître du logis, brodé sur les poches, jusque plus bas que les genoux, sur le devant et sur le derrière. — Grande plaine en plein soleil, belle route. En face de nous, un peu à gauche, au pied du Liban, la longue ligne verte de la vallée de Sachle.

À 2 heures et demie de route, un pont. Nous entrons sous les arbres, l’eau coule sur le chemin.

Nous arrivons à l’entrée de Sachle et logeons dans une grande maison dont on a dépossédé les propriétaires. — Une femme nous donne des fleurs. — Ébahissement de toute la société pendant que je fais ma toilette. — Promenade. — À droite quelques maisons sur la colline ; à gauche la vallée pleine d’arbres, surtout de peupliers, et sur le versant d’au delà, Sachle même. La route s’abaisse vers l’eau, bouquets de lavande sur les bords, et petite fleur semblable à la violette, mais d’un bleu très pâle. — Moulin : c’est là que je suis passé en revenant. — Premier village, la rivière s’élargit, on descend, vieux pont. — Vue de Sachle sur la pente. — Bazar (?), sorte de galerie à poutre. — Monté dans la ville, politesse des habitants. — Abou-Issa me retrouve dans les rues. — Je reviens par le même chemin. — Femme jeune, à œil démesurément noir, nez régulier, petite, grasse et tenant un enfant, couverte de blanc, à l’angle de la maison que l’on tourne en revenant du pont. — Je longe, de l’autre côté, la berge de la petite rivière. — Moutards qui en traînaient un autre sur le c.. — Quelques hommes passent et me saluent. — Le moulin, chameaux, bouquets, odeur, bruit de l’eau, premiers plans et horizons (composition toute faite, moment juste) et, sous une avancée de toit, une femme que je vois de loin, qui a tout le bas de la figure voilé ; le nez et les yeux me paraissent de loin d’un style très sévère et très violent. — Dîner luxueux, pris le café sur la terrasse, au soleil couchant, en vue des montagnes à teintes bleues différentes. Je me couche sur la terrasse et, accoudé sur mon lit, en fumant la pipe du soir, je regarde les étoiles et trois feux de pasteurs allumés dans la plaine. Nuit froide.

Samedi 14. — Partis à 6 heures du matin, au jour levant. Nous marchons pendant six heures dans cette grande plaine de Bequaa, entre le Liban à gauche et l’Anti-Liban à droite. Les teintes blondes et bleues dominent. Le Liban est d’une ravissante couleur azur grise, l’Anti-Liban presque noir et dans l’ombre. Quand nous nous sommes levés, toute la plaine était noyée dans le brouillard, cela ressemblait à un grand lac de lait fluide, entre les deux montagnes ; peu à peu ça s’est séparé en vapeurs longues qui ont baissé, laissant, au fur et à mesure, plus du sommet de la montagne à découvert, jusqu’à ce que, s’abaissant jusque sur le sol, cette fumée blanche a disparu en gazes séparées. À notre gauche, dans les creux de la montagne, vallons du Liban ; nous voyons quelques petits villages : Malaka, Kurby, Tallin. Sur le sol inculte, herbes sèches et petits chardons ; au milieu de la route, cours d’eau. Monticule sur lequel nous montons et que les mulets tournent. À notre gauche, quelques grandes tentes de Bédouins, tentes noires et carrées, creuses au milieu par l’inflexion du poids de la toile supportée par des bâtons. — Des dromadaires épars dans les blondes herbes sèches épineuses et broutant ; ils sont gardés par un Bédouin, à pied, à côté de son cheval blanc tout sellé.

Baalbeck. — À 11 heures et demie, nous partons en avant tous les trois, pour choisir la place de notre campement, à 500 pas de Baalbeck, petit temple rond supporté par des colonnes ; le bleu du ciel et la vue du Liban à travers. Nous tournons tout le pays pour trouver une place où camper, nous nous fixons pour une place près d’un moulin, sous un noyer au sud du temple. La couleur des ruines de Baalbeck est magnifique, quelques colonnes sont devenues presque rouges ; tantôt à midi, en arrivant, une partie de frise, couronnant les six grandes colonnes debout, m’a semblé un lingot d’or ciselé. Voilà un paysage historique comme aucun peintre que je sache n’en a encore fait ; rien n’y manque, ni la ruine, ni les montagnes, ni le pâtre, ni l’eau qui coule et dont j’entends le bruit maintenant. La lune n’est pas encore levée, j’espère la voir demain sur la frise.

Vers 3 heures, nous sommes sortis visiter le temple où nous sommes restés deux heures. Dans la cour, assis sur une pierre à l’ombre, à côté d’un jeune garçon qui nous servait de guide et dont le nez était brûlé par un coup de soleil, nous avons pensé tout haut à l’« Imperium romanum ».

Samedi 14 septembre, Baalbeck, 7 h. ½ soir.

La lune brillante, dans le ciel bleu, cru et froid, luit sur le petit bois de peupliers qui est derrière nous, noir maintenant, au bord du ruisseau dans lequel Sassetti a lavé son linge tantôt.

Le temple ou les temples (l’état de dévastation ne permet pas de reconstituer l’ensemble) est tout entouré ou mieux encombré par la forteresse moyen âge qu’on a bâtie avec et tout autour. Une partie de l’ancienne enceinte du temple subsiste encore sur le côté Ouest, c’est là (et sur le côté Sud quelques-unes) qu’on voit d’immenses pierres cyclopéennes faisant mur, que M. Michaud attribue à un âge antérieur à l’âge romain. Le naos est ce qu’il y a de mieux conservé ; il était orienté vers le Nord, son derrière donne sur la plaine du côté Sud. Sur le côté Est, colonne appuyée au mur. C’est non loin de son entrée qu’est la tour où Max a photographié ; elle est en croix à l’intérieur, chaque fenêtre double ; la largeur de la barbacane a été calculée sur celle qu’il faut à un archer pour tendre son arc. — Trou au milieu. — Restes d’une grande colonnade, six belles colonnes encore debout au milieu de la cour, et constructions romaines çà et là. — Petites chapelles dans le mur, couronnées par des consoles. — Le dessus de l’intérieur est une coquille renversée. — L’eau entoure la forteresse à l’Est et au Nord. Vers l’angle Nord-Est, à côté de peupliers trembles et de saules, ancien petit temple de Vesta (ou Vénus), avec quelques restes décrépis sur lesquels on distingue des fragments de peintures chrétiennes. L’eau passe par la porte d’une ancienne maison arabe complètement disparue ; c’est là devant, sous les noyers, que se tenait hier un campement de Bohémiens : une femme de 30 ans environ, brûlée du soleil, la bouche couverte, des yeux d’ébène, des dents de tigresse, les pieds et le pantalon gris de poussière, balançait un enfant suspendu dans un hamac, couche voyageuse que l’on accroche aux arbres des forêts et à l’entrepont des navires.

Deux longs et larges souterrains, l’un vers l’angle Nord-Est et l’autre vers l’angle Nord-Ouest, s’ouvrent sous la forteresse : le premier est décoré à la voûte par des bustes pareils à ceux qui se trouvent au plafond de la galerie extérieure du naos ; le jour arrivant sur eux, couchés horizontalement, éclaire le front et accuse fortement les ombres, cela donne de la vie à ces figures où l’on ne distingue plus grand’chose. Dans ce premier souterrain, nous avons pénétré dans deux chambres où l’on ne voit plus rien. Ces souterrains servaient sans doute d’écuries à la forteresse. Le plafond de la galerie extérieure du naos, creusé de rinceaux droits entre-croisés, faisant losange ; au milieu, bustes d’empereurs et d’impératrices, tous méconnaissables (je ne retrouve nulle part Jupiter et Léda, indiqué dans « les Voyageurs »). Je me suis amusé avec ma canne à fouiller un grand morceau tombé.

Les pierres de Baalbeck ont l’air de penser profondément. Effet olympien. Je suis resté deux jours à me promener seul là dedans, le vent faisait voler dans l’azur bleu les flocons blancs arrachés aux chardons desséchés qui poussent au milieu des ruines ; quelquefois c’était un battement d’aile subit qui partait de 70 pieds au-dessus de moi, oiseau caché dans un chapiteau et qui s’envolait. Comme j’étais dans le naos (entrée bouchée par un mur de la forteresse) à regarder la belle couleur rouge des pierres, à ma gauche, sur le chapiteau de la deuxième colonne, est venu se poser un grand oiseau peint (faucon ?), le corps roux, vermeil, et le bout des ailes noires ; il se tenait tranquillement, remuant les plumes de son col, et vivait d’un air fier. Il m’a fait songer à l’aigle de Jupiter. Comme il était bien là, sur son chapiteau corinthien ! Quelque temps après, j’ai entendu des petits cris d’oiseau, comme une voix de détresse.

C’est en cet endroit, à l’entrée, que se trouve la plus grande quantité de noms de voyageurs, les anciens disparaissant sous les nouveaux, écritures anglaises, turques, arabes, françaises, gens venus de tous les côtés du monde, et qui me sont plus indifférents et plus loin de moi que les pierres cassées que je foule. Ce témoignage de tant d’existences inconnues, lu dans le silence, quand le vent passe, qu’on n’entend rien, est d’un effet plus froid que les noms des défunts sur les tombes dans un cimetière.

Aujourd’hui il a fait froid, les bourrasques de vent qui passaient entre les colonnes, comme entre des troncs d’arbres ; les nuages qui roulaient vite, cachant et montrant le soleil ; quand il paraissait, tout à coup la ruine sculptée s’éclairait, c’était comme un sourire du dieu endormi qui rouvre les veux et les referme. — La colonnade de l’intérieur de la cour, les six grandes colonnes vues ayant derrière elles un nuage blond. — Mais c’est en pleine lumière qu’elle a toute sa majesté.

Neuf chapelles couronnées de consoles dans le naos.

Caserne commencée d’Ibrahim-Pacha, à l’Ouest.

Vue du Liban du haut de la tour où travaillait Maxime ; de la neige entre les sommets.

Arbre qui sert de bûcher au village, quand on va au Temple de Vesta.

Aujourd’hui, sortis à midi, par le grand vent. — Négresses vêtues de blanc que nous avons vues du côté du premier souterrain et que nous avons cru nous appeler ; nous les avons suivies jusqu’au second souterrain. Nous nous étions trompés, un enfant et un homme (un nègre) les suivaient et nous observaient de loin. — Fièvre de Joseph, qui grelotte par terre sous l’amas de toutes nos couvertures.

La forteresse est bâtie avec les anciennes pierres du temple ; on voit dans un mur des bases de colonnes, des chapiteaux renversés, des fûts de pilastres, etc., le tout engencé selon l’alignement de la muraille. Elle est, du reste, solide et crâne. Sur la frise du naos, petit reste de mur arabe, côté Nord.

Dans la cour, arcades intérieures dans les murs, comme à Saint-Jean-d’Acre.

Lundi soir, 16.

Mardi, vers 10 heures, nous partons de Baalbeck, quittant notre hôte à barbe blanche qui, pour nos 40 piastres, nous comble de bénédictions. Nous dirigeant droit vers Deir-Lachmar, nous sommes trois heures à traverser la plaine ; rien à remarquer si ce n’est le Liban devant nous, composé de deux parties : la première, verte et qui fait bosse un peu jusqu’au milieu de la montagne, et la seconde toute grise. — Femmes à visage brun, avec des voiles blancs sur la tête, qui coupent des blés dans les herbes sèches de la plaine ; toutes s’arrêtent quand nous passons, elles nous regardent avec avidité et étrangeté, leur faucille à la main.

À 1 heure et demie nous arrivons à Deir-Lachmar, après que Maxime, en partant au galop, a eu occasionné la chute du bagage de deux mulets et demi. Nous campons sous une espèce de hangar soutenu par deux colonnes, au milieu des volailles, des chiens, des ânes et des femmes. Elles sont généralement laides et sales ; leurs tetons pointus pendent et ballottent dans et hors de leur robe grise de poussière. Circule lentement, s’appuyant sur une canne, un vieux gueux à barbe blanche épanouie et coiffé d’un haut turban bleu, dont la forme me rappelle la coiffure du grand prêtre dans la Norma : c’est un prêtre du pays, comme qui dirait le curé de l’endroit. Des hommes, à notre droite, sous un hangar du même goût que le nôtre, sont occupés à bourrer de paille des bâts d’âne, ils paraissent très gaillards, causent très haut et se repassent tous le même galaoum. Un des habitants de la maison se précipite comme un sauvage sur un morceau de sucre que Sassetti cassait pour donner à Joseph, lequel, couché au milieu de la cour, tremble de tous ses membres, grelotte et délire en arabe, en italien et en français. Les femmes ont, comme les juives, un ornement de tête qui leur pend jusqu’aux fesses, mais non en tresses de soie ; ce sont trois grosses queues en fils de soie, retenues par des calices d’argent ; ce doit être horriblement lourd.

Je regarde longtemps un enfant de deux à trois ans, sale et presque indistinguable des haillons, à travers lesquels pourtant on retrouve ces jolis petits membres de l’enfance qui attendrissent les veux ; il joue tout seul, sans que personne ne fasse attention à lui, se parlant à lui-même en mots indistincts, dans son jeune jargon arabe. Il essaie à lier ensemble et à mettre sur son dos trois tiges de plantes à tabac, c’est autant de poutres pour lui ; souvent la charge verse et il recommence avec patience. Je songe aux petits enfants des Tuileries, si propres, si bien habillés, qui jouent avec le sable sous les yeux d’une dame ou d’une bonne ; ils ont une pelle, ceux-là, et une brouette ; on leur achète de beaux joujoux. Celui-là s’amuse bien tout de même, sans savoir qu’il y a des jours de l’an en Europe et des foires Saint-Romain à Rouen.

La nuit, quantité de puces respectable, tintamarre de volailles, de chiens, de femmes qui se disputent et d’enfants qui crient, d’hommes qui font des comptes. Quand tout semble calmé, l’hôtesse vient près du feu où se chauffait une chienne qui allaitait ses petits, prend à propos de rien les petits et les jette par-dessus le mur comme des balles. Le plus tranquille de la nuit fut un chameau qu’il y avait dans la cour. Dans l’écurie se tenait, couché sur le flanc, un pauvre âne qui se crevait, raide comme un mort et qui n’avait plus la force que de remuer une patte.

Vers le Liban. — Mercredi matin, à 5 heures et demie, nous nous séparons, Maxime va reconduire à Beyrout Joseph, qui a toutes les peines du monde à se lever, et moi, menant tout le bagage, je prends le chemin du Liban avec Sassetti. Il est petit jour, il fait froid. La première partie du Liban, celle qui vient de Baalbek, est verte et divisée elle-même en deux parties, comme deux grands flots, l’un qui veut monter par-dessus l’autre ; la première est la plus boisée et pourrait presque passer pour une forêt, ce sont tous caroubiers. À mesure qu’on s’élève, le Liban grandit, et l’Anti-Liban quand on se retourne, et la plaine quand on regarde à droite ou à gauche ; puis un plateau qui s’incline un peu en pente et qu’on descend. Au bas de cette espèce de plaine inclinée et plantée, coule un ruisseau, torrent d’eau glacée qui descend de la montagne ; il saute de place en place par cascades naturelles ; à une place, un peu plus haut, il se rencontre avec un autre, lequel est divisé là en deux branches : ça fait quantité de petits ruisseaux, le tout faisant de grands petits bruits d’eaux et étant très clair. Mon cheval essaie à boire, mais son mors le gêne, ce n’est pas assez profond. Nos hommes se couchent à plat ventre et boivent.

On commence à monter de nouveau, il fait plus raide, les arbres peu à peu sont plus écartés les uns des autres et plus petits, il y en a une quantité incroyable de morts. — Le chemin, très peuplé, du reste, devient exécrable et l’on est obligé de hisser le cheval d’Abou-Ali, qui menace de crever de fatigue dans la montagne, cela ne nous promet pas poires molles pour notre bagage qui commence, malgré tout le mal que je me donne, à se diviser et à traîner joliment la patte. Quoique, de loin, le terrain sur lequel nous marchons maintenant semble complètement privé de végétation, il y en a quelque peu ; çà et là un petit buisson entre les cailloux blancs et la terre grise. Le ciel renforce son bleu et la plaine se lève tout doucement vers Baalbek, faisant suite, comme mouvement, à l’inclinaison des dernières chaînes de l’Anti-Liban. Je cherche des yeux la neige que j’avais vue ces jours derniers, il y en a un peu à ma droite, à trois portées de fusil.

Sassetti est pris par le froid et la fatigue, les mulets vont un train déplorable ou mieux ne vont presque point.

La vue s’agrandit, dans quelques instants je serai au haut du Liban. Verrai-je la mer de l’autre côté ? La route tourne et contourne un mamelon et par une entrée assez étroite (qui se trouve à droite sous vous, lorsqu’on est au sommet) j’entre dans un tout petit vallon creusé avec un mouvement de cuillère et où il y a une place d’herbe très verte. On monte encore cinq minutes, de la neige à droite ; quand elle sera fondue, il poussera sans doute de l’herbe à la place.

Du haut du Liban, sur la crête aiguë de la montagne, on a à la fois (il ne s’agit que de se retourner) la vue de l’Anti-Liban, de la plaine de la Bequaa, le versant oriental du Liban, d’un côté et de l’autre, celle de la vallée des Cèdres et de la mer, bleue et couverte de brume, au bout de cette gorge teinte d’ardoise avec des traînées rouges et des tons noirs. La vallée part d’en face de vous, par une courbe incline sur la gauche, puis redevient droite et s’abaisse vers la mer. De là-haut, elle a l’air d’une grande tranchée taillée entre les deux montagnes, fossé naturel entre les deux murs géants. Sur son ton, généralement bleu très foncé, places noires ; ce sont des arbres, dans lesquels on distingue des petits dés gris, qui sont des maisons. Aux premiers plans, à droite, mamelons qui descendent vers la vallée, comme des épines dorsales régulières de couleur rose, pâle d’ensemble ; la crête de chacun est presque rouge et graduellement, en descendant vers le fond, va s’apâlissant en gris, pour se marier aux terrains blancs inférieurs. Quelques traînées blanches au milieu des mamelons, entre chacun d’eux ; ce sont les sentiers des ravins à sec. C’est de ce côté que se trouvent les cèdres, verts au milieu du gris qui les entoure. Dans l’ensemble d’un si vaste paysage, ce n’est qu’un détail, je m’attendais à plus d’importance de leur part. Du reste, comme bouquet et imprévu dans la composition, ils sont là d’un bel effet. À gauche, grand mouvement de terrain, creusé comme une vague, lisse à l’œil et tout gris, sans verdure aucune ; c’est un peu plus bas que commencent les couleurs vertes. Vers la droite (du côté de Tripoli), il y a une base de montagne blanche, c’est celle-là qu’on tourne pour aller à Aden. Grand bouquet vert à mi-côte, avant d’arriver aux plaines qui s’étendent (de ce côté) jusqu’à la mer. Le village de Bercharra, au milieu de ses arbres longs et verts, comme seraient des sapins (ce sont des peupliers trembles), a l’air tout penché sur l’abîme, et la vallée (dont, à cause de la hauteur où l’on est, on ne peut voir les pentes qui y mènent) a l’air creusée à pic.

Quand on se tourne vers l’Anti-Liban, on a d’abord le Liban ; au premier plan, la partie dégarnie de la montagne, puis le plateau qui monte vers la partie boisée. Son fond est grisâtre, çà et là parsemé de bouquets verts, le terrain fait gros dos et va joindre la forêt de caroubiers dont on ne peut voir le versant oriental. Vient, en y faisant suite, la plaine de Bequaa, qui a l’air de monter et va s’asseoir aux pieds de l’Anti-Liban qui accumule les unes derrière les autres ses chaînes successives. Il me paraît très large et plus épaté, plus couché que le Liban. Au milieu de la plaine, la petite montagne que nous avons doublée l’autre jour, en allant à Baalbek ; à gauche, le Liban et l’Anti-Liban m’ont l’air de se rejoindre et d’enfermer la Célœsyrie, tout au moins se confondent-ils ; à droite les montagnes derrière lesquelles est Zaachle. C’est de ce côté que Maxime est en marche ; comme j’étais à moitié chemin à peu près de la montagne, j’ai tâché de chercher dans la plaine si je ne le verrais pas. Pas d’oiseau, pas de bruit, plus rien, un vent glacial et l’étourdissement des hauts lieux.

Bêtes et gens m’ont rejoint, tous avariés ; j’avais déjà vu le mulet de la cuisine se rouler, avec tout son bagage, sur la place d’herbe dont j’ai parlé ; Abou-Ali et son cheval sont restés dans la montagne. Sassetti m’a l’air plus mort que vif, je suis obligé de lui donner mon paletot pour le réchauffer, ce qui le gratifie d’un air poussah des plus lourds ; il est gelé, fort triste et démoralisé. Il descend de cheval et ne peut marcher, deux ou trois fois roule sur lui-même, comme étourdi, finit à grand’peine par remonter à cheval. C’est grande chance s’il ne s’y est pas tué, il ne tenait pas plus sur sa selle qu’un paquet de linge sale, — à toute minute il me demande pour combien de temps nous avons encore de route, — je le réconforte de mon mieux.

Descente, pas de pierres, de la terre seulement. Elle est si rapide que je suis obligé d’aller à pied. Nous descendons, la vallée s’élargit, elle n’a plus l’air d’un fossé entre deux murs, mais d’une gorge à pentes très escarpées. Nous laissons les cèdres sur la droite et nous nous enfonçons dans la vallée. Après nous être carabossés de rochers en rochers et qu’Abou-Issa s’indigne toutes les fois qu’on dit : Allah !, voilà mes deux imbéciles qui prennent leurs voix dans les deux mains pour demander la route à des hommes qui travaillaient au loin dans la campagne. Station d’une demi-heure, les mulets batifolent dans les environs, l’âne est perdu, il faut aller chercher l’âne. Nous sommes à l’entrée du village de Bercharra. Deux hommes arrivent et indiquent aux moucres la route à prendre pour regagner le bon chemin : nous ne devions pas descendre, mais suivre tout droit, sur la droite, à partir des cèdres. Il s’agit de monter une colline presque à pic, ou du moins en pain de sucre, nos chevaux s’en tirent à grand renfort d’éperons ; quant aux bagages que j’attends en haut près de trois quarts d’heure, tout fut renversé et l’on fut obligé de porter la charge de trois mulets sur le dos.

Pendant que je suis là, sur le derrière de Bercharra, regardant la montagne qui est devant moi (côté de la vallée) avec ses teintes rouges, places cultivées, ses crêtes grises éclairées, ses vallons déjà dans l’ombre, et les étendues montueuses qui continuent plus loin, confondues dans une couleur vaporeuse bleu noir, une vieille femme, au visage doux et en cheveux gris hérissés, vient m’offrir dans un pot du riz bouilli. Elle a sur le sommet de la tête une sorte de cône en argent, évasé par le haut et haut de trois pouces environ ; cela se met sous le voile et a le dessus un peu convexe. Une grande et mince fille blanche, l’œil bleu, la dent blanche et l’air bon enfant, vient peu de temps après se mettre à côté d’elle, à la bride de mon cheval. Tout ce que je comprends à ce qu’elles me disent, c’est qu’elles m’engagent à rester ici, à passer la nuit chez elles ; je vais me perdre en route et n’arriverai à Aden qu’après le coucher du soleil. La jeune fille me fait un œil des plus engageants, sa figure épanouie rit comme un printemps, et la vieille femme, se plaçant derrière elle et me la désignant, me fait le geste de main arabe en répétant : « buono, buono ». J’hésite à coucher. Sassetti dort sur ses arçons ; il a eu un « sacré imbécile de m.... » sublime, adressé aux gens qui ont aidé à monter le bagage et qui nous tenaient des discours. Dans sa fureur de ne pas leur faire comprendre ce qu’il leur disait, il ne parlait rien moins que de « leur f..... des coups de sabre » ; puis, re-calme plat.

On part, deux mulets se f..... dans un trou, ces braves moucres étant, comme toujours, à un quart de lieue de leurs bêtes. Abou-Issa arrive, on procède au sauvetage des mulets (pendant ce temps-là, les deux autres s’égarent, l’âne est en arrière avec Hussein). Pour faire grimper les bêtes au niveau du sentier, il faut aplanir le terrain avec les mains afin d’en diminuer la pente ; néanmoins la mule qui portait les cantines dégringole. Je crie « taïeb », Abou-Issa se baisse et ramasse deux cailloux, les deux cantines tombent, je continue « taïeb kébir ! ». Abou-Issa, un caillou de chaque main, se frappe des deux côtés de la tête de toutes ses forces (son turban s’en défait) en poussant des cris inarticulés où les H et les A dominent, on se remet à flot, et l’on part. La nuit allait venir, il fallait se dépêcher, nous étions encore à une grande heure d’Aden. J’enfourche au trot un sentier qui y conduit, je m’aperçois qu’il me mène au haut de la montagne ; alors je redescends et à travers champs, je me dirige sur le village. Un troupeau de chèvres noires broutait au versant d’une colline, le soleil se couchait dans la mer, et sa grande couleur rouge étalée derrière les montagnes empourprait ce côté du ciel, comme serait la queue du Phénix déployée. Quelques coteaux étaient noirs, d’autres bleu foncé ; au fond le massif de verdure d’Aden. Je passe à travers tout : champs, rochers, ravins, enclos de pierres sèches ; Sassetti, gelé et les lèvres pâles, me suit de loin tant qu’il peut.

Aden. — L’entrée d’Aden est charmante : massif de noyers au milieu de grosses pierres blanches, la route sous des arbres suit un cours d’eau, le versant droit de la montagne est planté. Le cerveau me bat dans le crâne et me fait mal à chaque mouvement du cheval. Je demande à un capucin où est le couvent des Lazaristes, il me fait signe que c’est au milieu du pays, ce qui me fait m’arrêter à un grand khan en pierres, où un cheval arrêté faillit tuer le mien à force de ruades. — J’arrive enfin au couvent ; grâce à ma pantomime, je suis reçu par un jeune frère fort timide, qui ne sait trop comment s’y prendre. Il me réveille une heure après pour manger ; je dormais d’un sommeil de mort et je préfère continuer mon sommeil ; il ne fut pas long à cause de la quantité de puces qui me torturèrent toute la nuit.

Jeudi matin. Promenade au bout du pays, jusqu’à une petite élévation d’où l’on voit Tripoli, au bout de la plaine, au bord de la mer. Nous causons des Maronites, il me paraît sur la réserve à l’endroit de la question. Il y a quelque temps des ministres anglais de Tripoli voulurent venir passer l’été à Aden, ils furent obligés d’en partir sur la menace que leur fit le sheik maronite de brûler leur maison. Le même fait se renouvela une seconde fois, cette fois il y eut menace de brûler la tente. La chose alla au divan de Beyrout, et le droit resta aux Maronites, les ministres retournèrent à Tripoli. Je demande à mon compagnon s’ils ont, eux, quelque influence sur la vie civile des Maronites ; il me dit : « aucune ». La question était peut-être trop près du fait précédent.

Jalousie du clergé maronite envers le clergé latin, ignorance de ceux qui sont mariés ; ils sont obligés de travailler, d’aller en journées, de là, déconsidération et mépris. Vers 10 heures, le supérieur arrive. Espagnol de façons graves, jolie physionomie brune ; il revient de retraite, portant dans une petite caisse tous les ustensiles sacrés pour officier. Dans ma première visite, nous causons un peu des religions chrétiennes de l’Orient, il me paraît jusqu’à présent plus instruit que tous ses confrères que j’ai vus. Survient le sheik du pays, vilain, blond, couvert d’un beau habar de drap noir brodé d’or, et coiffé d’un turban en soie rouge pointillée d’argent. On cause Druses, il dit quelques bêtises que relève le prieur. Selon ce dernier (on a saisi il y a quelques années, après l’invasion d’un des villages druses, quelques-uns de leurs livres mystiques, écrits en très vieil et pur arabe, et on les a envoyés à Paris), voici en quoi consiste la religion druse, du moins d’après ce qu’on a pu savoir. Dieu créa le Verbe, lequel créa le Bien et le Mal. Le Verbe parfois s’incarne et paraît, maintenant il est caché, peut-être est-il dans le corps d’une bête ou d’un scélérat. Tôt ou tard il réapparaîtra ; s’il vient un très grand homme ce sera lui. Quand Napoléon parut en Orient, les Druses ne doutèrent pas que ce ne fût lui et voulurent l’aller trouver. Leur religion est une espèce de panthéisme très élevé, mêle de beaucoup de cabale. Ils sont plus près du christianisme que les Musulmans, selon le supérieur, qui me paraît les estimer assez comme intelligence. — Esprit métaphysique remarquable de quelques Arabes, il a souvent été étonné de la subtilité de leurs questions. — Immoralité des populations du Liban, que le supérieur attribue au contact des Turcs, lorsque les chrétiens, l’hiver, vont habiter la plaine. Dans quelques villages le mari « vend l’usage » de sa femme à l’étranger ; il y a quelques jours, un prêtre arabe a battu un Turc qu’il venait de surprendre « faisant des saloperies » avec une femme ; quand il l’a abordé, il avait son pantalon couvert de sang et lui a expliqué le motif ci-dessus.

Je passe l’après-midi à prendre mes notes, entouré de spectateurs si nombreux que quelquefois ils me bouchent complètement l’entrée de la tente ; ils disent qu’ils n’en ont jamais vu de si belle.

Abou-Ali se présente, il est arrivé avec sa rosse au milieu de la nuit, ayant été obligé en chemin de prendre, moyennant 5 piastres, un homme pour l’aider à frapper sa bête et à la mener jusqu’ici. Il se plaint beaucoup de Joseph et dit qu’il n’a jamais vu un drogman si méchant ; le tout traduit par le frère servant de la maison, qui dîne à table avec nous, ne dit mot, et écoute de ses deux oreilles.

Le soir, au coucher du soleil, petite promenade avec le jeune frère. Les montagnes sont violettes, il y a des parties de ciel vermeil ardent, entre les haies et les branches de noyer. En rentrant, ciel tout orangé, par la fenêtre du corridor du couvent, beau soir, clair de lune très clair. Je m’endors sous la tente, seul et me concentrant dans mon petit confortable.

Vendredi 20. — Sassetti me paraît assez malade, il a vomi plusieurs fois, je le purge. Le supérieur est éreinté par sa retraite. J’ai les jambes entourées de compresses d’eau blanche, je suis seul sous la tente, les mouches bourdonnent, le soleil brille. Où est Maxime maintenant ?

Aden, 10 h. ½ du matin.

Dans l’après-midi, Sassetti va plus mal. Visite du médecin carmélite, grand Italien maigre ; il le saigne. Vers 5 heures du soir, j’envoie Abou-Issa chercher Suquet à Beyrout. Soirée d’inquiétude à l’occasion de Sassetti.

Le samedi matin, mieux. Visite du frère carmélite. Maxime arrive à midi un quart, tout botté, tout étonné, tout échigné. Entre autres nouvelles rapportées de Beyrout, il m’apprend celle de la mort de Louis-Philippe. Le soir, avec le supérieur, nous faisons une visite au sheik, auquel nous remettons une lettre du Père Hazard.

Dimanche. — Sassetti est repris de la fièvre. À 5 heures, nous partons pour les cèdres. Nous suivons le versant de la montagne du côté d’Aden ; à 8 heures et demie nous sommes aux cèdres. Il en reste peu, mais éreintés et de taille moyenne pour des cèdres ; et puis ils sont écrasés, comme hauteur par les montagnes voisines. Il y a cependant quelques vieux troncs respectables, mais dont les branches sont mortes ; dans quelques années les cèdres n’existeront plus. Quelques-uns couverts de noms, celui de Lamartine effacé par un homme de l’ordre quelconque. Sous les cèdres, deux tentes d’Arabes, vertes. Ce sont des Anglais, nous voyons de dessous l’une sortir une lady en chapeau. Le prêtre maronite nous offre un tapis et le livre des voyageurs.

Du sommet du Liban moins belle vue que la première fois, à cause de la brume qui couvre la plaine de Bequaa et nous dérobe l’Anti-Liban, la mer est grise et couverte de vapeur, la vallée des cèdres me semble d’une courbe plus simple que la première fois ; c’est peut-être parce que la voie monte moins. Je ne retrouve plus sa neige et il fait aussi moins froid que mercredi dernier. Du reste c’est éternellement beau, je redescends étourdi, tout comme la première fois. Nous revenons par le village de Bescharr : cascades naturelles dans les rochers, chutes d’eau et aspects de rochers comme dans les tableaux de Poussin, pays vraiment fait pour la peinture et qui semble même fait d’après elle. — Mûriers et peupliers. — Nous haltons près de l’église. — Enfants. — Jeune homme qui psalmodie avec un autre dans un livre non relié. — Gamin qui ne sait de l’italien que le mot si. — Une fontaine pleurante tombe de la maison du sheik. — Nous remontons. (En descendant, bu du lait de chèvre que nous offrent des pasteurs, dans une tasse de terre ; le troupeau, de la couleur des terrains, blanc gris, quelques-unes noires, occupait les deux côtés de la route, bordée là de pierres sèches, et se répandait au large.)

Arrivés à Aden à 1 heure et demie où nous trouvons le frère carmélite qui vient encore de saigner Sassetti. Nous allons nous occuper des préparatifs pour le traîner demain à Tripoli.

Le successeur de Joseph, et son homonyme, petit homme maigre et noir, culotte blanche, pas plus brillant que lui sur l’équitation, l’éducation point mièvre ni éveillée.

Dans l’église maronite d’Aden, attenante au couvent des Lazaristes, sacs de toile suspendus et qui contiennent des chrysalides de vers à soie, le nom du propriétaire écrit sur chaque sac ; ils le mettent là pour attirer sur le contenu de ces sacs la bénédiction divine. Représentations de l’Enfant Jésus porté dans les bras du moine Maroun.

Jeudi 26 septembre.

Le soir, dîner chez le sheik, avec M. Amaya. La maison du sheik est une grande maison en pierre où j’avais abordé lors de mon arrivée à Esden et que j’avais prise pour un khan. On a balayé le devant de la porte pour nous faire honneur. Nous montons l’escalier sans rampes, nous traversons une pièce au milieu d’une foule d’une trentaine de domestiques, et le sheik, descendu au-devant de nous, nous fait asseoir dans une grande chambre et porte le même petit turban doré que lors de sa visite au Père Amaya. On nous enfume avec de l’encens et on nous jette sur la figure de l’eau de fleur d’oranger ; un domestique suit avec une longue serviette pour que nous nous essuyions les mains. Dîner à l’européenne, composé de mets locaux dont je cuyde crever le soir de mal d’estomac.

Le lendemain, à 5 heures, Max part pour Tripoli avec un guide fourni par le sheik et je reste seul à faire les bagages et à soigner Sassetti. Je plie et j’emballe tout, au milieu de la population qui me regarde et des moucres qui m’embarrassent. Enfin, à 6 heures et demie, tout est expédié. Sassetti qui, selon le bon frère carmélite, devait être parfaitement bien (« domani, niente, signor, niente »), va plus mal que jamais, la fièvre le reprend ; je lui donne 18 grains de sulfate de quinine, elle n’en continue pas moins. — Abou-Issa est revenu avec la lettre de Suquet qui me dit qu’on peut aller jusqu’à 20 par jour.

À 3 heures de l’après-midi, il me paraît aller si mal que je ne sais quel parti prendre, je me décide cependant à partir. Il fallait finir au plus vite et, à 4 heures et demie, je le hisse à cheval. La route jusqu’à Lebhaila (2 heures et demie) a été un supplice ; M. Amaya et moi avions le cœur serré comme dans un étau, qui ne fut un peu dévissé que le soir en arrivant. Nous avions peur qu’il ne tombât à chaque pas, de chaque côté un homme le tenait par la cuisse, le malheureux garçon ne cessait derrière moi de répéter : « Quand sommes-nous arrivés ? combien de minutes encore ? », et M. Amaya, quand je me rapprochais de lui : « Pauvre jeune homme ! pauvre jeune homme ! »

À 5 heures moins quelques minutes, j’ai dit adieu au frère Lazariste, à M. Pinna, que j’ai embrassé ; à toute cette pauvre petite maison où j’avais passé des quarts d’heure anxieux. Le soleil se couchait. Un temps de galop dans le village, avec tout mon harnachement, pour rejoindre Sassetti. Quelques « messu comb’ah crer’h » des paysans. La mule du Père Amaya marchait devant, nous la suivions avec peine, nous étions obligés de nous arrêter de temps à autre pour Sassetti, chancelant et aux trois quarts agonisant sur son cheval éreinté par sa course à Beyrout ; c’est sur lui qu’Abou-Issa était monté pour y aller. Descentes rapides par d’exécrables chemins. Quelques troupeaux de chèvres. À gauche surtout, la montagne est superbe, boisée, rocheuse, ardue ; ce sont des lits de torrents, dans lesquels on descend presque en se suspendant aux pierres. Il y a un mamelon, puis une sorte de plateau, puis une seconde descente. Au bas de celle-ci est le village de Iebhaila, où nous arrivons à 7 heures et demie ; il fait nuit close, les chiens hurlent, quelques lumières. Un matelas est vite étendu dans la maison du curé maronite, dans une grande chambre voûtée. Au lieu d’être mieux au repos, notre malade nous paraît aller pis, j’ai peur qu’il ne meure dans la nuit, la fièvre est très violente, le regard fixe, il n’a plus guère la force de parler et ne sait plus où il est.

Nous nous installons sous un arbre, sur une espèce de petite terrasse faite, il me semble, pour recevoir des visites et faire le khieff. Le Père Amaya me fait armer mes armes, de crainte des chacals qui, selon lui, vont probablement nous passer sur le corps. « Roulez-vous bien dans votre couverture, me dit-il quelque temps après, il y a dans ce village-ci beaucoup de serpents ». Je le vois lui-même arranger son fusil et il montre comment, pour avoir un point de mire, il fait au bout de la baguette deux petites oreilles en papier. La lune était superbe, elle éclairait toute la vallée ; la plaine s’allait perdre dans des profondeurs bleu sombre ou se tenait le silence. Nous avons causé des morts, il m’a conté le jour où il avait quitté sa mère pour la dernière fois, et tous ceux qu’il a perdus : ç’a été un des moments les plus graves et les plus profondément poétiques de ma vie. Je me rappellerai longtemps sa grande robe noire se détachant dans le clair de lune, quand il était agenouillé à faire sa prière, et ses façons si maternelles auprès du malade, sa patience angélique à faire bouillir une tasse de thé avec des brins de paille, pour Sassetti. Nous dormons environ deux heures à des reprises différentes, les puces, l’inquiétude et l’envie de partir matin nous tenant éveillés.

À 2 heures un quart nous nous remettons en route. Au bout d’une heure, nous arrivons dans ce qu’on appelle la Plaine et qui n’est qu’une succession de petites montées et descentes. Un long champ d’oliviers, vieux et le tronc rugueux. La lune pâlit, le jour va paraître. Un ruisseau à gauche de la route, je descends de cheval et je me suis lavé la figure et les mains avec délices. Un troupeau d’ânes, que le Père Amaya bûche à grands coups de courbach ; je crois que, lorsque les hommes ne lui font pas place, il doit les traiter de la même façon. De grands roseaux, que nous longeons par un sentier pratiqué au flanc d’un coteau. Tout à coup on aperçoit Tripoli, ville blanche, étirée en long dans la plaine ; la Marine, au bout, assise au bord de la mer.

Tripoli. — Nous glissons longtemps dans les rues de Tripoli, quelques enfants saluent le Père Amaya et marchent devant nous, surtout un jeune môme à yeux noirs magnifiques, pâle, nez un peu épaté par le bout, une mèche de cheveux sur la tête, un simple takieh pour toute coiffure. Au couvent des Carmes je ne trouve pas Maxime parti à ma rencontre ; Hussein, que je rencontre dans la rue, me dit qu’il est parti à la Marine. Bref, après avoir drogué pendant une grande heure dans le couvent, je rengaine mon dada (sans mes bottes, l’état de mes jambes ne me le permettant pas) et, prenant avec moi ma pelisse (pour Sassetti) que je mets sur mes genoux, je pars pour la Marine, suivi de mon jeune drôle. À la porte il faut attendre dix minutes pour qu’il prenne un âne, et quand il a pris l’âne, pour qu’il change de la monnaie.

De Tripoli à la Marine, temps de galop, une belle route entre des jardins ; de temps à autre quelques femmes à cheval, à califourchon, voilées de blanc et en bottes jaunes. Mon jeune guide me suit de très loin sur son mauvais âne, je jouis du plaisir d’être seul, d’aller au galop, à cheval, en plein soleil, l’ombre du gland de mon tarbouch saute par terre, sur l’herbe mince ; avec ma grande pelisse étalée devant moi j’ai des allures majestueuses de pacha. À la Marine, le gros Mustapha-Gasis, agent français, m’aborde et me dit que la barque est prête. Je trouve Sassetti couché sur le dos sous la porte du khan, au milieu des marchandises et des chameaux qui passent, je lui fais de la limonade et je reste à attendre Maxime dans un café au bord de la mer. Là je vois encore quelques Bédouins, ce sont les derniers, et je dis aussi adieu aux chameaux.

Max revient, il court après moi depuis le matin, enfin nous nous retrouvons, nous embarquons Sassetti, à qui nous faisons un lit sur le lest de sable du bateau. — Officiers du Mercure. — Nous revenons tout doucement à Tripoli, au couvent carmélite, où nous retrouvons les officiers du Mercure. Le lieutenant, à mon nom, me demande si je ne suis pas le fils du médecin ; il me dit s’appeler M. Lenormand et être parent d’E. Chevalier. La première et seule fois que je l’ai vu, c’était en 1832, à Rouen, chez M. Mignot, lorsqu’il venait pour subir son premier examen de marine ; il n’avait pas encore vu la mer ; nous ne nous doutions guère alors, ni l’un ni l’autre, que nous nous rencontrerions sur la côte de Syrie ; à cette époque il n’avait pas de barbe, et je le retrouve tout chauve.

Instances ennuyeuses du supérieur Carmélite pour nous faire accepter un rafraîchissement quelconque. — Longue visite du Père Amaya, Maxime va voir M. de Choisey et je reste seul avec lui. Nous causons ensemble des passions. Au point de vue chrétien, l’orgueil est la mère de tout péché, comme sentiment désordonné du moi, comme attirant tout au moi, au lieu de l’attirer vers Dieu.

La maison des Lazaristes. J’y avais été le matin et j’avais aidé le Père Amaya à ouvrir les fenêtres et à refaire le divan. — Grosse femme du procureur. — On traverse une cour abandonnée, petit jardin avec deux bananiers à gauche, escalier sans rampe, chambres assez propres. Deux tableaux passables dans leur chapelle, entre autres un portrait de saint Vincent de Paul. Le Père Amaya se plaint que les vers lui mangent tous les livres de sa bibliothèque. À 6 heures nous lui faisons nos adieux pour aller dîner chez M. de Choisey.

M. de Choisey (ex-M. Gudin), aide de camp du duc de Nemours, a eu des malheurs au jeu et est venu se réfugier à Tripoli ; homme commun et trop poli, vous accable de prévenances. On se sent mal à l’aise chez lui, parce qu’on n’y ose parler de beaucoup de choses. Mme Bellot, sa voisine, tient la maison, tire son ouvrage de la table à travailler, est traitée sur le pied d’étrangère ; le langage y est plus tenu que devant la plus honnête femme du monde. Que c’est bête, mon Dieu, de n’être pas franc ! — Son drogman Abdallah. Dans quelques maisons d’étrangers, on voit ainsi, à table, un jeune homme vêtu à la turque, fraîchement rasé et de façons agréables ; sic chez M. Suquet et chez M. Pitzalozza. C’est une position qui serait, je crois, à étudier, intermédiaire entre la vie turque et l’européenne. Il doit savoir beaucoup de secrets de l’un et de l’autre, doit servir au mari et à la femme, n’est qu’un domestique à 150 piastres par mois, et ne peut pas ne pas être autre chose. À Beyrout, on nous a dit qu’il jouait avec lui et ne pouvait s’empêcher de le tricher ; à ce qu’il paraît que c’est plus fort que lui ! Je n’ai pas revu M. Pérétié, qui a une si belle moustache et porte des éperons pour aller en bateau ; sa rage de la chasse se combinant avec ses vieilles habitudes militaires, il a rêvé pour lui et ses compagnons un uniforme de chasse.

Mercredi matin. — Partis à 5 heures du matin, seuls, sans drogman ni bagages ; les mulets, non chargés, nous suivant de loin. Cette côte me paraît bien moins belle que celle qui s’étend entre Beyrout et Saïda, c’est sec et sans grandeur ; du reste, à mesure que l’on avance, ça gagne. À 10 heures, nous arrivons à Batrun, sur le bord de la mer, dans un grand khan voûté, où nous employons la pantomime pour avoir à boire et à manger ; une espèce de drôle, parlant un jargon italien, nous aide un peu. Après l’œuf dur du voyage et quantité de raisin non mûr, nous faisons un somme par terre, sur une natte, et, à 2 heures, nous repartons. La route, comme le matin, est presque toujours en vue de la mer. Pendant la première heure, soif ardente, due à la mauvaise eau de Batrun, qui me semble une des plus détestables que j’aie bues en voyage. À 5 heures du soir, arrivés à Djebel, nous campons sous un gourbi, dans un cimetière qui est au milieu du pays ; bêtes et gens se placent alentour. Djebel est entouré de murailles ; je n’ai rien vu, du reste, mon pied me faisait beaucoup souffrir dès que je voulais marcher.

À 1 heure et demie, la lune casse-brillait ; je réveille Maxime, et à 2 heures un quart nous nous mettons en marche, ayant rengainé, pour le dernier jour de la Syrie, mes bottes toutes humides.

De Djebel à Beyrout. — Dans une vallée étroite, seul chemin que l’on puisse prendre pour aller de Beyrout à Tripoli. Tout au milieu, et gardant le passage, un château fort bâti sur un rocher séparé, qui se trouve là comme mis exprès et comme un grand bloc poussé.

La baie de Djorié, à moitié route, s’ouvre tout à coup à gauche, et les montagnes du Liban, que l’on voit de Beyrout, apparaissent tout à coup. Il a l’air de s’y faire beaucoup de commerce, nous y avons vu quantité de chameaux, quelques barques ; on faisait des constructions.

Encore presque au clair de lune, nous avons traversé Nar-Ibrahim, le fleuve d’Adonis, qui tourne entre de grands roseaux. Dans le crépuscule du jour naissant, deux ou trois hommes, à espaces différents, que nous avons vus embusqués, nous paraissaient attendre du gibier humain. Le fleuve d’Adonis m’a semblé de couleur verdâtre comme ses roseaux et sortir d’une vallée étroite et profonde, où les rochers (les murs des deux côtés) étaient taillés à pic.

Nar-el-Kelb, le fleuve du chien. Pont très élevé, qui monte et descend ; dans la montagne, figures en bas-relief à même le rocher et dans des poses égyptiennes, mais de loin me semblent plus frustes. Jusqu’à Beyrout, au bord des flots, pataugeant dans le sable mouillé, et nous éclaboussant d’eau. Lutte d’équitation.

Nous tournons à gauche, nous marchons sur du sable rouge, la route bordée des deux côtés de grands roseaux. Nous passons sur un pont où nous étions déjà venus un matin que nous avions fait une promenade, nous rencontrons quelques femmes à cheval, un Turc dans son tartaravanne, qui suit son harem, des gens de la campagne, et à 9 heures du matin, nous sommes rentrés à Beyrout.

Rhodes, 4 octobre, vendredi, au Lazaret.

Pendant que nous étions occupés à retirer nos bottes, entre M. César Casatti qui, en qualité de compatriote, venait nous faire une visite. Nous retrouvons aussi ici le Dr Poyet, que nous n’avions fait qu’entrevoir au Carmel. — Balles de l’Hôtel Baptista : M. César Casatti, perruque brunâtre tenue par des lunettes, moustaches et pointe, habit, canne, un chapeau gris, touriste propre et bien tenu, d’un galbe aussi inepte que son patron ; le Dr Poyet (appelle la mer « l’onde amère »), gros, court, empâté, vif en paroles, profil mêlé de Germain et de Théophile Gautier, emploie des mots scientifiques dont il ignore la valeur, beau parleur, vous mangeant dans la main, sale monsieur ; son épouse et son enfant, maladifs et laids, toute la santé s’est retirée au papa ; un sheik et son élève, lunettes, pas de barbe, chapeau de paille, air étonné : « est-ce vrai ? » par exemple ; instituteur allemand avec son jeune homme, jeune Russe, blond et rouge ; Courvoisier, jeune Suisse de Bâle, convenable, voyageur en horlogerie, toujours bien brossé et propre d’habits.

Nous passons notre temps, à Beyrout, à faire nos paquets. — Nous dînons trois fois chez Suquet. — Matinée chez Rogier, moins agréable que la première, les dames ayant moins d’entregent et me paraissant d’ailleurs appartenir à une classe de la société moins relevée.

Dimanche, dîner chez M. de Lesparda, avec Artim-bey. — Le Dr Petzalozza et sa ronde petite femme, succès photographiques d’ycelui.

Le mardi 1er, à 4 heures, nous nous embarquons à bord du Stambul, où nous sommes reconduits en canot par le jeune Henri Dantin, commis de Rogier. Tout le côté bâbord des premières est occupé par des Turcs et par un harem, séparé des mâles et dans son box comme des chevaux ; les femmes, blanches, négresses, jeunes, vieilles, sont étalées sur des matelas et des tapis. La pauvre femme du Dr Poyet est aussi là avec son enfant ; j’ai vu peu de choses plus tristes que le chapeau de cette femme, brun, passé, avec quelques fleurs fanées, il était appuyé sur le toit de la chambre à côté des bottines de Monsieur. Celui-ci a donné sa démission et va s’établir à Constantinople ; il nous dit avoir été déjà au service de Méhémet-Ali et du shah de Perse. Il y a à bord le Mâlim du Pachalik de Beyrout et le sheik de Beyrout. Le premier, gros et blanc, beau jeune homme, couvert d’une demi-pelisse doublée de mouton, lorgnette, chaîne d’or, gilet de soie, habillé à l’européenne, portait ses souliers en savates, à la turque ; le second, homme maigre, à long nez, à barbe noire, turban et ceinture verte, ensemble déplaisant. — Le capitaine, italien, comme tout son équipage, parlant le turc, pas de barbe sauf une petite moustache. « La pipa di sua esselenza ». — Le lieutenant, grand, bossu. — Un petit Turc, espèce de bardache à peau blanche et à cheveux noirs, coiffé d’un bonnet grec de Mlle Bernier.

Avant de partir, il est venu s’asseoir à côté du gouvernail une grande jeune femme noire et maigre, à la taille brisée, à la face pâle, bracelets en fils de jaseron en or, dans le sens de la largeur du bras, et réunis par un fermoir commun, le bracelet large d’environ trois pouces et faisant gant ; œil profond et prodigieusement noir ; à côté d’elle, une vieille et grosse femme, profil à la Georges, choses superbes dans le bas du visage, pleines et riches comme dans le buste de Vitellius, air triste. Elles étaient en deuil. Un jeune homme, vêtu à la grecque et en deuil aussi, leur a tenu compagnie quelque temps sur le pont, puis est parti quand le navire a levé ses ancres. Avec elles, deux négresses vêtues de robes jaunes ; l’une avait en outre une veste rouge, figure tout à fait animale, teton ballottant dans son corsage, se tenant appuyée debout, les mains écartées sur le bastingage du navire. — L’enfant du Mâlim, petite fille de 3 à 4 ans, les sourcils joints par de la peinture.

Mercredi matin, à 6 heures, nous ancrons dans la rade de Larnaca. — La Marine étend sa ligne blanche au bord de l’eau, la côte de Chypre me paraît nue et sèche, on doit y cuire ; quelques palmiers. — Larnaca est dans un pli, entre la Marine et le pied des montagnes. Le mont Olympe est pointu, un peu échancré du côté droit (Est) et de couleur brunâtre, léger. Les côtes de Chypre me semblent ressembler à celles de Syrie ; les côtes de la Caramanie, moins hautes mais plus boisées.

Vendredi. — Par un temps froid et couvert de nuages, nous entrons dans Rhodes. La mer, houleuse toute la veille, est loin de se calmer et nous dansons très gentiment pour atteindre les cahutes de la quarantaine, où le pacha nous fait de suite apporter à dîner. Visites de son interprète et de M. Pruss, vice-consul de France.

Lazaret de Rhodes, dimanche matin,
6 octobre 1850.

RHODES[20].




Mardi, 8 octobre 1850. — Sortis de la quarantaine à 7 heures du matin. Nous logeons au casin de M. Simiane, dans le faubourg européen, côté Nord de la ville. — Chambres de cabaret de campagne. Sa bibliothèque ; — il reçoit jusqu’à trois journaux !

Visite de M. Alkim, interprète du pacha.

Pruss vient nous voir, sa petite fille est morte l’avant-veille au soir. Quand ils sont entrés dans leur logement, une hirondelle est tombée du plafond au moment où ils entraient dans le salon ; quelques mois auparavant, son enfant avait fait, avec du papier, une enveloppe à chaque domino, ce qui est aussi un présage de malheur.

Promenade dans Rhodes. — Nous longeons quelque temps le bord de la mer, nous entrons dans la ville par une porte basse trouée dans les murailles. — Petit port avec une douzaine de bateaux amarrés, trois en construction ; bruit des marteaux. — Konac du pacha à droite : grand bâtiment carré et bas ; devant restent des ifs et des croissants en bois, qui soutenaient les illuminations lors de la visite récente du sultan à Rhodes. — Nous longeons le port ; cabarets grecs et boutiques séparées de l’eau par une rangée de grands et beaux arbres (tilleuls ? platanes ?). Nous rentrons dans la ville sur la droite, par une porte ouverte dans la muraille, mais plus moderne que la muraille, et faite après elle.

Rue des Chevaliers : va en montant, assez large, vide, grandes marches d’une vingtaine de pieds de large, les moucharabiehs sortent des maisons de pierre. Les plus belles maisons sont sur la droite en montant : écussons nombreux, fenêtres carrées, séparées en quatre par des croisillons de pierre, porte ogivale. — Silence. — De temps à autre un enfant turc qui joue. — Le ton général de la rue est gris, c’est plus triste que beau. En haut de la rue est une grande porte ou grande arcade, qui va d’un côté de la rue à l’autre. Lorsqu’on est en dedans de cette porte, elle est irrégulièrement double, les deux ogives ne se répondent pas ; ainsi, du côté droit, les deux linteaux sont l’un contre l’autre, tandis que, du côté gauche, il y a un intervalle entre eux.

Là, on se trouve sur une petite place ombragée d’un grand platane. À gauche, est l’église Saint-Jean ; en retour, à droite, la maison du Grand Maître ; en face, une maison à jolies croisées encadrées de chardons. Délicieuse cour, herbue, silencieuse.

Église Saint-Jean : fenêtres ogivales, le vaisseau est couvert en bois, jadis c’était peint en bleu avec des étoiles d’or ; huit colonnes de porphyre badigeonnées, quatre de chaque côté ; trois ont des chapiteaux presque corinthiens, deux autres sont de simples tailloirs ; le huitième a des espèces de pointes rangées symétriquement en cercles.

Au fond du chœur, fenêtre carrée à barreaux de fer ; une vigne passait à travers, pénétrée de soleil. — Deux ou trois tombes de grands maîtres, beaucoup sont absentes, presque toutes fort endommagées. — C’est maintenant une mosquée, et mosquée peu respectée à en juger par le sans-façon dont on la traite. — La Keblah et le Nimbar sont à droite. — Nous étions entrés par une porte latérale, nous sommes sortis par la porte principale, au bout de la nef ; elle est en bois et ornée encore de trèfles et de fleuronnements. Deux sièges à la porte, devant les marches : l’un est un chapiteau corinthien en marbre blanc, l’autre un petit autel à sacrifices entouré de guirlandes, porté par des têtes de bœufs. — Il y avait deux Anglais dans l’église, l’un peignait et l’autre grattait des inscriptions. J’ai retrouvé le premier (ancien officier de marine militaire) dans la diligence de Como à Lugano.

Pendant que Max prenait des notes dans l’église, j’étais devant, sur la petite place. Deux femmes turques, voilées, montaient la rue, une de chaque côté, sur l’espèce de petit trottoir creusé par les pas des passants qui borde les maisons ; il faisait silence, le ciel était couvert. La première était en vert, l’autre en bleu, toutes deux en yamak blanc, toutes deux âgées ; celle qui était habillée en vert était grosse et s’est retournée plusieurs fois pour me voir. On n’entendait que le bruit de leurs bottines jaunes traînant sur les dalles, elles allaient lentement.

Nous redescendons dans la ville : il y a parfois des passages voûtés ogivaux, communiquant d’une rue à l’autre, sous lesquels les matelots mettent à sec leurs antennes et leurs avirons. Les bazars sont clairs et n’ont plus le caractère oriental, ça sent l’épicier grec. — Grands cafés animés, vitrés ; souvent est accrochée à la muraille une peinture qui représente une sorte de lion à tête de femme (Alborak ?). — Il y a dans cette rue des cyprès, des mûriers, la rue est large. — Pris un bain dans un bain turc, à droite en montant la rue.

Méhémet-Regib-Pacha. — Visite au pacha, gros et bon homme empâté. — Quelques Turcs sur son divan : un Porné ! Il pioche le français, Pruss lui doit lire Gil Blas, il se fait lire la Révolution, de Thiers. Il nous demande si nous ne pourrions pas lui faire avoir le traité universel et tous les traités de la France avec la Porte. — Pipes à bouquin, endiamantées, café dans des godets d’émail et de diamant.

Tour Saint-Nicolas, haute et carrée ; aux quatre angles, échauguettes. La plate-forme est surmontée d’une tourelle à laquelle on parvient par un escalier en bois. — Les remparts sont chargés de canons, dont on a couvert les lumières avec des pectorals de cuirasses. — Fiente de pigeons dans l’intérieur de la tour. — Dans l’intérieur une chambre à voûte ogivale. — Ciel gris, pas de soleil, temps triste.

La tour Saint-Nicolas est au nord de la ville et de l’île.

Au-dessus des terrasses des maisons gris noir, s’élancent huit minarets, parmi lesquels les plus hauts sont ceux des mosquées de Saint-Jean et de Soliman ; quelques palmiers sortent d’entre les maisons. Derrière la ville, coteaux boisés, habités, au delà de la crête dentelée des montagnes violettes ; au Sud-Est, grande baie qui s’avance en demi-cercle dans des terres incultes et couvertes de chardons ; dans le Nord-Ouest, le quartier franc, mâts de pavillons consulaires ; entre lui et la mer, une langue de sable. Au bout de cette langue de sable, des moulins qui tournent. Avant le port, ruines d’un ancien môle où sont amarrées quelques petites barques. Toute la partie que le sultan devait visiter a été blanchie à la chaux.

Tour des fortifications. — L’ancien port des galères était compris entre la rue des Chevaliers et la muraille, maintenant fermée, comblée de débris. Partout où les murs ne donnent pas immédiatement sur la mer, ils dominent un fossé large, profond, et souvent creusé dans le roc. — Couleuvrines usées, énormes affûts de canons, beaucoup sont aux fleurs de lys de France ; l’un d’eux a été évidemment rogné. Pendant le siège, un boulet, parti de là, enleva un vase des mains de Soliman qui faisait des ablutions ; il jura qu’il rognerait la pièce et tint parole après la victoire.

Les trois enceintes se voient très bien du côté Sud-Est. Sur les murs, longues traînées de plomb fondu et de résine, elles commencent à peu près à moitié de la hauteur de la muraille.

Nous avons à gauche la mer, à droite la ville, nous plongeons dans les jardins et sur les terrasses des maisons ; çà et là, à une fenêtre, une juive ; figuiers énormes, de temps à autre un palmier ; intérieur de tours turques, orangers et citronniers. La ville, sous le ciel en deuil, est d’un ton gris désagréable, ce qui tient à cette vilaine couleur sèche grise de pierres.

L’Arsenal. — Rien, un palmier dans la cour, de vieilles carabines turques, quelques hallebardes et fauchars.

Palais des Grands Maîtres. — Insociabilité des Kurdes qui l’habitent ; le camarade de celui qui nous répondait du dedans, si brutalement, portait sur la tête une petite jatte de lait et ne disait rien ; haut turban, pantalon à grandes raies rouges. — Intervention de l’officier turc, il débarricade la porte et nous ouvre.

Grande cour quadrilatérale ruinée, couvercles carrés pyramidiformes, en bois, pour recouvrir du grain. — Sur la face Nord, grand escalier, une galerie en dessus. — C’est au bout, vers le corps de bâtiment supérieur, qu’est le harem des Kurdes exilés.

Le soir, visite à Pruss. — Sa mère ! — Sa femme ! — Les Turcs et les Juifs sont seuls admis à habiter dans l’enceinte de la ville. Pourquoi les Juifs ? est-ce en récompense de quelque service rendu pendant le siège ?

Le drogman du consulat de France était un petit vieux juif, roux, très poli, très vif. Nous avons été lui faire une visite : maison propre, limonades et gâteaux d’amandes au miel ; sa belle-fille, femme de trente ans, fort grosse, rousse, mais dont on ne voit pas les cheveux, excitante, babouches jaunes, robe-redingote vert et or, ceinture large brodée d’or et rattachée par deux énormes plaques d’or, veste noire brodée d’argent, seins cachés par une chemise de soie écrue plissée, grand chapelet de piastres d’or à grosses plaques ; les cheveux sont cachés, et la tête est couverte d’un tarbouch disparu sous un foulard roulé en turban.

Sa petite fille, belle enfant de huit ans, avec de fins cheveux roux sortant en petites boucles de dessous son tarbouch presque caché par un amas de piastres d’or et de réseaux de perles fines ; au col, collier de larges piastres ; même vêtement que sa mère ; à la ceinture une belle plaque, des anneaux aux doigts, des bracelets aux bras. — C’est sa mère qui nous offre la limonade. — L’intérieur de la maison est pavé de petites pierres noires et blanches.

Mercredi 9 octobre, excursion dans l’intérieur de l’île. — Sortis de Rhodes à 10 heures du matin. Il tombe de la pluie ; nous sommes sur des mulets, ce qui nous donne un chic de touristes anglais voyageant en Suisse. Nous longeons le bord de la mer, elle est couleur de plomb, nous avons de petits rochers à notre gauche, temps gris et bête.

Trienda. — Premier village, Trienda. Beau chemin entre des arbres. — Maison anglaise où nous buvons un verre d’eau. — Un très beau chêne. — Les maisons anciennes sont généralement carrées, quelquefois il y a une tourelle en haut. — Des chênes et des myrtes. — Pendant la pluie nous passons près d’un myrte sous lequel il y a un homme et une femme à l’abri.

Rhodes a un caractère pastoral antique, c’est moins sauvage que la Corse. — Aspect gras, giboyeux ; volées de ramiers et de perdrix.

Après Trienda on tourne à gauche. — Champ d’oliviers. — Nous gravissons le raidillon qui mène à Philérimos (l’ancienne Rhodes), situé sur une hauteur ; les grands pins d’Italie, au bord du ravin, tranchent par leur verdure pâle sur la couleur presque noire des montagnes ; notre sentier est bordé d’arbousiers avec leurs fruits, de myrtes, de rhododendrons et de bruyères gigantesques. Nous montons jusqu’à une fontaine qui coule sous un grand mûrier ; à côté est une petite maison blanchâtre, perdue dans la verdure et précédée d’une tonnelle droite toute couverte de pampres. — Là nous quittons les mulets et nous montons à pied. — Sapins verts au pied d’une sorte de falaise rouge.

Philérimos. — Tout le sommet de la montagne était certainement autrefois ceint de murailles entourant la ville et la forteresse. — Deux ruines moyen âge, la seconde, celle du côté Est, plus grande, mais ces deux ruines (une église gothique convertie en bergerie) sont sans importance.

De la hauteur de Philérimos on a sous soi un immense cirque dont on occupe le sommet. Au premier plan, des sapins verts et au bout du cirque la mer ; en face, la côte de Caramanie ; des montagnes des deux côtés, qui forment les parois (s’abaissant et fuyant) du cirque. Quand on se retourne du côté de l’intérieur de l’île, ce sont des vallons et des mamelons gris, couverts de grandes plaques vertes çà et là ; les derniers plans sont bleus et bruns. Nous redescendons la montagne, la route continue dans la plaine.

Thremasi. — Église grecque, très propre ; le saint Jean est avec des ailes. (On retrouve constamment dans les églises grecques saint Jean, saint Georges et saint Spiridion ; dans l’église de Colossi le portrait de Spiridion est sur un pupitre séparé). — Parvis très propre, mosaïque en cailloux blancs et noirs faisant des arabesques, des ifs, etc. Ce dallage est très répandu à Rhodes, et on le retrouve sur les ponts (qui sont loin d’être beaux comme ceux de la Syrie). Nous allons à pied jusqu’au village. — Un café dont on répare le toit et où l’on manque de nous assommer. Nous y fumons un narguileh et mangeons du pain et des raisins.

Villa Nuova. — Trois ou quatre maisons, ruines du château où il y avait une église, un peu de souterrains. — La mer vue par l’encadrement des brèches. — Une petite fille de douze ans, en blanc, se sauve de nous, avec frayeur, en poussant des cris.

Nous suivons la plaine. — Dans un champ, entre nous et la mer, femmes qui travaillaient, elles étaient toutes en blanc et la tête baissée, je les avais prises de loin pour des tombeaux turcs. — On traverse le lit d’un ravin desséché. — Lauriers-roses. — On tourne à gauche.

Kolossi, sur une petite éminence. — Église grecque : un Jugement dernier dans le goût de ceux de Saint-Saba ; un saint Georges terrassant le démon, lequel a barbe et cheveux blancs et ressemble à M. Mayart, conseiller de préfecture à Rouen. — Notre moucre Dimitri embrasse les saintes images. — Champs pleins de chênes et d’oliviers, d’oliviers surtout. — L’île de Scarpento en face de nous, un peu sur la gauche. — Le soleil se couche, brume à l’horizon, les nuages sont vert pâle, bordés d’or, la mer brune, les montagnes du fond violettes, presque noires. — Feux d’herbes dans les champs comme nous arrivions à Sorôné ; nos mulets passent dans la fumée. — Quelques beaux chiens dans l’île, lévriers. Au bas de la descente de Philérimos, de beaux chiens roux nous regardent passer. Nous avons marché, ce jour-là, sept heures.

Sorôné. — Nous couchons dans une grande salle, séparée par une arcade au milieu ; l’ornement principal consiste en une quantité d’assiettes communes, peintes, accrochées par un clou et un fil à la muraille, les derniers rangs sont si haut qu’il faut une échelle pour y atteindre. Max couche sur l’espèce de dikkeh, estrade qui est à droite en entrant, moi par terre sur mon matelas, les deux moucres sont couchés à côté de la cheminée, Stéphany et Sassetti par terre sur une couverture, les deux époux, maîtres de la maison, en retrait dans l’enfoncement. Une lampe pend de la voûte et éclaire la chambre, une autre domine l’estrade ; la première s’éteint d’abord, puis la seconde. — Les puces ! — Couché sur mon matelas, je regarde cet intérieur rustique, je vais fumer des pipes dehors, je rentre quand il fait trop froid, il pleut un peu. À 2 heures et demie, les moucres se réveillent et rallument, nous parcourons le village pour avoir du café, Stéphany m’apporte du phrascomia, sorte de tisane sauvage dont font usage les vieillards d’ici : c’est un tonique et un réchauffant. Nous faisons pas mal de bruit dans le pays et nous troublons le sommeil des habitants. — Plaisanteries de notre Dimitri, qui est un gaillard très aimable et spirituel. — Nous partons à 6 heures du matin. — Verdures ! verdures ! ravin à sec.

Dyma. — Nous passons à travers le village de Dym, il est dans un fond, ses maisons grises disparaissent sous les pampres. C’est à Rhodes qu’il faut envoyer les jardiniers pour leur apprendre ce que c’est que la verdure grimpante. Nous passons sous un chemin presque couvert par la quantité de plantes qui se sont accrochées aux arbres, et nous montons. Nous gravissons la montagne de Fondoukli, c’est un étourdissement de verdure, myrtes, rhododendrons, chênes, oliviers chargés d’olives ; nous mangeons le fruit rouge de l’arbousier, Stéphany m’en cueille à un arbrisseau sur ma gauche : c’est pâteux, quoique sec, et a un goût de grenade parfumé.

Fondoukli. — Déjeuner sous de grands platanes dont l’écorce écaillée est tombée à terre ; avec les platanes de Godefroy de Bouillon, aux eaux d’Asie, à Constantinople, ce sont les plus beaux que j’aie vus. — Coule un ruisseau d’eau claire, à la glace. — Nous mangeons des œufs durs et du poulet froid, Stéphany et Sassetti écrivent leurs noms sur l’écorce des arbres.

Maintenant c’est une forêt presque permanente de sapins d’un vert tendre ; tons foncés des myrtes à côté, couleur rouge du feuillage des arbrisseaux épineux, morts, grands squelettes de sapins brûlés, noirs et qui jonchent le sol dans les éclaircies, comme de grands serpents morts et raidis. C’est dans ces parages que se trouvent le plus de daims, ils y ont été introduits dans l’île par les chevaliers. L’inimitié de ces animaux pour les serpents n’est point une fable ; le daim piétine dessus jusqu’à ce qu’il l’ait tué, l’odeur de la corne de daim brûlée chasse les serpents des maisons, tout cela m’a été affirmé par M. Aublé, propriétaire à Rhodes ; l’usage des bottes pour les hommes et les femmes (ϖοδιρακα) vient bien sûr de la quantité de serpents, usage commun à Rhodes, Chypre et Candie.

Aujourd’hui nous rencontrons peu de monde : 1o  une femme marchant avec des bottes (bottes jaunâtres) et dont le bas de la jupe, fourré dedans, était brodé ; 2o  un homme à cheval ; la femme, derrière, marchait à pied et portait le fusil.

Polna. — Cinq ou six maisons assez sales ; nous y dormons une heure, sur une natte, dans une cour, à côté de femmes qui filaient des cordes de poil de chèvre. — Ruines d’une tour crénelée, insignifiantes. Devant nous s’étend une grande montagne, boisée à sa base et dont le sommet nu est couvert d’un nuage gris qui nous envoie de la pluie. Nous traversons un ravin plein d’eau.

Artémisi. — Deux maisons. — Église grecque complètement nulle. — Je ne vois rien des ruines du temple d’Artémis, qu’on dit être là. — Bonne odeur des pins, bruyères hautes et plus hautes même qu’un homme à cheval. On descend, on monte, on redescend, derrière une montagne on trouve tout à coup le village de Laëma.

Laëma. — Des bœufs, des femmes en blanc, arbres fruitiers, une trentaine de maisons, basses ; le village est dominé par un amas de rochers. — Stéphany est pris de la fièvre.

Nous logeons dans une maison où une petite femme enceinte, avec son gros ventre et un sale enfant, broie du grain sur le moulin en pierre. Pendant que je suis assis, en dehors, sur le petit mur d’appui, une vieille femme file au fuseau, debout près de moi ; elle a l’air doux, pas de dents, menton en galoche, ses cheveux sont plus blancs que le coton qu’elle file. De crainte des puces, je vais me coucher sur la terrasse d’une maison voisine, à côté des mulets, j’y reste sous mes vêtements et sous la pluie jusqu’à 2 heures du matin. Le ciel était couvert d’étoiles, de temps à autre un nuage passait dessus, les voilait, et crevait sur moi, puis le ciel s’éclaircissait de nouveau sur ma gauche, les étoiles reparaissaient et les nuages revenaient ; j’écoutais la pluie tomber sur le capuchon de mon paletot rabattu sur ma figure, comme sur la capote d’un cabriolet. À la fin, me trouvant au milieu d’une mare, je suis rentré dans le gîte où tout le monde dormait par terre, Maxime près de la cheminée éteinte. Au bout d’une heure, où j’étais resté assis les coudes sur les genoux, je me suis couché par terre, le plus près possible de la porte, et j’ai dormi jusqu’à six heures.

De Laëma à Lindo, on descend ; la terre, mouillée par la pluie de la nuit, était grasse, recouverte des détritus de la forêt, nos mulets marchaient dessus sans bruit, des nuages bas s’envolaient, levés par le vent frais du matin. Les pins s’égouttent, le soleil passe à travers, la verdure a des tons d’or et de bronze, d’or dans les lumières, de bronze dans les ombres. — Grandes places de la forêt, brûlées, manière de défricher à laquelle je suis habitué depuis la Corse. Quelquefois un pin est brûlé par le bas, il a repris vigueur et est verdoyant par la tête.

Nous tournons dans le Sud, je marche à pied pour me délasser de mon mulet. — Un golfe, la terre s’étend en langue du côté gauche, la végétation cesse brusquement, puis on tourne à droite, marchant parallèlement au sens du rivage. — Montagnes de rochers nus, en marbre bleu turquin très foncé. — On monte aussi et l’on descend successivement deux collines. Le soleil est très chaud, je marche avec furie, seul moyen que je sente d’aller, tant je suis brisé par toutes mes nuits d’insomnie précédentes et par mon mulet que je maudis du fond du cœur.

Lindo. — On aperçoit Lindo à gauche, en bas, au bord d’un petit golfe. La ville s’étend en demi-cercle, entourée de jardins pleins de figuiers, de vignes, de mûriers ; la route est au bord de l’espèce de falaise qui contourne le vallon au fond duquel est Lindo. Maisons blanches, beau village éclairé et propre, mer bleue, silence. — À l’entrée du golfe, deux rochers ; à l’entrée de la ville, une fontaine turque en marbre blanc, avec quatre robinets, ornée d’une inscription turque ombragée d’un grand platane.

Nous descendons chez une veuve à réputation suspecte et honnie dans le pays pour avoir été de connivence avec un pirate, femme d’environ 40 ans, jadis belle. — Mosaïque en cailloux noirs et blancs, intérieur propre, un violon au-dessus du divan.

La forteresse domine le pays et est à pic sur la mer, des escaliers larges y mènent. Sur le plateau de la forteresse, des arbres sont venus au hasard : un figuier sauvage, un arbousier ; il y a un palmier qui, d’en bas, couronne le tout et passe sa tête par-dessus les murs. — Restes de murs antiques, grecs, admirablement construits, à pic du côté de la mer et dans les rochers sur lesquels la forteresse est bâtie. En bas, il y a des excavations dans lesquelles la mer s’engouffre ; elle est immense et tranquille, couleur vert fond de bouteille, en bas, sous moi, quoique transparente ; je la regarde longtemps entre les créneaux des vieux murs. À gauche, du côté de la terre, vue du golfe. J’ai derrière moi, au delà de Lindo, la montagne sèche, grise, un peu bleue à ses pieds ; une plate-forme ; c’est là qu’est le temple troglodytique de Minerve. Le village est dans le fond, au bas de la forteresse, avec les terrasses blanches de ses maisons. Maxime va voir le temple et moi je ne peux me détacher de la forteresse où je reste le plus longtemps possible : c’est ce qui m’a le plus impressionné de toute l’île de Rhodes.

Nous repartons à 2 heures ; nous reprenons quelque temps la même route, puis nous la laissons à gauche et nous tournons une petite baie, un promontoire de rochers, une seconde baie plus large ; les pieds de nos mulets enfoncent dans les cailloux de la plage. Nous quittons le bord de la mer.

Massari. — Nous passons près de Massari, caché dans la verdure. — Un maçon qui travaille à une maison. — Cour verte, avec de splendides et énormes grenades qui pendent aux branches de l’arbuste. Mon mulet me secoue, je descends, il m’échappe, course à travers le village pour le reprendre, je remonte dessus ; je ne peux plus aller dessus qu’au pas ou au galop. — Grande plaine. — Nous marchons pendant près d’un quart de lieue dans le lit desséché du Gaïdouro Potamos, il est plein de cailloux et de lauriers-roses.

Malona. — Enfin nous arrivons à Malona, dans une grande maison où l’on nous dresse des matelas ; nous nous étendons dessus, nous prenons le café, et je fume deux narguilehs, ce qui me ranime complètement.

De Malona à Archangelo, route charmante, touffue, herbue ; petits chemins creux en berceau, haies épaisses, des figues aux figuiers, des grenades aux grenadiers ; un cours d’eau apporté de quelque ruisseau voisin disparaît entre les haies de roseaux, de myrtes et de vignes. Après cette route étroite, grand champ d’oliviers, vallée rare et magnifique, où viennent aboutir trois collines ; ifs, pins, etc. Nous tournons, au bout de cette vallée, une montagne aride à son sommet, ce qui contraste avec la richesse feuillue des premiers plans de sa base ; cela est sur notre droite. Nous montons cette raide montée, en haut nous découvrons Archangelo tout à coup.

Archangelo. — Les maisons sont blanches ; des jardins ; un rocher surmonté d’une forteresse domine le village.

Coucher de soleil : nuages blanc jaune, puis un seul nuage, allongé en forme de grand poisson, lie de vin rosé, coupé par des bandes ou arêtes transversales de cuivre rouge brun ; à côté le ciel bleu pâle. Le nuage peu à peu se rembrunit, perd son or, et finit par devenir une large tache d’encre sur le ciel devenu pâle.

Nous sommes dans une maison dont la grande pièce du rez-de-chaussée est divisée par une grande arcade, comme à Soroné et comme le lendemain, chez notre guide, à Costinos ; la veuve chez laquelle nous logeons a encore peur de se compromettre (comme celle de Lindo) en recevant des étrangers.

Un papas grec vient nous faire une visite ; il n’a jamais pu nous dire pourquoi, dans leurs églises, saint Jean était représenté avec des ailes et pourquoi, à Lindo, saint Christophe avait une tête d’animal moitié âne, moitié lièvre. Il reste court, et Stéphany le blague, il sera demain très déconsidéré dans le village. À Bethléem, les Arméniens et les Latins ont fait gorge chaude, depuis nous, sur le compte du pauvre papas qui avait embrouillé l’histoire de sainte Élisabeth avec celle de la Vierge.

Église ogivale badigeonnée, beau retable tout neuf, non encore doré ; oiseaux de plâtre mis au haut des chapiteaux, le bout des feuilles des chapiteaux est doré ; un grand saint Georges (byzantin) que Dimitri embrasse. — La citadelle n’a rien de curieux que sa position. — Nuit excellente et sans puces, je puis dire que c’est la première fois que je dors depuis que nous sommes en excursion.

D’Archangelo à Costinos, route assez plane, entrecoupée par des collines, plaines entre les montagnes et la mer, oliviers magnifiques ; je n’en ai jamais vu de si bien portants que ceux de Rhodes. De temps à autre un ravin élargi, desséché, que l’on traverse à sec. Partout traces effroyables des pluies d’hiver : les terrains des collines sont dégradés ou abaissés en grands plans par le déboulement. Près d’un champ enclavé de haies, une femme s’enfuit en nous apercevant, court, et va se cacher sans doute dans quelque buisson ; Dimitri, je crois, lui avait crié des facéties peu rassurantes pour sa pudeur. Une montagne nous ferme l’horizon, nous montons dessus, tournons à droite, longeons un précipice, descendons une pente ébouriffée d’arbres en verdure, et nous entrons à Costinos.

Costinos. — Situé sur la crête aiguë d’une petite montagne que nous avons à gauche en arrivant. On contourne la montagne (à droite) pour y arriver, comme à Lindo, mais avec cette différence qu’à Lindo le village est dans un fond.

Déjeuner chez notre moucre Dimitri. Il y a d’accrochés au mur 277 plats et assiettes, sans compter les verres et carafes. Nous fumons sur l’estrade au milieu des sacs de grain ; au-dessus de nos têtes, deux peaux qui sèchent, outres pour recevoir le vin. — Amas de coussins bourrés de laine dans un coin, quantité d’enfants blonds et beaux qui nous entourent.

Les montagnes nous quittent, nous restons en vue de la mer, Rhodes au fond. Nous descendons insensiblement. — Champs remplis de chardons. — Nous passons un ravin desséché, sur un grand pont de deux arches, de construction antique, mais dont la voie a été restaurée en cailloutage ci-dessus ; au fond il y a de petits roseaux et des fleurs jaunes. Nous tournons à gauche, chemins ombragés de figuiers.

Zimboli. — Un ravin escarpé, couvert ou pour mieux dire traversé par un petit aqueduc à deux étages, d’où pendent des buissons et des ronces et dont les assises sont antiques ; une grande vasque carrée ; à côté un petit autel votif (autour duquel une danse ?) et qu’on a creusé pour faire une auge à boire ; en face fontaine turque, comme toujours en forme de mur droit ; platanes gigantesques qui couvrent tout ; singulier effet de tristesse, dû à la mauvaise lumière du ciel, nuages, temps couvert, pas de vent.

Nous revenons à Rhodes par le derrière de la ville, dans des rues à moitié rustiques ; les figuiers pendent en dehors ; Dimitri se met debout sur son mulet, pour en prendre. Stéphany, grelottant de fièvre, couvert de son caban et son pantalon de toile dans ses bottes, nous a quittés à Zimboli.

Nous traversons un long cimetière qui coupe la route ; les tombes ne sont plus couvertes du tarbouch, mais quelques-unes d’un vrai turban, qui a des allures de potiron. À droite dans un enclos, deux arbres, poussés en même temps, ont entré leur feuillage l’un dans l’autre. Nous passons par une rue, entre des jardins dont les murs sont blanchis à la chaux, avec une plinthe bleue au bas. C’est à une maison dans cette rue que le sultan est descendu, lors de son entrevue avec Abbas-Pacha. — Petites élévations en maçonnerie que l’on a faites pour l’aider à monter à cheval.

Rentrés à Rhodes à 3 heures, samedi 12 octobre.

Dimanche 13, pris mes notes, lu le premier volume de la « Bibliothèque d’un homme de goût ? » et les « Mémoires du marquis de Tavannes. » Le soir, dîner bourgeois chez Pruss. — Sa femme. — Sa mère. — Mlle Arsène.

Le lendemain lundi 14 octobre, embarqués pour Marmorisse.

Vingt-sept heures de marche dans l’intérieur de l’île.

œuvres complètes
de
GUSTAVE FLAUBERT

NOTES DE VOYAGES

II
asie mineure. — constantinople.
grèce. — italie. — carthage
PARIS
LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
17, boulevard de la madeleine, 17

MDCCCCX
ASIE MINEURE
SMYRNE
DE SMYRNE À CONSTANTINOPLE PAR LES DARDANELLES

ASIE MINEURE.

SMYRNE.
DE SMYRNE À CONSTANTINOPLE PAR LES DARDANELLES.


De Rhodes à Marmorisse. — Lundi 14 octobre 1850, embarqués de Rhodes pour Marmorisse, dans un bateau dont l’avant et l’arrière sont seuls pontés. Au milieu, paniers et pierres du lest. — Notre raïs : yeux bleus, brèche-dent, tête carrée, air franc ; un de ses hommes : veste de drap brodée aux manches ; foulard sur son tarbouch, bras retroussés, air barbare ; vilain mousse : grosse tête de Tartare, petits yeux sales ; un passager : vieux à traits réguliers et à barbe blanche.

Nous avons dormi sous l’arrière presque tout le temps de la traversée. L’entrée du golfe de Marmorisse me rappelle le lac de Côme : succession inégale de rochers, de hauteur moyenne, les uns derrière les autres, et de tons bleu foncé. La mer est très calme, nous sommes trois heures à passer le goulet. À Marmorisse ça s’élargit un peu. La ville est tout au bord de l’eau, la lune se lève comme nous y arrivons ; en qualité de ville militaire, à cause de sa petite forteresse, on ne peut entrer à Marmorisse après le coucher du soleil ; nous passons la nuit à bord, moi sous l’arrière.

Marmorisse. — Mardi 15, visite à Méhémet-Dar, gros bonhomme, grand, replet, nez aquilin, barbe du samedi. Nous avons pour lui une lettre du pacha de Rhodes. Nous le trouvons assis sur une estrade donnant sur le fond du golfe. Il est tranquille comme un lac et tout entouré de montagnes boisées. — Latrines publiques sur la berge avec un courant d’eau. — Pendant que nous sommes chez Méhémet-Dar, visite du nazir de la Douane, à qui son fils, habitant de Rhodes, vient d’envoyer une barrique d’eau-de-vie. C’est chez lui, près d’une grande cheminée et sur un tapis de feutre, que nous nous habillons et déjeunons avant de partir.

La route commence par monter et descendre entre des sapins, à peu près comme à Rhodes. — Grande plaine entre des montagnes. — Quelques chameaux, mais le chameau, là, n’est plus dans son pays, il m’y plaît moins. — Une rivière entourée d’arbres, qui retombe en s’élargissant dans les bouquets. — Beaucoup de vigne sauvage, elle dévore les autres arbres et leur fait des couvertures de sa verdure ; quelquefois elle s’étend sur un arbre mort qui ne sert plus qu’à la supporter ; d’autres fois cette verdure suit à la file tous les arbres et compose ainsi, avec eux, des haies consécutives démesurées.

Halte : un moulin, un gourbi ; des nègres font marcher nos chevaux en sueur. Nous repartons à 2 heures et demie, montée, descente ; à notre gauche, ruisseau, une plaine ; au bout, à gauche, elle s’ouvre, une grande ligne blanche, c’est la mer. Nous marchons sur les restes d’une ancienne petite voie. — Trois ponts. — Les bouquets d’arbres entremêlés de broussailles vous fouettent la figure en passant ; au bout de la voie, au pied de la montagne, quelques bâtisses.

Iovada. — Un grand khan en bois, qui, de loin, avec son toit en planches, a des tournures de chalet. Avant d’y arriver, tout près de lui, une citerne ronde comme le dôme d’un santon ; nous n’y trouvons personne, tout est désert, nous ne voyons que des négresses. Stéphany nous installe dans une chambre vide. — Estrade aux deux bouts de la galerie. — Derrière le khan, du côté de la mer, un grand arbre. — Dans la cuisine, Stéphany se fait aider un peu par deux négresses, toutes affreuses, l’une brèche-dent avec un petit garçon très gentil qui a peur de moi ; dans la cour, grands bâtiments bas à un seul étage, pour les chameaux et les chevaux. C’est bien là la halte des longs voyages, le lieu où l’on arrive en pelisse avec des marchandises lointaines. Le soir, avant de dîner, nous avons, à la porte, regardé la vue et fumé sur une des estrades de la galerie côté Nord, celle qui regarde la montagne ; un nègre nous a fait signe de ne pas trop nous avancer au bord, que le bois était pourri.

Mercredi 16. — Moins belle journée qu’hier. Partis à 7 heures du matin (levés à 6 heures), il était trop tard pour aller, comme on nous l’avait proposé, chasser les sangliers, dont il y a grand nombre dans les environs du lac de Cos ; nous ne nous sommes pas levés à 4 heures du matin, comme il l’eût fallu. Pour gravir la montagne, il faut monter l’ancienne voie à escaliers. Au bout de deux heures environ, à peu près en haut, gourbi où nous haltons. Nous mangeons un morceau de pain, quelques figues enfilées très serré à de petits roseaux disposés triangulairement, nous prenons une tasse de café, nous repartons. Le cafetier était un vieux Turc, assez nul ; une petite fille, grosse, pataude, fort laide, à qui Stéphany fait des mamours ; il nous dit avoir laissé un fils en Perse, qui doit avoir six ans maintenant et qui s’appelle Napoléon.

Ce ne sont plus, comme hier, de grands arbres et de larges feuillages, mais un makis clairsemé. Le temps est tout à fait européen, nuages toute la journée. Nous descendons une montagne. — Plaine, nous nous y perdons. — Restes de l’ancienne voie, la même qu’hier. — Un Turc qui voyage à pied et porte à son tarbouch une grande fleur jaune nous avertit de notre erreur ; nous filons un temps de galop à travers champs, dans de la terre grasse, vers une maison, au bas de la montagne, sur notre gauche, pour savoir notre route. Un homme sort de cette maison, met son manteau sur ses épaules et marche devant nous ; nous remontons et descendons. — Une plaine ; au bout de la plaine, au pied d’un mont, Moglah.

Moglah. — Toits en tuiles, longues varangues, les maisons saillissent entre la verdure clairsemée, aspect froid et suisse ; du village s’élèvent deux minarets. Les montagnes sont moins boisées ; au sommet, la couleur grise de la roche paraît. En descendant la seconde montagne pour venir ici, nous avons longtemps marché entre des petits rochers de couleur bleu clair, comme serait de l’eau de lessive très délayée. Dans la campagne, à un endroit qui semblait très désert, nous avons rencontré quelques tombes très couvertes de verdure. Hier, même rencontre, mais elles étaient couvertes d’épines. Avant d’entrer à Moglah, il y a un grand cimetière, le neuf et l’ancien ; des branches d’arbres arrachées sont posées sur les tombes, tout comme chez nous le buis bénit ; au lieu de croix ce sont seulement des turbans. — Il y aurait de belles choses à dire sur cette coutume universelle de répandre de la verdure sur les tombeaux. D’où vient-elle ?

Le Moglah est désert et surtout à cause du Courbbaïram ; beaucoup de portes ont des cadenas, les belles et grandes portes neuves ne sont pas rares. — Conac du gouverneur. — Visite au lieutenant du gouverneur ou chef des cawas, nous causons avec lui de la route à suivre.

Nous sommes logés chez des Grecs : chambre à estrade, découverte, cheminée aux deux bouts ; nous couchons vers celle de gauche en entrant, Stéphany établit la cuisine vers celle de droite. La maîtresse de la maison est une grosse femme à teton pendant, à gros ventre et à visage ouvert. Petite fille de 11 à 12 ans, cheveux rouges, portant un enfant sur son dos, et filant son fuseau à la porte quand nous sommes arrivés. On égorge pour nous un poulet, qui se débat longtemps dans la cour, quoique la tête soit séparée des vertèbres. Stéphany, assis à la turque, avec son pantalon bleu persan, en chemise, nu-tête, au milieu de la famille, rangée en cercle, débite des histoires : on boit ses paroles : « Tous ces gens-là, savez-vous bien (avec le geste de l’index au front), je les ferais devenir fous si je restais ici. » Nous attendons le moucre qui doit nous conduire à Milassa.

Jeudi 17. — Quitté Moglah à 11 heures du matin. — Encombrement de chevaux dans la cour ; mine brigande des zeibeks, la manière dont ils mettent leur ceinture qui leur serre les fesses les force à marcher des hanches ; nous disons adieu à toute la maisonnée.

Presque toujours nous suivons une grande plaine, il n’y a qu’aux approches de Ekiissar que l’on monte un peu. La plaine est comme dans un parc, çà et là semée d’arbres espacés ; ce sont presque tous sapins ou chênes nains. La montagne de gauche, dont nous longeons le pied, est beaucoup plus boisée et plus belle que celle qui est à notre droite. Les montagnes ont la forme de grandes vagues, celles du fond sont bleu foncé ; le ciel est égayé de petits nuages blancs.

De temps à autre un gourbi, ordinairement ombragé d’un grand arbre. — Un grand platane évidé, séparé en deux à sa base et qui a l’air de s’appuyer sur deux pieds.

Au premier café où nous haltons, deux hommes se reposent ; l’un est vêtu à peu près comme un soldat turc (uniforme actuel), il vient de Smyrne, il a mis cinq jours, il y en a deux qu’il est parti de Gusel-Issar. Au second café, personne, tout est vide ; place de pelouse très verte et charmante, quelques tombes. C’est à gauche de la route que le terrain a un léger mouvement qui monte.

De temps à autre nous retrouvons la voie, comme les jours précédents, mais elle est plus effondrée et plus ruinée.

Nous avons pour escorte un nègre, dont le large gland de son tarbouch éparpillé est retenu par les rouleaux de son turban. Quand nous entrons dans Ekiissar, nous le trouvons au café.

Ekiissar. — Les maisons du village ont des clôtures faites avec les ruines antiques, colonnes rondes, colonnes cannelées. Les maisons sont bâties en pierres sèches, avec des cheminées carrées en pierres sèches ; le ton général est assez celui des vallées des Pyrénées. Ces habitations sont enfouies dans la vigoureuse verdure des grands arbres, les troncs des ceps de vigne enlacent les arbres comme des serpents, ceux qui sont desséchés ont l’air de serpents raidis dans la mort. D’autres fois et plus souvent, c’est l’arbre qui est mort et la vigne verte qui dévore son squelette ; cela fait des guirlandes, des nœuds, des pendentifs, des culs-de-lampe.

Sérail du gouverneur. — La maison est au fond ; des Turcs, brodés d’or, sont sur l’escalier et sous la large varangue devant la maison ; un fin gazon vert s’étend sur la cour, où le nègre promène son cheval en sueur. À gauche dans la cour, en entrant, ruines en pierres énormes, un grand arbre ; derrière la maison, ce sont des arbres partout ; montagnes au fond. Au bout de la varangue est une tonnelle couverte de vignes et de raisins ; le feuillage, de chaque côté, est en masse oblique, ça fait comme les deux rideaux d’une alcôve.

Tour dans le village avant le dîner. — Ruines à profusion : une porte encore debout, avec une frise en astragale d’un assez joli goût ; ailleurs on a converti en linteaux de porte deux morceaux d’une frise en rinceaux très belle ; colonne corinthienne, debout ; profusion d’inscriptions grecques partout (elles ont été toutes relevées par M. Lebas). — Vestiges réguliers d’un ancien théâtre, disparaissant sous les arbustes : c’est en dehors du village, au pied de la montagne. — Dans la cour de la colonne corinthienne qui est demeurée debout, il y a un grenadier avec toutes ses grenades et une vigne qui est montée sur un arbre mort, crochu : c’est comme un bras qui étendrait l’ample manche qui le recouvre.

Au coucher du soleil, les nuages sont accumulés sur les montagnes, comme seraient d’autres montagnes, ils en ont la forme ; dans l’Ouest, les nuages sont au contraire longitudinaux et incendiés.

Un chien noir suit Stéphany et le caresse.

Nous dînons dans le pavillon de verdure avec notre vieux Turc à barbe blanche ; une lanterne, accrochée dans un coin, éclaire à peine. — Effet d’un de ses zeibeks armé, encadré par le feuillage à la porte. — Le soir, à la lueur d’un machallah porté par un Grec, on nous montre, dans la cour du harem du gouverneur (grande maison carrée), une petite vasque carrée ornée de guirlandes attachées à des têtes d’hommes, d’un goût lourd et très décadent.

Nous couchons dans une chambre, près d’une cheminée dont le dessus est percé de quantités de petits trous carrés et où brûle à peine un feu de sapin. J’entends la voix de Stéphany qui blague avec les gardes. Nuit pleine de puces. À 3 heures, les gardes dans la salle à côté (ils dorment avec leur silaklik tout garni de pistolets) se réveillent et font du feu ; de temps à autre j’y vais. — Nègres tout armés et couchés par terre auprès du feu, enveloppés dans des couvertures. — Le matin, à 5 heures, la pluie tombe.

Vendredi 18, partis à 7 heures du matin. Tout le temps de la route sous des pins ; à gauche, un ravin que l’on passe et repasse cent fois ; des veaux tranquillement paissaient dans un cimetière planté de chênes ; ailleurs une tombe d’où s’élèvent trois bâtons qui supportent une guenille rose, laquelle pend par son poids et fait guirlande. Je ne saurais dire combien cela m’a frappé, j’en retrouve une tentative d’esquisse sur mon calepin.

Déjeuner dans un café où sont arrêtés plusieurs Turcs.

Descente qui domine la plaine, entourée de montagnes, au fond de laquelle est Milassa ; à gauche, ravin profond, rochers de forme quadrilatérale entassés les uns sur les autres.

Le chemin que nous avons fait aujourd’hui a par moments des allures forêt de Fontainebleau (sauf les sapins toutefois) ; nos chevaux marchent sur un sol doux, capitonné par les petites branches rousses des sapins tombées. Quand nous sommes près d’arriver à Milassa, le ciel, à notre droite, est couvert de nuages, et la pluie, telle qu’un grand rideau gris bleu entre les gorges, tombe sur les montagnes que nous venons de quitter ; l’autre côté du ciel est assez pur, bleu avec quelques nuages blancs. Il y a du vent, la pluie semble imminente, Sassetti met son manteau, Maxime son paletot, je les imite.

Milassa. — Rues assez longues, eau croupissante au milieu, la boue remuée par les pieds de nos chevaux est infecte. On nous fait attendre dix minutes au conac.

Nous allons loger chez M. Eugène de Salmont, médecin français, de Marseille. Il vient de quitter Samos et porte un grand fez à la grecque, avec un large col de chemise rabattu sur sa redingote verte.

Promenade tout le long de l’aqueduc. Les piliers des arcades sont seuls restés, ça fait des piliers carrés se suivant régulièrement dans la campagne, au milieu des arbrisseaux et de la verdure. Ton gris des pierres. En certaines parties la construction est faite avec des pierres rapportées et qui avaient servi à d’autres architectures ; au bout de l’aqueduc, quelques arcs sont encore intacts et même avec la pile supérieure. La campagne et les montagnes bleues vont se renforçant de ton à mesure qu’elles s’éloignent, vues par le cadre des arcs gris. Sur quelques-uns des arcs en ruines, grands nids de cigognes délaissés.

Visite au second du gouverneur. Nous voyons passer sa fille près de nous avec des piastres sur sa tête. — Une pastèque sur une planche est atteinte par M. Salmont. — Inscriptions grecques très nombreuses.

Au bout du pays, tombeaux à colonnes, édifice de marbre carré posé sur maçonnerie. La première partie est une muraille de huit pieds de haut ; là-dessus sont des colonnes doubles ; aux coins, ce sont des piliers carrés, toutes les autres colonnes sont rondes, doubles. La partie inférieure, où était le corps (?), est une petite salle à piliers carrés, sans ornement, et pleine de toutes les m… du pays.

Le soir, chez le docteur, visite d’un compatriote, levantin de Smyrne, figure et mains de charbonnier, affreuse canaille. Notre hôte me fait l’effet d’en être une autre, il nous débite d’affreuses blagues. — Son portrait par lui-même ! Celui de la reine de Grèce lithographié, signé Salmont au crayon.

Samedi 19. — Le docteur nous accompagne jusqu’au pied de la montagne. Toute la journée s’est passée à monter, puis à descendre la montagne qui sépare la vallée de Milassa de celle où nous sommes maintenant. Près du sommet de la montagne, colonnes disposées en rond (restes d’un temple de Vesta ?). Près de là, un grand morceau de mur en pierres ajustées les unes sur les autres, ouvrage romain. — Déjeuner près d’un ruisseau à eau jaunâtre, stationnant dans les creux de rochers. — Au haut de la montagne, à un tournant de la route, vue magnifique : toute la vallée, les montagnes boisées à droite et à gauche, se succédant en forme d’accents circonflexes élargis les uns derrière les autres et passant par tous les tons du bleu ; le plus foncé est au fond, tandis que les premiers plans sont verts.

Nous descendons pendant près de cinq heures, par des chemins fantastiquement mauvais, Stéphany déclare qu’il n’en a jamais vu de pareils ; cependant il n’y a ni précipice ni ravin. De temps à autre une fontaine couverte en pierres sèches, un tronc d’arbre creusé et plein d’eau. Moins d’arbres brûlés que sur l’autre versant de la montagne. Dans la montagne, couverte de sapins partout, nous rencontrons une jument et son poulain paissant tout seuls. Avant d’arriver à Karpouzelou, petit cimetière à droite, avec des chiffons suspendus sur les tombes.

Karpouzelou. — Café, gourbi. Nous couchons à vingt pas de là, dans une petite maison où l’on monte par un escalier en bois. Dormi sur la terrasse, nuit froide et étoilée, clair de lune tout le temps.

Dimanche 20. — Toute la journée nous avons été à plat, sans descendre ni monter, la route suivant la plaine entre les montagnes ; pendant les quatre premières heures, c’est encore assez boisé.

Café où il n’y a personne ; seulement un zeibek assis devant, sous un arbre, garde les animaux qui paissent parmi les broussailles tout alentour. Après le café, on passe trois fois la même rivière, plus large chaque fois : elle s’appelle Kina tchaï (la rivière de la Chine). Les montagnes deviennent de moins en moins boisées, celle de droite surtout est complètement grise et marquée de taches blanchâtres ; à gauche, de l’autre côté du fleuve qui est vert pâle, la montagne est mamelonnée en petits dômes.

Arbrisseaux maigres. — Au premier plan, des herbes longues (chardons ?), rousses et espacées les unes des autres ; des chameaux nus passent et se rendent vers le fleuve ; ils sont forts et couleur tabac d’Espagne. Le vent est âpre, il fait du soleil, ciel bleu et froid. Le soleil passe dans les poils roux de la bosse d’un jeune chameau qui lève le nez dans les herbes. — Autre, petit et bossu, de figure ressemblant à Amédée Mignot en costume d’agréé au tribunal de commerce.

Un peu plus loin, le fleuve est très large ; îlots de sable sur lesquels, de place en place, sont des lauriers-roses, mais rares. — Au premier plan, touffe d’arbrisseaux. — Paysage sauvage et à mauvais coups. — Sur la montagne pelée, groupe de cinq à six maisons en pierres sèches, les arbustes se tassent, c’est presque un petit makis. On tourne brusquement à droite, contournant le pied de la montagne et l’on arrive au fleuve que l’on passe en bac. Le bateau se conduit avec une corde faite de ceps de vigne rattachés avec des ficelles. Au pied de la montagne d’en face, un peu sur la gauche, Haïdin (Gusel-Issar), avec les minarets blancs de ses mosquées. De là à la ville on marche dans une plaine ; la route, bientôt, va entre des espèces de hauts bords, nous rencontrons des chariots à roues pleines, au lieu de ridelles ce sont de hautes claires-voies en osier, c’est conduit par un timon et deux bœufs.

Gusel-Issar. — Nous traversons la ville et logeons à l’autre bout, au Seraï, très grand, dans une pièce spacieuse. Divans larges.

Achats de provisions de voyage dans la ville. Elle est en pente, grands auvents au-dessus des boutiques. On voit qu’on est dans un pays froid : feutres, gros vêtements de drap, jambarts en laine. — Aspect un peu tartare. Quoique le pays, comme nature, ressemble bien plus à l’Europe qu’à la Syrie par exemple, ça paraît plus asiatique, plus reculé, plus lointain. — Un beau platane dans une rue, près de la boutique où nous avons acheté des feutres pour nos chevaux. — Chez les marchands de tabac, le tabac est dans de grands bocaux de verre, comme il y en a chez les confiseurs pour mettre les dragées. — On vend de la glace ; marchands de gâteaux au miel et de calvas (sorte de gélatine élastique au miel). — Notre hôte Hadji Osman Effendi, homme de hautes façons. — Petit pavillon où il se retire pour boire ; derrière, vue sur les montagnes. Nous y parlons de Crésus et des collections de Paris.

Lundi 21. — Partis le matin, à 6 heures moins un quart, et traversé, comme hier pour entrer dans la ville, un long faubourg. — Caravane immense de chameaux partant pour Smyrne, ils nous encombrent la route, nous passons à côté. Ils sont roux, poilus. Le dernier a sur l’épaule une énorme cloche, sorte de fragment de tuyau de poêle qui fait un grand bruit. — Chariot à roues pleines, traîné par deux buffles à jambes épatées, écartées ; toute une famille est dedans pêle-mêle, les femmes voilées.

À 9 heures du matin, déjeuner à un gourbi de zeibeks.

Toute la journée, pendant près de huit heures, nous allons tantôt entre des bosquets d’arbustes, tantôt sur une lande garnie d’une herbe rare. Le sentier tourne dans des verdures. Ruisseaux passés à gué, du reste il y en a moins qu’hier ; le pays aussi est plus boisé, plus riant. Toutes les heures nous rencontrons un gourbi avec un grand arbre et une fontaine ; la route est plus peuplée de voyageurs que les jours suivants. Nous avons deux hommes d’escorte, donnés par le gouverneur de Gusel-lssar, et deux moucres qui vont au trot, montés sur leurs bêtes ; la route tourne en suivant le cours d’eau que nous avons à notre gauche, coulant en bas, entre des verdures très vertes, jeunes et hautes.

À 1 heure un quart, halte sous un gourbi au pied d’une montagne ; les zeibeks, là, sont effroyablement armés. Nous prenons le café, servis par un petit homme gris et maigre et qui ressemblerait à une femme, sans ses moustaches. Il passe une femme à cheval, à califourchon, toute voilée de blanc de la tête aux pieds.

Montée ; nous retrouvons la voie antique qui nous suit jusqu’à Éphèse. — Descente : à gauche, torrent encombré de chênes, de frênes, etc., le torrent tombe en petites cascades ; paysage de romans de chevaliers, il y a là quelque chose de vigoureux et de calme. Je pense à Homère, il me semble que l’eau dans son murmure roule des vers grecs perdus. Je suis en avant de tout le monde ; je passe au milieu d’un troupeau de chèvres : elles sont rousses et noires avec des taches blanches, elles ont des yeux jaunes, pêle-mêle, au hasard, perchées sur des pointes de rocher entre les arbres, une surtout, qui baissait la tête, en bas, regardait l’eau et semblait l’écouter. Il faisait du vent dans les feuilles, au-dessus de moi le ciel bleu pâle. La route ici est très resserrée entre les flancs des deux montagnes.

Un aqueduc de marbre, tout gris maintenant, va d’une montagne à l’autre ; il a deux rangées d’arcades, grêle d’ailleurs ; une inscription le déclare dédié à César Auguste.

Plaine d’Éphèse. — Ah ! c’est beau ! orientalement et antiquement splendide ! ça rappelle les luxes perdus, les manteaux de pourpre brodés d’or. Érostrate ! comme il a dû jouir ! La Diane d’Éphèse !… À ma gauche, des mamelons de montagne ont des formes de teton poire. Suivant toujours le sentier, nous traversons un petit bois d’arbustes (ligaria, en grec) et nous arrivons à Éphèse.

Iasoulouk (Éphèse). — Dômes en briques. La forteresse, avec le pays, est sur une éminence évasée par la base et à l’œil complètement détachée de la plaine ; de loin, la forteresse éclatait ; on la voit de très loin, ainsi qu’une colonnade sur la droite, qui n’est autre que les restes d’un aqueduc.

Des oliviers sauvages ont poussé dans la grande mosquée, nous faisons envoler une nuée de corbeaux. — Restes d’une vasque. — La mosquée divisée en deux parties. Était-ce une église ? Portes et fenêtres d’un charmant style comme arabe primitif. Nous allons jusqu’à la porte de la forteresse. — Dîner chez le sheik, les gardes et les moucres mangent avec Stéphany et Sassetti, tous en rond, sous la petite lanterne suspendue à une corde ; un gars tout en rouge (robe et veste) rôde par là, et allume nos pipes. — Notre hôte, personnage désagréable et taciturne.

Mardi 22. — Promenade de quatre heures au milieu de ruines éparses d’Éphèse. — Restes de monuments romains méconnaissables ; beaucoup de constructions en briques sur des constructions en pierres ; des trous faits dans les pierres indiquent un revêtement en marbre qui n’existe plus. Ces ruines sont surtout à gauche du village d’Iasoulouk, au pied de la montagne ; la ville, établie dans la plaine, entre les montagnes, se dégorgeait largement vers la mer, que l’on voit parfaitement de la hauteur d’Iasoulouk. Le peu de sculpture que nous voyons : deux morceaux qu’on nous apporte, et d’autres rapportés avec une intention de symétrie à la porte de la forteresse, sont d’une époque décadente, c’est lourd. — Six chacals que nous voyons presque en même temps en visitant les ruines.

Jolie petite mosquée près des cafés, à côté de la fontaine et du cimetière, ombragée de deux frênes énormes. Le portail a des colonnes antiques ; sous les arcs, système de gouttières et de bâtons alternatifs qui, de face et de trois quarts, fait le plus joli effet du monde. Le minaret, comme celui de la grande mosquée, est en forme de colonne évasée par le haut, il est de même ornementé de macaronis blancs qui courent sur les briques. La mosquée est bâtie avec des morceaux de pierres et de marbres ; chaque morceau est encadré de deux briques ; un peu plus haut, croisillons, comme dans toute l’architecture arabe. Sur les stèles plates des tombes, on peut étudier l’ancienne forme des turbans ; le turban en rouleaux longitudinaux oblongs s’arrête net au milieu du tarbouch, qui le surmonte de beaucoup. Au-dessus de quelques tombes, un petit trou pour observer les oiseaux. (J’ai vu cela en Bretagne, mais c’est pour y mettre de l’eau bénite.) Ces tombes, de côté, dans tous les sens, ont l’air de cartes blanches, fichées en terre et qui vont s’abattre ; très belles écritures dessus.

Les coiffures de ces pays sont démesurées ; la quantité de rouleaux que l’on se contourne autour du chef monte si haut et est si lourde, que notre moucre est obligé de les retenir par une ficelle mise de côté.

À 1 heure moins 5, nous partons d’Iasoulouk. La route va entre des makis de ligaria et de menthes, le vent les courbe, quand nous passons près des arbres le feuillage frémit ; toute la journée le ciel fut sombre. Axiome : c’est le ciel qui fait le paysage. Au sortir d’Iasoulouk, caravane de chameaux, le dernier portant un énorme tocsin ; un surtout avait de formidables bouquets de poil au haut des fémurs et des espèces de fanons qui lui pendaient du cou ; il crie quand nous passons près de lui.

Çà et là, tentes de Turcomans.

Une demi-heure après Iasoulouk, une rivière fait un coude ; elle est, en cet endroit, large et assez dénudée, c’est le Méandre. Au delà, montagnes grisâtres, mont des Chèvres, très ardu, avec une forteresse dessus, à gauche lorsqu’on s’en va d’Iasoulouk, de l’autre côté du fleuve. Rencontre de chameaux dans un chemin creux, qui nous barrent le passage ; l’enfant qui les conduit, voyant que nous les brutalisons pour passer, hurle de peur, sans doute à l’aspect de nos mines et de nos fusils. Une heure avant d’arriver à Tyra, temps de galop ; j’avais un excellent petit cheval gris sale, à crinière abondante éparpillée sur son cou.

Tyra. — À l’entrée de Tyra, platane démesuré, cinquante hommes avec leurs chevaux y tiendraient à l’ombre ; si ce n’est cinquante, plus de trente à coup sûr. Nous sommes un quart d’heure à traverser la ville, où tout est fermé ; la lune levante brille dans la cour d’une mosquée auprès de laquelle nous passons, sur notre gauche.

Au Séraï, nous sommes reçus dans la salle des officiers. — Amabilité de ces messieurs, on crie en turc et en grec, tapage superbe à l’occasion de la route des moucres. Une négresse, vêtue de blanc et se voilant, entre, en se cachant et essayant de se fourrer dans la muraille, c’est une esclave qui vient de s’échapper de chez son maître et qui se réfugie ici. Le chef des moucres de Tyra, gros homme à prestance de pacha, lui donne une claque sur le menton, en manière de facétie et de mépris, et l’emmène chez lui. — Visite au gouverneur, homme nul.

Mercredi 23. — Rien de particulier dans les bazars. — Auvents en bois. — Rue avec un ruisseau carré au milieu pour les chevaux. — Cimetières dans la ville. Depuis plusieurs jours, nous trouvons souvent, dans la campagne, des tombes à des endroits complètement inhabités ; là sans doute fut quelque campement, ce sont les tombes des amis de ceux qui ont porté leurs tentes ailleurs, cela donne à la route quelque chose de très grand et d’inattendu. En venant d’Iasoulouk à Tyra, un enclos contenant quelques tombes, un peuplier au milieu ; dans le cimetière d’Iasoulouk, des oies se promenaient ; un coup de vent est venu, elles se sont assises et rengorgées en bateau pour le laisser passer ; quelques-unes ont mis la tête sous l’aile.

Partis à 8 heures et demie. — Déjeuner sous un platane, près d’une citerne ; on puise de l’eau dans une outre, l’eau coule d’elle par tous les côtés. Un troupeau de moutons vient à côté de nous.

Nous avons marché toute la journée dans une grande plaine ; cirque immense au milieu des montagnes en amphithéâtre. Les montagnes sont loin de nous ; sur la gauche, leur galbe est sinueux et aigu. Nous passons près d’un chariot tassé de chanvre (roues à jantes et rayons) et traîné par des buffles, ils soufflent bruyamment lorsqu’ils sont arrêtés.

Nous passons par le village de Odemisch, au milieu du petit bazar qui forme sa rue principale : beaux enfants et en assez grande quantité, les petites filles surtout, avec leur chevelure blonde qui a des tons jaune doré dedans.

Birké est au pied des montagnes (à gauche quand on vient de Odemisch), entouré de bois ; de loin, une ligne de peupliers. Avant d’arriver à la ville, lit d’un torrent large et profondément entré dans la terre ; des deux côtés, oliviers. On monte. Le torrent (à sec) passe au milieu de la ville en pente ; au fond, un grand pont en accent circonflexe.

Dans la route nous avons passé sur un pont en bois ; il n’y a que des poutres assez petites, mises de travers, elles sont la plupart pourries ou cassées, les pieds de nos chevaux enfoncent dedans ; mais il y a un parapet, chose étrange ! — Moins de tentes de Turcomans que la veille. — Maxime tire un aigle qu’il manque. — Nous rencontrons couché sur le chemin un cheval qui se crève, il a le dos tout suppurant, l’épaule dénudée, rouge ; il est dévoré par des millions de mouches. — Il a fait toute la journée un temps lourd, le ciel était couvert ; nos chevaux tourmentés des mouches, le mien faisait des bonds subits et donnait des saccades de tête.

Position d’un chameau de Turcoman à une halte de caravane ; il était couché sur le côté, comme un cheval à l’écurie (position très rare), et au lieu d’avoir les jambes repliées sous lui, l’épaule droite de devant et une partie de son cou étaient appuyées contre un sac, il se prélassait là comme un monsieur dans un fauteuil élastique.

Arrivés à Birké à 3 heures de l’après-midi, logés au conac, dans une charmante petite chambre turque : panneaux en boiseries peintes, plafond vert croisillonné de baguettes jaunes ; au milieu, un grand carré rouge croisillonné de baguettes jaunes.

Nous descendons la ville par où nous sommes arrivés. — Aspect suisse de la partie supérieure de la ville, à cause de ses maisons jetées au hasard sur la pente, avec des toits en tuiles, et carrées. — Nous fumons un narguileh dans un café (partie gauche de la ville en montant). — Entrés dans l’église grecque en bois que l’on est en train de bâtir.

Le soir, à dîner, nous nous empiffrons avec d’excellent melon, beaucoup de perdrix et une sorte de pudding en pâte épaisse, faite avec du miel, de la farine, du beurre et du sucre. — Sassetti a encore trouvé une tortue.

Jeudi 24, partis à 7 heures et demie. Montée qui tourne sur elle-même ; au bout d’une heure, planure. — Petite montagne que l’on monte et descend, prairie encaissée entre deux montagnes sèches ; elle est verte, herbue, plantée de peupliers.

Déjeuner au village de Bosdall. — Noyers monstrueux, enclos de pierres sèches. Combien il y a sur la terre d’existences enfouies ! Nous suivons la prairie encore quelque temps, puis nous nous séparons du ravin, que nous laissons sur la droite, et nous continuons parallèlement à lui. Un moulin, l’eau tombe et pleure du ruisseau en bois qui va se verser dans un grand entonnoir carré, le jour passe entre la nappe et les filets d’eau.

Rencontré deux Grecs, le gamin est à cheval et le jeune homme à pied. L’enfant de 12 ans qui est l’aide de notre moucre, resté en arrière avec Sassetti, lui propose de couper le cou aux Grecs, et, comme il ne comprend pas, il lui fait signe avec son couteau, signe du reste qu’il traduit lui-même clairement, quand Stéphany lui a ensuite demandé ce qu’il avait voulu dire.

Nous nous tenons sur le versant gauche, les deux montagnes ont l’air d’avoir été tout à coup et brusquement séparées par le torrent, les angles rentrants de l’une faisant face aux angles sortants de l’autre. Le versant de droite est plus dénudé ; sur cette grande pente, presque à pic ou du moins fort inclinée, d’un ton brun très pâle, çà et là quelques arbres fichés, la verdure revient de notre côté : chênes, petits frênes, noyers, fougères, de l’eau. On tourne un coude à gauche, et, au bout de l’étroit vallon formé par le torrent est une immense plaine, blond pâle, terminée par un bourrelet bas de montagnes. Par son étendue, ça rappelle le désert ; le ciel est bleu, le soleil brille, bouffées d’air chaud. Au bas de la descente, grand lit à sec du torrent ; là, il s’élargit dans la plaine comme pour se venger d’avoir été si longtemps comprimé. Des vaches noires marchent dans un champ, en cassant sous leurs pieds les tiges sèches du maïs ; quelques tentes de Turcomans, toujours en rude et rugueuse toile noire de chameau ; sous l’une d’elles, à gauche, un enfant nu nous regarde passer. Nous suivons encore une heure la plaine ; à 4 heures, arrivés au village de Salikli.

Salikli. — L’éteignoir en fer-blanc de son minaret brille de loin. — Le collecteur d’impôts arménien nous paraît vexé de nous céder l’unique chambre logeable. — Beau lévrier noir.

Vendredi 25. — Toute la journée dans la même plaine qu’hier. Pour aller coucher à Salikli, nous avons incliné à l’Est ; maintenant nous allons dans l’Ouest, nous dirigeant sur Smyrne.

Sart (Sardes). — À 1 heure et demie de Salikli, ruines de Sardes (Sart) ; à côté, petit café où nous déjeunons. Les ruines de Sardes sont au bas de la montagne, sur un espace d’un quart de lieue : souterrains en pierres et en mortier, à arcades parallèles, à demi enfouies en terre ; fragments de constructions romaines en pierre (belles constructions), surmontées de fragments de maçonneries en briques fort belles, ouvrage solide. Deux colonnes en marbre : pas une seule assise de même dimension, le chapiteau est à volutes ioniennes, le tailloir semé d’oves ; entre les volutes, des oves ; la base du chapiteau cannelée ; sur le profil du chapiteau, écailles de poisson. Le chapiteau de la colonne de droite (en arrivant de Salikli) est déplacé de la colonne et comme poussé du dehors. Très bel effet de l’ensemble, surtout en se tournant du côté de l’Ouest. Entre ces deux colonnes, petite montagne à angles et crêtes aigus, de couleur argileuse et nue ; au premier plan, au pied des colonnes, des broussailles, parmi lesquelles une colonne écroulée, comme dans la cour des Bubastites à Thèbes, seulement ici les dalles sont en marbre, cela fait de fières meules de moulin ; ces deux colonnes sont un peu grises et roussies par le haut.

Rien de remarquable, le reste de la journée. Pendant que nous déjeunons, passe une longue file de chameaux ; quelques-uns ont, des deux côtés de la tête, des espèces de pendants d’oreilles en coquillages de couleur. Ah ! qu’elles ne se doutaient guère ces coquilles, lorsqu’elles étaient au fond de la mer, que, suspendues à l’oreille des chameaux, elles voyageraient par les plaines, les montagnes, le désert !

Nous trottinions dans la plaine, quand nous avons vu venir devant nous, allant vers Salikli, à une cinquantaine de pas à droite, un groupe de cavaliers escorté de beaux lévriers. Stéphany les appelle, ils viennent à nous. Le lévrier qui me fait le plus envie avait un collier de coquilles blanches et coûterait 600 piastres si on voulait le vendre. — Maxime achète un cheval blanc moyennant 275 francs. Nous continuons. — Halte à un café, où nous mangeons une pastèque. — Maxime a reçu à la jambe un coup de pied du cheval que montait Sassetti. — Nous cheminons toute la journée côte à côte ; des roseaux à tige blanche et à cime violet pâle s’agitent au vent, toute la journée il a fait du vent ; à gauche, petites montagnes bleues. Arrivés à Cassaba à 4 heures.

Cassaba. — C’est un très grand village, au milieu de la plaine, entre la verdure. Pour entrer nous passons par de longues rues étroites et boueuses : rues larges, bazars en bois, marché aux fruits ombragé d’un grand arbre ; on sent vaguement que l’on est près d’une grande ville, il y a plus de monde, c’est plus ouvert, plus animé.

Logés au khan, fort grand. — Jolie levrette avec ses petits, que l’on habille le soir. — Dîner avec beaucoup de plats. Nous sommes dans une petite chambre à escalier séparé, à gauche en entrant dans le khan. — Nuit bourrée, hérissée, échevelée de puces ! je n’en ai jamais tant eu, ni de si grosses ! mon lit donne sur la niche des lévriers ! Il fait beau clair de lune, je me promène dans la cour ; au fond, à gauche, du côté des écuries, un Arabe joue de la flûte.

Samedi 26, à 5 heures du matin, nous partons. Interminable file de chameaux qui défilent dans la clarté vaporeuse et blanche du matin ; la caravane était peut-être composée de trois à quatre mille chameaux (?), les petits ânes qui en conduisent les différentes sections ne paraissent pas plus grands que des chiens ; sur l’âne est le conducteur, dans son habar raide de feutre blanc.

Nous marchons d’abord dans une espèce de désert, lande ouverte, puis grand ravin à sec. On monte, plateau à gauche ; au pied des montagnes est Nymphio. — Colique stomachique de Stéphany. — Déjeuner à un café grec où je le trouve couché sur le dos. — De là à Nymphio, une heure à travers champs, chemin plein d’ombre, d’eau, de sources, de broussailles et de cascades ; je dors sur mon cheval et je ne vois guère Nymphio que d’un œil entr’ouvert.

Je suis pris de la rage d’arriver, ce que j’éprouve toutes les fois que je dois terminer quelque chose, que je touche à un but quelconque, à une fin quelle qu’elle soit ; je galope. — Village au haut de la montagne qui domine la plaine de Smyrne ; descente sur une voie pavée, oliviers ; la ville n’arrive pas ! — Je retrouve Sassetti. — Champ des morts des deux côtés de la route. — Pont des caravanes ; désillusion complète, la plus forte ou, pour mieux dire, la seule que j’aie eue en voyage : il a une balustrade en fer ! — Nous entrons par le quartier arménien et grec. Maisons européennes ; ça ressemble à une ville de province de second ordre. Stéphany et Maxime me rejoignent dans la ville. — Arrivés à 4 heures du soir à l’Hôtel des Deux-Augustes, chez Milles. Pas de lettres !

SMYRNE.

Dimanche 27. — Le soir au théâtre français, troupe du sieur Daiglemont. Nous voyons Passé minuit, la Seconde année, Indiana et Charlemagne. Maxime est pris de la fièvre.

Pluie et temps exécrable toute la semaine.

Lecture d’Arthur, d’E. Sue, les Souvenirs d’Antony de Dumas, la moitié du premier volume du Solitaire de d’Arlincourt, Jacqueline Pascal de Cousin.

Hôtel des Deux-Augustes. — Personnages de l’hôtel : M. Aublé, redingote jaune, chapeau gris, barbe grisonnante ; M. Horace Walpole, possesseur d’un chien d’Erzeroum, a voyagé dans le Hauran ; il a été volé plusieurs fois ; dépossédé et sans ressources, il a volé un âne et a forcé son propriétaire, qui était un Juif, à le suivre à pied pour le servir ; le colonel américain Willougby, vieux, solide, à barbe grise ; Weber Oscar ; famille italienne d’un docteur d’Erzeroum qui vient s’établir à Smyrne ; famille valaque logée en face de nous ; la comtesse, son fils et le précepteur, pasteur protestant de Marseille, petit pingre en lunettes ; Diamanti, drogman en fustanelle ; le frère de Stéphany, Joseph, domestique de l’hôtel, petit, noir, doux, collier.

Smyrniotes ; le Dr Raccord ; le Dr Camescasse, famille d’iceluy, sa fille en corsage de tricot rouge.

M. Pichon, consul ; Guillois, air d’avoir des engelures quoiqu’il n’en ait pas, carottier achevé ; le père Ledoux, bien nommé, pied-bot ; Carabette, a la figure au bas de sa perruque ; M. Dautin, inepte directeur de la poste.

Temps triste et ennuyeux tout le temps que j’ai été à Smyrne ; je suis nerveusement et moralement mal disposé, l’hiver approche.

Promenade à Boudja. — Weber nous accompagne. — Froid. — Nous montons. En haut de la montée, ruines blanchâtres d’un aqueduc, Boudja à gauche dans le fond, maisons entourées de jardins, petit cimetière turc. Nous traversons le village. — Halte dans un café, promenade aux aqueducs, il y en a trois. — Moulin. — Vue d’en bas, les pieds dans la rivière, l’eau déborde de l’aqueduc et tombe en nappe, le soleil passe à travers, il perce aussi les filets d’eau tombant des arcades supérieures. — Retour par la petite vallée Sainte-Anne. — Couvent grec, grande bâtisse blanche. — Nous rencontrons des chasseurs à l’affût.

Promenade à Bournabah. — Un autre jour, je vais tout seul à cheval, suivi du drogman Théodore (Stéphany a la fièvre). Au premier village à droite, en sortant de Smyrne, après le grand champ, on tourne à gauche. Au milieu du chemin passe une Grecque en vêtement blanc, nu-pieds, nu-col, nu-tête ; je ne me rappelle plus ses traits, mais c’était d’un très grand style comme ensemble. — Route pavée entre des verdures, elle incline à droite.

Bournabah, petite ville au pied de la montagne, maisons de campagne des commerçants levantins. — Deux très grands cyprès dans un jardin qui a, sur le devant, une maison blanche. — Entrée ridicule que je fais dans le jardin d’un certain gros M. Nicolazzi (?) qui me dit : « Misérable ! » en me montrant des choux et des rosiers. Il était en habit noir et en pantalon blanchâtre, cheveux ras, grosse boule, parlant un jargon que j’ai pris tour à tour pour français, anglais, italien, turc et grec. — Nous traversons en droite ligne toute la plaine, par des chemins, entre des arbres, pleins d’eau à cause de la pluie des jours précédents ; nous pataugeons dans la terre labourée par places, nous baissons la tête pour passer sous des arbres. Plantations nombreuses. Nous coupons la route qui mène à Nymphio ; par une pente escarpée on monte au village de Cacoutjath.

Cacoutjath. — Vue de toute la plaine : au premier plan, verdure des oliviers ; en face, montagne d’un ton roux très pâle ; à droite, montagnes bleues de Nymphio ; à gauche, la mer, ardoise, et Smyrne blanc avec ses toits rouges. Le ciel est froid, bleu, clair.

Dans le village, ancienne mosquée de même construction que la petite mosquée d’Éphèse. Je monte droit toute la montagne (c’est dans ces environs qu’il y a deux jours on a arrêté et volé deux jeunes gens de Smyrne qui chassaient) et je retombe sur Boudja.

Retour à Smyrne par une descente pavée.

Mont Pagus. — Montée du mont Pagus. — Petit cimetière. — Peu à peu, Smyrne grandit à mes pieds, la nuit vient. J’entre dans la forteresse par une des anciennes portes ; dans la cour intérieure, une petite mosquée, de l’herbe partout ; je n’ai pas le temps de voir s’il y a quelque chose à voir, la nuit tombe et je regarde le coucher du soleil. Je n’en ai pas encore vu de si diversement beau, à cause des découpures du golfe et des montagnes : à gauche, derrière les montagnes des Deux-Frères, bleu ardoise sombre ; au-dessus, le ciel est empourpré, vermeil ; du côté de Bournabah, les montagnes sont blondes de tous les blonds possibles, puis roses, rouges… Ô mon Dieu ! mon Dieu !… !!!… ???

Je m’en reviens, je traverse le petit champ des morts, en pente, et je rentre dans la ville par le quartier juif et turc. Rues étroites, la pluie des jours passés fait des rivières entre l’espace des deux trottoirs des rues ; petites lampes allumées aux boutiques ; foule grouillante. Approche de l’hiver, froid. Quelques maisons éclairées, gens qui entrent, gens qui sortent, de la mangeaille, des chiens et des enfants sur les portes, intérieurs sombres.

Jeudi 7 novembre. — Promenade à Cordelio avec Stéphany. — On suit la route de Cassaba, puis on tourne à gauche comme pour aller à Bournabah, et on la quitte pour prendre à gauche, au bout de quelque temps. Chaussée pavée, grand marais salin au bord de la mer, petites criques. À droite, montagnes nues ; à gauche, au premier plan, la mer ; Smyrne de l’autre côté du golfe ; en face de nous, les verdures de Cordelio. — Passe dans les rochers ; à l’entrée un laurier-rose. Je m’arrête là à regarder les chameaux qui viennent.

Halte à un café, servi par un jeune homme nègre, boiteux. — Levantins smyrniotes en partie de campagne, avec une flûte et un violon. — Nous faisons le tour du pays.

Halte à un café, bâti sur pilotis dans la mer.

À travers champs, fossés et marais, Stéphany me conte des histoires de sorcier : il a vu à Beyrout un sorcier qui faisait venir à travers les airs, de Damas à Beyrout, une fille sur son lit ; il finit pourtant par m’avouer qu’il n’a vu que le nuage qui enveloppait la jeune fille, ou même qu’un nuage. À Smyrne, on croit beaucoup au sortilège, aux enchantements ; quant à lui, il n’accepterait jamais une tasse de café ou un verre d’eau d’une jeune fille, de peur d’être forcé malgré lui à l’aimer. Une jeune personne, amie de Mlle Camescasse, m’a dit que celui qui cueillait les feuilles du Ligaria se faisait aimer de la personne qu’il aime ; j’en ai souvent cueilli sans y songer, je cherche à savoir qui m’aimera. Ô vertu de la plante ! comme je t’aurais bénie dans ma jeunesse !

Nous revenons à Smyrne en trois quarts d’heure, temps de galop brillants. — Le soir, dîner chez le docteur Ballard. — Mme Matron, grosse bonne de Smyrne, en robe verte, bonnet, gants blancs, trois mentons, et le nez pointu quoique épaté de la base. — Après le dîner, au théâtre, « il signor Nicosia », grec, violoniste à longs cheveux et qui met son mouchoir dans la poche de son pantalon ; Webber, ivre et troublant la salle de spectacle ; présentation à M. Daiglemont, en robe de chambre, quelle cordelière ! et à M. Desbans, œil du sieur Desbans, paletot du sieur Andrieu. Nous revoyons la Seconde année de Scribe !

De Smyrne à Constantinople. — Vendredi 8, départ pour Constantinople sur l’Asia de la Compagnie du Lloyd. — Weber est ému d’un déjeuner qu’il vient d’avoir avec Oscar.

Passagers : M. Constant, gros et bon brutal Américain ; Mme Constant, petites boucles d’oreilles en diamant ; son fils, maniaque de la lorgnette ; Oscar ; un gros armateur de Trieste, charpenté, en redingote jaune blanc, figure de bouledogue, insipide ; M. Peyret, français établi à Constantinople ; sa femme en coiffure grecque, lèvres boudeuses et suceuses, pelisse jaune ; gros Arménien bon enfant, qui nous donnait des prises de tabac (nous l’avons rencontré aujourd’hui dans la cour du tekeh des derviches tourneurs), il avait la figure toute bleue, ce qui venait d’un mouchoir en toile peinte tout neuf, dont il se servait ; sa fille, Arménienne viandée, à cheveux noirs, venait avec lui à Constantinople chercher une femme pour son frère ; Aline Duval ; le gouverneur de Samos.

Je suis sorti de ma cabine et j’ai vu Ténédos à gauche, derrière moi ; plus en remontant, Lemnos.

Sur le rivage à droite, buttes de terre ; on vous en montre une que l’on dit le tombeau de Patrocle. Le rivage est bas, mais c’est dans un admirable pays ; je ferai, coûte que coûte, le voyage de la Troade. (Voilà ce que j’écrivais !). À gauche, nous avons l’Europe. — Aller d’ici à Venise, par terre, ce serait un voyage !

Dardanelles. — Samedi 9 et dimanche 10 novembre, quarantaine aux Dardanelles, nous restons à bord. Quel jambon que le jambon croate de l’Asia !

Lundi 11. — Le matin nous descendons dans le village des Dardanelles, côte d’Asie. — Promenade en famille, pataugeant dans la boue des rues, qui sont du reste assez larges et, pour des rues turques, en hiver peu boueuses ! — Visité deux potiers. On fabrique ici de grandes jarres vertes, vernies, avec des fleurs d’or par-dessus et pouvant à la rigueur servir de pots ; il y a des monstres fantastiques, se rapprochant du Martichoras (ou plutôt de l’Alborak !). — Nous menons Mme Constant dans un grand café propret, chauffé par un manggal ; un Turc se lève pour la saluer quand elle entre. Ce café est en même temps la boutique d’un barbier et d’un dentiste. — Nous tâchons vainement d’entrer dans la forteresse.

Pendant toute la traversée des Dardanelles, je pense à Byron ; c’est là sa poésie, son Orient, Orient turc, à sabre recourbé ; sa traversée à la nage était rude.

Gallipoli. — Le soir, à 2 heures, arrêtés à Gallipoli. Il y a là un petit port avec beaucoup de petits navires tassés dedans ; la mer est assez forte, ça remue.

Au delà de la ville, aspects de campagne tranquilles et européens, ciel gris et froid, poules qui picorent dans un champ labouré. — Vieille forteresse dominant le pays et où nous nous promenons, mais nous laissons la compagnie de son côté et nous faisons le tour du pays tout seuls. Nous traversons un cimetière où il y a une vache, Stéphany demande sa route à des femmes turques assises sur le seuil d’une maison (fabriques de tombes) qui est au milieu du cimetière. Café sur le port : deux hommes, dans un coin à ma gauche, sont en affaires, l’un en robe, veste, et barbe noire, parlant très vite, avec volubilité.

Retour à bord et partis.

Arrivée à Constantinople. — Mardi 12 novembre, à 7 heures du matin, nous apercevons Constantinople. — Îles des Princes, à droite : elles ont l’aspect désert ; à gauche, le château des Sept-Tours, puis longues files de maisons blanches ; à droite, Scutari, une forêt au-dessus : c’est le grand champ des morts ; le Bosphore devant nous ; Nez-du-Sérail à gauche, palais dans la verdure ; par derrière, dômes et minarets. On tourne cette pointe et l’on entre dans la Corne-d’Or, golfe entre Stamboul et Péra : c’est une mer peuplée de vaisseaux et gâtée seulement par deux ponts en bois.

Tandis que nous stoppons avant de débarquer, mine d’un caidji dans son caïque, qui se promène autour de nous : veste bleue, tarbouch, cheveux noirs, figure avancée, souriant un peu. Une caravelle a passé tout près de nous, côté bâbord, nous lui avons fait signe qu’elle allait le heurter, il nous a répondu par un sourire de fatuité accompagné d’un la de tête, muet, plein de confiance.

Fini de copier ces notes le samedi soir,
minuit sonnant, 19 juillet 1851, à Croisset.
CONSTANTINOPLE

CONSTANTINOPLE.[21]




Nous débarquons à l’embarcadère de Top-Hana, nous montons la petite rue de Péra. — Hôtel Justiniano.

Tour de Galata. — Escalier intérieur qui donne sur des planchers en bois ; en haut, café tenu par les guetteurs de nuit. Nous voyons là les piques qu’ils portent à la main, lorsqu’ils courent la nuit aux incendies. Circulant autour du parapet, il me semble que la tour remue par la base et s’incline par le sommet, comme un mât de navire sur lequel je serais posé : c’était sans doute le mouvement de la mer qui continuait en moi.

Promenade dans le bas quartier de Galata : rues noires, maisons sales, salles du rez-de-chaussée ; violon aigre qui fait danser la romaïque ; jeunes garçons en longs cheveux qui achètent des dragées à des marchands. — À la nuit tombante, promenade dans le cimetière de Péra : tombe d’une jeune fille française qui s’est empoisonnée pour ne pas épouser un homme que son père lui destinait, il l’avait même introduit dans sa chambre. Ces histoires d’empoisonnement par amour sont fréquentes à Smyrne, où l’on s’occupe beaucoup de galanteries. Stéphany nous dit que dans ce cimetière, le soir très tard ou le matin de très bonne heure, les p… turques viennent s’y faire b…, par les soldats particulièrement. Entre le cimetière et une caserne que l’on bâtit à gauche, vallon ; dans ce vallon, des moutons broutaient.

Le soir, nous allons voir la Lucia, représentée convenablement. — Oscar dans la loge de l’amant de la prima donna. — M. Constant et sa femme, en chapeau blanc ; à côté d’eux Aline Duval, en chapeau rose avec un voile noir.

Mercredi, nous avons passé le pont de Galata pour aller de l’autre côté, à Stamboul. Sur le pont, rencontré un Indien richement vêtu, de couleurs vertes et or ; il marche doucement sous un parapluie, quoiqu’il n’y ait guère de soleil, et porte un binocle en écaille ; il a habité trois ans la France.

Bazars : me semblent sans fin. — Ludovic. — Écrivains dans de petites boutiques, où nous faisons écrire le nom de Bouilhet. — Nous allons donner à manger aux pigeons de la mosquée de Bajazet (Baiezidiey), ils s’abattent de tous les côtés de la mosquée. — Bruit du grain qui tombe sur eux et les fait s’envoler un peu, quand on le leur jette. Un homme est là, près d’un coffre plein de grain, où il le puise avec une tasse.

Jeudi. — Été à Scutari. — Rue en pente et déserte, café à l’entrée du champ des morts, où nous attendons l’heure d’entrer chez les hurleurs.

Tekeh des derviches hurleurs. — Pièce carrée, balustrade tout autour. Sur la muraille du côté où est le Merab, instruments de supplice à l’usage des hurleurs : longues broches terminées par une espèce de palette recourbée et espèces de coins ronds terminés par des pointes ; de la partie supérieure du cône, chaînettes. Sur des planches tout autour sont rangés de grands tambours de basque, des cymbales et de petits tambourins. On a commencé par des prières. — Iman, vieillard grisonnant ; son fils, figure impassible, joues un peu bouffies, nez régulier, droit, un peu de petite vérole au bout, robe verte garnie de fourrure de renard, immobile dans sa pose à genoux. — La file s’est ébranlée : pas de costume particulier, il y avait dedans des soldats turcs, plusieurs vêtus à l’européenne. — Le chef d’orchestre, petit, noir, remuant tout et menant tout ; le chef des cérémonies, gros bonhomme en robe puce, ressemblait un peu à Soliman-Pacha. — Un vieux, rien qu’avec son takieh, assis par terre et chantant. — Jeune homme en pantalon, en petit turban, ressemble à Biery, s’est mis à la fin à pleurer à chaudes larmes.

Cela m’a semblé plus musical que ceux que nous avions vus au Caire, la voix de dessus dominant et passant à travers les hurlements. Un moment, ça a ressemblé au bruit du piston d’une machine à vapeur ; d’autres fois, en fermant les yeux, à deux ou trois lions en cage et rugissant. — Vers la fin de la cérémonie, malades venant se faire marcher sur l’endroit malade par l’iman ; aux petits enfants, il faisait seulement des passes avec la main et les insufflait.

Promenade dans le cimetière de Scutari. — Descendus par la grande rue. — Traversée en caïque, qui manque de sombrer à chaque lame ; nous en voyons flotter à l’eau un à qui cet accident vient d’arriver, plusieurs hommes qui le montaient se sont noyés. — Vue d’un milord doré qui appartient à Sa Hautesse, chevaux enharnachés d’argent lourd.

Vendredi 15. — Tourneurs de Galata, tekeh rond, galerie autour en bas et en haut, petites lampes et lustres de verre : ça a l’air bastringue. — Iman, vieillard en robe verte. — Procession à la file, 17 derviches, ils saluent le Merab après l’avoir passé et se saluent eux-mêmes. Bientôt la ronde commence. Cela n’est pas assez vanté : chacun a une extase particulière, vous pensez aux rondes des astres, au songe de Scipion, à je ne sais pas quoi ? Un jeune homme, les bras tout levés et la figure perdue de volupté ; un autre qui ressemblait à un archange, avec un air d’autorité ; un vieux, pointu, à barbe blanche ; un de teint blanc jaune (maladie de cœur ?), de même teinte morte que son bonnet de feutre. Nul étourdissement quand ils s’arrêtent. — Mouvement de leur robe qui tourne encore et les drape.

Samedi 16, visite au général Aupick, ambassadeur. — Reçu celle de M. Fauvel. — Accident arrivé à un de mes commensaux, M. de Noary, qui a laissé tomber à l’eau un sac contenant 80,000 piastres.

Dimanche 17. — Le matin Bezestain fermé aux trois quarts, les Grecs et les Arméniens et quantité de Turcs faisant dimanche. — Déjeuner dans un café avec du Rebab ; le froid nous y fait grelotter. — Le soir, dîner chez le Dr Fauvel. — MM. Danglars, Mangin, etc.

Lundi 18. — Partis le matin (après avoir attendu deux heures, à l’Hôtel d’Angleterre, avec M., Mme Constant et leur fils, le « petit femme grecque », MM. Portier, Pélissier qui trimbale ses bottes, et Mme Navie, grosse femme arménienne, plaquée de fard et qui fait l’œil jouisseur quand on passe devant elle), Hamelin (des Andelys), Hoffmann, docteur en droit, vêtu d’un tarbouch porté sur le derrière de la tête. Nous entrons dans le Vieux Sérail par la porte de Top-Kapou (= porte du canon), longue avenue plantée ; les arbres sont enguirlandés de vigne. Après avoir défait nos chaussures, nous montons dans les appartements, pièces ovales donnant sur le Bosphore. On voit naviguer à pleines voiles les vaisseaux. Aux murs, pilastres en plâtre, rideaux de mousseline ; housses en perse ou en calicot, ameublement et ornementation mesquine, qui jure avec la délicieuse forme architecturale des appartements et leur position. — Galerie longue, sur le mur de laquelle gravures modernes et un tableau de Gudin. — Salles de bain en marbre blanc, robinets de cuivre (!) ; c’est du reste ce qu’il y a de mieux, avec une pièce du rez-de-chaussée où il y a divan et vasque au milieu.

Les jardins, compris entre les différents corps de bâtiment du Vieux Sérail, sont taillés en petits jardinets rococo. Rien ne répond moins à l’idée du jardin oriental, mais rien ne répond mieux à celle qui nous est représentée dans les gravures anciennes, où l’on voit le sultan avec l’odalisque, existence resserrée, mesquine, fardée, sans grandeur ni volupté ; c’est enfantin et caduc, on y sent l’influence de je ne sais quel Versailles éloigné, apporté là sans doute par je ne sais quel ambassadeur en perruque, vers la fin de Louis XIV.

Les appartements sont de couleurs différentes, l’un blanc, l’autre noir, l’autre rose, etc. ; dessus de cheminées en cuivre taillé à jour. — Bibliothèque dans une autre cour en face. — Collège des Icoglans ; nous voyons plusieurs de ces jeunes drôles, dont la plupart serviront plus tard au sultan. — Manuscrits entassés dans une armoire. Par terre, on nous déroule une pancarte sur laquelle sont peints les portraits des sultans, affreux petits bonshommes en turban, et accroupis sur des divans.

Salle du trône : fenêtre grillée, appartement sombre. Le trône est un baldaquin destiné à renfermer un divan, admirable chose en argent doré, incrusté partout de diamants et de pierres précieuses, vrai luxe oriental s’il en fut ! La bordure du baldaquin, partie comprise entre l’arc et la corniche, est ornée et terminée par des sortes de petit arcs, terminés par des sortes de glands du plus gracieux effet du monde. — Cuisines, rien de curieux. — Arsenal dans l’ancienne église Sainte-Irène. — Belle salle d’armes en dôme, voûtée, avec nefs pleines de fusils en mauvais état ; au fond, à l’étage supérieur, armes anciennes et d’un prix inestimable, casques persans damasquinés, cottes de mailles, communes la plupart, grandes épées normandes à deux mains. — Sabre de Mahomet, droit, large et flexible comme une baleine, la garde recouverte d’une couverture en peau verte ; tout le monde l’a prise et brandie, moi seul excepté. — On nous montre aussi, sous verre, les clefs des villes prises par les sultans. — Vieilles espingoles à bois usé, noir, culotté, tromblons épatés, toute l’artillerie fantastique et lourde d’autrefois. — Machine-Fieschi.

Il y a aussi au Sérail un musée d’antiques : une statuette de comédien avec le masque ; quelques bustes, quelques pots, deux pierres avec figures et caractères égyptiens. — Nous sortons par la porte qui donne sur la place de Sainte-Sophie. — Déjeuner dans un café pendant que le reste de la société tâche de voir la Monnaie.

Sainte-Sophie, amalgame disgracieux de bâtiments, minarets lourds ; elle est repeinte en blanc et ceinte de place en place de bandes rouges. Nous entrons par une porte de la cour extérieure qui fait l’angle de la place et de la rue, à toit avancé, retroussé. À l’église même, porte de bronze latérale sur laquelle on reconnaît les marques d’une croix. Le vaisseau est d’une hauteur écrasante qui n’est surpassée que par celle du dôme couvert de mosaïque. De la galerie du premier étage, les lampes suspendues ont l’air de toucher à terre et l’on ne sait comment les hommes peuvent passer dessous. Ancienne porte murée sur le côté droit. Aux quatre coins du dôme, chérubins gigantesques. — Arcades romanes (voilà du byzantin !), feuilles de fougère. — Les dalles couvertes de nattes. — Deux drapeaux verts des deux côtés du Nimbar ; à l’entrée de la mosquée petites vasques à ablutions.

Achmet, à côté de la place de l’Hippodrome, entourée d’arbres, 6 minarets. Bien plus belle d’extérieur qu’à l’intérieur, piliers lourds, énormes, cannelés en bosse, toute blanche.

Orosmane. — On dirait Lazer, je n’ai pu la bien voir. Dans un coin, sous des arbres, sarcophage insignifiant que l’on prétend être celui de Constantin.

Barezed. — Pigeons. — Une négresse leur a apporté à manger de la part de sa maîtresse qui est malade. — Idem aux hurleurs. C’était un vase d’eau que l’on devait toucher et insuffler. Comme la mosquée était pleine de monde, nous n’avons pu la voir.

Solimanieh, charmante, toute couverte de tapis, vitraux persans au fond. Çà et là une école avec son maître, qui criait et expliquait tout haut, argumentant et se répondant à lui-même. — Disciples autour, hommes couchés sur le coude et qui étudiaient. — Coffres en dépôt dans un coin, ou plutôt sur tout le côté qui est en face du Merab. Comme existence musulmane calme et studieuse, c’est ce que j’ai encore vu de mieux avec Elazar du Caire ; mais ici c’est plus recueilli et plus tranquille.

Turbehs. — Sont des salons dans lesquels, sur des tapis, sont des tombeaux recouverts de cachemires magnifiques, surtout dans celui de Mahmoud, bande de mousseline sur lequel est écrit le Koran entier de sa main. (Le matin, au Seraï, dans une armoire, son admirable encrier.) Dans celui de Bajazet, on nous montre sa chemise, sa ceinture, que l’iman baise devant nous. — Turbans sur les tombeaux, avec des aigrettes. — L’appartement est toujours clair et propret, blanc et plein de lampes luisantes, inondé de jour. Autour du Sultan, sa famille, petites tombes d’enfants en grande quantité, draps de velours brodé d’or.

Turbeh de Soliman. — Allée d’arbres, plan de la Mecque, les hommes figurés par des petits clous, marchant deux à deux.

Mardi 19. — Le matin visite d’un tourneur, le beau jeune homme qui tourne avec une expression si navrante de volupté mystique. Il nous dit que tous, dans son ordre, boivent, quelques-uns s’en font mal ; il n’éprouve nullement de vision béate, mais seulement demande à Dieu la rémission de ses péchés ; le Diable ne peut entrer en eux quand ils tournent ainsi. L’apprentissage dure de vingt à quarante jours, ils s’exercent sur un disque posé sur un pivot. Selon lui, la corruption est maintenant à son maximum, autour de lui il ne voit que p..... : « Qu’est-ce que fait un Turc ? Il prend une femme, la b… trois jours ; puis il voit un jeune garçon, lui soulève son bonnet, le prend chez lui et quitte la femme, qui se fait … par le jeune garçon !!! » L’ordre des tourneurs me paraît très tolérant : la véritable Mekke, selon eux, est dans le cœur ; ils ne refusent aucune explication ni communication avec les giaours. Selon ce derviche, le nombre des pèlerins diminue sensiblement et les mosquées deviennent vides.

Le soir, nous avons été encore une fois les voir tourner ; même chose que la fois précédente. Ce n’est pas devant le Merab qu’ils saluent, mais devant la chaise de l’iman, et c’est eux-mêmes qu’ils saluent. Chacun part les bras croisés sur la poitrine, fait quelques tours, puis les détend. (Notre ami est capable de tourner les bras croisés six heures de suite.) Ils tournent sur le pied gauche, le droit envahissant par-dessus, la pointe du droit décrivant, pendant que le gauche tourne, un demi-cercle pour aller rejoindre celui-ci. Ces derviches sont mariés, quelques-uns exercent des métiers. Ils sont à peu près 300 en tout, dans l’Empire ottoman. — Bruit de leurs mains tombant toutes ensemble par terre lorsqu’ils s’agenouillent.

À 6 heures et demie du soir, dîner turc. Mme Constant à ma droite, en robe de soie, sentant le cold cream, charmante et mangeant très résolument avec ses doigts ; M. Constant s’empiffre gaiement et M. Portier silencieusement ; M. Kosielski à ma gauche. Après le dîner, Robert le Diable dans la loge de M. Constant ; à côté de son épouse, je hume son essence de mousseline et son linge blanc. Drôle de ville que celle-ci, où l’on sort des tourneurs pour aller à l’opéra ! les deux mondes sont encore à peu près mêlés, mais le nouveau l’emporte ; même dans Stamboul, le costume européen domine, pour les hommes seulement, il est vrai !

Mercredi. — Le matin, course au Bezestain, où nous achetons des bouquins, des pipes. Quoiqu’il soit ouvert, le Bezestain, en fait d’antiquités, me paraît assez maigre ; il y a beaucoup de gibernes dorées et de sabres modernes. Acheté des lanternes turques, dont les vendeurs sont auprès de la Sulimanieh. Dans la cour de la mosquée, dispute de femmes nègres et de cawas ; une surtout, grande, à la peau nubienne, les joues coupées longitudinalement de coups de couteau, criait en montrant ses dents blanches et gesticulait avec ses grandes manches. Manteau couleur tabac d’Espagne.

Jeudi. — Promenade autour des murailles de Constantinople, avec M. Kosielski qui nous rejoint sur le pont de Mahmoud ; nous prenons des chevaux au bout du pont. — Traversé le Phanar, grande arcade, sous laquelle on passe. — Maison à mâchicoulis.

Balata. — Quartier juif. — Le grand cimetière de Stamboul, immense ; on n’en finit plus ; infinité de tombes et de cyprès. Nos chevaux passent à travers et dessus. — Pelouse jonchée de tombeaux grecs, les Phanariotes sont là, les descendants des Comnène et des Paléologue. — Église Boulougli (des poissons) : des femmes embrassent à la porte un Saint Nicolas, la place de tous les baisers a sali en noir le panneau ; vendeurs de cierges en quantité. On nous montre une fontaine vers laquelle on descend par plusieurs marches et qui se trouve dans une petite chapelle souterraine ; l’eau est tellement claire que nous croyons d’abord qu’il n’y en a pas, c’est quand elle s’est ridée que nous nous en sommes aperçus. On nous conte la légende suivante : un marin, en mer, vint à mourir ; avant de mourir il fit promettre au capitaine de la barque de porter son corps à cette église et de lui en faire faire trois fois le tour. Le capitaine exécuta sa promesse, le mort ressuscita et resta dans le couvent. Le bruit de ce miracle vint jusqu’en Angleterre où quelqu’un, en doutant, se mit en route pour aller voir le ressuscité ; il le trouva qui faisait frire des poissons à côté de la fontaine, il ne voulut pas croire au miracle et dit : « Je ne croirai pas plus ce que vous me dites que je ne crois que ces poissons frits puissent re-nager ». Ce qui fut dit se fit, ils sautèrent de la poêle dans l’eau et se remirent à nager. En effet nous voyons circuler dans l’eau d’imperceptibles petits poissons.

Les murailles de Constantinople sont couvertes de lierres par places. — Trois enceintes. — Tours carrées avec des ronces, des arbustes, toute la prodigalité des ruines. Les murs de Constantinople ne sont pas assez vantés, c’est énorme ! Nous passons devant la Porte Dorée, murée, et le château des Sept-Tours, nous arrivons devant la mer agitée et qui rebondit. Au pied du mur, à notre gauche, boucherie en bois sur pilotis, odeur infecte se mêlant à celle des flots, grand vent, quantité de chiens qui rôdent par là ; des oiseaux de proie voltigent, poussent des cris, tournoient, s’abattent sur les flots. — Revenu à travers tout Stamboul : maisons en bois, coins avec de la verdure, moucharabiehs, fenêtres grillées partout ; la vie turque grouillante et tranquille. Ça me rappelle, comme à Smyrne, le moyen âge chez nous.

Aqueduc de Valens, haut, orné de lierres, traverse Stamboul en large ; les maisons sont là, en bas, écrasées par lui. Nous revenons au bout du pont de Mahmoud et nous allons chez le peintre persan, qui nous montre plusieurs couvertures de livres, des boîtes et des encriers. Khan persan : tapis de feutre sur lesquels ils sont assis, narguilehs en bois rouge sculptés ; intérieur sombre, plein de fumée, les Persans avec leur haut bonnet pointu et leur nez recourbé. Je ne retrouve pas la figure ronde, les yeux sortis et les énormes sourcils des images persanes. Tous leurs chevaux (sur les peintures) ont les jambes très minces, la croupe et le ventre énormes, le corps en cylindre. Nous retraversons le pont de Mahmoud et remontons par les quartiers brocs de Galata ; la nuit est presque venue, nous ne voyons aucun drôle sur les portes.

Vendredi 22. — Nous allons à bord de la petite goélette anglaise voir le sauvetage des écus de M. de Noary ; il nous donne à tâter son pouls, qui bat très fort pendant que l’on fait les préparatifs du sauvetage. — Casque de l’homme effrayant, ça a l’air d’une énorme bête marine fantastique, tenant le milieu entre l’ours et le phoque, surtout lorsqu’on l’a hissé hors de l’eau et qu’il se débattait entre le canot russe et la goélette.

Nous prenons un caïque à deux rameurs vêtus de chemises de soie (le premier en face de nous, suant à grosses gouttes, figure d’un officier d’armée d’Afrique), et nous remontons la Corne-d’Or. Après le pont de Mahmoud, flotte turque, vaisseaux désarmés, figures de lions et d’aigles à la proue. — Amirauté. — À gauche, Balata, casemate pour les canaux ; Eyub, mosquée enfoncée dans les bois, cimetière. La Corne-d’Or décrit une courbe : barrières dans l’eau ; le fleuve (réunion du Cydarès et du Barbéris) se rétrécit, prairies, kiosques de pachas, grandes herbes sur l’herbe, place de verdure où l’on descend, arbres à mi-côte ; avant eux cimetière juif, plus loin palais du Sultan. — Femmes dans des carrosses dorés, pâleur naturelle sous leur voile ou donnée plutôt par leur voile même (?) ; à travers leurs voiles, les bagues de leurs mains, les diamants de leur front. Comme leurs yeux brillent ! Quand on les regarde longtemps, cela n’excite pas, impressionne, elles finissent par avoir l’air de fantômes couchés là comme sur des divans ; le divan suit l’Oriental partout. Aux côtés des voitures arrêtées, musiciens qui jouent de différentes espèces de guitares aiguës et de flûte, accroupis par terre, Levantins à l’européenne : c’est un air vif et toujours le même. — Affreuses guimbardes soi-disant européennes. — Nous fumons un narguileh près d’une tente d’où s’exhale une violente odeur de raki.

C’est bien en ces lieux que l’on vivrait avec l’odalisque ravie. Cette foule de femmes voilées, muettes, avec leurs grands yeux qui vous regardent, tout ce monde inconnu, qui vous est si étranger, enfants et jeunes gens à cheval, courant au galop, vous donnent une tristesse rêveuse, empoignante ; nous revenons à Constantinople sans ouvrir la bouche, le brouillard descend sur les mâts, sur les minarets, sur la mer.

Descendus au bout du pont de Mahmoud, nous remontons par le petit champ des morts de Péra : une baraque en bois, noir, dedans ; poules qui picorent à l’entour ; autre maison au bout du champ des morts, drapée de feuillage.

Dîner mauvais chez Schefer. — Manuscrits persans et arabes : vignettes moyen âge, reliure peinte ressemblant à J. de Bruges ; manuscrit sur l’art militaire, bonshommes à cheval (auxquels quelque enfant a fait une barbe avec de l’encre) qui s’exercent à la lance au sabre, lances à feu, feu grégeois.

Samedi 23. — Resté toute la journée à l’hôtel, à écrire des lettres et à prendre des notes. — Bain à Péra : petit masseur à figure de cheval (Maurepas, Mme de Radepont, Mme Rampai), yeux noirs, vifs, impudents, places de cheveux chauves, cicatrices de teigne. — Le soir, au dîner, champagne bu à propos de la guerre déclarée par la Prusse à l’Autriche ; discussion littéraire avec M. Fortier, à propos de Chateaubriand et de Lamartine. — M. de Noary est comme une âme en peine dans l’hôtel. Son mot, hier, quand on a cru que le sac était retrouvé : « Eh bien, ils n’auront pas été longtemps à retrouver leur argent ».

Mercredi 27. — Course à Thérapia, visite au général Aupick. — Par les hauteurs, terrains plats, avec de légères ondulations, cela ressemble un peu à certaines landes de la Bretagne ; à gauche les plaines de Daoud-Pacha ; à droite le Bosphore ; bientôt, en face de nous, la mer Noire. Nous tournons à droite et descendons vers le Bosphore ; conacs en bois peints en gris, au bord de l’eau. — Le général en robe de chambre à collet et parements de velours ; M. de Saalgi, Édouard Delessert. — Promenade dans le jardin de l’ambassade. — Nous revenons par le même chemin, avec de grands temps de galop, à la nuit tombante. — Apostoli notre drogman.

Jeudi 28. — Re-visite au Sérail et aux mosquées. Dans le Vieux Sérail, revu avec plaisir la pièce du rez-de-chaussée avec ses jets d’eau ; entre les fenêtres et dans les enfoncements de la muraille, étagères pour mettre des pots de fleurs. — Aux alentours la salle du trône, le nain, costumé à l’européenne et quelques anciens eunuques blancs, figures de vieilles femmes ridées, proprement habillés, chaînes d’or sur leurs gilets, pantalons larges à l’européenne, à plis ; par-dessus des pelisses ; un à figure carrée, mâchoire large par le bas, jouant avec le nain du sultan. La vue d’un eunuque blanc fait une impression désagréable, nerveusement parlant, c’est un singulier produit, on ne peut détacher ses yeux de dessus eux, la vue des eunuques noirs ne m’a jamais causé rien de semblable. — La salle du trône, entourée de porcelaine bleue à partir du milieu, c’est comme une longue plinthe qui règne. — Dans l’arsenal, formidables timbales des janissaires, couvertes de peau ; ça ressemble à des cuves à lessive ; épées à deux mains, du temps des croisades ; piques terminées par une sorte de khandjiar à deux branches ; pointes de fers de flèches, à dards rentrants articulés. Quand on voulait retirer le trait de la blessure, les deux pointes rentrées s’écartaient d’elles-mêmes, il fallait tout déchirer. Je manie le sabre de Mahmoud, il me paraît horriblement lourd ; celui d’Eyub moins long, plus commode, d’une largeur effrayante, bien en main et terminé en glaive, mêmement recouvert d’une peau verte. Je vois une très belle cotte de maille, flexible et souple comme de la flanelle ; en effet, c’étaient les gilets de santé d’alors. — Dans Sainte-Sophie, je ne vois rien de nouveau, je reste longtemps à regarder les arcs, deux rangées ; beaucoup de fenêtres en haut, la plus grande partie de la lumière tombe d’en haut ; les chérubins sont sans tête, c’est une réunion d’ailes. Pour les ablutions, vases énormes de chaque côté en entrant, fermés comme d’énormes cruches, très ventrues. — Dans le turbeh d’Achmet et de Soliman, longue inscription en caractères blancs sur porcelaine bleue, qui court tout autour ; rien n’est propre et gai comme les turbehs. Dans la mosquée d’Achmet, Stéphany va parler à des gens qui écrivent, à droite en entrant, et lit quelques lettres de l’alphabet. Dans la Solimanieh, nous ne voyons pas de docteurs professant comme la première fois ; en revanche, des femmes qui font leurs prières et prosternations à la manière des hommes. — Nous retournons voir les derviches de Scutari, l’iman monte sur le corps d’enfants de 4 à 5 ans ; on passe, sous le souffle des derviches, des vêtements de malades. — Beauté pontificale du fils de l’iman, qui ne se fatigue pas. — Un derviche déguenillé, nu-tête, moins de férocité que la première fois ? — Le soir, dîner à l’Hôtel d’Angleterre, chez M. de Saulcy.

Vendredi 29. — Vu le Sultan à son entrée dans la mosquée de Fondoukli ; la place devant la mosquée encombrée de chevaux et d’officiers étranglés dans des redingotes. Il faut encore plusieurs générations pour qu’ils s’y habituent. Nous étions au bord de l’eau, à côté d’un mur en ruines. — Femmes ; on a voulu nous faire déloger pour que nous ne restions pas avec elles, elles sont venues de notre côté trouvant que la place était plus commode pour voir, les cawas n’ont pu les faire s’en aller de là. Le canon des forts a annoncé le Sultan. — Premier caïque, portant deux pachas à genoux, tournés vers le second où était Sa Hautesse ; caïques blancs bordés d’un ruban d’or, tendelet à l’arrière, rampe d’argent à celui du Sultan. — Il a l’air profondément ennuyé, petit jeune homme pâle, à barbe noire, nous a regardés fixement, tournant la tête à droite. — Manière particulière de ramer de ses caidjis : ils se lèvent et saluent, tout en ramant ; les boules du premier bras de levier de l’aviron m’ont paru moins grosses que celles des caïques ordinaires.

Danses des jeunes garçons dans un café de Galata. Dans une petite chambre, trois jeunes imbéciles, en habits grecs surchargés de broderies, se contorsionnent sans verve ; un seul, noir, commun, mais vigoureux et à très belle chevelure, dont les anneaux tombant me rappellent ceux des perruques Louis XIV : c’est, comme danse, un souvenir lointain des danses d’Égypte. En somme, ce fut pour nous une des plus affreuses journées de notre voyage.

Autre excursion à Galata, chez une vieille femme. Ameublement de quartiers maritimes, une caricature sur Louis-Philippe ; négresses dégoûtantes, en robe européenne noire, trouée ; une énorme, qui était au bain et qui arrive couverte de fourrures. Mais dans une chambre plus propre et mieux meublée était enfermée Rosa, fille de la maîtresse de la maison, blanche, châtaine, avec de la dentelle dans les cheveux, à l’espagnole, casaquin de soie noire qui lui serrait la taille. — Les rues de Galata sont profondes comme mœurs et couleur : lumière noire, ruelles sales, fenêtres donnant sur des arrière-cours d’où sort le son aigre d’une mandoline ou d’un violon ; çà et là, à la fenêtre ou sur le seuil de la porte, une sale mine de p....., habillée à l’européenne et coiffée à la grecque ; envahissement de la gravure polissonne des Héloïse et des Abeilard. L’émancipation de la femme en Orient entrerait-elle par le chic Faublas ? — Importance du ballet. — Dans cent ans le harem sera aboli en Orient, l’exemple des femmes européennes est contagieux, un de ces jours elles vont se mettre à lire des romans. Adieu la tranquillité turque ! tout craque de vétusté, partout.

Samedi 30, — Adieux à la bande Saulcy, à bord du Lloyd.

Dimanche 1er. — Visite chez Artim-bey, à Kouroutschermé. — Les maisons arméniennes peintes de couleur sombre, grises, noires, ou brun tabac ; intérieurs tristes quoique grands. On a je ne sais quelle contrainte sur les épaules. Artim nous reconduit jusqu’à la maison qu’il fait réparer : petite cour entourée de murs, serre au fond.

Lundi 2. — Visite chez Antonia. — Arméniennes ou plutôt Grecques. — « Piccolo, μεγαλω », peur de ma barbe, gestes enfantins en se cachant sous sa pelisse de fourrure. — La mienne, dents découvertes et nez écrasé par le bout, corsage noir, poitrine très belle couverte de s...... sur le sein et au cou. L’homme qui fait des s..... à une p..... va de pair avec celui qui écrit son nom avec un diamant sur les vitres d’auberge. — Lithographies de l’histoire d’Héloïse et d’Abeilard sur les murs.

Mardi 3. — Rencontré Fagnart dans la rue, en sortant de chez M. Cadalvene. Le soir, au théâtre, ballet du Triomphe de l’amour : Dieu Pan en culotte avec des bretelles, cancan effréné de ces dames, admiration naïve du public. — Le major X et le petit secrétaire de Kosielski. — Térésa, grosse, couverte de bagues. Pourquoi ses protestations de fidélité à son amant et son dégoût de l’argent m’ont-ils tellement révolté que je suis rentré chez moi avec la mort dans l’âme ?

Mercredi 4. — Sorti seul avec Stéphany, par les hauteurs de Péra, et passé devant le grand champ. Froid, vent. Nous tournons à gauche et nous descendons à travers champs, nous remontons et redescendons, landes, rien. Au fond, à gauche, Constantinople. Dans les gorges, à l’abri du vent, il fait chaud. Tout à coup nous nous trouvons aux Eaux douces d’Europe ; un berger bulgare faisait paître ses moutons sur la pelouse où viennent l’été les harabas chargés de femmes, il n’y avait personne, les feuilles jaunies des platanes tombaient à terre. — Douceur des jours d’hiver, quand le froid se repose. — Nous longeons quelque temps le bord de la petite rivière, puis Eyub, mosquée au milieu d’un cimetière planté comme un jardin, plusieurs tombes dorées. — Quartier du coin jaune, Sari-eivah ; interminable Balata, sale, noir honteux. Aussitôt qu’on entre dans le Phanar, la rue devient plus propre, maisons à mâchicoulis, aspect boutonné et sévère. Nous passons le pont de Mahmoud et rentrons par le petit champ.

Jeudi. — Promenade aux environs de Scutari. Nous montons la grande rue, nous passons au milieu du grand champ, des soldats allaient sous les cyprès et sur les tombes se livrer à l’amour avec une fille. — Beau jour d’hiver. Nous laissons aller nos chevaux dans la campagne ; çà et là un carré de terre labouré, deux ou trois tentes noires, à l’horizon le Gigant. — Un vallon vert ; au fond, un carrosse doré qui passe tout seul, un cimetière juif, tombes à plat. Nous retombons au bord du Bosphore.

Vendredi. — Avec Stéphany, aux Eaux douces d’Asie. — Le Sultan passe devant nous pour se rendre à Scutari. — Le vent vient de la mer Noire, beaucoup de navires, les voiles blanches toutes déployées. — À Orta-Reuil ou Arnaüt-Reuil, il y a un cimetière juste au bord de l’eau ; des pêcheurs étaient là avec leurs barques ; grands filets qui séchaient accrochés aux cyprès, tendus en long ; cela faisait draperie avec de grands plis, occasionnés par les câbles du filet ; le soleil derrière, ce qui faisait que les tombes et les arbres vus à travers les mailles, étaient comme à travers une gaze brune. Plus loin, d’autres filets étaient couchés sur les tombes ; les stèles, çà et là, les levaient en vagues. — Abordés aux Eaux douces : ancien kiosque du Sultan, pourri et qui tombe dans l’eau ; jolie petite fontaine carrée, soldats à un corps de garde. Que de corps de garde et de casernes à Constantinople ! Nous passons dans un champ où Stéphany demande la route à des femmes grecques qui jardinent, chemin boueux, pelouse entourée de montagnes, grands arbres au pied. — Café, Stéphany joue une espèce de partie de trictrac avec des dames jaunes et noires. — Nous revenons par le même chemin ; au pied de la fontaine un chien me caresse. — Revenus très vite à Constantinople. — À Top-Hana, rencontré une pipe qu’on ne veut pas me vendre. — Le soir, dîner à l’ambassade, chez le général Aupick.

Samedi. — Resté à l’hôtel toute la journée.

Dimanche 8. — Visite à Fagniart, qui demeure sur le petit champ des morts de Péra. Je descends le champ des morts et je m’enfonce au hasard dans le quartier de Saint-Dimitri : une longue rue où coule un ruisseau sur de la boue, un côté de la rue bordé par un mur de planches, marchands de tabacs, cafés grecs où l’on est enfermé en fumant des pipes, à la chaleur d’un mangal qui brûle ; sur un trottoir en terre, une vieille négresse qui demande l’aumône. Je monte par une rue très escarpée, campagne, herbe rase, grand vent, une caserne avec des casemates en corps de logis avancés. Je monte sur la hauteur et je vois Constantinople, qui me paraît démesuré mais sans me pouvoir rendre compte de la position où je suis. Je redescends une rue moitié à escaliers et moitié en pente, maisons peintes en noir, avancées sur la rue, dames endimanchées qui reviennent de vêpres ou vont faire des visites, moitié à l’européenne, moitié à la grecque. Je me perds dans les rues et parmi tout ce monde ; étourdissement de toutes ces figures qui passent devant moi, je m’en vais récitaillant des vers, je me retrouve au bas du petit champ, je le quitte et passe par-devant le pont de Mahmoud, tout le bas de Galata et Top-Hana ; rentré éreinté. — Reçu la visite de M. de Margabel, premier secrétaire de l’ambassade. — Le soir, soirée de l’ambassade, exhibition de messieurs et de dames de la localité.

Lundi 9. — Parti avec Stéphany, le matin à 8 heures, pour Belgrade. Landes nues, chemins pleins de boue, typhons. Nous laissons le chemin de Thérapia à droite. Au milieu de la boue, dans une montée, un carrosse embourbé, avec le pauvre petit cheval maigre qui suait et le conducteur à pied. — Descente, pelouse, un bouquet de platanes fort beaux, feuilles toutes jaunes. — Boviou-Kideneh au bord de l’eau, la petite rade pleine de navires avec leurs voiles blanches. Je fais quelques tours à pied sur le quai pour me réchauffer les pieds. — Déjeuner dans un hôtel, le second en arrivant près d’un ship chandler. — Nous remontons à cheval, belle route, prairie, arbre ; aqueduc de Belgrade : a l’air tout neuf et n’est beau que de loin… et de près, à cause de la vue qu’on a de là. — Bains de Mahmoud. — Course dans la forêt, beaucoup de chênes, aspect de forêt européenne ; j’arrive à une place où les arbres cessent, vue de la mer Noire qui est bleue ; nous redescendons la forêt.

Belgrade, petit village à mi-côte, devant une grande prairie plantée. Que cela doit être charmant en été, mon Dieu ! — Quelques maisons brûlées s’écroulent. — Stéphany prend un guide dans un café grec, il nous mène voir trois ou quatre réservoirs : ce sont de grands lacs, à sec maintenant et qui font prairie, compris entre des collines couvertes de bois. — À l’extrémité du réservoir, un mur énorme pour soutenir le poids des eaux, maçons grecs qui réparaient le dernier que nous avons vu. — Fondrières où nos chevaux enfoncent jusqu’au jarret. — Nous repassons sous l’aqueduc de Belgrade : de dessous l’arche et encadrées par elle, deux grandes pentes qui descendent en vallons à plans successifs ; au fond la mer, bleu ardoise ; les pentes rousses, couleur vin de Chypre foncé, tabac brun, avec des bouquets violets par places, comme seraient de grands massifs de bruyères ; c’est un paysage vigoureux et plein de largeur.

Bulgarie ?… Thrace… Nous rencontrons des Bulgares, les jambes entortillées de cordes. — Temps de galop à travers les flaques d’eau et la boue ; le soleil se couche et m’aveugle, le galop et le froid me font pleurer, le ciel fond bleu cru, nuages bruns et noirs, entassés à ma droite les uns par-dessus les autres, longues bandes d’or horizontales qui leur font bordure rectiligne. Mon cheval m’emporte, j’arrive au haut d’une montée et je le lâche, un chien lui fait peur, je suis obligé de le tourner contre un haut bord de la route pour l’arrêter, la nuit vient. Rentrée à Péra, toujours difficile et ennuyeuse, à cause de ce long pavé troué qui n’en finit. En passant devant la caserne qui est près le grand champ, gueulade du soir des soldats qui saluent le Sultan. La première fois que j’ai entendu cela, c’est à Jérusalem.

Mardi. — Resté à l’hôtel, visite de M. de Margabel dans l’après-midi. J’ai mal aux reins et aux cuisses des soubresauts et du galop de mon cheval d’hier.

Mercredi. — Resté à la maison, reçu la visite d’Artim-bey, qui vient avec un pappas de ses parents, plus libéral que lui et dont il contient les excentricités politiques.

Jeudi 12, anniversaire de ma naissance. — À 5 heures je pars, monte en caïque avec Kosielski, et son domestique avec Stéphany me suit dans un autre. La neige couvre les maisons de Scutari et de Constantinople, ça fait des petits dés blancs. Dans les villages, sentiers glissants, il a gelé par-dessus ; nos chevaux bronchent, nous allons d’abord au trot, puis au pas. Une fois arrivés aux Eaux douces d’Asie, nous prenons dans la montagne. — Longs mouvements de terrain, vagues blanches de terre, du vent, personne ; çà et là, sur la neige, pattes de gibier. — Nous arrivons devant une espèce de maison que l’on bâtit, sorte de khan et de ferme ; des ouvriers travaillent aux fenêtres, nous passons. Quelquefois la route, contournant en creux une colline, fait comme la moitié d’un grand cirque ; au galop là-dessus, le bruit des pieds des chevaux est amorti par la neige. — Ferme des Lazaristes. — Un peu plus loin nous nous perdons ; sur l’indication de bergers bulgares, plus ours qu’hommes, nous piquons dans la direction de la ferme polonaise, nous descendons une pente horriblement inclinée ; sans les broussailles nous glisserions comme une tuile : c’est tout ce que nous pouvons faire que de n’être pas écrasés par nos chevaux qui se laissent aller sur les pieds de derrière. — Petits cours d’eau sous des chênes rabougris couverts de neige, quelques bruyères, flaques d’eau gelées dans les fondrières, mais le plus souvent pelouse de neige. La lumière blanche et froide a l’air d’être factice, notre souroudji slave chante dans les intervalles du galop, Kosielski se rappelle la Pologne, et moi je pense à la Tartarie, au Thibet, aux grands voyages d’Asie. — Arrivés à la ferme vers 1 heure et demie : un chevreuil égorgé suspendu à la porte à un poteau, Polonais chauve, un jeune homme à cravate rouge et en blouse, du feu dans la cheminée de plâtre ; aux murs, lithographies dans le goût Devéria, représentant les Polonais en Angleterre, scène de cottage, départ des Polonais pour la Sibérie, etc. — Silence de la ferme entourée de neige. — Me chauffant à cette cheminée, il m’est revenu en mémoire le souvenir de jours d’hiver où j’allais avec mon père chez des malades à la campagne. — Nous mangeons un morceau de viande et des pommes de terre.

À 3 heures repartis, on accroche à grand’peine le chevreuil au cheval du souroudji. — En revenant, la route descend presque toujours. — Grand trot soutenu, relevé de temps de galop ; je tiens la tête de mon cheval au bout de mon bras, nous passons comme des fous la prairie des Eaux douces. À Randilih, pas de caïque ! nous reprenons le pavé. Trot rapide ; Kosielski lance son cheval sur les chiens, qu’il fait hurler à coups de fouet ; nous traversons les villages, nous tournons les rues, la course ne se ralentit pas, au contraire. Passivité du domestique de Kosielski qui me suit immédiatement. — Le soleil se couche rouge, la nuit tombe quand nous rentrons dans Scutari ; nous sommes gris de boue, à la figure et sur nos habits nous en avons des étoiles, nos chevaux sont noirs. Nous passons le Bosphore agité, il faut se bien tenir. Je m’estime heureux de ne m’être pas noyé en caïque, pendant que j’étais à Constantinople. — Clair de lune sur les flots. — Nous rentrons vers 6 heures du soir.

Vendredi. — Adieux à MM. Fauvel, Cadalvène, etc. — Oscar, Marinitch et Fagniart dînent avec nous. — La veille et l’avant-veille, visite chez Mme Fenez, maigre, yeux noirs, ressemble un peu à Heinefelter.

Samedi. — Fait les paquets, dîner à l’ambassade.

Dimanche. — Adieux à tout le monde. De Noary est revenu. — M. Martin, architecte, et son compagnon Suédois. — Kosielski et M. Hamelin nous reconduisent à bord du vapeur.

Adieux à Kosielski et de lui. Quand nous reverrons-nous ? Nous reverrons-nous ? et qu’est-ce qui se passera d’ici-là ?

M. Javal, Blanche Delalande.

Lundi, beau temps.

Mardi matin, débarqué à Smyrne, visite à MM. Racord, Camescasse, Pichon.

Mercredi, gros temps le matin. Vers midi, doublé le promontoire Sunium. — Colonnade à colonne. — La côte grise, violette, sèche, sans arbres ni végétation, du rocher seulement (la veille au soir passé devant Chio, les terrains étaient noirs et les montagnes couvertes de nuages). — L’Acropole d’Athènes seule brillait en blanc au soleil, Égine à gauche, Salamine en face, Pausilippe derrière l’Acropole. — La frégate la Pandore et le brick le Mercure pavoisés pour la fête de Saint-Nicolas. — Shakos de cérémonie des marins russes. — Joie de me trouver à Athènes. — En Grèce !… Mais j’y dois rester trop peu de temps.

Ah ! comme j’étais triste, l’autre jour dimanche, en passant dans la cour de la mosquée de Top-Hana ! Adieu, mosquées ! adieu, femmes voilées ! adieu, bons Turcs dans les cafés !…

Au Pirée, jeudi, 19 décembre.
ATHÈNES
ET ENVIRONS D’ATHÈNES


ATHÈNES
ET ENVIRONS D’ATHÈNES.


D’ATHÈNES À ÉLEUSIS.


Éleusis[22]. — Aujourd’hui, mercredi 25 décembre, jour de Noël, nous sommes partis d’Athènes à 8 heures du matin pour Éleusis (Lepsina).

La route laisse celle du Pirée à gauche et entre dans un bois d’oliviers. Un ciel bleu ardoise foncé, fait de couches épaisses les unes sur les autres, avec des éclaircies d’azur, paraissait par grands morceaux entre la verdure vert de gris des oliviers. De l’eau à côté de la route et dans des carrés de terre cultivés, entre les pieds des arbres ; de petits courants passent sous leur vieux tronc déchiqueté. À gauche le Jardin botanique. Successivement nous passons sur trois ponts, trois branches du Céphise ; le lit principal est, selon Aldenhoven, plus à droite et bu par les irrigations des jardins. Où est le fameux pont où les gars d’Athènes venaient engueuler les femmes se rendant aux Mystères ? Si mes souvenirs ne me trompent, il y avait un bois de lauriers-roses à côté, dans lequel les gens se cachaient ; sur toute la route je n’ai pas vu un seul laurier-rose ? Après le bois d’oliviers, le sol est inculte, on ne rencontre que quelques petits bouquets épineux et que des bruyères, beaucoup de pierres. Les montagnes entourant toute la plaine d’Athènes me paraissent ainsi : elles sont grises à leur sommet et sans végétation. Au bout de la plaine, on monte. — Défilé du Gaidarion. — La montée est assez longue, la roche paraît sous la route, on descend.

Vue charmante de la mer : le golfe de Lepsina, pris entre les montagnes, a l’air d’un lac, on ne sait de quel côté en est l’ouverture. La route descend tout droit en face, comme si elle allait se jeter dans la mer. Pentes douces de terrain à gauche ; à droite, dans le rocher (à la place de Vénus Phile ?) [Aldenhoven], sont taillées plusieurs excavations, la plupart ovales par le haut, un pied de hauteur environ, quelques-unes quadrilatérales et qui semblent destinées à recevoir des statuettes et des tableaux. Nous rencontrons un troupeau de moutons : les bergers portent dans leurs bras de petits agneaux qui ne peuvent marcher ; les hommes sont couverts de ces grands cabans en laine blanche et à long poil, et ont à la main de longs bâtons recourbés en croc ; chevelures fournies, bouclées, tombant sur les épaules au hasard ; la laine des moutons est très blanche et paraît fine. Au premier plan, le troupeau ; à gauche, mouvement de terrain doux, remontant vers les montagnes ; à droite, la roche couleur de lichen verdâtre çà et là sur elle, et des cailloux ; au deuxième plan, la route descendant, puis la mer fuyant au large des deux côtés et fermée à l’horizon par les montagnes.

Tout à coup, au bas de la pente, on tourne à droite, les rochers sont taillés en ligne droite, on a fait la route à même : c’est l’ancienne voie incontestablement. Le chemin passe entre la mer et les lacs Rheïti, un pont vous fait passer sur la petite rigole qui les unit. Les lacs Rheïti ressemblent aux criques faites par la marée. On dit les lacs ; je n’en vois qu’un ou plutôt comme serait un marécage inondé.

Plaine de Thria. Au fond de la plaine, à droite, le village de Mandra, maintenant éclairé par le soleil : on n’y parle point grec, mais albanais. Route plate, monte insensiblement jusqu’au village de Lepsina. À l’entrée du pays, un puits antique : grand disque de pierres, rassemblées en guise de dallage et s’élevant jusqu’au point central, comme qui dirait le moyeu où est le puits même, c’est-à-dire le trou. Couleur verte des pierres à l’intérieur. Le fond de l’eau est ridé en demi-cercles continuels, par une grosse goutte d’eau qui tombe d’entre les pierres 5 ou 6 pouces plus haut.

Le village est composé de quelques petites maisons, baraques basses, à toit. Nous déjeunons dans un café où nous sommes servis par un jeune homme à nez droit, un peu épais du haut, joli col, cheveux bruns, tournure élégante sous son manteau blanc.

Nous montons la colline qui domine Lepsina (où était l’acropole ?) ; de là, nous voyons, à une portée de carabine, le petit môle de Lepsina en croissant. Le ciel est blanc grisâtre sale, un moulin à notre droite.

Tout le village encombré dans sa partie Ouest par des fûts de colonnes cannelées en marbre blanc.

Près l’église de Hagios Zacharios, médaillon colossal, avec arabesques, contenant le buste décapité d’un homme cuirassé : le travail est lourd ; c’est plus décadent encore que les bustes de plafond de Baalbek. Dans l’église, qui a plutôt l’air d’un four et où il n’y a de sacerdotal qu’une veilleuse dans un coin : deux statues très drapées, debout, sans tête ni pieds ; une tête romaine d’homme, chevelure séparée et poussée par le vent, ainsi que la barbe, d’un travail lourdaud.

Dans les environs d’Éleusis et dans Éleusis, nous ramassons au bout de nos bâtons beaucoup de cornes de chèvres ; elles sont droites et ondées ; toutes sont creuses.

Du haut de la colline d’Éleusis, en se tournant vers le Sud, vers la mer, l’ouverture du golfe est en face de vous, petite et comme un défilé ; en se tournant vers le Nord, on a la plaine de Thria au fond, en face une ligne épaisse d’un vert gris, au pied des montagnes qui sont grises piquées de points de noir et blanchissant de ton en se rapprochant des sommets. De grandes plaques pâles, faites par les lumières passant entre les nuages ; ailleurs, c’est comme de grandes voiles noires tombées par terre, ombres des nuages ; l’ensemble est très assis, très doux, d’une beauté paisible.

À mesure que l’on s’avance dans cette plaine et qu’on laisse Éleusis derrière soi pour se rapprocher de la montagne qui nous sépare de la plaine d’Athènes, le caractère du paysage grandit ; ces montagnes, que l’on souhaitait plus hautes, s’élèvent et cette plaine, que l’on voulait plus étendue, s’élargit.

En revenant, nous rencontrons dans la montagne un troupeau de chèvres, quelques chiens aboient après nous. En passant un pont, nous causions de ceux de la campagne de Rome.

Rencontré près le Jardin botanique, deux amazones. — Les paysannes d’Éleusis ont par-dessus leur jupe une sorte de paletot avec des broderies carrées sur les côtés ; c’est, du reste, à décrire d’une façon plus explicite. — Petite fille couverte de gros vêtements blancs, se tenant près de la fontaine.

D’ATHÈNES À MARATHON.

La route prend derrière le palais du roi, on laisse le Lycobettus à droite, et jusqu’à Céphissia on monte. Nous n’y voyions guère, enfermés que nous étions dans la voiture, étant d’ailleurs partis à la nuit, la pluie tombant et le vent soufflant. En fait d’horizon, je vois la manche découpée du cocher qui fouette ses rosses. À ma gauche, quand le jour se lève, de grands mouvements de terrain, plats, verts, lignes se succédant ; au fond, une montagne.

Au village de Céphissia, nous changeons de chevaux. D’abord un bois d’oliviers, puis une lande, un bois de sapins, le village Apasso Samati, la route va entre un mur et un ravin, une plaine.

On commence à gravir le Pentélique. — Petits bois verts, sapinettes, caroubiers, et un arbuste à feuilles ressemblant assez à celles du laurier ou du pêcher, et dont les branches, lavées par la pluie, sont rouges et luisent comme de l’acajou verni. Les marbres blancs, blanchis par les pluies, sonnent sous les pieds de nos chevaux, qui descendent avec précaution. La plaine de Marathon paraît tout d’un coup, comme au fond d’un entonnoir ; à mesure qu’on descend, elle s’étend à gauche vers la mer, et elle recule devant vous. Là, dans le bois, au milieu de la montagne, nous avons rencontré sept ou huit chevaux tout seuls, sans mors ni brides, qui paissaient le makis ; hennissements ; pour nous laisser passer, ils sont montés sur les talus ou se sont enfoncés dans le bois. Vingt minutes après, au bas de la montagne en retour, à droite, village de Prana, déjeuner à une maison où l’on montait par un escalier en bois non sine lacrimoso fumo. — Sourd-muet, la figure écorchée par une chute d’âne, en allant chercher du bois, et qui geignait à chaque mouvement comme un malade.

Nous repartons au milieu de la pluie battante, nos chevaux enfoncent dans la terre labourée ; nous piquons à travers la plaine, droit au tumulus, en face la mer, nous y faisons monter nos chevaux ; pour voir un peu, nous sommes obligés de leur tourner la croupe contre le vent. Sur le tumulus, sillonné par la fente d’un ruisseau, quelques petits arbrisseaux sans feuilles. Le vent siffle, la pluie tombe, la plaine de Marathon entourée de montagnes de tous côtés, ouverte seulement du côté de la mer, à l’Est. — Pluie, pluie, pluie. — Dans la montagne, rencontre nouvelle des chevaux, qui viennent flairer les nôtres. Les torrents ont grossi ; la plaine, entre le pied du Pentélique et le bois de sapins avant Céphissia, couverte d’eau par places, comme un marais.

Dix minutes avant d’arriver à Céphissia, dans le bois d’oliviers, Max et son cheval tombent par terre.

À Céphissia, nous reprenons la voiture qui s’arrête souvent, en route, dans les trous, les fondrières ; une fois, on nous prie de descendre au milieu d’un lac, je me mets dans l’eau jusqu’aux genoux pour pousser à la roue.

Grande et large campagne, à plans calmes, avant de rentrer à Athènes.

Partis à 6 heures et demie du matin, arrivés à 9 heures à Céphissia, à 11 heures à Vrana, rentrés à Athènes à 5 heures du soir.

D’ATHÈNES À DELPHES
ET AUX THERMOPYLES

par casa (eleuthères), korla (platée), erimo-castro (thespies), livadia (lebadée), castri (delphes), gravia, les thermopyles, molos, rapurna (chéronée). — pœnes, cithéron, hélicon, parnasse.
4-13 janvier 1851.

Aujourd’hui 4 janvier 1851, samedi, nous sommes partis d’Athènes à 9 heures du matin, escortés d’un drogman, d’un cuisinier, d’un gendarme et de deux muletiers. Jusqu’à Daphné, rien que nous n’ayons vu dans notre promenade à Éleusis.

De la hauteur qui domine Daphné, le soleil, qui a brillé très beau toute la journée, nous permet de voir la mer plus immobile qu’un lac et d’un bleu d’acier foncé ; à gauche, les montagnes de Salamine ; à droite, la pointe de Lepsina qui avance ; au fond, en face, les montagnes de Mégare couronnées de neige. À Daphné, halte sous un treillage sans feuilles, où Giorgi raccommode la gourmette du cheval de Maxime, les dindons gloussent, le soleil me chauffe la joue gauche. À ma droite, un monastère grec. Nous descendons, le ciel est sec et très pur. Nous tournons, lacs Rheïti à gauche, nous passons entre la mer et les lacs. La mer fait de grandes rides, efforts pour faire des flots ; comme c’est tranquille ! L’atmosphère est bleu pâle, verdure affaiblie des oliviers. Quelles femmes se sont baignées dans ces mers-là ! Ô antique !

La plaine d’Éleusis (qui, lorsqu’on arrive au bord de la mer, au tournant de la descente de Daphné, est vue en raccourci et paraît comme une bordure au pied des montagnes) insensiblement se rallonge, s’étend ; c’est tout plat, fort long. Nous chevauchons au pas, un soleil traître nous mord l’occiput, dans la direction du petit village de Mandra. Avant d’y arriver : un bois d’oliviers, lit desséché d’un grand torrent (grand, respectivement). Ce que j’ai vu de plus large, comme lits de torrent, c’est à Rhodes et dans les environs de Smyrne. Dans ce village, on parle albanais. Enclos de pierres sèches, village comme tous les villages.

On monte, la route tourne entre des petits sapins et des chênes nains ; les montagnes grises, picotées çà et là de vert pâle, ont un glacis rose, léger, et qui tremble sur elles. Rencontré une fois un troupeau de chèvres ; peu de temps après, un troupeau de moutons, un petit agneau qui broutait, à genoux sur les jambes de devant. Mais combien j’aime mieux les chèvres ! Derrière elles le pasteur avec son grand bâton blanc, recourbé.

De Mandra à Casa, le pays consiste (en résumé) en deux grands cirques séparés par des montagnes. On monte une montagne, on descend, plaine entourée de toutes parts de montagnes, et l’on recommence.

Il faisait froid quand nous sommes arrivés ici (le soleil venait de se coucher), à l’ombre surtout.

En arrivant dans la vallée au fond de laquelle se trouve Casa, on a en face de soi le Cithéron, couvert de neige à son sommet. Comme il y a de petits endroits qui ont fait parler d’eux, mon Dieu !

Logés dans un khan qui ne ressemble guère à un khan : grande maison blanche près d’un poste de gendarmerie, deux cheminées dans la longue pièce où nous sommes : les Grecs paraissent redouter excessivement le froid ? À propos de gendarmes, le nôtre n’a voulu manger ni perdrix ni poulet, c’est carême (grec), il fait maigre. Quelle pitié cela ferait à un tourlourou français !

Casa (ancienne Eleuthères ?),
8 heures et demie du soir.

Dimanche 5 janvier. — Partis à 7 heures juste. Le soleil se levait derrière le Parnès, que nous avions franchi hier ; de grandes bandes rouges s’étendaient dans le ciel, dans l’intervalle béant entre deux pics de montagnes. Nous sommes montés à cheval, couverts de nos peaux de biche et ressemblant à des faunes par les cuisses. La route sur le versant oriental du Cithéron longe un ravin à sec, un vent glacé nous souffle au visage, je suis obligé, malgré mon triple costume, de me battre les bras à l’instar des cochers de fiacre de Paris. Le chemin est carrossable ou à peu près ; de temps à autre, aux tournants, ponts en pierre jetés sur le torrent.

Au bas de cette montagne la route cesse, on descend parmi les pierres à même la pente. De là s’étend devant vous toute la plaine de Platée ; à gauche, tout près et vous dominant immédiatement, le Cithéron couvert de neige d’autant plus tassée et unie que l’œil remonte vers son sommet, qui est couronné, dans toute sa forme oblongue, d’une calotte de nuages très blancs que l’on prendrait de loin pour un glacier. Ils sont immobiles et se tiennent là comme gelés par les neiges qu’ils recouvrent ; à l’extrémité de la montagne ils s’allongent, font une courbe comme pour descendre à terre et s’évaporent. À nos pieds, au bas de la descente, un peu sur la droite, le petit village de Kriekonki. Au fond de l’horizon et fermant la grande plaine, l’Hélicon à gauche et le Parnasse à droite : le premier, en dôme pointu ou angle dont le sommet est adouci ; le second s’étendant davantage et bien plus couvert de neige que son voisin. Le côté droit de la plaine (Est) est fermé à l’œil par le mur mouvementé des montagnes de l’Eubée ; ce qui fait mur est au milieu ; aux deux bouts, montagnes qui avancent sur un plan antérieur. On nous montre la pointe de Chalus, pic entièrement neigeux et qui brille au soleil, sur la droite, tout à fait presque derrière nous.

Nous sommes sortis de l’ombre de la montagne, nous avons le soleil. Nous passons par le village de Kriekonki, dont les rares maisons blanches, éparpillées comme elles le veulent, ont des enclos de broussailles sèches, provisions de bois pour l’hiver, ou en cailloux. Une femme passe près d’une maison, la bouche couverte de son voile comme une musulmane (ce sont des Albanais qui habitent ce village), une espèce de sale torchon blanc qui lui couvre la tête passe sur sa bouche et revient derrière le col ; nu-pieds, elle vide un panier sur un tas de fumier. Les femmes, jusqu’à présent, sont couvertes d’une espèce de paletot gris clair, avec des bordures noires plates sur les côtés, vêtement assez gracieux pour les enfants.

Nous suivons la plaine jusqu’à 10 heures, et passant au milieu de pierres que l’on nous dit être les ruines de Platée, nous arrivons à Kokla, au pied du Cithéron. Il y a, à l’entrée, un seul arbre desséché et sans feuilles ; avec un autre au pied du mamelon où est Thespies (Erimo-Castro), sauf quelques petits chênes nains et arbousiers rabougris ce matin, ce sont les deux seuls que nous ayons vus aujourd’hui.

On a fait à l’entrée du pays des trous où il y a de l’eau.

Nous déjeunons dans une chambre dans le goût de celle où nous avons couché. Un pappas grec, costumé comme les paysans d’ici et dont je reconnais la dignité à sa grande barbe, roule un chapelet et essaie mon lorgnon. Une femme, paletot brodé, deux énormes glands d’argent longs lui ballottent sur les fesses, au bout d’un cordon, gros bas de laine très épais et bien plus bariolés encore que les chaussettes persanes, le jupon descend jusqu’au-dessus du mollet.

Les femmes grecques me paraissent courtes, ramassées, tailles assez lourdes, déformées sans doute par le travail ; toute la beauté, jusqu’à présent, me semble réservée aux jeunes gens. Ce matin, dans l’écurie, il y avait une douzaine de gredins embobelinés et drapés de toutes espèces de guenilles et de peaux, qui se chauffaient en rond à un grand feu clair ; un d’eux m’a offert un verre de vin que j’ai refusé, redoutant la résine.

De Kokla, la plaine de Platée, inculte, est relevée de place en place par des carrés réguliers de couleur tabac d’Espagne foncé : ce sont les rares endroits cultivés.

L’emplacement de Platée, sorte de vaste terrasse au-dessus du niveau de la plaine, se reconnaît à une enceinte de murs ruinés qui supportent les terrains. Çà et là deux ou trois colonnes ; un endroit que l’on dit être le tombeau de Mardonius, rien que des pierres ; par-dessus, ruines d’une construction turque ou d’une petite église grecque ? Toutes ces pierres, du reste, sont vilaines et considérablement abîmées par les taches de lichen.

De Kokla à Erimo-Castro, où nous arrivons à 2 heures de l’après-midi, rien. Nous suivons toujours la plaine sur un chemin passable, nous passons deux ou trois ruisseaux où nos chevaux enfoncent dans la boue ; partout ces affreux petits bouquets épineux qui ressemblent à des hérissons verts et qui m’ont si joliment arrangé les chevilles l’autre jour, en revenant de l’Ilyssus.

Thespies est sur un mamelon qui semble, quand on arrive dessus, juste entre l’Hélicon et le Parnasse. Un troupeau de moutons est échelonné au hasard sur le mamelon. Tantôt à Kokia, quand nous sommes partis, le pays, silencieux d’hommes, ne résonnait que du bruit de fer des clochettes des troupeaux ; après cela, rien.

Nous logeons dans l’école. Aux murs sont suspendus des tableaux imprimés pour les jeunes gars, avec, à quelques-uns, un petit bâton démonstratif.

Manière grecque de tenir les rênes d’un cheval. — Aux murs extérieurs d’une église située à dix minutes du village, sur un autre mamelon, Giorgi nous montre : 1o  Un bas-relief représentant un cavalier drapé seulement au torse, tenant ses rênes de la main gauche, les ongles en dessus ; dans le col du cheval on voit très bien les trous où s’attachait la bride métallique, disposition qui se retrouve partout, non pas sur le col comme ici, mais à la bouche du cheval (ici, sic) et à la main du cavalier. Celui-ci, à la main droite, tient un bâton, la main posant sur la cuisse, comme une cravache ; la jambe gauche du cheval, enlevé au galop, est courbée en l’air, très longue ;

2o  Une statue de femme, grande Victoire avec des ailes (sans tête), style dur et sec (en marbre pentélique), poitrine étroite, une bosse sous le nombril, mouvement de ventre exagéré ; un relief triangulaire, dans le niveau du marbre, immédiatement au-dessus de la draperie qui passe au haut des cuisses et dont les lignes latérales s’en vont dans la direction de l’aine (un peu au-dessus, pourtant, il me semble ?) ;

3o  Un adolescent regardant un chien, style mou, cuisses détestables. Après le Parthénon, j’ai bien peur de ne plus trouver rien de beau en sculpture.

Nous sommes assiégés par des enfants qui chantent des noëls à notre porte, et qui quelquefois l’entr’ouvrent ; ils vont ainsi de porte en porte, chanter dans tout le pays. Quel silence dans ces villages grecs ! Quel désert ! Tout l’après-midi le vent a soufflé avec fureur, nous sommes abîmés de fumée, des troncs d’arbres entiers brûlent dans notre cheminée, dont le manteau est découpé comme une pèlerine.

Erimo-Castro, 8 heures et demie.

Lundi 6. — D’Erimo-Castro à Panapanagia, on monte par une pente douce se rapprochant toujours de l’Hélicon, qui est à votre droite. Vu à sa base, l’Hélicon a l’air d’un dos d’éléphant ou plutôt d’une carapace de tortue très bombée, verte, avec le dessus blanc ; nous ne voyons que le versant oriental. Il a trois grandes rides parallèles qui partent d’en haut et coulent en bas, plus foncées comme couleur, presque noires, pleines d’ombre. À travers la neige, nous voyons, aux deux tiers de son élévation, des pins très verts.

À Panapanagia, quantité de pressoirs sur les maisons. Ce sont des boîtes carrées avec des bras, comme serait une chaise à porteur renversée la tête en bas. Après le village nous entrons dans une église à sales peintures grecques où notre drogman (quel drogman ! miséricorde !) nous montre, sur une colonne, une inscription grecque illisible pour nous ; il nous dit que tous les voyageurs tiennent beaucoup à la voir.

La route prend à droite, on a l’air de quitter l’Hélicon et de passer seulement entre deux collines, puis tout à coup le sentier tourne brusquement à gauche et l’on est sur le versant gauche d’une ravine escarpée. Le chemin, qui court au flanc de la montagne en montant, en s’enfonçant, en se relevant, va parmi les pierres et les chênes nains, au bruit du ravin qui coule en bas, au-dessous de vous. Le pan de droite, à pic, est décoré de rochers gris taillés comme des cristaux, tenus dans de la terre rougeâtre, avec des bouquets de chênes nains et de chênes tout autour. Les chênes dépouillés sont plus grands, ils se tiennent auprès de l’eau ; d’à côté de vous partent de la roche des fontaines qui se perdent entre les troncs des arbustes et vont tomber dans le torrent.

Un soleil chaud nous tiédissait, on était étourdi du bruit des eaux, on avait les yeux singulièrement réjouis par les couleurs des roches et du feuillage, j’ai passé dans tout cela avec un sourire du cœur sur les lèvres.

Une grâce pleine de majesté ressort du singulier dessin de cette ravine, qui est comme un grand couloir bordé de séductions rustiques. J’ai vu de plus beaux paysages, aucun qui m’ait plus intimement charmé. À droite, il y a des dévals de la montagne tout verts, faiblement creusés, s’évasant, avec des troncs noueux de chênes sans feuilles çà et là, tapis pour les pieds des Muses, quand elles descendaient boire au ravin.

Peu à peu, cependant, cela s’élargit, on monte, les deux côtés s’abaissent.

Zagora. — Déjeuner par terre sur une couverture que des paysans nous prêtent. La maîtresse du tapis a sur le dos deux grosses tresses de laine, tressées comme des cheveux, et portant au bout quatre glands d’argent ; autour de sa taille, une énorme ceinture noire ; jupon très brodé en rouge. Sur le gros paletot de dessus, broderies sous les aisselles et sur les deux côtés ; de la broderie sortent horizontalement des peluches, qui font des étages successifs de franges. Sur la tête, mouchoir d’une description difficile et que l’on nous promet de pouvoir acheter à Delphes ; par-dessus elle croise un voile blanc. Ce costume a été observé sur une fille blonde rousse, à cheveux épars autour des joues, et qui nous rappelle en laid Mme Pradier.

Après Zagora, prairie, quelques peupliers épars, rares, espacés au bord de la petite rivière ; leur tronc ressemble à des têtards, et de là partent, se dirigeant immédiatement en haut, les branches. On entre bientôt dans un petit bois de chênes, les arbres vous viennent à la hauteur du flanc, on passe à cheval entre eux. Le terrain, ici, fait une grande courbe très adoucie, d’où il résulte que le sommet du bois, exposé inégalement à la lumière, revêt des teintes différentes : à droite foncé, clair devant vous, tandis qu’à gauche un glacis violet commence à onduler en nappe transparente sur la couleur de fer des feuilles.

Avant le bois, entre deux gorges, nous apercevons très loin une montagne toute blanche, de la blancheur de la poudre d’iris, sur laquelle se joue une toute petite teinte rose : ce sont les montagnes de Corinthe.

Personne, silence complet, pas de vent, seulement de temps à autre le bruit de l’eau. On monte encore, et voici que s’ouvre devant vous un grand flot de terrain qui se courbe avec rapidité, se relève devant vous un peu sur la droite, et va s’écouler tout à fait à droite, vers la plaine d’Orchomène que l’on commence à voir. À gauche, mouvement grandiose, portant son bois de chênes brun rouge, violacé maintenant. Entre eux, larges pelouses qui descendent. La lumière tranquille, tombant d’aplomb et d’en haut comme celle d’un atelier, donnait aux rochers et à tout le paysage quelque chose de la statuaire, sourire éternel analogue à celui des statues.

Au premier plan, la descente ; traces d’une ancienne voie ; devant vous le terrain, très creusé, remonte en une haute montagne très portée sur la droite, et qui, s’échancrant et finissant brusquement à la partie gauche, laisse derrière elle et en perspective voir d’autres montagnes. Si vous tournez la tête, vous apercevez la plaine d’Orchomène, toute plate, avec le lac de Copaïs s’étendant dessus en large, à rives basses, au milieu des sables. Nous descendons sur des dos de verdure. Troupeaux de chèvres ; la première que j’ai vue tout à coup était couleur isabelle et portait une grosse clochette de fer.

Max est loin devant nous ; deux dogues vigoureux, blanchâtres, à queue fournie, s’élancent sur mon cheval en aboyant, les pasteurs les rappellent à eux, avec un cri guttural qui me remet en tête ceux des muletiers de la Corse : tâe ! tâe ! Sur les versants sont des enclos en pailles, ovales et dont les murs sont très inclinés en dedans : c’est pour les moutons dont nous voyons ici de grands troupeaux ; laine singulièrement blanche et assez propre pour figurer dans une idylle, ce que j’attribue à leur habitude de toujours vivre en plein air ; à côté de ces parcs, grandes huttes pour le berger. J’en remarque un presque rond où il y a dedans d’autres petits enclos : l’un est pour les génisses, un autre pour les béliers, sans doute, tout comme au temps de Polyphème, quand il trayait son troupeau sur le seuil de sa caverne.

Descendant toujours par un versant qui incline, pour nous, de droite à gauche, nous arrivons bientôt au village de Kotomoula.

N (Dans une chambre voisine du khan où nous sommes, une vieille femme chante un air dolent et nasillard, une autre voix s’y mêle, je continue.)

Kotomoula. — Nous tournions dans les rues du village quand nous avons entendu des voix en chœur, et, tout à coup, sur une place, nous avons vu un chœur de femmes, avec leurs vêtements bariolés, qui dansaient en rond en se tenant par la main. Loin d’être criard comme les chants grecs, c’était quelque chose de très large et de très grave. Elles se sont arrêtées dans leur danse pour nous voir passer. Le chemin était entre la place et un mur ; au pied du mur, se chauffant au soleil, d’autres étaient assises et couchées par terre, vautrées comme si elles eussent été sur des tapis. Rêve du bonheur de Papety ! L’une d’elles, la tête sur les genoux d’une autre, se faisait chercher ses poux. — Petit enfant avec un bonnet de drap brodé, couvert de piastres d’or, avec des gales lie de vin sur le visage.

Quand nous avons été à une portée de carabine en bas du village, notre guide nous a fait revenir sur nos pas, la route était défoncée ; nous avons revu sur la hauteur l’essaim colorié de toutes ces femmes, qui nous suivaient de l’œil ; elles auront repris leur danse sans doute ?

On tourne à gauche pour doubler le mont derrière lequel est Lebadée.

La plaine d’Orchomène à notre droite, le lac Copaïs s’étend. La plaine est fermée, sur son côté oriental, par des montagnes, qui semblent séparées et non en murs comme celles de l’Eubée : une, puis une autre, la voie reparaît par places, nous passons des ponts, quelques arbres. Tout à coup Livadia derrière un monticule.

Livadia. — Toits en tuiles avec des pierres dessus, maisons huchées en pente ; aspect suisse, dessins Hubert ; — beaucoup d’eau, beaucoup d’eau, des moulins. C’est Noël, les hommes, très propres, se promènent manteau sur l’épaule et en fustanelle. Avant d’arriver à la ville, quelques jardins légumiers. — Rencontre du commandant de gendarmerie. — Nous logeons dans un khan qui a balcon, l’escalier a son pied dans l’écurie.

Notre muletier nous a conduits au bout du pays, près de la source, au pied de l’acropole, sur laquelle ruines franques, selon Buchon ; moi je n’ai vu (mais je n’y suis pas monté) que des ruines turques. À droite, laissant le pont en compas à gauche, à l’entrée d’une gorge profonde et presque à pic, la roche est entaillée de quantité de petites niches, comme sur la route d’Éleusis, mais bien plus nombreuses ; quelques entaillements quadrilatéraux, mais rares. D’abord, une espèce de chapelle avec des niches autour puis en retour ; tout le long de la roche, fendue de deux grandes fentes horizontales (naturelles ?), comme si l’on avait voulu en enlever une grande tranche, petits trous inégaux, gros comme les deux poings et plus, et niches ; à niveau du sol, entrée d’une grotte où il faut se courber pour pénétrer. — M. Buchon dit qu’au fond il y a un puits.

De l’autre côté du pont, en face, autre grotte naturelle beaucoup plus haute ; elle sert d’écurie à des ânes. Peu profonde et finissant en pointe. Est-ce là l’antre de Trophonius ? Mais Pausanias n’aurait pas dit : « L’oracle est sur la montagne qui domine le bois sacré », ou bien l’oracle était bien éloigné de l’antre. Ou aurait-il été sur ce qu’on appelle maintenant l’acropole ? S’il en est ainsi, ce ruisseau serait l’Hercyna ? mais où aurait été le bois sacré. « Lebadée est séparée par le fleuve Hercyna du bois sacré de Trophonius ». De l’autre côté ? mais où la montagne complètement pierreuse remonte tout de suite. En tout cas, la quantité de niches à offrandes que l’on voit, en cet endroit, peut permettre l’hypothèse.

Lebadée (Livadia), 9 heures du soir.

Mardi 7. — Quoique levés à 5 heures et demie nous ne sommes partis que deux heures après, grâce à la lenteur de Giorgi ; rien n’était prêt, et le gendarme (nous en avons changé) n’était pas arrivé.

Le Parnasse, au soleil levant, montrait toutes ses neiges ; il était taillé en deux tranches aiguës, proéminentes, appuyées sur des bases très larges qui en faisaient, à l’œil, la transition. Sommet épaté, mince, d’un blanc brillant comme de la nacre vernie ; la lumière, qui circulait dessus, semblait un glacis d’acier fluide. Bientôt une teinte rose est venue, puis s’en est allée, et il est redevenu blanc, avec ses filets noirs placés où la verdure paraît, où la neige n’est pas tombée. Derrière nous, une partie du ciel toute rouge, roulée en grosses volutes, avec des moires en bosses, et entre elles des places brunes de cendre.

La vallée ici (fin de la plaine d’Orchomène) est assez large ; des deux côtés les versants des montagnes, peu élevés, s’épatent jusqu’à vous. Bouquets de chênes nains, reste de la même petite voie qu’hier, beaucoup de boue, chemin exécrable pour les chevaux.

Giorgi avec son cheval est tombé dans un trou plein d’eau, il en a eu jusqu’aux aisselles, le cheval s’en est allé de son côté, l’homme du sien. À peine s’en était-il dépêtré que je le vois s’y re-précipiter avec fureur, c’était pour sauver le bissac aux provisions ; il est revenu sans lui sur le bord du trou. Peu ému et avec un calme très stoïque, il a attendu, pour changer, le bagage qui nous suivait de loin.

Le Parnasse est devant nous ; il y a une gorge à chacun de ses bouts, nous devons prendre celle de gauche. De là je vois trois grands mouvements de terrain peu distincts : d’abord une petite montagne ronde toute verte, séparée de ce qui est derrière elle et avancée vers nous ; puis, derrière cette masse verte, un mamelon plus gros, qui dépasse le précédent en hauteur et en largeur, et de teinte roussâtre ; et enfin, dépassant tout cela, au troisième plan, le Parnasse, blanc, avec ses deux grandes côtes à chaque extrémité, et dont la base est verte.

La route tourne à gauche, et, pour l’Hélicon, semble d’abord éviter la montagne ; il semble que l’on va seulement prendre le Parnasse par derrière, que l’on a maintenant à sa droite. On se trouve dans un large vallon, au fond duquel coule un ruisseau tombant de rochers en rochers, de grandeur moyenne, en le lit d’un grand ravin ; l’eau, sur sa couche de graviers blancs et entre ses berges escarpées, m’a semblé, ainsi que les roches, couleur bleu turquin très pâle, comme si tout cela était lavé par une teinte délayée de bleu de lessive. La route est sur les bords de ce torrent, que l’on traverse plusieurs fois, tantôt à gauche, tantôt à droite. La montagne, à main gauche, est rayée en long, de place en place, par des lignes vert de bouteille, avec un fond plus brun, comme si le dessous était à l’encre de Chine : ce sont des sapins qui descendent, partant des grandes masses noires qui viennent après la zone de la neige. Du bas des sapins jusqu’à nous, grande pente creusée, couverte de verdure ; à main droite, la montagne de temps à autre s’achève en pans de murs naturels, placés à pic sur le sommet oblique de la montagne : ils s’arrêtent et reprennent, comme si l’intervalle qu’il y a entre eux fût une brèche qui les eût rasés.

Nous tournons brusquement à gauche. Y a-t-il un autre chemin vers la route ? Est-ce là la place du chemin fourchu d’Œdipe ? — Tombeau de Laïus, où es-tu ?

À midi moins le quart, nous arrivons au khan Gemino, près d’une petite fontaine où nous voyons un âne, une Anglaise à grand chapeau et en veste de tricot, deux Anglais et un Grec qui voyage avec eux et les exploite, selon Giorgi, lequel, monté sur un tas de matelas, fait du haut de son mulet la conversation avec nous. Comme nous sommes aux fêtes de Noël, le khan est fermé. — Déjeuner sur la fontaine, avec un maigre poulet et les re-éternels œufs durs du voyage. La pluie tombe. Nous saluons le Parnasse, en pensant à la rage que sa vue aurait excitée à un romantique de 1832, et nous repartons.

La pluie nous empêche, à vrai dire, de voir le pays jusqu’au village d’Arachova. De loin, en apercevant les murs blancs de ses maisons, j’ai cru que c’étaient des places de neige sur l’herbe. Le village est grand, situé sur un coteau, avancé à peu près dans la position de Zafed en Syrie. Après le village, champs de vignes ; en haut des carrés de vignes, sur les bords du chemin, des cuves en maçonnerie dont le fond très incliné se déverse, par une petite ouverture longitudinale, dans une sorte de petits puits d’où l’on retire le jus de la grappe.

La route a toujours été inclinant sur la droite, on a maintenant le Parnasse derrière soi, on l’a tourné ; bientôt, dans la perspective d’une ravine très profonde, entre les montagnes, on aperçoit un bout de mer. La ravine s’agrandit, on arrive sur elle. À gauche, à dix pas de la route, ruines grecques : mur en pierres sèches carrées, la construction fut quadrilatérale. Nous avons marché tout à l’heure sur des tronçons d’une voie antique, beaucoup plus large que celle d’hier et de ce matin en partant de Livadia. À distances rapprochées les unes des autres, deux ou trois mètres au plus, des lignes transversales qui sortent du niveau du pavé pour arrêter les pieds des chevaux.

Au fond du ravin, coule, blanc comme une anguille de nacre, un ruisseau qui se tortille entre un bois d’oliviers ; il va s’épatant ensuite dans la plaine que nous devons passer demain. À gauche, le golfe de Salona s’avance dans les terres ; après le golfe, montagne ; après, une autre, puis une troisième, noyée dans la brume, et, de côté (à droite), d’autres qui se pressent comme des têtes de géants qui se poussent pour voir.

Delphes. — Au premier plan, à droite, montagne de Delphes. Deux pics en arrivant (à pic, taillés à facettes comme un acculement infini de piliers décapités, étagés tout du long), de ton brun rouge, avec des bouquets de verdure sur les sommets plats de chaque fût de roche. C’est un paysage inspiré ! il est enthousiaste et lyrique ! Rien n’y manque : la neige, les montagnes, la mer, le ravin, les arbres, la verdure. Et quel fond ! Nous passons près de la fontaine Castalie, ou plutôt au milieu (le bassin est à droite et la chute à gauche), laissant, de ce côté, des oliviers à grande tournure et d’un vert splendide.

Nous descendons dans une maison, il n’y a pas de cheminée ; nous allons dans une autre, où dans la chambre qu’on nous destine deux couvertures sont étendues par terre, de chaque côté de la cheminée, qui, le soir, nous abîme de fumée.

Giorgi nous présente, pour nous servir de guide, une manière de gendarme qui baragouine un peu de français. Nous sortons avec lui, il nous montre d’abord, dans une roche, un caveau contenant trois tombeaux vides, auges creusées à même le rocher avec une arcade en dessous : cela m’a l’air chrétien et ressemble aux tombeaux des cryptes, comme aux catacombes de Malte. C’est ici le rendez-vous de tous les chiards du pays, on marche sur une effroyable quantité d’étrons de toute dimension.

Petite église grecque, avec un reste de mur qui a l’air grec dans certaines parties, cyclopéen (quoique les pierres soient bien petites pour cela) dans d’autres. Dans l’église, une pierre avec une inscription, où nous lisons ce mot βιϐλιοθήχη. Cimetière autour de l’église, sans tombes ni croix, seulement des petites boîtes en bois (destinées à recevoir des chandelles) et couvertes avec des pierres ; quand il y a un an, deux ans que cela dure ainsi, on laisse la boîte et puis c’est tout, pas plus de monument sépulcral que ça ! rien, on voit seulement que la terre a été un peu remuée.

Dans les environs, le terrain semble indiquer un théâtre et un tronçon de construction concave ; le stade, nous dit le guide, était au-dessus.

Nous passons pour revenir vers la fontaine, devant un grand pan de mur qui soutient des terrains : c’est la plus grande ruine de Delphes.

Comme nous arrivions à la fontaine, une femme, coiffée de rouge, se tenait debout auprès de la chute, en deçà de la route, sous les oliviers ; une bande d’enfants nous suivait, quelques femmes lavaient du linge.

Pour arriver au bassin, plein de cresson, on monte sur de grosses pierres de marbre. Au delà du bassin, excavation carrée dans le roc, allant ainsi par le haut, qui est garni de troncs morts d’un lierre ; sur cette surface, trois niches, une petite chapelle moderne, en pierres sèches (recouvrant l’héroum d’Antinoüs ?) ; plus à gauche, gorge étroite comme un couloir et très haute ; l’eau coule sur des rochers de marbre vert et de marbre rouge à raies vertes transversales.

Nous descendons dans les oliviers, à gauche de la route ; en descendant, un grand carré dans la roche fendue par le milieu et avec tenons, comme s’il y avait eu là, collé, quelque grand tableau.

Parmi les oliviers, église Panagîa. C’est la place du Gymnase, une femme et deux enfants nous regardent de dessus le balcon de bois attenant à la maison qui est dans la cour. L’église est précédée de colonnes de marbre ; sur l’une d’elles, couvertes de noms, se lit « Byron », écrit en montant de gauche à droite, moins profondément gravé que sur la colonne du prisonnier de Chillon. Rien dans l’église. — Dans la cour, mauvais bas-relief d’homme, grandeur naturelle (position d’indicateur de chemin de fer), avec des parties génitales de sexe douteux (hermaphrodite ?) ; c’est pourtant bien un homme, les bras et la naissance des mains énormes, les côtes et les muscles du ventre très indiqués, ensemble désagréable. — Derrière l’église, un mur antique soutenant une plate-forme ou terrasse, fontaine abandonnée.

Nous rentrons à 5 heures et demie, nous nous séchons auprès du feu, quoique j’étouffe de chaleur, à la figure surtout, effet de la pluie sans doute. Elle tombe toujours ; un berger a dit à Giorgi qu’il ferait beau temps demain parce que l’on entend les coqs chanter. Dieu le veuille !

Je ne sors pas d’ébahissement à propos de la beauté des gens d’ici. Voilà bien la figure de l’homme dans tout son éclat ; les femmes, beaucoup de blondes, moins belles comparativement ; l’enfant et l’adolescent admirables. — Un portant un fusil, nez un peu avancé, large chevelure s’échappant de dessous son bonnet, qui a passé près de nous, en dessous de la fontaine. Bâton de berger pour attraper les moutons par la jambe.

Castri (Delphes), 9 heures ½.

Mercredi 8. — La chambre où nous avons couché hier avait un bon aspect ; enfermé dans ma pelisse, et ma couverture de Bédouin sur les jambes, je l’ai longuement considérée en fumant ma pipe, couché sur mon lit. J’étais dans le coin de droite, un flambeau posé dans l’angle de la cheminée, je regardais les poutres noircies de fumée ; une d’elles se trouvait éclairée et se détachait en gris des autres, les murs étaient couleur chocolat foncé, tout le reste poussiéreux ; la grande cheminée ronde, la table à X au milieu ; dans les coins, des tas d’olives qui séchaient, et des sacs pêle-mêle dans l’autre : c’était un vrai décor de théâtre (drame allemand), scène de nuit, le rideau vient de se lever. — Il a plu toute la nuit, à travers mon sommeil j’entendais les rafales qui descendaient de la montagne de Delphes.

Ce matin le mauvais temps s’est calmé, nuages rouges quand nous sommes partis. Quelque temps après que l’on a quitté Castri, la route tourne à droite ; on a à sa gauche, tout en bas, le bois d’oliviers qui borde le ravin de Delphes et s’élargit une fois arrivé dans la plaine ; là, il y a une place vide, prairie, puis une autre grande masse d’oliviers. Au pied de la montagne sur laquelle on est, Crissa ; plus loin le golfe de Salona (en se retournant on aperçoit derrière soi les montagnes du Péloponnèse) au bord duquel est Galaxidi ; en face, sur les penchants de la montagne, de l’autre côté, trois villages : le dernier et le plus gros, Salona.

La route descend toujours, se tenant sur le flanc du Parnasse, que l’on suit dans la direction du Nord. La forme des montagnes qui sont de l’autre côté de la vallée en face est ainsi : un mur oblique dont la base s’appuie sur la vallée, le sommet de ce mur affecte la ligne droite, il est égal comme niveau ; là-dessus, un plateau ; puis, dans un plan plus reculé, les montagnes reprennent. Au niveau de ce plateau, des nuages se roulaient.

Nous descendons toujours, et nous nous trouvons au bord d’un large torrent à lit tout blanc, plein de pierres, nous le passons. L’eau coule sur la rive droite ; il se dirige du côté de la mer, bordé d’oliviers à sa droite. L’eau est toute jaune, elle roule la terre rouge des terrains supérieurs : la teinte rouge domine dans les montagnes de ce pays, entre le gris naturel des roches et les verdures qui s’y sont cramponnées.

Nous apercevons bientôt le village de Topolia, à mi-côte ; devant lui, un rocher vert, à petits carrés longitudinaux, comme de grandes marqueteries ; un bois d’oliviers dominé par les hautes pentes des montagnes. Tout cela a quelque chose de déjà vu, on le retrouve, il vous semble qu’on se rappelle de très vieux souvenirs. Sont-ce ceux de tableaux dont on a oublié les noms et que l’on aurait vus dans son enfance, ayant à peine les yeux ouverts ? A-t-on vécu là autrefois ? N’importe ! Mais comme on se figure bien (et comme on s’attend à l’y voir) le prêtre en robe blanche, la jeune fille en bandelettes, qui passe là, derrière le mur de pierres sèches ! C’est comme un lambeau de songe qui vous repasse dans l’esprit… tiens… tiens, c’est vrai ! Où étais-je donc ? Comment se fait-il ?… Après, brrr !

Déjeuner sur le devant d’un épicier, en vue d’une nombreuse société de gamins qui nous considère, et d’un petit chien à qui nous donnons à ronger les os de notre morceau de chevreau.

On monte par une route escarpée, pavée, nous retrouvons la voie très bien dallée par places.

Les montagnes sont assez basses, à bassins resserrés ; cirques irréguliers où l’œil se roule en des courbes molles, sur une verdure parfois à tons foncés de brun ; places de vignobles, terres roussâtres.

Nous sommes dans un bois de petits chênes, à la hauteur des nuages qui, suspendus sur la vallée, à gauche, courent dans le même sens que nous. À un endroit où la pente s’infléchissait, creusée en cuillère, la nuée grise a monté comme un flot de fumée. — Feuilles fer rouillé des chênes à travers la brume. — Nos chevaux pataugent dans la boue des neiges fondues et nous éclaboussent en glissant sur les pierres.

De temps à autre, au bord du chemin, petites places de neige très blanches ; bientôt nos chevaux en ont jusque par-dessus le sabot, la pluie tombe, nous prenons nos peaux de bique.

Tout à coup un val devant nous, grande pente abrupte à notre droite, couverte de neige seulement déchirée par les arbres, qui deviennent plus grands et plus tassés : vieux chênes dans lesquels on a fait le feu et qui n’ont plus que l’écorce, troncs noirs calcinés gisant par terre au milieu du blanc de la neige.

Nous sommes à une jonction de montagnes, une ligne s’en va sur la gauche, celle qui est à notre droite continue dans le même sens. Nous sommes sur une hauteur, vallon étroit très profond dans lequel il faut descendre. De l’eau, de l’eau, sapins, chic alpestre, une grande cascade au delà du torrent à droite ; les arbres sont drapés du velours vert des mousses, les feuilles sèches tremblent au vent, la route zigzague dans les chênes et les sapins, nous entendons le bruit du torrent qui descend de cascade en cascade ; des arbres pourris se tiennent suspendus sur l’abîme ; un, sans feuilles, penché sur l’eau transversalement. Peu à peu nous nous rapprochons de l’eau. Troupeau de chèvres : nous nous arrêtons à les regarder passer sur le pont, tronc d’arbre jeté ; le bouc surveille le passage.

Nous quittons le torrent et nous nous élevons par la voie pavée, dont de place en place, dans la se trouvent des tronçons au hasard. Les arbres cessent un peu, un grand mur gris de chaque côté. Nous apercevons au bout une plaine et quelques maisons rouges à l’entrée : c’est Gravia, où nous devons coucher. Descente.

Gravia, au pied de la montagne. — Khan avec un foyer sans cheminée, des Grecs y font cuire des morceaux de viande sur des brochettes de bois. — Nous attendons le bagage ; on nous loge dans un compartiment du khan réservé aux gens de qualité : la cloison est en planches non rabotées, pour plafond les tuiles, entre quatre pierres le feu, mais nous sommes séparés du reste de la société ; aux pieds de mon lit, une trappe où l’on serre le grain ; la veste du cuisinier se sèche à notre feu, à côté de mon paletot.

La nuit promet d’être froide, j’entends rouler le bruit permanent du torrent et, de temps à autre, sonner les clochettes des mulets qui sont ici, à côté, dans l’écurie.

Gravia, 9 heures du soir.

Jeudi 9. — En sortant de Gravia nous trottons une grande demi-heure et nous atteignons le pied de la montagne. Elle est couverte de chênes, nous allons sous les arbres, nous sentons le vent du matin et l’odeur des feuilles mortes. Quand nous sommes arrivés au pied du bois taillis, sur la berge, un rayon de soleil illuminait par en bas les chênes : c’était la France au mois de novembre tout à fait.

La route monte et descend sous les arbres ; troncs tout gris, sans une feuille, couchés par terre avec leurs moignons de branches biscornues. (Avant d’arriver à Livadia, il y en avait ainsi sur le bord du ruisseau) ; vu de face (il était couché obliquement) quant à son mouvement convexe, deux grosses bosses qu’il avait ressemblaient à des seins et le tronc, la poitrine, partaient d’au-dessus.) De temps à autre, une clairière ; à un endroit, les petits chênes ont leurs branches toutes couvertes de lichens verts, pelucheux, comme si on les eût engainés dedans.

D’en haut on a le Parnasse complètement derrière soi. — Descente. — La montagne s’appelle Laphovouni, nous haltons à ses deux tiers. — Déjeuner sur une fontaine. De là, la vue s’étend sur une partie de la plaine des Thermopyles ; un bout de mer (golfe Lamiaque) à droite ; sur la montagne, en face, à gauche, Lamia.

On descend encore pendant une demi-heure et l’on tourne à droite au pied de la montagne que l’on a descendue.

Le golfe Lamiaque s’étend devant vous ; la plaine est nue, grève blanchâtre, sonnante sous le pied des chevaux, avec quelques filets d’eau qui courent dessus. Au pied de la montagne, qu’il faut tourner, une abondante source d’eau chaude. Avant d’y arriver, un poste de gendarmerie. En continuant la route, on a à sa gauche un grand marais, qui s’étend jusqu’à la mer, et à sa droite une longue colline bombée, à deux plans, couverte d’arbres épineux et qui va se rattacher à la montagne. À un quart d’heure de la source d’eau chaude, on vous fait monter sur un petit tertre carré où il y a des pierres (restes de mur ?) et l’on vous dit que c’est là qu’était le lion de Léonidas. Un quart d’heure ensuite, s’écartant plus de la montagne et avancée davantage dans le marais, une sorte de redoute carrée. De ce point, quand on tourne le dos au Nord, à la mer, à l’île de Négrepont, on a, à droite, la chaîne de montagnes de la Thessalie, avec Lamia à un bout et Stilidia (au bord de la mer) à l’autre, et à gauche, à l’avant-dernier plan, une grosse montagne blanche ; le fond est occupé par une ligne de montagnes plus petites, sur laquelle vient s’appuyer la grande continue, de droite. Sur ce côté gauche, pour venir jusqu’à nous, deux côtes de terrains descendant parallèlement. Suit la montagne, qui va dans la direction de la mer, s’abaissant jusqu’à Molos ; on la suit l’ayant toujours à sa droite pour aller jusqu’à Molos. Bientôt on découvre, ouverte au milieu, une haute tranchée, sorte de couloir un peu crochu, un peu courbé. Si l’on tirait une ligne droite, elle se trouverait aboutir entre Stilidia et Agia-Marina, petit village à gauche de Stilidia.

Où étaient les Thermopyles ? Notre guide et Buchon sont d’accord. Quand Giorgi nous a dit : « Vous y êtes », cela nous a paru absurde. Pourquoi les Perses n’entraient-ils pas plus au delà, par la montagne que nous avons descendue ce matin ? Qui les forçait de venir jusqu’ici ? Comment se fait-il que, selon Hérodote, les Perses tombaient dans la mer ? la mer n’est pas là, elle est à plus d’une lieue ! Faut-il entendre par mer marais ? Alors les Grecs auraient été sur cette colline couverte d’épines où nous nous sommes déchirés tantôt pour voir s’il y avait un défilé par derrière, défilé que nous n’avons pas vu ! Le marais est traversé par un grand cours d’eau ; est-ce le Sperchius ? Je n’ai pas vu les restes du mur de Justinien dont parle Buchon.

Les Thermopyles ne seraient-ils pas la gorge étroite au haut de laquelle est Budanitza ? Alors je comprends que, pour arriver à ce sommet, les Perses aient mis toute la nuit. Quel est le sens du mot précis traduit par défilé dans Larcher ? En résumé, c’est là, à l’extrémité Nord de cette longue colline, que devait se trouver le passage, ou c’est la gorge de Budanitza. Dans cette hypothèse, les Perses, par le flanc, auraient pu tomber dans la mer, et c’est bien là un défilé, et qui s’ouvre par en bas, qui a une « place plus large ».

Mais l’objection revient toujours : Pourquoi les Perses se sont-ils obstinés à venir par là, tandis qu’au delà des sources d’eau chaude, il y a une grande entrée dans la montagne ?

Jusqu’à Molos, route plate, assez belle, entre des arbustes.

Molos, grand village, étendu sur le terrain marécageux, près de la mer, en face Stilidia de l’autre côté du golfe. — Logés chez un pappas.

Molos, 8 heures du soir.

Vendredi 10. — Journée pénible et longue. Partis à 8 heures de Molos, arrivés à Rapurna (Chéronée) à 5 heures du soir, ne nous étant arrêtés que vingt minutes à peu près.

En quittant Molos, on va quelque temps sur la plaine mamelonneuse qui s’étend jusqu’à la mer ou côtoie la montagne. — Tournant à droite. — Un grand torrent. — Après l’avoir passé on aperçoit les platanes ; ils augmentent. On monte insensiblement, gardant le torrent à sa gauche, puis l’on entre dans un véritable bois de platanes, ils sont tous dépouillés, leurs feuilles amortissent le bruit des pas de nos chevaux, on respire une bonne odeur ; le ciel est barbouillé de sales nuages bruns, qui estompent le contour des montagnes. Nous déjeunons (moi avec un morceau de pain sec) sur le tronc incliné d’un gros platane, au bord du torrent, qui fait un coude en cet endroit et dégringole doucement de pierre en pierre.

Quelque temps après qu’on a dépassé les platanes et quelques hautes petites prairies inclinées au pied des montagnes, on s’élève. — Mamelons. — À gauche, une série de collines se détachant d’une montagne, et coulant parallèlement vers le fond de l’étroite vallée, ayant la forme de cylindres.

Nous nous élevons sur des crêtes de montagnes où il y a juste la place du sentier ; de chaque côté, une vallée d’où l’œil descend par une pente escarpée. Les sapinettes ont succédé aux platanes, elles deviennent de plus en plus rares, la végétation cesse. Montagnes chenues, gris blanc par places et couvertes généralement de petites touffes épineuses vertes. Nous dominons une grande plaine noyée dans la brume et où tombe la pluie ; au bas de la plaine, le grand village de Dracmano ou Abdon Rakmahill. — Trois vieux puits comme celui d’Éleusis.

Nous suivons le chemin fangeux qui coupe la plaine par le milieu ; bientôt elle se resserre entre deux bases de montagnes qui avancent, on tourne à droite légèrement, et l’on entre dans une seconde division de la plaine, où est situé Chéronée. — Troupeaux de moutons nombreux, tous à longue laine et en bon état. — Nos chevaux enfoncent dans la terre marécageuse, des vanneaux et des bécassines s’envolent, de temps à autre tombe une petite pluie fine.

Nous passons à gué une grosse rivière, le Céphissus ; de temps à autre, pont bâti sur les places d’eau dans le marais.

Rapurna, au fond de la plaine, à droite, au pied de la montagne. Avant d’y arriver, restes d’un petit théâtre taillé à même dans la pierre : les marches en sont étroites, on n’y pouvait s’asseoir et y mettre les pieds tout à la fois ; au-dessus, restes des murs de l’acropole.

En suivant la route que nous devons prendre demain, un peu après le village, à droite, se voient, dans un petit trou au milieu des broussailles, les restes d’un lion gigantesque : ses membres sont épars, couchés et cachés pêle-mêle ; tête colossale, à crinière frisée autour du facies. En marbre, assez beau travail. À l’extrémité des incisives de chaque côté de la gueule, un trou qui communique d’un côté à l’autre, comme si le lion avait eu, passé dans la gueule, un frein.

Les chiens de Rapurna hurlent affreusement, se ruent sur nous. Nous les voyons poursuivre deux pauvres diables qui vont de porte en porte : c’est un aveugle qui joue du violon, violon à manche large, à trois chevilles ; il marche par-derrière, en tenant sa main gauche sur l’épaule de son conducteur chargé de deux besaces ; ils viennent à la maison où nous sommes logés, l’aveugle est sans yeux, une balle lui a passé d’une tempe à l’autre ; son compagnon a la tête enroulée d’un voile noir en turban, qui ressemble à un chaperon moyen âge (duc de Bourgogne ?), figure de femme, petite moustache noire, l’air d’une affreuse canaille.

Nous attendons le bagage deux heures, il arrive à la nuit ; la pluie tombe à torrents, cela ne nous promet pas poires molles pour demain !

Rapurna, 9 h. ½ du soir.

Samedi 11. — La pluie et le vent n’ont cessé toute la nuit, Giorgi a demandé à coucher dans la même chambre que nous. Toute la famille, qui l’habite, a passé la nuit dehors, avec les muletiers et l’ironique cuisinier, dont les chalouars blancs sont maintenant noirs de boue ; aussi, le matin, les femmes et l’affreuse nichée d’enfants viennent-ils en grelottant se chauffer à nos tisons. À travers la crasse qui les couvre on distingue quelques-uns de leurs traits, qui seraient beaux peut-être s’ils n’étaient si sales ; mais quelle saleté ! cela dépasse tout ce que j’ai vu jusqu’à présent ! La jeune femme du lieu met son marmot dans son berceau, tronc d’arbre creusé, à peine dégrossi, et le dandine auprès du feu : la forme de ce berceau me rappelle les pirogues de la mer Rouge.

Notre bagage part en avant, devant nous précéder à Thèbes ; nous partons après lui, à 11 heures, couverts de nos peaux de bique et de nos couvertures de Bédouin mises par-dessus et attachées avec une corde sur le devant de la poitrine, à la manière d’un burnous. La pluie tombe sur nous sans discontinuer pendant deux heures.

La route monte une montagne, puis la redescend ; en face de nous nous apercevons Livadia, le Parnasse à droite, noyé dans la brume et dans la pluie.

Le bagage s’est arrêté au khan de Livadia, et les agayaturs déclarent qu’ils ne veulent pas aller plus loin ; la bêtise de notre drogman s’en mêle, force nous est donc de rester à Livadia !

Nous passons la journée à faire sécher nos couvertures et nos hardes et à fumer sur nos lits ; en bas, dans l’écurie par où l’on monte à notre chambre, c’est un pêle-mêle de chevaux, de mulets et d’hommes.

Le torrent qui passe devant Livadia grossit toujours, toute la plaine est noyée d’eau, la pluie rebondit sur les tuiles, le vent chante à travers les planches du khan.

La soirée fut employée par nous à recoudre nos peaux de bique et à y ajouter des genouillères en flocate.

Dimanche 12. — Journée épique !

Partis de Livadia à 7 heures du matin, le mieux accoutrés que nous pouvons, nous tenons la plaine que nous descendons insensiblement ; à notre gauche, au loin, le lac Copaïs est perdu dans les marais ; les montagnes sont toutes estompées de brouillard.

À 11 heures nous nous arrêtons dans le khan de Julinari, hommes et bêtes y sont pêle-mêle, les hommes sur une espèce de plancher en bois, construction carrée qui se trouve dans un coin et sur laquelle est le foyer ; les chevaux sont attachés au râtelier.

Nous avons changé de gendarme ; celui que nous venons de prendre à Livadia est facétieux et folâtre, il donne de grands coups de poing à tout le monde, rit très haut, et va nous chercher du bois, ce que notre Giorgi n’a pas même l’intelligence de faire ; le drôle nous sert encore son inévitable agneau et les éternels œufs durs, ma gorge se ferme à leur vue et je déjeune, comme les jours précédents, avec du pain sec. En face de moi est assis, jambes croisées comme un Turc, le maire d’un village voisin, il mange une ratatouille d’œufs ; sur ses cuisses passe son sabre ; sa figure est encadrée par sa coiffure, un petit turban noir, roulé autour de sa tête, pend des deux côtés sur sa joue, lui passe sur la partie inférieure du visage, en mentonnière, et va s’enrouler autour du col, comme un cache-nez ; c’est un grand gars d’une cinquantaine d’années, grisonnant, nerveux, l’air bandit et très frank.

Nous remontons sur nos bêtes trempées et nous poussons notre route ; il faut renoncer à aller à Thèbes et à Orchomène, nous allons coucher à Casa.

Nous pataugeons dans la boue, nous passons dans des marais, nos chevaux éclaboussent l’eau tout autour d’eux, j’ai le c.. mouillé sur ma selle.

Des vanneaux et des bécassines s’envolent en poussant de petits cris, le chien du gendarme nous suit en trottant tant qu’il peut de ses petites jambes.

La grêle tombe ; nous passons dans des terres labourées où nos chevaux enfoncent jusqu’au dessus de la cheville ; sitôt qu’ils le peuvent, nous les faisons galoper ; la nuit vient.

En passant une grande place d’eau, le chien du gendarme se noie ; voilà le cheval de Giorgi qui se met à boiter et à enfoncer sa tête entre ses jambes, nous croyons un moment qu’il va crever sur place, et nous nous demandons si les nôtres nous mèneront jusqu’à Casa ; quant au mien, il commence à ne plus sentir l’éperon. Quand je dis l’éperon, c’est le mot, car j’ai perdu celui du pied gauche aux Thermopyles, dans ce petit bois où je me suis si bien déchiré, et d’où nous avons fait débusquer un lièvre.

Nous avons tourné brusquement sur la droite, quittant la route de Thèbes ; deux heures après, nous passons devant Erimo-Castro, nous en avons encore pour cinq heures, il est presque nuit, le temps devient non pas pire, c’est impossible ; mes pieds sont complètement insensibles, j’ai chaud à la tête. Nous blaguons beaucoup en songeant que nous avons perdu le bagage, et nous nous consultons comme au restaurant pour savoir quoi nous mangerons à notre dîner : Garçon, du Sauterne avec les huîtres ! une bisque à l’écrevisse ! deux filets chateaubriand ! crème de turbot ! une croûte madère ! un feu d’enfer et des cigares ! allez !

La neige tombe, elle s’attache aux poils qui sont dans l’intérieur des oreilles de nos chevaux et les emplit ; ils ont l’air d’avoir du coton dans les oreilles.

L’Hélicon est sur notre droite, nous apercevons des sommets blancs dans les interstices des nuages et du crépuscule.

Sur une éminence où l’œil est amené par une pente blanche et très douce, enfoui dans la neige comme un village de Russie, avec ses toits bas, Kokla.

Nous n’entendons plus nos chevaux marcher, tant la neige assourdit leurs pas, nous allons nous perdre pour passer le Cithéron, Giorgi demande un guide, personne ne veut venir.

Nous continuons ; ma gourde d’eau-de-vie, que j’avais précieusement gardée pendant tout le voyage, me devient utile, le froid de ma culotte de peau me remonte le long du dos dans l’épine dorsale ; s’il fallait me servir de mes mains, j’en serais incapable. Le moral est de plus en plus triomphant. Mes yeux se sont habitués à la neige, qui re-souffle de plus belle, Maxime en est ébloui. Nous allons sur la pente Nord du Cithéron, nous rapprochant le plus que nous pouvons vers sa base, afin de trouver la route. Nous passons un torrent, que nous laissons à droite, et nous nous élevons rapidement. Des pierres sous la neige font trébucher nos chevaux ; nous sommes complètement perdus, le gendarme et Giorgi n’en sachant pas plus que nous sur la route. Pour continuer jusqu’à Casa il faudrait savoir le chemin ; quant à nous en retourner à Kokla, ce que nous allons pourtant essayer de faire, il est probable que nous allons nous perdre encore.

Nous entendons aboyer un chien, j’ordonne au gendarme de tirer des coups de fusil, il arme son pistolet qui rate ; enfin il parvient à tirer un coup, le chien aboie dans le lointain.

Décidément j’ai froid, ça commence à me prendre.

Nous redescendons, le gendarme tire encore deux ou trois fois des coups de pistolet, les aboiements se rapprochent, nous sommes dans la bonne direction, nous repassons le torrent à sec.

Bientôt nous apercevons quelques maisons ; les chiens, en nous sentant venir, font un vacarme d’enfer ; pas d’autre bruit dans le village, pas une lumière, tout dort sous la neige.

Le gendarme et Giorgi frappent à la porte d’une cabane, personne ne dit mot ; ils vont frapper à une autre, une voix d’homme épouvantée répond, on ne veut pas ouvrir. Le gendarme donne de grands coups de crosse dans la porte, Giorgi des coups de pied ; la voix, furieuse et tremblante, répond avec volubilité, une voix de femme s’y mêle. Giorgi a beau répéter milordji, milordji, on nous prend pour des voleurs, et l’altercation mêlée de malédictions de part et d’autre continue. Je me range en dehors de la porte, près de la muraille, dans la crainte d’un coup de fusil. Ô mœurs hospitalières des campagnards ! ô pureté des temps antiques !

À une troisième porte, enfin, quelqu’un de moins craintif consent à nous ouvrir. Jamais je n’oublierai de ma vie la terreur mêlée de colère de cette voix d’homme. Quel propriétaire ! était-il chez lui ! avait-il peur de l’étranger ! se moquait-il du prochain ! et la voix claire de la femme piaillant par-dessus celles des hommes !

Celui-ci nous mène au khan, que l’on nous ouvre. Nous entrons dans une grande écurie pleine de fumée, où je vois du feu ! du feu ! Quelqu’un de là m’a détaché ma couverture, et je me suis approché de la flamme avec un sentiment de joie exquis. Souper avec une douzaine d’œufs à la coque, que nous fait cuire une bonne femme, la maîtresse du khan. J’ai bu du raki, j’ai fumé, je me suis chauffé, rôti, refait, dormi deux heures sur une natte et sous une couverture pleine de puces prêtée par l’hôtesse du lieu ; le reste de la nuit se passe à faire sécher et à brûler nos affaires. Les chevaux mangent, le bois flambe et fume, de temps à autre je me lève et vais chercher le bois dont les épines m’entrent dans les mains, les autres voyageurs dorment couchés tout autour du feu. Quand il arrive quelqu’un, on crie « Khandji ! Nadji ! », la porte s’ouvre, l’homme entre avec son cheval tout fumant, la porte se referme, le cheval va s’attabler à la mangeoire et l’homme s’accouve près du feu, puis tout rentre dans le calme. — Ronflements divers des dormeurs. — Je pense à l’âge de Saturne décrit par Hésiode ! Voilà comme on a voyagé pendant de longs siècles ; à peine sortons-nous de là, nous autres.

Le lendemain lundi 13 (jour de l’an de l’année grecque), dès qu’on y voit, nous sortons du khan. La neige tombe tassée ; un enfant (Dimitri, le fils de la bonne femme), avec son capuchon sur la tête, gros petit robuste paysan, à l’air bête et à lèvres sensuelles, nous sert de guide jusqu’à la route, nous n’en avons pas été loin hier au soir ; il fallait, comme nous l’avons pensé, laisser le ravin sur la gauche.

Nous passons le Cithéron à grand’peine, nos chevaux un peu plus ne pourraient s’en tirer. La couverture de laine de Maxime a l’air d’une peau de mouton veloutée, et par le bas revêt, en certaines places, des tons bruns à glacis d’or (taches de fumée, ou la laine qui reparaît en dessous ?) pareils à de la peau de léopard.

À 11 heures du matin, arrêtés trois quarts d’heure à Casa, il y fait froid. Déjeuner avec du pain chaud et pas mal de petits verres de raki. Nous remettons nos couvertures sur nos dos, ma peau de bique est déchirée. Avec mon tarbouch rabattu sur les yeux, ma grande barbe et mes vêtements de poil et de grosse laine, le tout rattaché par des ficelles et des cordons, j’ai l’air d’un Cosaque.

À mesure que nous nous abaissons, la température s’adoucit, la neige cesse, bientôt le bleu du ciel paraît.

La chaleur vient ; à Mandra nous retrouvons des oliviers et du soleil, je fais ferrer mon cheval qui boitait d’une façon irritante.

Au khan qui est avant les lacs Rheïti en venant d’Éleusis, nous rencontrons, dans une voiture, l’Anglaise, les deux Anglais et le Grec leur cicerone, que nous avons déjà vus au pied du Parnasse, en allant de Livadia à Delphes.

À Daphné, mon cheval ne veut pas aller plus loin et se cabre plusieurs fois.

De Mandra à Athènes, tancé le jeune Giorgi d’importance et d’une si belle manière, à ce qu’il paraît, qu’il a avoué à Elias, notre hôte, que je l’effrayais beaucoup.

Après le Jardin botanique, rencontré la reine qui se promenait en voiture.

Nous sommes rentrés à Athènes à 5 heures moins un quart du soir ; notre bagage y est arrivé le surlendemain mercredi, dans la matinée, une quarantaine d’heures après nous.

Athènes, jeudi 16, 3 heures de l’après-midi.

MUNYCHIE. — PHALÈRE.

À l’Est du Pirée, un petit port ovale, à entrée étroite ; sur le côté Est de ce port, restes de quais éboulés dans la mer ; les pierres sont très grises, quoique perpétuellement lavées par l’eau. Pour des bâtiments de petit tonnage, ce port devait être excellent : c’est là, Munychie.

En suivant le bord de la mer, ruines d’une chapelle où Sa Majesté vient se déshabiller quand elle prend des bains froids. Ô rivage ! ton sable fut foulé par d’autres pieds ! Ô vents de la mer Égéenne, tu as rafraîchi d’autres derrières !!!

Il y a à Munychie une espèce de petit avant-port ou d’arc très évasé, l’extrémité fait promontoire, le rivage rentre tout à fait et bientôt fait un cercle charmant : c’est Phalère. Il y a dans le dessin de ce cirque naturel quelque chose de doux et de grave. À l’entrée, à droite, un grand bloc isolé, énorme, debout. On voit là dedans entrer des barques peintes, la nature avait tout fait pour ces gens-là !

Nous avons continué par le rivage. — Petites criques. — Notre drogman est descendu ramasser des coquilles pour nous, nos chevaux marchaient péniblement dans le sable.

Promenade faite le 21 janvier 1851, mardi.

ACROPOLE.

SCULPTURES.

dans le temple de la victoire aptère.

Bas-relief très ressorti, 3 personnages : une femme, un taureau, une femme. Hauteur approximative, 3 pieds.

En commençant par la gauche, première figure ailée, sans tête, ni bras droit ; le bras gauche seulement jusqu’au coude, rongé ainsi que le devant de la poitrine et les deux cuisses ; pieds disparus. Elle s’incline vers le taureau qui s’élance, le sein gauche rond, proéminent sous la draperie. Dans la ceinture, qui était une simple corde, trois petits trous. La queue du taureau paraît derrière elle. La draperie, attachée sur l’épaule gauche et portée sur cette partie du corps, qui fléchit, s’amasse sur la cuisse gauche, un peu relevée à partir de l’aine elle coule entre les deux cuisses. — Le taureau s’élançant, moignons des jambes de devant, pas de tête, cou rongé, puissante musculature de l’épaule droite ; les plis du col indiquent que la tête devait être baissée.

Deuxième figure, vue de face, deux ailes dans un mouvement d’élan emporté, sein droit enlevé. Bras gauche (qui se levait un peu plus haut que l’autre, les deux bras étaient écartés ; au-dessus de ce bras, l’aile est plus levée que l’autre) n’existe que jusqu’au coude à peu près. Tout le mouvement de la draperie est furieux ; le chiton, serré par une ceinture (un cordon avec deux trous), est poussé par le vent et colle sur le sein gauche pomme ; c’est cette partie du corps qui s’avance, la jambe et la cuisse gauches en avant, genou saillant, mollet dessiné, les pieds simplement chaussés d’une semelle. La draperie part de dessous la fesse droite, dans une courbe touffue, se porte sur la cuisse gauche, tourne et laisse retomber sa plus grande masse à la hauteur du jarret droit ; le reste dégrade entre les jambes écartées et va reposer à terre. La draperie qui tombe extérieurement du bras gauche, largement contourné, par le bas se frise presque en volute. — Peut-être un peu trop de frisé dans l’ensemble du style des draperies.

Un torse drapé sans tête. Hauteur de cette feuille de papier.

Le bras gauche repose sur la hanche et y retient la draperie amassée ; la chemise (chiton ?) légère, plis droits suivant le mouvement du gauche ; le corps reposant sur la hanche gauche, le ventre s’en va à droite. Seins ronds. Le bras gauche, nu, abondamment couvert au coude au-dessus et au-dessous par la draperie qui passe entre le bras faisant angle et le corps ; le bras droit vêtu de cette même chemise fine qui se ferme de places en places par des boutons laissant voir le nu par losanges. Haut de la poitrine nu, seins très bas. Un cordon passe sous les deux aisselles et fixe la chemise au corps et contourne par derrière le cou qui le porte.

Bas-relief de femme ailée rattachant sa sandale.

Même hauteur que le premier, sans tête ni mains, deux ailes. Appuyée sur le pied gauche dont le genou est légèrement fléchi, sa main droite touche son cou-de-pied droit, dont le talon vient à peu près à la hauteur du genou gauche, la cuisse gauche faisant avec la jambe angle droit. Le bras gauche retient faiblement la draperie qui s’échappe et qui, de ce côté, va tomber, tandis que, de l’autre, elle est relevée par tout le grand mouvement de la cuisse droite. La draperie, attachée aux deux épaules, glisse de la droite qui se baisse et tombe jusqu’à mi-bras, laissant voir l’aisselle. Sous la draperie transparente, seins fermes et ronds, pointus au bout, très écartés. Deux plis au ventre, le supérieur plus creusé. Le pied droit manque. — On ne peut se lasser de voir cette délicieuse chose.

dans la pinacothèque.

Torse de femme, chemise plissée.

Les plis tombent tout droit, carrés et réguliers ; entre les deux seins, un pli plus large que tous les autres fait milieu et, de chaque côté de lui, tombent les autres, le second descendant plus bas que le premier, ainsi de suite ; cela va ainsi comme par étages jusqu’au-dessous des seins.

Coiffure de femme à un petit torse sans tête.

Les cheveux sont divisés en deux ; de chaque côté quatre tresses qui tombent sur les seins, que l’on voit entre elles. Les tresses, se touchant d’abord, vont, à mesure qu’elles descendent, en s’écartant.

Une tête d’homme ceinte d’un cordon ; entre le cordon et le front, les cheveux sont disposés en petits boutons pressés.

Le travail de chaque boucle peut se comparer à une coquille de colimaçon. Quatre rangées. Cette coiffure, faisant courbe, couvre la moitié du front et descend jusqu’aux oreilles.

Idem dans une petite tête de femme.

Un petit bas-relief : une femme et un faune, partie inférieure du corps seulement.

La femme, debout et comme moulée dans son vêtement qui lui colle au corps, vue de trois quarts ; les deux mains cachées sous sa draperie qui fait des plis entre son corps et son bras droit. Main gauche appuyée sur la hanche gauche, coude (enlevé) faisant angle. Le voile de sa tête pend du côté droit, lui passe sur la gorge et revient s’appuyer sur l’épaule gauche. Menton légèrement incliné sur la poitrine. Sa main droite, couverte de la draperie, la tend. — Le faune est assis, cuisses velues, jambes de bouc, sur un rocher. Ses sabots vont, comme hauteur, à mi-cuisse de la femme ; sa tête est sur le même niveau que la sienne. Les jambes du faune sont serrées l’une près de l’autre, il voudrait les croiser et ne peut. Cette pose est pleine d’esprit.

dans le theseum.

1o  Personnage rustique, à cuisses et jambes de chèvre.

Adossé tout droit, debout, à un petit pilier carré, il est drapé soigneusement, comme pour se garantir du froid, dans un manteau qui lui passe sous la barbe et va faire une courbe sur l’épaule gauche, d’où il retombe ensuite. Dans la main gauche une syrinx. Barbe longue, peu frisée ; oreilles pointues de chèvre, courbées dans le sens du front et confondues avec la chevelure. Pose d’ensemble vivace et gaillarde.

2o  Statue d’un vieillard au front très ridé.

Rides symétriques, à courbes très profondes sur le milieu du front. La poitrine naturellement couverte de poils de bête. Il porte sur son épaule gauche un personnage sans autres membres ni tête, qui porte à sa main droite une tête d’homme beaucoup plus grosse que lui et même que n’est celle du personnage principal.

3o  Grand bas-relief : statue plate d’homme de la vieille manière, trouvée à Marathon.

Guerrier debout, tenant à la main gauche une lance ; la droite est fermée sur la cuisse, le bras tombe naturellement. Cheveux en petites boucles tombantes sur la nuque ; barbe frisée et symétriquement taillée en pointe ; œil ouvert et très sorti. Sur son épaule droite, passe une large bande, qui est ou la partie supérieure de sa cuirasse ou comme le collet de son vêtement de dessus, ou son baudrier, l’épée devant être au côté gauche, qui est, par derrière, caché. Supposition moins probable, car ça a l’air de devoir s’attacher sur la poitrine. La ceinture attache autour du corps un vêtement-cuirasse qui pend en plis (ou lames) carrés, longs. De dessous ce vêtement en passe un autre à pans pareils, et sous ce second vêtement on voit passer les plis inégaux et pressés d’une chemisette à tuyautés plats, comme au haut des bras. Doigts des pieds très effilés, chevilles saillantes, jambarts avec les rotules saillantes et de grands plis autour du mollet.

4o  Homme nu, debout, près de son cheval.

Vu de face ; le cheval de profil, seulement le poitrail et la tête trois quarts. C’est un petit tableau en creux. À gauche, un arbre branchu, assez nu de feuillage, avec un oiseau dans ses branches qui ressemble à un geai, à une pie ? À l’arbre s’enroule un serpent, monstrueux par rapport à l’arbre. Le cavalier, manteau seulement sur les épaules (un peu trop grand, svelte et mou ?), donne à manger au serpent, qui avance sa tête vers lui. Pas de barbe. — Le cheval est derrière lui, piaffant. — Un enfant, à droite, apporte au héros son casque ; de l’autre côté, à gauche, l’épée est passée à une branche de l’arbre près duquel sont sa cuirasse et son bouclier.

5o  Petit pilier carré à quatre faces : trois de femmes, une d’homme.

Ce pilier, plus large au sommet, et aux quatre angles duquel se voient encore des trous, servait de support à quelque meuble. Trois côtés sont surmontés d’une tête de femme. Seins. Draperie largement traitée et se confondant presque avec la paroi même du pilier. Le quatrième côté a une tête d’homme barbue. La représentation s’arrête après le buste, net. Sur le milieu de la paroi qui est sous cette tête, un phallus dressé, vu de face, avec les testicules.

à l’acropole.

Près le corps de garde, à gauche en entrant :

Deux femmes, l’une assise, l’autre debout, sans tête ni l’une ni l’autre.

Celle qui est assise est sur un tabouret ; l’autre, à droite, debout, porte une boîte dans sa main gauche, la partie droite du buste de celle-ci enlevée. Celle qui est assise, de profil, tourne sa poitrine de trois quarts et tient sur ses cuisses quelque chose qui est brisé (une boîte ?). La draperie, attachée aux deux épaules, légère, et couvrant les seins, s’échancre en s’infléchissant sur la gorge et couvre le bras droit, où elle est retenue par des boutons qui, dans les intervalles, laissent voir la chair à nu. À remarquer les plis de la draperie prise entre la cuisse droite de la femme et le tabouret. — Entre les deux femmes, et tourné du côté de celle qui est assise, un enfant (sans tête) qui lui vient, comme hauteur, au niveau du genou, l’épaule droite nue ; drapé sur l’épaule gauche, sa main gauche très remontée, le coude (caché) devant faire angle aigu sur le genou gauche de la femme.

À côté de là, une femme sur un char.

Le pied gauche seulement repose dessus, faisant angle droit avec la cuisse ; le pied droit est en l’air complètement, en arrière. (Comment pouvait-elle s’y tenir ? la position des gens sur les chars me paraît toute conventionnelle. Dans une des tablettes du Parthénon, un guerrier, avec son bouclier et qui est sur un char, a le pied posé sur la jante de la roue.) Son pied gauche est posé seulement sur le bord du char ; ses deux bras en avant tiennent les rênes dans un mouvement très attentif. Le char est évidemment emporté avec vitesse : la draperie est incourbée symétriquement sur le dos, qui penche dans tout le mouvement du corps porté en avant, et du dos elle va se ramasser sur le bras. L’avant-bras est nu. Elle a comme coiffure un gros chignon, carré par le bout.

tablettes du parthénon.

Mouvement des jambes de devant des chevaux (jambe cabrée) très élevé ; la jambe déployée toute droite serait fort longue. Tous les chevaux ont les veines excessivement saillantes ; à tous, au coin de la bouche, un trou ; sic dans la main du cavalier. Il y avait, sans aucun doute pour moi, des rênes en métal, qui ont disparu.

Dans une tablette, où une Victoire est entre deux cavaliers et arrête l’un (celui qui est derrière), une grosse veine court longitudinalement le long du biceps du premier cavalier, qui se détourne presque de face et regarde le spectateur. La Victoire debout est aussi grande qu’un homme à cheval ; sa tête est sur le même niveau que celle du cheval du cavalier qu’elle arrête ; et le cheval se cabre, cette invraisemblance ne choque nullement.

Cette même étude des veines se remarque encore dans la tablette où un cavalier rajuste sa coiffure tout en continuant à courir ; le cavalier qui précède celui-ci a les veines indiquées sur sa main gauche : le bras tombe naturellement, le sang descend et doit emplir les vaisseaux.

L’effet est plus marqué encore dans une tablette d’une tout autre manière, et qui évidemment est d’un autre artiste (inférieur). Un homme est assis sur un tabouret, deux femmes sic ; l’homme a la main gauche levée, le coude plié, les doigts sont fermés, et l’index pose sur l’ongle du pouce, comme s’il se grattait cet ongle avec l’ongle de l’index : à sa main droite, le bras tombe naturellement, veines très marquées.

Dans les Propylées, adossé au mur de la tour vénitienne, un torse de femme. Deux seins pomme, le gauche couvert d’une draperie, le droit nu ! Quel teton ! comme c’est beau ! que c’est beau ! que c’est beau !

Coiffure des cariatides qui supportent l’architrave du temple de Pandrose.

Les cheveux, séparés par une raie, juste sur la ligne médiane, descendent en bandeaux épais, violemment ondés, jusqu’à la hauteur de l’oreille, d’où partent de chaque côté deux amples tire-bouchons, qui passent sur les épaules et tombent jusqu’à la hauteur des seins environ. Sur le derrière de la tête, portion comprise d’une oreille à l’autre, ce sont trois grosses couronnes de cheveux rangées l’une sur l’autre ; la quatrième est écrasée par le coussin carré, chapiteau de colonne qui est sur leur tête et qui supporte l’architrave. De dessous la couronne inférieure partent deux grosses mèches tordues (tortis très lâches et abondants), tombant naturellement en s’amincissant à mesure qu’elles descendent vers le nœud qui les lie ensemble. Les cheveux repartent en s’élargissant en forme (comme ligne extérieure) de catogan. Ils sont libres, frisés naturellement en plus petits tortis, et, vus d’en bas ou plutôt d’en dessous, l’extrémité de chaque petite mèche fait une boucle.

temple de thésée (theseum).

Sa face postérieure regarde la montagne de Daphné et le chemin d’Éleusis ; son fronton (oriental), l’Hymette.

En tournant le dos à l’Hymette, on a un peu à gauche les deux Pnyx ; en deçà, le chemin creux où Cimon, fils de Miltiade, est enterré avec ses chevaux ; et plus près, tout à fait à gauche, l’Acropole.

Sur ce côté gauche du temple, plate-forme avec quelques sièges en marbre, vraies gondoles pour la forme ; un soldat irrégulier, avec son fusil creusé pour être mis sous l’aisselle, était assis dans l’un d’eux.

Sur ses deux faces latérales, le temple a treize colonnes, en comprenant les deux colonnes d’angle ; et sur ses deux façades extrêmes, six, en comprenant les deux colonnes d’angle.

Le larmier est très avancé, les tablettes du larmier sont ornées de guttæ.

Chaque métope est séparée de sa voisine par une sorte de gril composé de trois fûts en relief.

Le joint des pierres de l’entablement tombe juste sur le milieu du tailloir du chapiteau.

Sur la façade orientale et aux angles latéraux y attenant, encore quelques sculptures des métopes (quatre de chaque côté) ; ailleurs, les sculptures des métopes ont été complètement enlevées ou n’ont jamais été faites.

Aux deux extrémités du naos, la frise représente des combats de Centaures (plus distincts à la partie occidentale au-dessus de l’opisthodome), qui combattent avec de grosses pierres.

Sous le portique, plafond ; — les poutres en marbre ont, dans l’espace qui les sépare entre elles, des caissons ou carrés, alternativement creux et pleins.

Sur les ptéromes, les poutres seules subsistent.

jupiter olympien.

Au nord de l’Acropole.

De la petite colonne en face, ou plutôt à droite en regard de l’Hymette, et qui domine l’Ilyssus, on voit que les arcades, qui semblent continuer le théâtre d’Hérode Atticus, servaient à soutenir le terrassement sur lequel le temple était bâti ; d’autant plus qu’au bout de ce mur il y en a un autre tout uni, sans arcades ni contrefort, qui fait angle droit et ne pouvait servir à autre chose qu’à soutenir les terres. De là, du reste, la plate-forme occupée par le temple se voit très bien ; mais ce que l’on voit, ces seize colonnes, sont-elles autre chose qu’un portique ?

tour des vents.

Les figures allégoriques extérieures sont affreusement lourdes. Jambes tuméfiées, leur poids seul empêcherait le corps de voler.

Édifice octogonal. — Corniche avec tambours carrés ; au-dessus, à la hauteur de sept pieds environ, une plinthe circulaire, de petites colonnes cannelées à chapiteau dorique ; — une seconde plinthe, puis le toit, tranches de pierres, allant s’amincissant vers le sommet et dont la combinaison fait dôme.

Deux portes, une grande vers le Sud-Ouest, une plus petite s’ouvrant en face de l’Est.

À l’extérieur du monument, et communiquant avec lui, une sorte de tourelle ronde, de même construction.

Trois fenêtres ou jours enlevés à même le mur, deux sous la première plinthe, une sous la corniche, à côté du Merab.

théâtre d’hérode atticus.

Les restes de gradins sont surtout vers la partie droite quand on descend de l’Acropole et qu’on regarde la mer.

À chaque extrémité, deux grandes masses ; à gauche, un double rang de trois arcades encore existantes, puis la grande ligne des arcades plus basses ; au milieu, une debout ; à droite, une ligne de trois.

Le soleil éclairait en plein l’intérieur roux des arcades et les rendait vermeilles.

Longue ligne d’arcades du côté extérieur ; de la plaine, portique où le peuple allait se mettre pendant la pluie.

Quand Pausanias fit sa description d’Athènes, le théâtre d’Hérode n’était pas encore bâti, il en parle incidemment dans son livre de l’Arcadie (?).

Comme j’étais à regarder cela, un âne que je n’avais pas vu s’est mis à renifler et m’a fait détourner la tête.

23 janvier.
théâtre de bacchus.

Sur le même flanc de l’Acropole, vers l’Est, les deux colonnes du théâtre de Bacchus (la pente me paraît très forte), au-dessus d’un antre à entrée carrée. Il y a, à la gauche de cet antre, des excavations carrées comme pour des tableaux votifs ; sur la droite, quelques restes (peu de chose) de gradins taillés à même la roche.

stade.

Le stade est au delà de l’Ilyssus. Pont en ruines, dont il n’y a plus que les assises ; deux grandes redoutes (cavaliers en terme d’artillerie) formant une sorte de quadrilatère allongé, plus large vers l’entrée ; à gauche un tunnel dans la roche, il s’élargit après le coude qu’il fait. C’est dans cette partie qu’il y a trace, cette fois évidente, de roues de chars. Le tumulus d’Hérode est de ce côté, plus à gauche, en se dirigeant vers le Lycobettus.

pandrose. — érechtée. — minerve poliade.

Pandrose, comme niveau, est supérieur aux deux autres.

Côté ouest de Minerve Poliade (l’entrée est par le temple de Neptune, qui n’est peut-être qu’un portique) : piliers ioniques sur le mur, devaient être adossés à quelque chose, mais à quoi ? Cette colonnade est supérieure, comme niveau, à celle qui est en face, à l’Est. Ici, du reste, ce sont de vraies colonnes.

Le chapiteau de ces ioniques, tassé par la colonne, a l’air d’un coussin.

S’il y avait là deux temples, comme l’inégalité de niveau des murs l’indique, pourquoi cela n’existe-t-il pas extérieurement ? Alors pourquoi n’avoir pas fait les deux temples de la même largeur à l’intérieur, quand, à l’extérieur, des deux côtés, c’est une construction faite d’un seul coup ?

Le temple du milieu, plus bas comme niveau que Pandrose est de plain-pied avec Érechtée.

Dans les rosaces, sur le linteau de la magnifique porte qui communique d’Érechtée en Minerve, il y a dans chacune un trou au milieu, comme s’il y avait eu là un ornement extérieur rapporté, un bouton de métal, une pierre précieuse.

propylées.

Ce chemin tournait, sans doute, au pied de l’aile droite des Propylées (aile plus longue que celle qui est en face), sur laquelle est bâti le petit temple de la Victoire aptère ; le chemin qui montait entre les deux ailes pouvait avoir des escaliers sur des côtés, quoiqu’on n’en voie pas de trace, mais au milieu il avait une voie dallée en marbre, avec des cannelures en relief, comme seraient des troncs d’arbres, pour faciliter la montée des chevaux. Séparé de l’aile gauche (Pinacothèque) et devant elle, est un piédestal en marbre bleuâtre, dont les couches de pierre sont séparées par des pierres plus minces, dalles mises à plat.

L’entrée du temple de la Victoire aptère est à l’Est et regarde la tour carrée bâtie en face de la Pinacothèque : cette aile des Propylées a été complètement détruite.

Le temple n’est pas bâti sur la même ligne que le mur de l’aile qui le supporte. Quatre colonnes ioniques pour portique, puis, pour supporter l’architrave du temple même, deux piliers plus étendus en long qu’en large.

L’autre face du temple (occidentale) a de même quatre colonnes ioniques, frisées, sculptées tout autour. — Élégance des colonnes, moindre pourtant que celles de Minerve Poliade et d’Érechtée, parce qu’ici les colonnes sont moins hautes.

On monte au niveau de la colonnade des Propylées par quatre marches ; trois colonnes doriques de chaque côté, en tout six. Un mur transversal, percé de cinq portes, la plus grande au milieu, puis deux petites et deux plus petites, sépare les Propylées en deux parties ; on monte à ce mur par quatre degrés. Après ce mur, un autre compartiment, puis pour clore, trois colonnes doriques de chaque côté, avec une porte au milieu qui donne entrée sur la place de la citadelle (derrière la troisième colonne à droite, côté gauche, se trouve à l’extérieur le petit autel de Périclès). Le chemin pour aller au Parthénon tourne à droite, le Parthénon étant situé plus sur la droite.

La Pinacothèque s’ouvre par un portique de trois colonnes doriques, terminé à ses deux extrémités par un pilastre ; la troisième colonne (extrémité droite) de ce portique est sur la même ligne (si vous vous retournez pour faire face au portique des Propylées) que la troisième colonne de gauche des Propylées : ainsi, lorsqu’on regardait les Propylées, elle en allongeait la façade. Ce portique, carré long, est percé d’une porte carrée au milieu, et de deux fenêtres, une de chaque côté ; fenêtres longues et étroites par rapport à leur largeur.

Pour rentrer dans la Pinacothèque même (2e pièce), une marche. Les pierres des murs sont si bien jointes que l’on distingue à peine les joints, c’est une ligne mince seulement. Sur le mur de droite, deux fenêtres l’une au-dessus de l’autre, de dimensions inégales, celle d’en bas plus large, d’ornementation différente, et qui ne sont pas sur la même ligne.

La plus petite a une corniche ornementée et des linteaux tournés, demi-fûts en relief, tandis que la plus grande est à même enlevée net dans le mur, à angle droit.

À l’extérieur de ce mur (lorsque, par une voûte moderne qui se trouve à gauche, une fois sorti des Propylées, vous avez pénétré dans une sorte de petite cour pleine de décombres où il y a une masure turque) on voit des tenons à toutes les pierres. Y avait-il en dehors une autre construction ?

parthénon.

La façade occidentale (entrée) a son tympan brisé, surtout dans la partie droite (celui de la façade orientale l’est complètement) ; seulement à gauche on voit un torse d’homme nu, comme affaissé sur ses genoux et se tournant vers une femme drapée et debout, sans tête ; la jambe gauche de l’homme est entourée de draperies.

Portique de huit colonnes, espace égal entre elles ; seize colonnes sur les ptéromes, y compris les colonnes d’angles.

La porte ouvre sur l’intérieur même du temple, fermé d’un mur carré sur les quatre faces. — Dans cette enceinte, à remarquer : 1o  au milieu, vers la droite, les restes de quatre colonnes ioniques. Était-ce là, au milieu, que se trouvait la cella proprement dite, le sanctuaire ? 2o  Après cet espace carré, ces quatre colonnes n’en étant qu’une des faces, au bout du naos il faut monter une marche, vestiges de terrasse, et sur ce plancher, supérieur au niveau de tout le reste du naos, se voit un reste de construction curviligne, faisant comme la courbe de l’arc dont la marche serait la corde. Est-ce là l’opisthodome ou trésor public ? Au delà de la partie la plus convexe de cette courbe, c’est un mur haut de deux pieds et demi environ. Le mur du naos se présente, ouvert par une porte, trois marches, la première plus haute que les deux autres, vous ramenant dans la galerie extérieure, côté oriental. Sur la face occidentale du naos, se voient encore assez nettement des cavalcades de même style que les tablettes exposées dans l’intérieur du Parthénon. Ces sujets (courses olympiques) devaient régner tout le long de la frise du naos.

Aujourd’hui, 23 janvier, jeudi, j’ai été dire adieu à l’Acropole.

Dans le Parthénon, aux pieds d’une des tablettes, un fémur rongé, tout gris.

Il faisait grand vent, le soleil se couchait, le ciel était tout rouge sur Égine ; derrière les colonnes des Propylées, il s’épatait en jaune d’œuf.

Comme je revenais du temple de Neptune, deux gros oiseaux se sont envolés de dessus le fronton et sont partis dans l’Est, du côté de Smyrne, de l’Asie.

En poussant la porte de l’Acropole, j’ai remarqué qu’elle grinçait péniblement, comme celle d’une grange.

J’étais sorti et je regardais le théâtre d’Hérode, quand un soldat est venu me vendre, pour deux dragmes, une petite figure de femme à coiffure retroussée sur le sommet de la tête.

Une femme en haillons et que je n’ai vue que de dos montait dans la citadelle.

En allant au Parthénon et en y revenant j’ai longtemps regardé cette poitrine aux seins ronds, qui est faite pour vous rendre fou d’amour.

Adieu Athènes ! Autre part, maintenant !

10 heures et demie du soir.

ATHÈNES MODERNE.

Le colonel Touret, philhellène français ; il est compris dans ces cinq mots : sa grosse et petite femme.

Le général Morandi. — Anecdotes sur Lord Byron, qui habitait à côté de l’ancienne poste : place aux fiacres ; histoire du pucelage de la paysanne Maria à lui vendue comme étant la fille du pacha ; superstition de Byron : « il en avait pour vingt-quatre heures à se remettre d’une lampe renversée par terre ». Morandi était l’intime de Gamba, frère de la Guiccioli (que dans son opinion à lui, Morandi, Byron n’a jamais possédée) ; la Guiccioli n’a pas été la maîtresse de Byron, et cela sur la défense de lui, Byron ; il lui envoyait des vers sur les billets mêmes que la Guiccioli lui écrivait. Une partie de cette correspondance a été remise par Gamba à Morandi, qui l’avait déposée à Ancône. Poursuivi par la politique pendant vingt ans, quand il l’a redemandée, le dépositaire était mort et les enfants ne savaient ce que c’était devenu.

École d’Athènes. — Dîner à l’École d’Athènes. — M. Daveluy, gros petit abbé xviiie siècle, me fait penser à M. de Bernis, a la nostalgie et s’embête à crever ; — dans les premiers temps, faisait fermer sa fenêtre du côté de l’Acropole ; il y a plusieurs monuments d’Athènes qu’il n’a pas vus (la Tour des Vents entre autres). Admire Nisard, exècre Hugo. On a parlé littérature, le Gamin de Paris a été cité comme une bonne pièce. Ces messieurs sont ici payés par le Gouvernement pour retremper les lettres aux pures sources de l’antique !

22 janvier.

La reine de Grèce monte à cheval tous les jours et va en voiture. Elle a un costume d’amazone d’un goût rue de La Harpe. Les dimanches, elle vient sur la place écouter la musique, on la regarde, le cheval piaffe, elle le caresse de la main, après quoi, elle fait un tour sur la place au petit galop, saluant de droite et de gauche, suivie d’une demoiselle de compagnie qui a un très long nez, d’un affreux palicare, d’un gros écuyer et de deux laquais.

C’est d’une telle prostitution de soi qu’un homme un peu délicat défendrait cela à sa femme, fût-elle une ancienne danseuse de corde, élevée jusqu’à lui !

J’ai revu Sa Majesté au théâtre ; décidément elle est laide, toute la figure de même ton, œil de lapin, sourcils trop blonds, vilains cils. On dit qu’elle a une belle poitrine et une belle peau. Figure sans caractère et disgracieuse ! Sa Majesté fait six repas par jour, on ne lui donne aucun amant.

Le peuple est las d’elle, et moi aussi, sans savoir pourquoi.

Vu les Puritains. À gauche, dans une loge, Mlle Conduriottis, figure ronde, pâle, magnifiques sourcils noirs, œil à demi fermé, vous faisant de temps à autre le cadeau de s’ouvrir entièrement pour qu’on les voie ; belle narine remontée et très ovale, seul trait animé de ce placide et beau visage ; toute la tête entourée d’un ample fichu rose à graines d’or, qui passe sur les cheveux, autour du cou, s’entre-croise sur la poitrine à draperies raides et cassées, donnant à la physionomie tout à la fois quelque chose de mignon et d’enfantin.

Mercredi 22 janvier, visite à Canaris. — Petite maison jaune, à réchampis blancs autour des fenêtres, intérieur très propre.

Reçus par Mme Canaris en costume psariote, une bavette à bandes d’or sur la poitrine, sorte de turban rose incliné sur l’oreille gauche, et recouvert de la draperie d’un voile blanc ; grosse petite femme dodue, rieuse, aimable, parlant haut d’une voix aigre, riant beaucoup.

M. Canaris était au Sénat.

Salon à meubles d’acajou et noyer ; ameublement, salon d’un médecin de petite ville ; verres de couleur sur des morceaux de tapisserie à bordures en peluche, gravures modernes aux murs.

Canaris entre, en nous donnant une poignée de main. Petit homme trapu, gris, blanc, nez écrasé et de côté par le bout, figure carrée ; air brutal doux, pas de front. Il reste la jambe droite étendue de côté, le genou rentré, le pied en dehors, étant assis sur son fauteuil.

Ne fait que parler de M. Piscatory, qu’il paraît admirer beaucoup, rompt les chiens toutes les fois qu’il est question de lui, a entendu parler de Victor Hugo (je lui ai promis de lui envoyer les pièces qui le concernent) ; petits yeux. Placé assez loin de lui je ne puis voir le jeu de sa figure.

Un petit portrait de lui, à l’huile, exécrable, où il est représenté avec un compas et une carte.

Vrai bourgeois ! visite triste ! Voilà pourtant un homme éternel, immortalisé !

Comme ça rehausse l’autre (Hugo), et comme ça le rehausse aussi, lui !

PÉLOPONÈSE.

24 janvier-6 février.

Vendredi 24 janvier. — Il faisait très froid quand nous sommes partis, ce matin à 10 heures, d’Athènes, après les adieux du colonel Toure et de M. Roman, commissionnaire en vins qui nous a remis la carte de sa maison. Nous prenons le chemin d’Éleusis ; au haut du défilé du Gaidarion, nous nous retournons et nous disons adieu à Athènes. J’en suis sorti triste, et dans le bois d’oliviers j’ai intensivement songé à l’amertume de mon départ de Kosséïr, quand le père Élias a levé sa main pour me serrer la main et que je me suis penché du haut de mon dromadaire pour la lui donner.

À Daphné, halte d’une minute pour montrer nos passeports ; un petit garçon de 7 à 8 ans, en veste et sans culotte, promène mon cheval.

La mer d’Éleusis est bleu ardoise ; en face, sur les monts de Salamine, une sorte de demi-lune couchée sur sa partie convexe, échancrure de la montagne.

Nous repassons devant les marais Rheïti ; nous voyons Mandra au loin, à droite, nous continuons la route d’Éleusis.

À une portée de pistolet d’Éleusis, la route tourne à droite, puis on infléchit à gauche, piquant dans le Sud et contournant le long coteau ovale d’Éleusis.

Vue des deux cornes du Keratas.

On monte par une pente douce, on revoit la mer, dont on se rapproche ; tout en s’élevant, la route suit les sinuosités de la côte, terrain gris et pierreux à gauche, sur les pentes de la montagne ; quelques rares oliviers et myrtes. Le soleil est chaud lorsqu’on est à l’abri du vent ; la mer est bien belle dans le canal de Salamine. La route s’abaisse ; il y a, à gauche, quelques pierres au bord de l’eau, Aldenhoven les indique comme les restes d’un môle ; nous nous rapprochons de la mer, nous humons l’odeur du varech.

Descente, quelques pins rares, la route s’écarte un peu de la mer, bois d’oliviers, plaine qui s’étend à votre droite, ayant à son extrémité le blanc Cithéron ; devant vous, un monticule sur lequel quelques ruines et maisons, mais dont la plus grande partie nous est cachée, car le pays est tourné dans l’autre sens, vers la mer.

Comme nous passions là, deux hommes nous ont appelés, ils venaient de découvrir, en travaillant la terre, une citerne.

Mégare, très grand, en amphithéâtre, maisons carrées. Quand on se tourne vers la mer, on a au premier plan une plaine, puis toute la mer, golfe enfermé par des montagnes aux formes allongées et très découpées sur leur galbe : ce sont les montagnes de Salamine ; à gauche, on retrouve encore une autre mer, c’est celle qui va jusqu’à Éleusis. Sur le bord des flots, à gauche, Nisée (dodeka ecclesiai) ; nous y distinguons des pierres. Près de là, vers le Sud, deux petites îles ; sur la droite, de l’autre côté du golfe, une île plus grande en forme de tortue.

Nous sommes conduits par un vieillard qui nous mène jusqu’au haut du pays, au pied d’une tour franque bâtie en vilaines pierres grises entremêlées de briques. Dans un mur, une inscription placée à l’envers. Traces des fondements d’une grande construction franque.

De l’acropole (j’appelle ainsi le point le plus élevé), vue de la mer quand on se tourne vers le Sud, vue de la grande plaine quand on se tourne vers le Nord. Au fond de la plaine, verdures fortes, la plaine est verte et très grasse de ton, surtout à son extrémité ; les montagnes d’en face, qui vous séparent de la Béotie, grises et contrastant comme ton avec le Cithéron tout blanc, qui est à gauche, au dernier plan, et la verdure qui s’étend au premier.

Mégare, 9 heures du soir.

Samedi 25. — En partant de Mégare, la route, inclinant sur la droite, s’enfonce dans les terres et bientôt monte légèrement ; dans un pli de terrain, nous rencontrons un troupeau de moutons et de petits agneaux dont les voix éplorées font retentir la campagne.

La route monte, il y a quelques oliviers, le terrain est en pente, couleur grise : cela me rappelle des aspects de Palestine. Le temps est beau et nous promet une belle journée.

Bientôt on se trouve en face de la mer, le golfe s’étend, la route est étroite et cramponnée à la montagne, dont elle suit toutes les sinuosités ; sur la pente, à droite, des petits pins, quelquefois des caroubiers. On monte, on descend, le soleil brille ; la mer tranquille, à pic sous vous, a par places, au delà de la bordure blanche de son sable fin, de grandes places vert bouteille au milieu de sa couleur glauque claire ; la vague paisible expire et se retourne sur la grève. Pendant quelque temps nous sentons une violente odeur de charogne ; sont-ce les cadavres des victimes du Sciron ?

Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre.
Reste impur des brigands dont j’ai pu(Phèdre.)

La place était bonne, un homme y arrêterait un régiment, le chemin est si étroit que, si votre cheval faisait un faux pas, on tomberait dans la mer, resserrée entre le précipice et la montagne. Le sentier est soutenu parfois par des pierres reliées avec des branches non dégrossies ; de temps à autre, restes de soutènements anciens de l’ancienne route. La couleur des roches qui vous dominent est grise, avec de grandes plaques rouges en long, à peu près de la couleur du Parthénon, mais plus brique, moins bitume ; entre les roches et vous, la pente est plantée de pins.

Soleil, liberté, large horizon, odeur du varech. De temps à autre la pente se retire et le chemin, tout à coup devenu bon, se promène au petit trot entre des pins-arbrisseaux qui forment comme des bosquets ; le paysage entier est d’un calme, d’une dignité gracieuse, il a le je ne sais quoi antique, on se sent en amour. J’ai eu envie de pleurer et de me rouler par terre ; j’aurais volontiers senti le plaisir de la prière, mais dans quelle langue et par quelle formule ?

Kaki-Scala est l’endroit où l’on descend plus rapidement en se rapprochant de la mer. Le chemin, très en pente, tourne sur lui-même en descendant, il y a danger de se casser le cou. — Restes d’une vieille voie taillée à même le rocher qui, adoucissant sa coupe, fait de chaque côté comme le vaste dossier d’un siège. À un endroit, au détour de la route, un pin incliné ; on ne voit que lui se détachant sur la mer, pénétré de lumière et seul, là ; il était peu jauni à sa partie gauche. On est de niveau avec la mer et on va quelque temps au milieu du bois.

Kineta, rares maisons espacées, nous déjeunons dans l’une d’elles. — Petite fille de 10 à 12 ans, brune, grand nez, yeux noirs en amande, expression mûre et fatiguée, air aristocratique, regard avide et étonné. — À la fin du repas, un homme du pays entre avec un enfant de 2 ans à la main, à qui je donne un sandwich.

À partir d’ici la montagne à plan abrupt cesse, les chaînes qui la continuent sont beaucoup plus reculées et semblent plus basses ; nous cheminons à travers le bois de pins, ils sont plus grands que tout à l’heure, des arbousiers aussi ; la pente à l’extrémité de laquelle nous marchons est plus douce et va se perdant, en montant du côté des montagnes.

Le golfe se rétrécit devant nous, à droite, resserré par les montagnes qui s’abaissent ; quelques rares maisons, neuves, espacées, sont au bord de la mer : c’est Kalamaki. Nous tournons à droite, nous sommes sur le quai.

Kalamaki. — Sur le quai il y a deux ou trois hommes, une vieille guimbarde à quatre roues, dételée, un épicier. — Café où nous fumons un narguileh et laissons souffler nos chevaux un quart d’heure. Nous repartons, doublant le fond du golfe, qui s’étend sur la droite ; la route revient sur la gauche, en face Kalamaki.

À droite, une sorte de longue terrasse, soutenue par des soutènements naturels de rochers, place où se célébraient les jeux isthmiques ; c’est une sorte de petite plaine, de stade naturel, c’est situé dans le sens de travers de l’isthme.

À droite, un peu plus loin, restes d’une sorte de canal, à murs de chaque côté, fragments d’anciens ouvrages.

La route monte légèrement ; en face de nous, un gros pâté s’élevant sur l’horizon : c’est l’Acrocorinthe ; à droite, l’Hélicon tout blanc. Au point le plus élevé de la route on voit facilement les deux mers.

La campagne est grasse à l’œil, l’Acrocorinthe se trouve un peu sur la gauche ; plus loin, masses de verdure s’allongeant du Nord au Sud ; ce sont des bois d’oliviers à l’horizon ; le golfe de Corinthe s’élargit.

Petit village d’Hacamili. — La route descend, Corinthe est au pied de l’Acrocorinthe, à pic derrière ; de l’autre côté de la baie, en face Corinthe, un peu sur la droite, Loutraki, au pied des montagnes.

Nous prenons à travers champs labourés et, retournant sur la gauche, nous trouvons un ancien petit cirque, sur les bords duquel se promène un troupeau de moutons. François demande au berger pourquoi les brebis n’ont pas encore mis bas ; elles sont en retard ici. Le berger répond que les agneaux sont déjà venus, mais qu’ils sont séparés de leurs mères pour qu’on puisse traire celles-ci, le soir. Le cirque est très petit, des éboulements aux deux bouts lui ont donné une forme ovoïde ; en bas des gradins inférieurs, excavations noires. Nous passons sur des roches, nous entrons dans Corinthe.

Corinthe. — Rien ! rien ! Où êtes-vous, Laïs ? où est ton tombeau couronné d’une lionne tenant un bélier dans ses pattes ?

Au milieu de la ville, à sa partie la plus élevée, sept colonnes de vieux dorique très lourd, d’un seul fût ; la pierre grise est d’un vilain ton. Celles-ci sont très abîmées de trous, la dernière des cinq a son chapiteau déplacé comme celle de Sardes ; un bourrelet rond au chapiteau.

Les montagnes en face Corinthe vont en s’élevant à partir de gauche et montent graduellement par des plans successifs déchiquetés sur leur galbe.

Aujourd’hui une des bonnes journées du voyage, des plus profondément senties, des plus intimement plaisantes ; de Mégare à Kineta, ça restera pour moi comme un des instants de soleil de ma vie. Pauvre chose que la plume, rien même que pour se rappeler cela !

Corinthe, 9 heures moins 20.

Dimanche 26. — Journée pénible et pluvieuse.

En partant de Corinthe, on marche quelque temps dans le sens de la plaine, puis on tourne à gauche et la route monte. Un torrent jaune à droite, l’eau tombe du haut d’un rocher. — Moulin de la Veuve. — Après avoir traversé un ruisseau le long duquel on marche longtemps pour trouver un gué, on se trouve bientôt dans une espèce de lande mamelonneuse dont la route suit les inégalités.

Hauteur, plaine sous nous, le terrain remonte une autre montagne.

Au milieu de cette plaine, à droite de la route, trois colonnes, chapiteau dorique, cannelées, du temple de Jupiter Néméen ; la pierre est grise, fort laide, très rongée ; tout autour des colonnes, ruines amoncelées ; à cinquante pas plus loin, ruines d’une petite chapelle construite avec des matériaux antiques. La petite plaine où est le temple est très unie, plate et propre à des jeux.

La route remonte. Il pleut si formidablement que je ne vois rien ; engourdi par le froid, j’ai à peine la force d’ouvrir les yeux. On traverse un ruisseau derrière lequel est immédiatement le petit village de Dervenati, que l’on aperçoit tout à coup en descendant une colline.

La route se resserre et va dans des gorges basses, qui se succèdent les unes aux autres. Pluie, pluie ! on finit par arriver sur une hauteur d’où l’on découvre un grand horizon : à droite et à gauche, montagnes ; devant vous, le terrain s’abaisse en une grande plaine qui va jusqu’à la mer ; tout au fond, une espèce de rempart, c’est Naupli ; Argos est de l’autre côté, à droite, au bas de son acropole.

La route descend, nous prenons à gauche, à travers des blés verts, un homme de la campagne nous crie des malédictions pour ce méfait. Nous continuons à doubler un mamelon, devant nous s’étend un petit mur bâti de pierres cyclopéennes, nous tournons et nous entrons dans une sorte de petite rue ou couloir ayant de chaque côté un mur cyclopéen.

Lions de Mycènes. — Au fond, établis sur le chambranle de la porte (pierre unique appuyée sur deux autres, comme les trilithes de Bretagne), se voient les deux fameux lions : sculpture lourde, mais vigoureuse ; à tous les deux, à la place du jarret, des anneaux ou bourrelets ronds ; la queue est puissante, la dernière fausse côte indiquée.

Mycènes. — Verdure et pierres grises sur un monticule entre deux collines de forme à peu près pyramidale, très hautes par rapport à lui.

Un peu plus bas. Trésor des Atrides, édifice souterrain, en forme de cornet très évasé, ouvrage cyclopéen. Une porte et, au-dessus de la porte, une ouverture de forme pyramidale, à même les pierres, qui sont taillées : ce monument est très grand et d’un bel effet. À côté, à droite en entrant, une chambre souterraine, plus petite, taillée à même le roc. Les murs du Trésor ont des trous sur le bord supérieur de chaque pierre, comme si elles avaient été revêtues de plaques métalliques.

La route descend, la plaine s’étend devant elle, sur la gauche ; les montagnes qui la bordent de ce côté nous sont cachées par la brume ; à droite, montagnes plus près ; dans leurs rides, il y a de la neige. Nous passons à gué une rivière, où nous voyons la culée de l’arche d’un pont détruit.

Le soleil perce les nuages, ils se retirent des deux côtés et le laissent couvert d’un transparent blanc qui l’estompe ; le ciel, noir sur la gauche, devient bleu outremer très tendre, avec des épaisseurs plus foncées dans certains endroits ; le bleu a un ton gris perle fondu sur lui. Les masses se dissipent, le bleu reste bordé de petits nuages blancs déroulés ; derrière l’acropole d’Argos, à notre droite, près de nous et sur elle, un petit nuage blanc, cendré. La lumière, tombant de ma droite et presque d’aplomb, éclaire étrangement François et Max à ma gauche, qui se détachent sur un fond noir, je vois chaque petit détail de leur figure très nettement ; elle tombe sur l’herbe verte et a l’air d’épancher sur elle un fluide doux et reposé, de couleur bleue distillée.

Avant d’arriver à Argos, deux moulins.

Argos, très grand bourg, rue droite avec un trottoir sur le côté, boutiques à auvents, aspect turc, un café sur la place avec un toit avancé.

Logés dans une cour, dans une chambre au rez-de-chaussée. Dans la cour boueuse, un cochon traîne un bâton au bout d’une corde.

27 janvier. — En sortant d’Argos, sur le flanc de l’acropole, restes d’un aqueduc, la ligne court à même la montagne ; au milieu de la pente de l’acropole, une maison blanche.

Ruines du théâtre, adossé à la montagne : les marches sont petites, le théâtre devait être fort grand ; des deux côtés des gradins, deux avancées en terre. Il y a encore trois petits escaliers longitudinaux dans toute la longueur des gradins, ils partent d’en bas et montent.

À côté du théâtre, en retour au monticule de gauche, autres gradins : c’étaient probablement les marches servant à parvenir à quelque édifice supérieur disparu. Près des ruines du théâtre, restes d’une église en pierre et mortier revêtus de briques, construction byzantine (?).

La route continue par la plaine (on voit très bien Nauplie à gauche) jusqu’à un coude où il y a une caverne dans le rocher ; un fort ruisseau sort en cet endroit ; sur la paroi intérieure du rocher, une croix peinte : c’est une chapelle grecque.

Nous entrons dans la montagne, où nous cheminons pendant quatre heures, nous entrons dans les nuages et nous en sortons tour à tour. Partout le terrain stérile est couvert de petites touffes de chênes nains. Quelquefois nous découvrons, au milieu d’un vallon longitudinal, une chaîne qui le remplit ; il y a de grandes pentes de verdure abruptes. Une heure avant d’arriver à la station, nous marchons sur une route nouvelle, horriblement faite, avec des tournants qui ont l’air imaginés pour faire verser les voitures.

Après-midi triste et pluvieux, j’étouffe sous ma couverture, qu’il faut pourtant mettre sous peine d’être trempé jusqu’aux os. François nous soigne, nous nous bourrons outrageusement aux repas pour nous prémunir contre le mauvais temps : dîner avec une soupe grasse, roastbeef, poisson de mer, merles, pruneaux cuits, figues et amandes, une bouteille de vin de Santorin.

Nous sommes logés dans un khan, le bois épineux du chêne nain brûle dans le foyer, nos affaires sèchent autour ; j’entends sous moi manger les chevaux au râtelier. Un enfant nous apporte du bois, Max est couché, j’ai bien peur que nos pauvres bêtes ne puissent nous mener jusqu’à Patras, elles ont l’air harassées dès maintenant.

Achladhokambos, 8 heures du soir.

Mardi 28. — Nous descendons dans la plaine ; cinq minutes après être partis, nous voyons le village de Achladhokambos, au-dessus de nous, sur la pente de la montagne, étagé, à notre droite.

Pendant une demi-heure, la plaine entourée de montagnes de tous côtés ; la route tourne à gauche et nous entrons dans une gorge étroite entre deux hautes montagnes, comme un immense fossé sinueux ; la route, accrochée au flanc droit de la montagne, étroite et difficile, monte par une pente très rapide. Au-dessus de nos têtes nous voyons des paysans couverts de manteaux blancs, avec des chevaux chargés de broussailles de chênes nains, qui descendent. La route a, de places en places, un petit parapet de pierres sèches. Nous entrons dans les nuages, nous ne voyons rien que le brouillard humide qui nous entoure, il fait froid. Passe à notre droite un troupeau d’une douzaine de femmes en guenilles ; elles n’ont pour compagnon et protecteur qu’un enfant de 10 ans, mais leur laideur, et leur saleté surtout, les protègent plus qu’un régiment de dragons. — Traces d’une ancienne route. — En haut de la montagne, à gauche, une maison, khan abandonné (?) où un cheval de notre bagage veut entrer.

Nous descendons pendant vingt minutes à peu près, et tout de suite nous nous trouvons inopinément dans une grande plaine vaseuse, où nos chevaux entrent jusqu’au jarret ; nos hommes vont nu-pieds pour n’y pas laisser leurs chaussures. Après avoir pataugé dans cette effroyable gouache pendant trois quarts d’heure, la route par places redevient passable ; il y a des champs de vigne sur la gauche.

Nous haltons une minute au village de Agiorgitika, il n’est que 10 heures. Nous continuons, nous passons une rivière qui a de grandes berges de sable, plaine unie.

Déjeuner au village de Akouria, en face un maréchal ferrant qui forge, chez une sorte d’épicier où nous gelons.

La route continue par la plaine, nous traversons un potamos. Des gens crient après nous : ce sont des gendarmes qui nous demandent nos passeports ; nous continuons ; un d’eux, soldat irrégulier, nous apostrophe de l’autre côté du fleuve et brandit son pistolet ; nous trouvons le procédé trop militaire et nous l’attendons, décidés à le sermonner ferme. Lui et l’autre pauvre diable passent le fleuve et viennent à nous : on leur a dit dans le village qu’il était passé des Européens se rendant à Sparte, et comme il y a, dans la montagne, quatre bandits redoutés, ils ont voulu nous accompagner et se sont tout de suite mis à courir après nous ; le gendarme, en effet, est à peine vêtu ; son compagnon a l’air d’un gredin achevé, avec ses jambarts rattachés par des ficelles, sa mine blonde et pâle, son nez fin d’oiseau de proie ; c’est lui qui retourne au village chercher du renfort que nous attendons vingt minutes au pied de la montagne, assis sur de grosses pierres ; la pluie commence, nous remontons à cheval sans attendre les gendarmes et nous entrons dans la montagne. Côtés élargis, terrains gris et stériles, petites collines, ensemble pauvre.

D’une hauteur, nous voyons au fond de l’horizon, à droite, comme un grand lac : c’est encore un fleuve que nous devons traverser ; derrière lui, montagnes élevées couvertes de neige ; il y a de la neige par places, tout près de nous. Descente.

On traverse le fleuve, qui se trouve bientôt encaissé entre deux hauts pans de montagnes, murs inclinés, avec des courbes nombreuses qui arrêtent la vue et la renouvellent. Le sentier, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, suit avec difficulté le bord du fleuve ; nous le traversons quarante fois, nos chevaux par moments ont de l’eau jusqu’au poitrail et elle n’est pas chaude ; la pluie tombe à torrents, cela devient si beau que nous en rions ; le bagage ne chavire pas, ce qui nous étonne ; le malheureux gendarme le suit, ainsi que nos muletiers, nu-pieds, dans la boue, l’eau et les pierres ; Lephteri claque de son fouet dont la mèche mouillée fume. La dernière fois que nous passons l’eau, c’est au grand galop, en poussant des cris. Nous entrons dans le khan en sautant par-dessus le petit mur ; pas de cheminée, nous perdons nos yeux avec la fumée. What an uncomfortable house ! Il y a de quoi faire gueuler les moins difficiles. François est un très bon compagnon, dont les excellentes blagues « bravent l’honnêteté » ; on voit qu’il est Grec, ses plaisanteries courtes et solides sentent le terroir.

Comme il pleut ! quelle sacrée pluie ! demain Sparte.

Criavrissi, 7 heures et demie.

Mercredi 29. — On traverse encore, en sortant du khan, le Saranda Potamos. En face le khan il y a, sur la montagne, les ruines d’un château. Le fleuve se resserre, la route continue dans le Sud ; ce sont, des deux côtés, de petites montagnes à base très large et formant de temps à autre des sortes de bassins ; les terrains, fond gris, sont couverts de la chétive verdure des chênes nains. Paysage grêle pendant quatre grandes heures. Quelque temps avant d’arriver au khan de Kravata, on descend, la végétation augmente, les monticules se succèdent, il faut les monter et les descendre ; dans des champs cultivés, sur la droite, oliviers. On passe entre des arbousiers, des poiriers sauvages, des lentisques, un petit torrent coule sur des pierres vertes ; terrain végéteux des deux côtés, la route ombreuse passe au milieu.

Le khan de Kravata sur une éminence : une prairie, avec des mûriers et des platanes (le tout sans feuilles), les platanes, comme des têtards, ont poussé au bord de l’eau ; au bout de la prairie coule un fleuve ; derrière le fleuve, la prairie, puis des montagnes basses à ton roux, très épatées de base. La neige cesse de craquer sous nos pas ; ce matin, nous avons traversé une campagne où il y en avait par places de grandes épaisseurs. Comme il a gelé depuis, la marque des pieds des chevaux est restée dedans comme une sculpture en creux, ainsi que cela se voit sur le roc, dans les passages étroits de la route. — Combien a-t-il fallu de caravanes pour creuser ainsi le rocher !

À partir de Kravata on descend la montagne (mont Parnom) ; une sorte de plaine, bassin entouré de montagnes, où François nous dit qu’il s’est livré un grand combat entre les Thébains et les Spartiates. Lequel ?

Lentisques, arbousiers, poiriers sauvages ; par terre, plante à fleur jaune, plusieurs petites tiges à feuille lancéolée, très laiteuse, odeur pourrie se rapprochant de l’urine de bête fauve (euphorbe ?).

Bientôt, devant nous, derrière des montagnes vertes, le Taygète, bleu ardoise foncé, avec des sommets blancs ; il a l’air très mamelonné en long, couvert de nuages ; entre lui et nous, la plaine où est Sparte ; sur la gauche, en amphithéâtre, le village de Vourlia.

Nous passons un torrent qui coule sur du sable, affluent de l’Eurotas, que nous trouvons bientôt devant nous, et nous tournons tout de suite sur la droite. L’Eurotas, tout jaune (à cause des pluies), me paraît grand comme la Touques à peu près ; il y a sur ses bords des lauriers-roses, des troènes, des mûriers. Nous passons un pont en compas, très élevé, très grêle, très élégant. Pour l’écoulement des eaux, on a (contre toute symétrie) pratiqué deux arcades à droite et une seule à gauche. Après qu’on a passé le pont, on revient sur la gauche et l’on marche, en plein, au milieu de la vallée de l’Eurotas. À droite, une petite chaîne de collines vertes, derrière lesquelles, par moments, le Taygète apparaît en pic bleu sombre, drapé de neige sur sa tête ; à gauche les montagnes, au delà du fleuve bordé d’arbres, affectant la forme d’un long rempart, allant, s’abaissant à mesure qu’il va vers Sparte, d’un ton roussâtre et d’un galbe droit. Je ne sais pourquoi cela me rappelle le dorique et me plaît étrangement, plus que le Taygète même (si beau pourtant) : ce sont des montagnes stoïques ou bien spartiates.

Quand on a gravi la colline qui est sur notre droite, la route fait un coude dans ce sens ; on a au fond le Taygète, presque à pic, à mamelons pressés, plaques rouges dans sa couleur grise, piquée de verdure ; à mi-hauteur, verdure sombre des pins ; plus haut, neiges ; à droite, Mistra et son acropole turque, aspect gris, bâti sur la dernière pente de la montagne ; à gauche, sur une éminence, au milieu de la plaine, maisons blanches de Sparte. Cinq minutes avant d’entrer dans la ville, ruines d’un théâtre. Des chiens aboient après nous, des petits agneaux bêlent. La route va entre deux enclos bordés de murs ; pour entrer dans la ville même, elle monte un peu.

Sparte. — Une grande rue, bordée de boutiques à la turque et de maisons dont quelques-unes ont des balcons en bois, couverts.

Pendant que nous cherchons un gîte, une foule de soixante à quatre-vingts personnes nous contemple, elle nous suit dans le café où nous nous réfugions, et se range en cercle autour de nous à nous regarder : je nous fais (?) l’effet de sauvages salle Valentino, que l’on vient voir pour de l’argent.

François, à la fin, nous découvre un logement où il y a une cheminée, le public nous y accompagne, on se met aux fenêtres pour nous voir passer, et, au détour de la rue, nous apercevons le clergé qui est sorti de l’église.

Sparte, 9 heures.

Jeudi 30 janvier. — Passé la matinée à coudre les bretelles de mes éperons, ce qui m’agace considérablement. À 11 heures et demie, le commandant de la gendarmerie, chez lequel Max a été pour s’informer s’il est nécessaire de prendre une escorte, vient nous faire une visite et reste une grande demi-heure à nous assommer en causant politique.

Il fait du vent et froid, le temps a l’air de se décrasser un peu ; nous sortons de Sparte, escortés de deux gendarmes, nous retournons au théâtre. Il n’y a plus guère que la forme demi-circulaire, en terre, et deux assises ou bouts de mur en pierre de chaque côté. Les agneaux, dans leur espèce de parc rond, tournent en rond et bêlent tous.

Nous suivons la même route qu’hier, entre les collines vertes et l’Eurotas, ce sont de petits mamelons qui se succèdent ; sur les bords du fleuve, carrés verts, roseaux, des mûriers, des peupliers blancs mais rares, iris, euphorbes ; de l’autre côté du fleuve, l’espèce de mur rouge et droit, à ligne nette par le sommet uni.

Le Taygète va en s’abaissant à mesure qu’on le suit dans la direction de l’Ouest ; les crêtes de ses mamelons longitudinaux sont grises, les entre-deux vert foncé et couverts de sapins, ce qui renfonce des ombres, des creux, les parties proéminentes étant dans la lumière ; le sommet est couvert de neige, et les neiges de nuages, ils s’entassent de ce côté, sur la montagne, et laissent graduellement toutes les autres parties du ciel plus pures.

Suivant toujours le pied du Taygète, ou plutôt de la petite chaîne basse de collines qui lui fait bourrelet, nous quittons bientôt l’Eurotas, et nous nous trouvons sur les bords d’un fleuve de même caractère, c’est l’Iri (Ηρη). Peupliers blancs, grèves blanchâtres, la route par moments est tout contre la montagne. Nous passons au pied d’un petit aqueduc qui mène l’eau d’un moulin, ensuite le chemin tourne à droite.

L’Iri est assez large, jaune comme l’Eurotas à un endroit ; de l’autre côté, sur la rive gauche, restes de quai, pierres cyclopéennes.

À mesure que nous avançons, le Taygète semble s’abaisser et les montagnes de l’autre côté reculent ; toute la vallée, étroite jusqu’à présent, s’élargit et finit en vaste cul-de-four.

À gauche, sur une petite hauteur, village de Iogitzanika. — L’église en bas, maison plus haut. — Nous descendons dans une maison blanche, un cochon et des poules d’Inde mangent à même sur une sorte de disque pavé, aire à battre qui fait terrasse dans la cour.

François revient nous dire que la plus belle chambre du logis est occupée par un moribond, et nous cherche un autre abri ; je reste à regarder le Taygète et encore plus le porc, les deux dindons et quelques poules. Le cochon mange avec une avidité et une préoccupation exclusives, il fouille de son groin la bouillie grise jetée par terre ; les deux dindons font la roue et gloussent en même temps. Frissonnement en large de leurs plumes du dos lorsqu’elles sont hérissées. Ils ont sur la poitrine deux gros rouleaux de plumes qui descendent comme deux cylindres mobiles. Un autre porc est venu et s’est rué sur ce qui restait, ce qui a engagé le précédent à manger plus vite.

Il y avait dans cette maison une vieille femme portait dans sa coiffure une longue mèche en filet rouge sortant de dessous son mouchoir et tombant jusqu’au-dessous du mollet.

On nous loge dans une autre maison : vieille femme à cheveux noirs, nez fin, figure aristocratique. Combien n’y a-t-il pas de marquises nées, qui pataugent nu-pieds dans la crotte !

Le chien d’un de nos gendarmes aboie contre les passants, mais se cache et se réfugie sous les jambes du cheval de son maître lorsqu’il aperçoit plusieurs chiens.

Pendant que le porc et les dindons mangeaient et se pavanaient, il y avait, assis sur son train de derrière et les contemplant, un chien jaune, flegmatique, à museau noir.

Iogitzanika, 7 heures et demie.

Vendredi 31. — La vallée ne finit pas tout de suite, fermée en cul-de-four, comme il m’a semblé hier de loin, à cause du mamelon qui paraît la boucher et sur lequel est Iogitzanika. Le Taygète, à gauche, s’abaisse, et les montagnes qui sont à droite se rapprochent et s’abaissent aussi. Petits cours d’eau sortant de dessous l’herbe, cascades d’un pied de haut, arbustes, ligaria, etc., bassins successifs. On va dans une succession de petites gorges couvertes de chênes nains ; le chêne nain compose à lui seul les trois quarts et demi de la végétation du Péloponèse. Quelques arbousiers, rares.

Nous passons un torrent, nous quittons la gorge qui s’étend devant nous et nous en prenons une qui est de suite à gauche. De temps à autre, parmi les chênes nains, un chêne ; il est sans feuilles, celles qui lui restent sont roux blond, racornies et frisées par le bout, le bleu du ciel cru passe à travers ce feuillage doré, qui est plus pâle sur sa ligne extrême.

Nous déjeunons sur le bord d’un torrent, auprès d’une fontaine en ruines, nos chevaux sont attachés à de petits chênes grêles, au bord de l’eau.

La route, montant et descendant, monte sensiblement, le makis de chênes nains cesse ; nous avons sur la droite de grandes pentes, grisâtres, stériles, sur lesquelles, de place en place comme un jalon, un chêne tout seul : ce n’est plus la charmante et gracieuse végétation de ce matin, avec ses arbrisseaux au bord de l’eau. La montagne des deux côtés a cessé, nous sommes à son niveau, ou plutôt elle a disparu pour nous ; la vue est restreinte par des bois, ce sont toujours des chênes ; ils ont leurs troncs biscornus, leurs branches tordues, quelques-unes à moitié calcinées par le bas.

Nous arrivons sur une hauteur d’où l’œil plonge dans une grande vallée (vallée de Mégalopolis) ; la plaine, couverte de bois, est d’un ton puce, les montagnes derrière elle, à droite, gris bleu, avec de grandes plaques de renforcements bleus, comme peintes par-dessous, exprès. Mégalopolis est au milieu et, d’où nous sommes, semble plutôt un peu au pied de la montagne.

Nous nous détournons trois pas de notre route pour faire le tour d’une ancienne petite église (Erimoclisi), pierres entourées de briques plates (de champ), construction byzantine. Sur le côté Nord de la petite éminence ou promontoire sur laquelle est l’église, un grand chêne nain ; de là, vue de la plaine.

Nous continuons dans les bois, descendant tout doucement, écoutant mon cheval qui butte sur les cailloux ; je suis triste, et le soleil est très beau pourtant !

Léondari se découvre tout à coup, sur une éminence qui domine la plaine de Mégalopolis. Grande quantité de ruines turques, gros bourg. Nous mangeons des oranges chez un épicier, où j’achète une peau de renard pour réparer ma peau de bique, pendant qu’on repique des clous aux fers de nos chevaux.

De Léondari jusqu’ici, on descend à travers des chênes, la vue de la plaine vous est cachée par de perpétuels mouvements de terrain. — Un torrent, le Xérillo, affluent de l’Alphée.

Les chênes, d’abord broussailles, deviennent ensuite de véritables arbres ; c’est une forêt, puis place plus clairsemée, sans feuilles, où ils sont arbrisseaux, leur tronc est très noir. Dans la forêt nous rencontrons un homme avec une petite fille que l’affreux chien du gendarme veut mordre ; plus loin, deux jeunes gens ; celui qui marchait derrière portant un long bâton recourbé de pasteur, et maigre, avait sous son bonnet de longs cheveux noirs, épars, très découverts.

Avant d’arriver à Macriplagi, vue de la plaine de Messénie.

Logés dans un khan avec grand balcon, d’où en se retournant à droite on voit la plaine.

Coucher de soleil : le ciel noir, finissant par une ligne droite, rectangulaire, s’épatant par les deux bouts ; en dessous, longue bande large, blanc orangé, vermeille, dominant la silhouette de deux petits pics, pyramides de montagnes ; montagnes noires.

Macriplagi, 8 heures et demie.

Samedi 1er février. — Nous descendons dans la plaine de Messénie, sur le versant droit de la gorge qui dévale vers lui ; sur ce versant, oliviers. Bientôt nous entrons dans la plaine, la mer est à gauche et cachée maintenant par des monticules qui ferment la plaine. L’hiver dernier a fait mourir les nopals, il y en a des enclos ; nous entrons dans un enclos de nopals où il y a des mûriers. — Parc d’agneaux en branches sèches. — François achète un dindon qu’a peine à soulever la petite fille qui le va chercher. — Nous continuons par la plaine, nos chevaux enfoncent dans l’herbe détrempée.

Déjeuner au village de Meligala. Des femmes passent, chargées de bois ; elles sont si effroyablement sales que l’on sent, en les effleurant, l’odeur de l’étable, du fumier, de la bête fauve, je ne sais quelle senteur aigre et humide.

Nous sommes ici au pied du mont Ithome, nous le tournons pour aller à Messène ; nous passons sur la lisière d’un bois, chênes, arbrisseaux verts, chênes verts. — Village de Vourcano. — Des chiens hurlants nous suivent quelque temps dans un petit chemin creux couvert d’arbres. — À une place, beaucoup d’iris sur l’herbe, des vaches noires à poil roux sur le dos, qui broutent.

Messène, à l’entrée d’une vallée qui descend sur la mer, vallée verte et plantée. La porte principale de Mégalopolis forme la base d’un grand V très évasé, dont les deux côtés sont représentés par une montagne ; celui de droite plus long, mais moins élevé.

Le mur court du sommet de la pente de droite jusqu’aux deux tiers de celle de gauche, dont la partie supérieure est grise, ardue, à pic. En arrivant, c’est d’abord les murs de droite, terminés par une tour et serpentant suivant le mouvement du terrain, que l’on voit. En suivant le mur qui s’étend à votre gauche, mur en pierres presque cyclopéennes, très bien taillées, épais de 7 pieds environ, on trouve en haut une tour carrée, à deux étages ; en dedans, le premier étage (rez-de-chaussée) est plus épais, il y a une rentrée du mur sur lequel s’appuyait le plancher du second. Sur le pan qui correspond au Sud-Est, deux meurtrières très bien faites ; sur le pan d’en face et qui regardait la ville, rien ; le mur est plein ; sur chacun des deux autres côtés, une seule meurtrière.

Au second étage, deux petites fenêtres carrées sur les trois côtés ; à chaque angle de ces petites fenêtres quadrangulaires du second étage, il y a un trou dans le mur. Un côté du mur de cette tour, celui qui regarde la porte de Mégalopolis, est lézardé par une fissure oblique qui, séparant les pierres, les a disjointes comme en deux escaliers emboîtés l’un sur l’autre.

Après la tour, le mur continue à monter, dans le sens de la montagne, encore environ soixante pas, après quoi sont les ruines d’une seconde tour carrée.

La porte de Mégalopolis, rotonde de vingt-trois pas de diamètre, bâtie en grosses pierres taillées, convexes et guillochées en long au ciseau, pour tenir un revêtement qui a disparu. À l’endroit où le revêtement s’arrêtait, à trois pieds du sol actuel, une sorte de bandeau circulaire succède à l’alignement des pierres, disposition qui se retrouve au dehors, aux entrées de la porte. Des deux côtés de la porte, ruines de tour carrée ; l’épaisseur de la porte même a cinq pas.

En dedans, près de la porte, en arrivant de Mégalopolis, deux fenêtres ou niches, avec corniche et console saillante (celle de gauche est la mieux conservée) ; tout autour, une rainure comme pour y appuyer une fermeture en bois. Cette niche n’était pas creusée dans le mur, mais enlevée à même ; le fond est à jour et bouché par une grande pierre (de l’époque de la construction), mais qui est loin de fermer hermétiquement. Sur la pierre qui forme le plafond de la fenêtre à votre droite, une rainure large de 2 pouces et demi environ.

Les linteaux qui forment la partie supérieure des deux portes, énormes ; celui de la porte qui regarde la mer est tombé et est soutenu encore, incliné, par une des pierres éboulée, elle-même, du mur. — Dans la fenêtre de droite, des lentisques. — Après la porte qui regarde la mer, restes d’une voie, en très larges et belles dalles, qui descendait vers la ville.

Nous revenons au khan, où nous avons déjeuné, et nous repassons sur le vieux pont qu’il y a là sur le torrent (Mourozoumena). N’est-ce pas le Pamisus dont les sources étaient bonnes pour les petits enfants ? Le pont fait un coude et sur son coude vient s’adjoindre un troisième bras.

Nous allons pendant deux heures dans le village de Constantinos, la plaine de Messénie nous est fermée par des montagnes, le mont Ithome est tout à fait derrière nous, sur la gauche.

Une colline ; nous la doublons et prenons sur la gauche.

Le village de Bogazi, où nous devons coucher, est assis au pied de la montagne. Avant d’arriver au village, un aqueduc amenant l’eau à un moulin, il est vêtu de lianes sèches qui pendent ; un torrent que nous traversons, le village étagé, un peu comme Eiden dans le Liban.

Le logis où nous sommes est la maison du pappas. Il y a dans l’unique pièce nos deux lits, nos selles, toutes les affaires de François, des tas de grains, la cuisine, des tonneaux, une femme et un homme qui y couchent, de plus deux enfants, des tamis, des cuves, du linge, des hardes, des oignons secs au plafond, etc., etc. Accrochés au mur : un lièvre et un dindon, etc., etc. Rien ne ferme, la quantité de vents coulis qui soufflent donne un rhume de cerveau à nos deux bougies, elles coulent abondamment. Par les trous du toit, on voit le ciel.

Bogazi, 7 heures et demie.

Dimanche 2. — En sortant du village, on monte ; toute la journée s’est passée dans la montagne et parmi les chênes.

Les mamelons du mont Ira sont secs et grisâtres. Bientôt l’on découvre toute la plaine de Messénie, que domine le mont Ithome comme un grand mur. Il n’est pas surprenant que Sparte ait tant envié cette plaine, elle vaut un peu mieux que la sienne. — Quand on a quitté de vue la de Messénie, on ne tarde pas à apercevoir la mer d’Arcadie sur la gauche.

Montées, descentes, quelquefois la route revient si brusquement sur elle-même, dans les pentes, que votre cheval a peine à tourner ; puis on entre dans un petit bassin, et l’on remonte. — Passage sous des chênes nains, élevés, ombreux ; froid, qui doit être, l’été, délicieux. Les chênes ont des caleçons de velours vert en mousse.

Un quart d’heure avant d’arriver au village où nous déjeunons, traversé un large torrent (avant le torrent, une longue chute d’eau qui tombe de la montagne, à droite de la route ; après cette chute une autre plus petite et moins belle), le Bazi ; un platane renversé arrête l’eau et la barre, ça fait cataracte, elle passe par-dessus et tombe.

Déjeuner au village de Dravoï, dans une maison aux poutres calcinées par la fumée. Nous marchandons à deux belles filles qui se trouvent là des mouchoirs brodés qu’elles se mettent sur la tête ; j’en achète un. — Une surtout, petite, grosse, figure blanche et carrée ; c’est elle qui, tenant un enfant par la main et debout sur le seuil de la maison, avait reculé quand elle m’avait vu arrêter mon cheval.

Pendant notre repas, pose d’un vilain petit chien qui reste assis sur son cul, les jambes de devant levées et retombant le long de sa poitrine.

Le jeune garçon, pâle et nu-tête, qui avait tenu nos chevaux pendant que nous déjeunions, marche devant nous pour nous servir de guide au temple d’Apollon Épicureus ; nous devons gravir maintenant le mont Lycée.

Au bout d’une heure et demie, nous arrivons au temple d’Apollon. Quand on lui tourne le dos, voici le paysage que l’on a :

Deux mers : le golfe de Messénie, en face, et à droite la mer d’Arcadie ; entre elles deux, sur la droite de la plaine de Messénie, le mont Ithome ; l’entre-espace des deux mers vous est bouché par une colline au premier plan, bombée comme un dos de tortue, derrière elle s’aperçoivent d’autres montagnes ; de derrière l’Ithome, à sa gauche, descendent deux chaînes qui s’abaissent obliquement en allant vers la mer et finissent en pointes allongées. À main gauche, au deuxième plan, montagnes à gorges, d’un ton roux, à ombres noires dans les creux ; derrière elles, deux chaînes successives, de dessins semblables, l’une apparaissant derrière la ligne de l’autre, toutes deux bleu sombre ; enfin derrière celles-ci, on aperçoit le sommet de montagnes couvertes de neige (surtout en se retournant sur la gauche) ; sur les neiges sont des nuages blancs, immobiles comme elles, mais moins blancs, enroulés, floconnés, longs, de même forme que le sommet des monts, et qui ont l’air de les continuer s’il n’y avait en dessous, à leur partie inférieure, une grande ligne de base, droite.

Au premier plan, à votre droite (c’est par là que nous sommes arrivés au temple), un vallon avec des chênes à perruques blondes, sur un terrain pierreux, gris, piqué de rare verdure ; dans l’angle évasé du vallon s’aperçoit la mer d’Arcadie. L’Ithome, jusqu’aux deux tiers de sa hauteur, et la partie de la plaine de Messénie qui y touche, sont noyés dans une lumière vaporeuse, bleuâtre, foncée, du même ton que la mer, qui cependant s’en différencie un peu par un petit glacis vert.

Le Temple d’Apollon est bâti dans un renfoncement de la montagne, en cul-de-four, simulant si l’on veut le dossier concave d’un vaste fauteuil ; le côté droit (en tournant le dos à la mer de Messénie), côté Est, est un peu plus bas que l’autre.

Le temple est d’une couleur grise uniforme ; les colonnes doriques, cannelées (trois rainures sous le bourrelet du chapiteau), sont, par places, tachetées de taches roses comme seraient des taches de vin ; dans ces taches roses (lichens), des petits points ou plutôt lignes blanches ondulées, il y a aussi quelques taches jaunes.

Le temple, orienté au Nord, regarde la montagne qui est derrière lui quand on y arrive. Bâti en beau calcaire ridé et cassé par le temps ; les caissons du plafond, tombés par terre, sont en marbre. J’ai ramassé des morceaux mi-partie calcaire et marbre de Paros, le calcaire avait une surface de marbre.

Je n’ai pas trouvé dans l’intérieur la colonne corinthienne dont parlent Hackbleberg et Donaldson.

Sur chaque façade, 6 colonnes, en comprenant les deux colonnes d’angle ; sur les ptères, en comprenant les colonnes d’angle, 14 de chaque côté ; le côté Ouest qui regarde la mer d’Arcadie n’en a plus que 13.

Au milieu, la disposition de la cella est encore très visible : cinq bases de colonnes ioniques de chaque côté, une est presque entière ; elles étaient engagées dans le mur, qui allait s’appuyer en contrefort contre la muraille du naos même, la dernière cannelure de la colonne se trouve de même plan que le pilier. — Mur.

Première partie : entrée carrée, la première assise des pierres subsiste, les pierres sont grandes comparativement au temple. L’architrave règne en entier, si ce n’est sur une colonne de la façade et sur les colonnes de l’antifaçade (côté qui regarde le golfe de Messénie).

C’était fort beau, ça dominait presque tout le midi du Péloponèse, au milieu des chênes, en vue de deux mers et des montagnes.

En partant du temple, on monte toujours, la route se resserre, on arrive sur un sommet étranglé et sans horizon, d’où tout à coup s’ouvre un tableau d’autres montagnes. — Vallée immense sur la pente de laquelle est le village d’Andvitzena, où nous sommes.

Toute la journée nous avons tourné dans les montagnes boisées, le sentier faisant des coudes. Marchant le dernier (c’est la bonne place), je voyais quelquefois Max et François remonter en trottant sur l’autre côté de la gorge. Quelquefois, au fond de la gorge, le ravin n’a pas d’eau, les pluies se sont écoulées par un autre côté.

Une fois, cet après-midi, je ne sais plus où, un vallon escarpé dans toute la longueur de ses bords, régulièrement ridé par des petites gorges parallèles, très profond, s’en allant dans la mer d’Arcadie, et qui m’a rappelé celui qui passe sous Delphes et va vers Cirrha.

En sortant de déjeuner, François et son cheval se sont accrochés dans un arbre et ont eu du mal à en sortir.

Sur le bord de la route, dans les buissons, petites fleurs bleues.

Andvitzena, 8 heures.

Lundi 3. — La vallée va du Nord au Sud, contrairement au sens dans lequel nous y arrivons. Ce n’est pas une vallée proprement dite, mais une portion de pays, que nous dominions hier au soir, et qui, pour nous, couverte de mamelons et de petites vallées, s’en va vers notre gauche.

En partant d’Andvitzena, la route descend d’abord. — Montagnes stériles, grises, couvertes d’une verdure rare, puis de chênes ; de temps à autre une fontaine. — Une place sur une pente, comme une petite prairie inclinée ; au bout, un bois d’arbustes. — Le chemin sous la voûte verte ; comme François devant nous y entrait, en est sorti un troupeau de chèvres. À propos de chèvres : sur une grosse pierre à pans presque à pic, groupes de chèvres (je m’étonne toujours à considérer comment elles peuvent se tenir sur des pentes semblables) ; elles étaient posées, immobiles, quand nous sommes passés, chacune dans sa posture, comme si elles eussent été de bronze.

Nous nous trouvons au bord d’un fleuve, éparpillant ses eaux en plusieurs branches sur des grèves blanches étendues ; il est bordé d’arbustes sans feuilles, à couleur grise, lavandes, ligaria, etc., de temps à autre un sycomore, dont le tronc blanc saillit de loin. Des deux côtés de la vallée où tourne paisiblement le fleuve, montagnes de hauteur moyenne, d’un ton généralement roux : c’est l’Alphée, nous le passons à gué, ayant de l’eau jusqu’au-dessus du genou, l’eau m’entre par le haut de mes bottes, le courant pousse nos chevaux, je travaille le mien à coups d’éperon ; à force de bonds, je l’amène à l’autre bord.

Nous longeons quelque temps la rive droite du fleuve, le soleil est chaud, çà et là un bouquet d’arbres sans feuilles, sur une hauteur le petit village de Hagios Joannis (emplacement d’Herca).

De Hagios Joannis jusqu’ici (Polignia) c’est une charmante route, paysage classique s’il en fut, tranquille ; on a vu cela dans d’anciennes gravures, dans des tableaux noirs qui étaient dans des angles, à la place la moins visible de l’appartement.

Nous traversons deux fleuves : le Ladou. Giorgi, notre moucre, reste en arrière, nous sommes obligés de payer un paysan qui va avec son cheval le chercher, il était resté sur un îlot de sable caillouteux ; dans le courant de l’eau et arrêtés, troncs d’arbres ; sur la rive du fleuve, de l’autre côté, celui où nous abordons, des paysans assis. Le second fleuve que nous traversons est l’Érimanthe.

Tous ces trois fleuves, Alphée, Ladou (Ruphia), Érimanthe (Doana), les deux derniers affluents du premier, ont le même caractère ; seulement, quelque temps avant d’arriver ici, l’Alphée, qu’on retrouve, est un véritable fleuve, il est large (à peu près comme la Seine à Nogent).

Cheminant par beau soleil, sur l’inclinaison d’une pente, ce sont sans cesse des chemins dans des bosquets de lentisques verts ; par places, des pelouses d’herbes, de temps à autre un grand arbre. Ô art du dessinateur des jardins ! À notre droite, la montagne ; à notre gauche, au bas de la lisière du bois, coule le fleuve, gris sur son lit blanc ; de l’autre côté, prairie, arbres à ton roux, à cause de l’absence de feuilles, et, après, les montagnes. Partout le paysage a ce caractère de simplicité et de charme, on sent de bonnes odeurs, la sève des bois s’infiltre dans vos muscles, le bleu du ciel descend en votre esprit, on vit tranquillement, heureusement.

Le paysage, suivant la courbe des montagnes, fait des coudes perpétuels.

Nous arrivons au soleil couchant au khan ; il se couchait juste en face de nous et nous aveuglait, j’étais obligé de mettre ma main sur les yeux pour voir le chemin, quand mon cheval galopait.

Dans trois jours nous serons à Patras !

Polignia, 9 heures du soir.

Mardi 4 février. — Nous avons couché dans une grande chambre de khan, aux poutres vernies par la fumée ; pour avoir du feu, j’ai récolté pendant une demi-heure des sarments de ligaria épars dans la cour, et arraché des bourrées épineuses à un enclos. Nuit froide et pleine de puces.

Nous partons à 8 heures du matin, par beau temps, nous longeons toujours la rive droite de l’Alphée, les montagnes s’abaissent, couvertes de sapinettes et de pins, quelques-uns très beaux, la vallée s’élargit.

Une heure après notre départ du khan, le côté de la montagne que nous longions a un renfoncement, cela s’ouvre en un large cul-de-sac, bordé de collines rares, boisées (restes de l’Altis ?). Dans deux trous, fouilles de l’expédition française : traces de murs énormes, grosses pierres très bousculées, une base de colonne cannelée, énorme comme grosseur, voilà tout ce qui reste d’Olympie. Un peu plus loin, à droite, dans la plaine, un reste de mur romain.

Pour que les fouilles fussent fructueuses, il faudrait qu’elles fussent profondes ; l’Alphée a dû, dans son cours très capricieux, apporter beaucoup de terres, l’alluvion se reconnaît à chaque instant ; parfois sur le bord du chemin nous voyons des pans de terre remplis de galets, c’est comme un plum-pudding où il y aurait plus de raisins de Corinthe que de pain.

Deux paysans nous rejoignent et nous offrent à acheter une petite monnaie des princes de Morée et une chétive urne lacrymatoire fausse.

Bientôt la montagne cesse et tourne complètement à droite, l’Alphée s’en va vers la gauche dans la direction de la mer, nous entrons dans la grande et boueuse plaine de Palumba. Cultures de place en place, roseaux au bord des petits cours d’eau, l’Alphée a avancé quelques petits bras dans les terres plates et molles, comme des criques. Nous déjeunons au bord d’un petit ruisseau à côté des ligarias secs.

De temps à autre, dans l’herbe, une fleur d’iris.

Nous nous perdons et sommes obligés de revenir sur nos pas ; mon cheval, entrant dans la boue jusque par derrière les jarrets, manque d’y rester.

Un paysan laboure avec deux petits bœufs et sa charrue de bois, qui entre dans la terre comme dans du beurre, il ne la pousse pas, il la maintient seulement (hier j’ai rencontré un homme qui la portait sur son dos), les deux bœufs noirs marchaient devant lui, n’ayant que le joug.

Nous cheminons au pas dans la direction de la mer, l’Alphée serpente (réellement) dans la plaine, qui est au niveau de ses rives.

Pyrgos est derrière une éminence qui est à notre droite ; nous la montons et la descendons, nous avons alors la mer à notre gauche et Pyrgos en face sur une hauteur étalée.

François n’a plus tant de rhume, il reblague.

Entré à Pyrgos à 3 heures. Longue rue, pleine de boutiques noires, de marchands de clous, de cordes et de cuirs ; devant les boutiques, des deux côtés de la rue, galerie couverte à piliers de bois. Le Turc pèse encore là, comme couleur, mais sous le rapport du confortable, ça ne le vaut pas ; il nous a été impossible de nous procurer un mangal.

Pyrgos, 7 heures du soir.

Mercredi 5 février. — La journée, courte et peu fatigante (six heures de marche), n’a eu qu’un épisode, mais qui fut charmant, à savoir le passage du Jardanus, rivière située à une heure et demie de Pyrgos environ. Toute la nuit une pluie torrentielle avait sonné sur les tuiles de notre logis et dégouttait à travers elles, sur nos têtes ; nous sommes néanmoins partis à la grâce de Dieu, à 10 heures du matin. Le temps se décrasse un peu et je retire de dessus mon dos mon affreuse couverture pliée en double et qui me pèse horriblement, nous marchons dans la plaine nue, sous le ciel gris, par un temps doux.

Passage du Jardanus. — François s’avance le premier, bientôt son cheval perd pied et va à la dérive ; Maxime et moi passons côte à côte ; son cheval, plus faible que le mien, est poussé par le courant ; il en a jusqu’au milieu des hanches et moi seulement jusqu’aux deux tiers des cuisses. — Sensation de l’eau froide quand elle vous entre par le haut des bottes. — Enfin nous arrivons tous sur l’autre bord, ayant lâché la bride à nos bêtes, qui s’en sont tirées comme elles ont pu.

Restait le bagage, nous l’attendons. Conseils et délibérations ; le parti fut vite pris, à savoir de traverser quand même. Des bergers nous indiquent un endroit, un peu plus bas, où il y avait une sorte de petit radeau de branchages et deux îlots d’herbes. On défait le bagage, que l’on portera à la main, et les bêtes, nues, traverseront à la nage. Maxime et François remontent pour assister à la natation des chevaux, tandis que je reste avec Dimitri (le cuisinier), Giorgi (le saïs) et un jeune berger qui nous aide ; lui et moi nous faisons la chaîne. Glissant avec mes grosses bottes sur le talus boueux du fleuve, j’allais dans l’eau jusqu’au bout du petit pont, où le berger, ayant du fleuve jusque par-dessus les genoux, m’apportait le bagage, que nous avons ainsi passé un à un. Pendant que nous étions occupés à cela, arrive un troupeau de moutons : embarras, résistance des bêtes à cornes, qui f…… le camp de tous les côtés ; les bergers gueulent et courent après. Muni d’un long roseau, j’aide à cacher le bétail ; on prend les premiers par la laine et on les passe de force, les autres suivent, moitié sautant, moitié nageant ou barbotant. Après quoi nous avons recommencé notre exercice de facchino ; je m’enfonce dans le pont et j’y reste accroché par un éperon, la mécanique s’était détraquée sous le poids des moutons. À partir de ce moment, je me suis contenté de rester au bas du talus, mon compagnon de fardage m’apportait le bagage jusque-là.

Maxime et François reviennent avec les chevaux de bagage, mouillés jusqu’aux oreilles ; ce n’a pas été non plus facile. Il pleut, nos selles sont trempées, je les bouchonne avec l’écharpe péloponésienne que j’ai achetée dimanche à Dravoï, et nous repartons.

La plaine est viable, la pluie se calme ; à gauche la mer, bleu gris sale, avec Zante dans la brume ; plus près de nous, Gastuni sur une montagne, en acropole. Nous rencontrons, allant dans le même sens que nous, de bons gendarmes, dont l’un tombe de cheval en voulant sauter un fossé large de 18 pouces.

Avant d’arriver à Dervish-Tcheleby, clôtures d’aloès ; ils sont fort beaux, touffus, avec leurs grandes palmes épaisses, recourbées.

Depuis le passage du fleuve jusqu’à notre arrivée, je m’exerce à faire le hurleur ; François y excelle et me donne des leçons, le soir j’étais arrivé à une certaine force ; mais j’avais, comme disait Sassetti à propos des chevaux qui trottaient dur, « l’estomac défoncé ».

Pendant que nous sommes sur le balcon de notre maison, à Dervish-Tcheleby, attendant notre bagage, nous voyons un maître chien noir hurler après deux hommes et les poursuivre. Ce sont des musiciens ambulants : l’un joue du biniou et l’autre le suit en portant un énorme bissac accroché à son côté ; ils viennent à nous, tous deux couverts de ces lourds manteaux blancs des paysans grecs, si pesants qu’on ne met jamais les manches et le capuchon, seulement dans les cas extrêmes. Le premier, jeune homme de vingt ans environ (coiffé comme l’homme de Chéronée), a ses sandales de toile noires de pluie, de vétusté et de crasse ; pendant que l’air s’échappe de sa vessie, il regarde de droite et de gauche, et de temps à autre il abaisse la bouche sur le bout de la flûte engagée dans l’outre pleine. Son compagnon n’a pas plus de 12 ans, il le suit et porte le bissac. Dans une maison voisine, une femme lui donne quelque relief qu’il met dans son sac de toile. Après qu’ils nous ont eu joué leur air, ils partent et le chien se remet à hurler et à les suivre. Pourquoi le vagabond, musicien surtout, me séduit-il à ce point ? la contemplation de ces existences errantes et qui semblent maudites partout (il s’y mêle du respect pourtant) me tient au cœur. J’ai vécu quelque part de cette vie, peut-être ? Ô Bohème ! Bohème ! tu es la patrie de ceux de mon sang ! Il y avait sur eux (les Bohèmes) quelque chose de mieux à faire que la chanson de Béranger. Walter Scott sentait fortement (sous le rapport du pittoresque surtout) cette poésie-là (Édic, O Kiltris, etc.).

En face de nous, dans cette maison : servante bossue avec de gros seins ; de quel côté la prendre si son mari aime les tétons durs ?

Nous sommes logés sans feu ; le fils de la maison, jeune gredin à œil gauche à demi fermé, vient nous regarder et s’assoit sur un coffre, il tâche de voler le bâton de gellab de Maxime et puise sans se gêner dans mon sac à table. Le lendemain matin, la maîtresse fait barouffe avec François, trouvant qu’on ne l’a pas assez payée. Nuit exécrable, presque blanche à cause des puces.

Jeudi 6. — Nous avons pris un guide, qui porte nos deux sacs de nuit, un quatrième cheval avait été pris la veille à Pyrgos pour alléger les autres ; le bagage viendra derrière nous, comme il le pourra, notre intention est d’aller coucher le soir même à Patras.

Nous allons sur la plaine, nue, sans maisons, sans arbres, sans culture, sans habitants et sans voyageurs ; elle est d’un ton blond pâle uni, comme le ciel, qui est blanc gris ; de temps à autre, des glaïeuls ou de grandes herbes minces, desséchées, effilées.

À gauche nous avons la mer. Traversé le Pénée (rivière de Gasturi) en bac, le bateau est à quille et roule sous le sabot de nos chevaux, qui tremblent de peur.

À 10 heures, déjeuner au village de Tragano, chez un épicier grec.

Nous continuons, piquant dans le Nord-Ouest. À notre droite, une montagne de ton bleuâtre foncé, atténué par la brume, et derrière elle, très loin, bien au delà, s’avançant en pointe, une autre se dessinant en blanc, dans le ciel gris pâle : c’est derrière et au pied de celle-là, que se trouve Patras.

La plaine continue, nous trottons ; de temps à autre on s’arrête au pas, pour passer une fondrière pleine d’eau, et le cheval reprend son allure. Pas de culture, personne ; la terre est grasse ; çà et là, quelques arbres, bientôt cela devient presque régulier, ce sont des chênes comme plantés de place en place sur l’herbe (restes d’une forêt disparue ?).

Il y a deux ou trois sentiers parallèles, filant en long devant nous, ça fait des rigoles carrées à demi pleines d’eau stagnante ; de temps à autre un troupeau de moutons, dont la présence nous est annoncée par des chiens velus et forts qui accourent sur nous en aboyant et poursuivent quelque temps nos chevaux. Après avoir aboyé ils s’en retournent ; en vain nous cherchons des pierres pour en emplir nos poches, nous n’en trouvons pas, si ce n’est une fois que je descends exprès et que j’en ramasse trois.

Il était deux heures quand nous nous sommes arrêtés à une sorte de khan, où l’on nous a dit que nous en avions encore pour neuf heures de marche.

Nous repartons au grand trot et au galop pendant une heure ; autre khan, il était trois heures.

Le jour baisse, il devient plus sombre, toute la journée, ç’a été la même lumière immobile et blanchâtre, le soleil caché ne montrait pas même sa place, le ciel était porcelaine dépolie.

Les chênes sont un peu moins espacés, il faut se baisser pour passer sous les branches inférieures, j’y accroche mon tarbouch qui tombe dans l’eau. À notre droite, à travers les arbres, de temps à autre la masse pâle de la montagne du fond, celle qui est plus près de nous se rapproche et devient d’un bleu plus distinct ; à notre gauche, au delà de la mer que nous ne voyons pas encore, sommet neigeux des montagnes du continent. Nous allons, nous allons, au trot, toujours le même, les chênes n’en finissent.

Rencontré des gens à cheval et qui passent devant nous ; à ma gauche : « Calimera, Calimera ».

Les chênes s’éclaircissent, nous apercevons la mer devant nous, le chemin y descend. Arrivés sur la plage, il y a un tas de bois. Nous nous sommes évidemment trompés, nous revenons sur nos pas pendant un quart d’heure, nous retombons dans le bon sentier, il côtoie le bord de la mer. Le jour tombe, il ne fait pas froid, la mer est calme ; nos pauvres chevaux vont toujours. Nous avons encore un fleuve à traverser, nous poussons pour y atteindre avant la nuit. Le terrain est très fangeux, nos bêtes y enfoncent leurs sabots et ont peine à se tenir debout sur la crête de petites chaussées de terre élevées entre des fossés. Un khan où l’on nous dit qu’à une heure et demie de là est un autre khan ; y resterons-nous ? allons toujours ! Un village, espèce de route carrée très boueuse, nous suivons le bord de la mer.

Ralyvia. — Cabanes de paille ; dans les cabanes il y a du feu, que l’on voit par la porte ; l’intérieur a l’air animé, en passant près de l’une d’elles, j’entends crier un petit enfant.

Passage du Pirus ou Peiros. Un jeune homme nous indique le gué, nos chevaux n’en ont que jusqu’aux sangles ; le fleuve, en cet endroit, passe entre des bosquets d’arbustes, le terrain descend avant le fleuve et remonte après.

Une demi-heure après, halte au khan de Petraki-Asteno, l’écurie est pleine de chevaux et de mulets ; au fond, un feu. Nous débridons nos chevaux et allons nous asseoir sur une natte, auprès du foyer ; un pappas grec nous propose une chaise sur laquelle il est assis ; François en profite, je reste debout à me réchauffer les pieds, que j’ai douloureusement humides. Nous mangeons une ratatouille d’œufs et quelques tranches de jambon. À 6 heures 38 minutes, nous remontons à cheval ; un guide, que nous avons pris là, nous précède ; quant à l’autre, depuis midi environ, il ne nous suit plus.

Jusqu’à Patras, nous allons tout à fait au bord de la mer, quelquefois nous marchons dedans, le gravier bruit lourdement sous les pieds fatigués de nos montures ; j’ai, comme fatigue, le bras droit las de tenir la bride. La nuit est douce, on y voit, quoique la lune soit cachée ; l’air frais me fait du bien à la tête, on sent l’odeur des buissons de lentisques et l’odeur de la mer, son bruit est faible. Je vais derrière François, suivant la croupe blanche de son cheval ; vers 8 heures, je passe devant et vais derrière Maxime. — Le golfe a l’air de se rétrécir. À notre droite, grande clarté d’un feu de pâtres, qui se chauffent dans la nuit ; aboiements lointains des chiens qui, sans doute, nous sentent ; tout au fond, à l’horizon, deux lumières qui ont l’air d’être à ras des flots.

À 9 heures, un grand bâtiment carré à ma droite : c’est l’église Saint-André, nous sommes à Patras[23].

Patras. — Une avenue plantée et qui descend ; à gauche, une maison illuminée. Nous descendons une grande rue, c’est illuminé (à cause de la fête de la reine, nous dit-on le soir). Quelles tristes illuminations ! et quelle triste ville !

Nous faisons trois visites à trois hôtels sans trouver de logement ; tout est plein. Enfin, on nous met dans une grande maison inachevée, sans rideaux, sans meubles, et sans feu (sans feu !!!), où il y a des gens qui chopent dans le corridor et des chiens qui aboient.

À 11 heures moins le quart, un garçon boiteux nous apporte deux poulets résistants et une bouteille d’affreux vin sucré, mousseux.

François couche dans l’escalier, Maxime par terre et moi dans une couche (il faut que je m’y habitue, on me l’a redonnée) où je suis à la fois étouffé et brisé ; mais que j’y ai bien dormi !

Le lendemain, à 7 heures, nous déménageons. — Hôtel aux Quatre Nations, gargote infâme. — Le jeune Christo, charmant petit domestique à moustache naissante, qui fait toute la besogne.

Patras, ville neuve. — La saleté du Grec dans toute son épaisseur ; il n’y a pas eu moyen de prendre un bain turc. Plus de bains turcs ! plus de voyage ! tout a une fin. Que l’homme est bête !

Aujourd’hui samedi, anniversaire de la naissance de Maxime, beau temps. — Nos pelisses sur le balcon, au soleil. — François a nettoyé nos deux selles. — On ne démange pas dans la salle voisine ; dans l’étage au-dessus on ne dé-marche pas.

C’est mardi que nous devons partir pour Brindisi. Autre pays ! autres journées.

Patras, samedi 8 février, 3 heures un quart.
ITALIE

ITALIE.


Patras. — Théâtre. — Dames dans l’église Saint-André, femme grecque de la campagne qui baise les images crasseuses avec un mouvement de reins de derviche. — M. Bertini, sa femme. — Départ par le vapeur. — À bord, M. Malézieux.

Zante, feux.

Au milieu de la nuit, Céphalonie. — Lune, nuages d’argent ronds.

Cotes d’Albanie, pays turcs. — Les bons Turcs qui disent vapour.

Le soir, Corfou. — Maison du gouverneur. — Départ. — Brave homme malade. — Le capitaine ressemble à Panofka, de profil.

Brindisi. — Vue de Brindisi, côtes basses, fort, port. — Attente. — Les marins en tricot. — Estimation de la capote. — Musicien ambulant et jeune môme, rouge, en redingote de velours, casquette sur le coin de l’oreille. — Hypertrophie du cœur. — Douane. — M. le commissaire de police. — Rues blanches et courbes à Brindisi, théâtre, hôtel de Cupido. — L’agent français. — Dîner. — Promenade hors la ville, route aloès, coin fortifié, couleur de soleil orange, calme. — Paysans et paysannes qui reviennent des champs : « Buona sera ! » — Retour à l’hôtel. — Théâtre, la Fille du comte Orloff. — Nuit dans de grands lits.

Mardi, 11 février. — J’attends, le matin, Max qui est parti faire le tour de la ville. — Police. — À midi juste, partis. — Vieux carrosse, tapissé de rouge, haut sur roues ; trois chevaux noirs, plumes de paon sur la tête. Le padrone, gros homme en bonnet de soie sous son chapeau blanc, nous accompagne ; il y a, en outre du cocher, un garçon derrière, sur nos cantines.

Sortis par l’endroit où nous avons été hier soir nous promener. — Route droite, plaine plate, très verte, bien cultivée ; la mer à droite, bientôt on la quitte de vue. — Une ferme. — Mauvais pas, nous mettons pied à terre, la terre est poussiéreuse, friable, épaisse. — Petit bois de chênes nains. — Des ouvriers travaillent à faire des ponts pour les inondations.

Santo Vito, petit village de quelques maisons.

Caro-Vigro, que nous laissons à droite, est sur une hauteur. Continuant la route qui y mène, une rue infecte, maisons blanches, grises, élevées. Après Caro-Vigro, il y a beaucoup d’oliviers ; culture de fèves dessous, carrés de lin.

Astuni, sur un mamelon s’élevant au-dessus de la plaine. La ville est groupée autour de l’église, qui la domine ; d’elle à la mer, à droite, grande plaine couverte d’oliviers d’un seul ton, avec quelques maisons blanches dedans, tranchant dessus : c’est du vert, puis la mer bleue. Au milieu de la ville, une place carrée, fontaine avec une statue d’évêque, le bras levé. — Santo Ronno. — L’albergo en dehors de la ville : en bas, pièce où nous nous chauffons, petites lampes antiques accrochées au mur, fumeuses ; un jeune môme qui nous questionne. — Visite de MM. de la police. — Difficulté de se procurer à manger, depuis deux heures nous attendons notre dîner, nous avons maintenant des oranges, de la salade et des câpres.

Mercredi 12 février. — Toute la journée, encore plus d’oliviers que la veille, belle campagne. — Arrêtés, à 11 heures, à Monopoli, où nous sommes escortés par toute la population du pays qui s’empresse pour nous voir.

Monopoli. — Grande place blanche, où toutes les maisons sont blanchies à la chaux, ainsi que tout le reste de la ville. — Nous entrons dans une église où des menuisiers travaillent au maître autel.

Monopoli est sur le bord de la mer. — Deux ou trois barques. — À droite de la crique où elles sont, restes de fortifications. — Place escarpée qui domine la mer. — Un vieux mendiant, aveugle, déguenillé, qui a servi Napoléon et qui nous fait l’exercice. — Belle route. — Les sellettes énormes des voitures dorées. — Aspect propre et aisé de toutes ces populations. — Hors la ville, des prêtres en tricorne, qui se promènent avec des jeunes gens en costume séculier.

Le soir, arrivés à Bari, à la nuit presque close, nous faisons toutes les auberges du pays sans pouvoir trouver de logement. Enfin nous usons de la recommandation de l’agent de Brindisi pour un M. Lorenzo Miulla ; nous entrons dans une salle où des enfants jouent et crient le mot Puccinello. — Amabilité de notre hôte, homme dans le goût (physiquement) du sieur Delaporte, mais mieux. — Petits verres de rosolio. — Don Federico Lupi, moustaches, favoris rouges, nous mène à son hôtel. — Sa chambre, sa conversation ; idées de fusion et d’extinction des nationalistes sont répandues partout, quoique sous des formes différentes.

Salle d’attente. — Un jeune prêtre ; son frère, avocat.

Partis à 11 heures et demie.

Jeudi 13 février. — Le jeudi matin, pris le café à Barlette. — Déjeuner à 1 heure, à Foggia.

Temps froid. — Notre compagnon nous chante du Béranger, parle de la nature et porte sur sa poitrine une amulette en papier bleu de la Vierge du Carmel. — Pauvre Italie ! les régénérateurs du passé ne te feront pas revivre ; le parti libéral souhaite le protestantisme, c’est selon moi un anachronisme inepte.

Journée triste et froide, la diligence m’éreinte, notre compagnon nous embête ; la nuit, la route monte ; vers le matin, elle descend. — Chênes dans des vallées étroites, ressemblant à celles qui sont aux environs du mont de la République, avant d’arriver à Rouanne. Nous rencontrons pas mal de chapeaux pointus.

À Nola, nous marchons devant la diligence pour nous réchauffer les pieds. — Une femme nous donne à boire, nous nous mettons à l’abri sous la porte de sa maison ; elles étaient deux et faisaient de la toile. — Route plantée de je ne sais quels arbres (peupliers de Virginie ?) ; des deux côtés, champs de mêmes arbres ; allant de l’un à l’autre, grandes vignes grimpantes, qui font corde. — Arrêtés longtemps à la barrière, où l’on visite attentivement les malles de notre compagnon qui, depuis le matin, est remonté dans le coupé avec nous. À notre gauche, le Campo Santo, grand cimetière neuf ; en face de nous, la forteresse qui domine la montagne au pied de laquelle est Naples.

NAPLES.

Entrés par la porte Capouane. Il pleut, les citadines trottinent sur le pavé ; il me semble que je rentre à Paris, comme au mois de novembre 1840, en revenant de la Corse.

Du bureau de la diligence nous allons à la poste, qui est à côté ; un ruffiano nous aborde et nous offre ses services.

Descendu à l’Hôtel de Genève. — Grande salle à manger au premier, copies du Valentino, balcon sur la place.

L’après-midi, visite à notre banquier, M. Meuricoffre Sorvillo.

Samedi 22. — Promené à la Chiaia. — Visite à M. Grau, chancelier de la Légation, course à la grotte du Pausilippe. — Le soir, demoiselles. Nous sommes agréablement assaillis par la quantité de maquereaux. — Le matin, marchandes de violettes qui nous mettent des bouquets à la boutonnière et nous font, comme signes d’engagement, des gestes de m..... — Le soir, promené dans Tolède, pris une glace dans un café ; un curé à côté de nous.

Dimanche 23. — Promené à la Chiaia. — Au théâtre San Carlo : représentation de jour, la fin d’un ballet, la Prova d’un opéra séria, ouverture de la Semiramide, le premier acte de Bélisaire. — Après le dîner, reçu la visite de M. Grau, sheik.

8 heures un quart du soir.

Jeudi 27. — Jeudi gras. Aujourd’hui les studii ferment à midi. — Pris un wurtz à deux chevaux, passé sous la grotte du Pausilippe, des lanternes l’éclairent. Haute à l’entrée, elle va en montant, puis le terrain redescend et là elle est moins élevée. Au bout de la grotte, un village à maisons blanches alignées sur le bord de la route ; aux portes et aux fenêtres, des guirlandes d’écorces d’oranges qui sèchent au soleil (absent).

Après avoir passé la grotte, vallon enfermé de montagnes et plein de plantations pareilles à celles qui sont avant d’arriver à la porte Capouane, avec des vignes d’un arbre à l’autre. La route perce ensuite une autre montagne, travail analogue à celui des chemins de fer ; les deux bords sont très escarpés et très hauts, presque à pic. On descend. — Vue du lac, ancien cratère de volcan entouré de montagnes d’un ton roux pâle ; au bord du lac, longs roseaux desséchés, vert pâle. Sur la pente du cratère, çà et là quelques villas blanches ; sur le haut, en face de vous, quand vous arrivez, le couvent des Camaldules ; à gauche, du côté de Solfatare, quelques pins parasols.

À gauche quand on arrive, un cabaret ; à droite, kiosque de Sainte-Marie, une écurie et quelques arbustes, intention de bosquet.

C’est en suivant de ce côté qu’est la grotte du Chien, plus petite que je ne m’y attendais, ayant une porte et une clef. Je refuse l’expérience qui coûte 6 carlins ; les flambeaux s’éteignent effectivement, le sol fume et vous chauffe les pieds. — De ce côté, en revenant près du kiosque du roi, grotte ammoniacale : une porte et une clef, 4 piastres.

Bains de vapeur de Santo Germano : par des trous une violente chaleur sort ; en soufflant sur un morceau d’amadou, on voit sortir de ces trous beaucoup de fumée.

Villa de Lucullus : restes de bains antiques, avec des conduits pour déverser l’eau, construction en pierres et ciment avec un revêtement de pierres en losange.

En revenant, rencontre de chasseurs.

En passant par le village qui est après la grotte du Pausilippe, vu, dans une maison, une femme qui buvait, la tête renversée, dans une bouteille de gros verre de forme pirale.

Rencontré quelques corricolos. Les femmes en corricolo me semblent pleines de couleur.

MUSEE BORBONICO[24].

tableaux.

Rembrandt. Portrait de Rembrandt peint par lui-même, 386. — En pelisse de velours grenat, bordée de fourrure, il porte au col un collier avec une décoration, la toque de velours noir est inclinée sur le côté gauche. Front large et plein, bossu, en pleine lumière, du côté droit ; œil rond, menton rond, petite bouche rentrée, nez en pied de marmite ; sa joue par le bas fait bajoue et s’appuie, en plis, sur le col de la chemise, qui paraît un peu. Il était laid mais bien beau, l’œil ne se détache pas de cette peinture vivante et d’un relief inouï, c’est peint d’une grande et forte manière et comme sculpté dans la couleur.

Spielberg. Chanoinesse assise. — Toute en noir, avec une fraise également tuyautée tout autour de la tête. Robe gris noir, les tempes maigres et rentrées, les sourcils blonds et rares ; les yeux très beaux et encore jeunes sourient avec finesse, ainsi que la bouche dont les commissures à boulettes et à chairs molles sont très soignées ; les paupières très régulières. C’est une blanche et gaie figure de dévote mondaine ; ses mains fortes et nourries, très bien faites. De la main gauche elle tient des gants en peau.

Lucas de Leyde. Un dévot avec sa famille adorant le Calvaire, triptyque. — Le Calvaire est au milieu. Dans le compartiment de gauche est le mari (avec ses fils), qui sans doute a commandé le tableau ; dans celui de droite, la femme avec ses deux filles et une autre femme ; jeune fille blonde, debout, fort belle, qui fait pendant à un autre homme, en même posture dans le compartiment du mari. Le père a deux fils à genoux, derrière lui, comme la mère a deux filles idem. À côté de la femme, agenouillée sur un prie-Dieu et un livre à la main, paraît la figure monstrueuse du diable dragon, qui rit ; il a l’intérieur des oreilles coloriées comme si on y avait figuré des fleurs. Dans les fonds, paysage à eau et à rocher. Charmante figure, comme ressemblance et naïveté, d’une des petites filles, celle qui est plus à droite. Au pied de la croix, la Madeleine, qui l’embrasse, et la Vierge debout ; à droite, un homme. Un petit ange, en vol, recueille dans un calice le sang qui dégoutte des pieds du Sauveur ; un autre recueille dans un calice le sang de sa main droite et de son flanc droit, et un troisième celui de la main gauche.

Lucas de Leyde. Adoration des mages, triptyque. — Un mage de chaque côté. Dans la Naissance, un homme baisant la main de l’enfant ; à droite, est un nègre tenant de la main droite un calice d’or, et ayant à hauteur de son genou gauche un lévrier, gris, de profil, piété en avant et qui porte des écussons à son collier noir. Le nègre a pour pendants d’oreilles, une grosse perle blanche ; par-dessus une calotte de drap d’or, ou plutôt à fils d’or tressés, une toque rouge inclinée sur l’oreille droite, à losanges noirs sur le bord qui est relevé ; entre les losanges noirs de ce rebord, de petits boutons d’or comme pour les tenir ; une plume d’autruche est passée sur le côté gauche, le bout en reparaît, elle a été arrachée quelque part et enfoncée, simplement. Une chemisette blanche, plissée, lui monte, en collant sur la poitrine, et se termine par un collet bas ayant en dessous un transparent jaune. Il a sur les épaules un grand manteau à vastes manches coupées, pendantes, rouge et doublé de peau de léopard ; en dessous il porte un pourpoint vert à large galon d’or, échancré carrément sur la poitrine. Sur le cou passe à deux tours une petite chaîne tenant au bout une médaille bigarrée. Les manches du pourpoint crevées et laissant voir, dans leurs fentes, la chemisette, sont vertes à grandes bandes d’or. Des gants gris, et qui devaient remonter haut comme des gants à la crispin, mais mols, amassent des plis retombés autour des poignets et sont terminés par un gland, qui (main gauche) arrive à la hauteur de l’œil du lévrier. La jambe et la cuisse sont serrées dans une étoffe collante rayée à grandes bandes blanches et bleues ; c’est crevé aux genoux, pour que le genou puisse mouvoir, le dessous est jaune ; en guise de jarretière, une ample écharpe violet pâle, largement nouée. Souliers de velours noir, carrés du bout, très découverts, à oreilles carrées rouges, c’est le revers qu’on voit ; le pied droit est très en dehors et porté sur la partie gauche. Que c’est crâne ! quel costume ! quelle tournure !

Les Bambinos de l’école allemande. — Façon de traiter le Christ nouveau-né. — Dans deux tableaux de l’école allemande, 475 et 460, le Christ, bambino, est représenté dans (460) une Nativité comme un avorton, et dans une Adoration des Mages il a des formes de squelette. Est-ce déjà la Passion qui prévaut ? (dans une autre Nativité on voit au fond Judas Iscariote amenant les soldats), la douleur qui pèse sur l’enfant dès le ventre de sa mère ? Dans les Nativités et Adorations de mages espagnoles et italiennes, le Bambino est tout autre. Ou bien les peintres allemands ont-ils copié servilement le modèle ? le nouveau né des pays froids est-il ainsi ? cette dernière hypothèse me paraît moins raisonnable que la première.

Albert Durer. La Nativité de Notre-Seigneur (342, Galerie des chefs-d’œuvre). — Immense et profonde composition à soixante personnages. Il y aurait dessus tout un livre à faire. Pauvres figures, pâles, comme vos yeux sont tristes et pleins d’amour !

Au milieu, le Christ, qui vient de naître, entre la Vierge et saint Joseph ; de chaque côté, des hommes et des femmes en costumes du xve siècle, qui prient le doigt dans un livre et l’œil perdu. De partout quantité de Chérubins qui arrivent, ceux du premier plan jouent et chantent de la musique, lisant le plain-chant ; d’autres, suspendus aux corniches de l’espèce de temple à colonnes et à arcades où la scène se passe ; un d’eux encense le Christ couché. Dans les fonds, une mer avec des nefs, une ville avec des églises, une montagne couronnée d’une forteresse vers laquelle montent des cavaliers, un pré où paissent les troupeaux, et les moutons vont boire à la rivière ; sur le bord du toit, une colombe, et un autre oiseau blanc qui vole.

Les femmes, toutes des religieuses en béguin, sont à droite : au fond, trois en béguin blanc, laides et se ressemblant, avec le nez de travers ; plus près de nous, une vieille religieuse en noir, la main dans le livre (je n’en vois pas dans ces peintures qui lisent dans le livre de messe, le livre est là, mais on rêve, on prie de cœur : il y a aussi à cela une raison esthétique, dont l’artiste à coup sûr ne s’est pas rendu compte), dessous de la mâchoire creux et ridé, tempes plates, mains supérieurement faites.

À gauche sont les hommes : un homme à genoux fait pendant à la religieuse ci-dessus, de même qu’un, debout après le groupe des hommes agenouillés, fait pendant à la splendide jeune femme debout (après le groupe des femmes agenouillées), vêtue de brocart et portant une croix d’or très ornée.

Mains de la Vierge !… Des points lumineux pétillent dans sa chevelure blonde, et s’en échappent en rayons.

Les Chérubins, contrairement à tous les autres personnages, sont gras, ronds, joufflus, frisés et bien plus modernes par rapport à nous. Au premier plan, ils font de la musique ; un, debout, soufflant dans une sorte de flageolet, est piété et s’écore sur sa cuisse le pied, portée en avant ; un autre, assis, joue d’une espèce de tehegour, dont il pince les cordes avec un long crochet. Le Chérubin qui encense a un mouvement de jambe pareil à celui de son encensoir : l’encensoir revient, et le Chérubin, suspendu en l’air, a les jambes qui s’en vont en arrière, en une courbe analogue, il encense de tout son corps et de tout son encensoir, le corps suit l’encensoir, les deux ne font qu’un. Le Chérubin lui-même est-il autre chose ?

Corrège. La Sainte Vierge connue sous le nom de la Zingarella, ou de la Madona del coniglio. — Les pieds embobelinés de bandes et la tête idem, coiffure très vraie ; accroupie de fatigue sur l’enfant, qui repose endormi sur son sein ; vêtue d’une draperie de drap bleu ; sur les épaules, une manche blanche. À gauche, un lapin blanc qui broute. Beau, d’intention et d’effet, c’est bien la Bohémienne proscrite et harassée. Très empâté, très riche de couleur. Pourquoi des tons bleus et rouges sous la manche de chemise blanche du bras droit ?

Bassano. Le Christ ressuscite Lazare. — Grande toile, recherche de la couleur. Lazare se lève de dessus une pierre où sont écrits des caractères hébreux. À droite, une femme qui a un dos et un bras couleur brique. La teinte de Lazare est fausse, ardoise et rouge au bleu de livide ? La tête assez belle, ainsi que celle du Christ. Ensemble peu fort.

Fabricio Santafede. La Sainte Vierge avec l’Enfant Jésus. — La Vierge exaltée, les pieds posés sur le croissant de la lune, présentant le sein au Bambino. Tête charmante de la Vierge, blonde ; ses cheveux, couronnés d’un diadème d’or, à améthystes peu nombreuses, s’en vont de droite à gauche. Petit sein fin. En bas, saint Marc ou saint Jérôme (et lion) : belle tête, douce, barbe en deux pointes par le bas. De l’autre côté de saint Marc, un autre homme (un évangéliste ? saint Pierre ?). Petite draperie violette sur le bras droit de la Vierge. Au bas du tableau, cette inscription :

BEATVS PETRVS __
BEATVS PETRVS GA
BACVRTA DE PISIS

Raphaël ? La Sainte Vierge connue sous le nom de la Madona del passaggio. — Jean-Baptiste (enfant) rencontre Jésus enfant et l’embrasse, baissant la tête et le regardant d’en bas ; la Vierge tient Jésus. Au fond, saint Joseph de profil, portant une besace sur l’épaule, détourne la tête et regarde. Paysage à eaux tournantes dans le fond. Un ton blond sur toute la toile (de chevalet).

Caravaggio. Judith coupe la tête à Holopherne. — Elle l’égorge comme un poulet, lui coupant le col avec son glaive ; elle est calme et fronce seulement le sourcil, de la peine qu’elle a. De la main gauche, elle lui tient la tête empoignée par la chevelure, et tout son corps étant ainsi penché vers la gauche, son sein droit entrevu tombe de ce côté. La servante appuie sur Holopherne qui, du bras droit, le poing fermé, la repousse. Judith a une robe bleue. Le sang (vrai, noir, rouge brun, et non pas rouge pourpre comme d’ordinaire) coule sur le matelas. Tableau très féroce et d’une vérité canaille.

Léonard de Vinci. Jésus-Christ apparaissant à Marie-Madeleine sous les traits d’un jardinier (Galerie du Prince de Salerne). — Toile inappréciable. La Marie-Madeleine, manches de velours vert. Quel modelé de bras ! Elle a, par le bas, une robe de brocart jaune à arabesque d’argent. Tête enfantine, naïve, étonnée. Le Christ marche, le pied droit en avant, se détourne, et la touche de la main droite à la tempe.

Bernardo Luini. Saint Jean-Baptiste (3e gal. des écol. ital.). — Tenant la croix de la main gauche et montrant de la droite écrit sur le mur : « Ecce Agnus Dei ». — Chevelure en tire-bouchons, la bouche sourit et remonte en demi-lune, les yeux sourient et remontent par les coins ; mignardise du faciès exagérée, ça finit par devenir grimacier ; le bras droit très mauvais. Peinture solide, d’un joli ton blond chaud, mais la figure du saint Jean-Baptiste me paraît déplaisante au suprême degré, le type de l’école est exagéré ici de façon à dénaturer l’idée même du tableau.

Salvator Rosa. Jésus disputant au milieu des docteurs de la loi. — C’est dans le clair-obscur, Jésus est vu de profil et même moins que de profil ; il est, à coup sûr, moins important là que le dos jaune d’un docteur en turban blanc, couleur magnifique. Tête chauve d’un homme qui est en face Jésus. Admirable couleur qui passe sur tout.

Salvator Rosa. Jésus allant au Calvaire succombe sous le poids de la croix. — La scène se passe de nuit. — Véronique, en jaune, hommasse, bras énormes, se penche vivement en tendant le mouchoir qu’elle tient du bout des doigts ; le Christ, succombant, est très empêtré dans sa tunique ; tombé sous la croix, il s’appuie de la main gauche. Au fond, de face, en raccourci, un soldat à cheval, portant un bâton, pousse sa bête en avant pour qu’on relève le Christ et qu’on se dépêche. La lumière, venant de côté, passe sur le dos jaune de la Véronique, sur le torse nu d’un homme, en tête de la croix, sur le bras un peu verdâtre du Christ et sur le casque et le bras gauche d’un soldat armé (bel effet) qui se penche pour relever la croix.

Dans la galerie du Prince de Salerne :

Un Napoléon (atroce croûte) coiffé de lauriers, nu et tenant la foudre à la main ; ça vient du palais de Murat.

Une Joséphine, en robe de velours grenat, sourcils noirs épais et longs, bouche très rose, petit air polisson et sensuel.

Ingres. Françoise de Rimini. — Détestable, sec, pauvre de couleur ; le col du jeune homme qui va pour embrasser Françoise n’en finit.

Gérard. Les trois âges de la vie. — Peinture à faire périr d’ennui ; très léché, très soigné. Joli pied de la femme (tête de Marie-Antoinette ou dans ce genre) apparaissant sous la draperie ; le crâne de l’enfant reposant naturellement sur elle très bien dessiné. Le jeune homme, le torse tourné, assommant, avec sa chevelure frisée. Quelle prétention ! quelle pose ! quel froid ! il gèle à 36° dans cette école ! Aimait-on peu le soleil sous l’Empire !

Ribéra. Silène ivre, couché à terre et entouré de satyres. — Très beau. Silène, tout nu. Ce n’est pas Silène, la figure est toute espagnole, noire, au lieu d’être rouge, le nez non camus, l’œil rond, ouvert, et singulièrement pur et beau ; il est tout rasé, tons bleuâtres de la barbe ; il tend la main pour qu’un satyre lui verse à boire dans une coquille ; ventre trop rond, trop hydropique, trop dur. La cuisse gauche, à plis, très belle, quoiqu’il me semble que le second pli se rapproche un peu trop des plis de chair des petits enfants. La tête est bien bête ! c’est un Sancho brutal. À gauche, au fond, tête d’un âne qui brait, relevant les gencives et montrant les dents ; en dessous, jeune homme couvert d’une peau de bête, mi-nu, qui vous regarde en riant (?). À droite, un satyre à cornes (sic celui qui verse). Dans la confection des cornes mariées à la chevelure, la tradition ici est suivie. En bas, le nom de Ribéra écrit sur une feuille de papier déchirée que mord un serpent ; de l’autre côté, une tortue.

Parmesan. La Sainte Vierge et l’Enfant Jésus. — Elle lui met le doigt dans la bouche, sur le bord des lèvres. Vilaine main, doigts en salsifis, trop relevés du bout, mais quel joli profil de femme ! Le nez, tout droit, continue le front, l’œil est à demi fermé, plein de langueur, de tristesse, de bonté.

Parmesan. Lucrèce s’enfonçant le poignard. — Le sein droit est découvert ; figure blonde rosée, chevelure archi-blonde, presque blanche sur les tempes ; la bouche ouverte, le nez un peu retroussé du bout, l’œil ouvert et regardant en haut. Vilain bras droit, petite oreille charmante (comme dans tous les portraits du Parmesan). Adorable petite femme à mettre dans un nid.

Parmesan. La ville de Parme sous les traits de Minerve. — Elle caresse je ne sais quel petit Farnèse, cuirassé, figure agréable de gamin, avec ses petites cuisses serrées dans un maillot rouge. La tête de femme est tout à fait de même genre que celle de la Lucrèce, et coiffure analogue.

Annibal Carrache. Composition satirique contre son rival Michel Ange Amerighi de Caravaggio. — À gauche, un homme avec un chien et un perroquet sur son épaule, le perroquet mange des cerises que lui présente le personnage du milieu, assis ; ce personnage a la figure toute couverte de poils, mais cela n’empêche nullement de distinguer ses traits. Entre ses jambes, un chien donne la patte à un singe ; il a sur son épaule un singe qui lui gratte la tête. À droite est un homme qui rit et vers lequel se tourne le personnage à figure couverte de poils, d’un air langoureux et doucereux.

Holbein. Portrait d’Érasme. — Tout en noir, figure en lame de couteau, nez pointu, petite moustache ; à la place de pointe, une simple ligne de poils sur le menton ; le chapeau est très enfoncé sur le front ; sourcils fins et partant de très bas, peu de distance entre le nez et la bouche ; son encrier et son cahier. Air tranquille et malin, quelque peu renfrogné, physionomie profondément fine.

Titien. Portrait de Philippe II (en pied). — Manches bleues à arabesques grises, très épaisses et dures (les manches), pourpoint jaune à tons d’or pâle, manteau de velours bleu à fourrure noire, sandales de grosse toile ; barbe naissante, mâchoire en avant, paupières épaisses et lourdes, œil ivre et froid. Fort beau.

Sébastien del Piombo. Portrait du pape Alexandre VI. — Petit bonnet et pèlerine rouge, figure brune, rasée, austère, grands traits longs et forts, paupière large, bouche dessinée, sourcils épais, le regard est de côté et d’aplomb. Figure beaucoup plus noble que celle que l’on s’attend à trouver d’après l’idée faite d’Alexandre VI.

Raphaël. Portrait du chevalier Tibaldeo. — Parmesan. Portrait de Christophe Colomb. — Le premier, en petit chaperon noir, barbe petite et courte, œil brun, front carré ; le second est un beau cavalier, avec toute sa barbe très soignée et une grande moustache fauve qui descend dessus ; œil bleu, nez très fin, front large, chevelure brune blonde soigneusement séparée sur le front, œil bleu foncé ouvert et charmant, ensemble coquet et très troussé. Derrière lui, un casque et une masse. Manches grenat pâle, à crevés. C’est là bien plutôt un cavalier, et le portrait indiqué comme celui de Tibaldeo pourrait bien être celui de Christophe Colomb ; j’ai peine à croire qu’il n’y ait pas méprise dans le catalogue. Ce portrait n’est guère non plus dans la façon du Parmesan, si blond d’habitude ; tout, au contraire, ici est brun et très mâle.

Parmesan. Portrait d’Améric Vespuce. — Est-ce du Parmesan ? en tout cas ses portraits d’hommes ne ressembleraient guère à ses tableaux ? Même observation que ci-dessus. Belle peinture. Toque, barbe roux brun, courte, deux longues pointes de son rabat tombent en avant sur sa poitrine ; tout en noir, un livre ouvert.

M. Spadaro. Portrait de Masaniello fumant sa pipe. — Petit chapeau retroussé, avec une médaille et une plume ; de la main gauche il tient un petit pot à tabac avec un couvercle ; l’épaule gauche découverte, visage rond, physionomie gaie et insouciante, air gamin, bouche dessinée, pas de barbe, nez pommé, un peu rouge par le bout. Peu de type méridional, nullement l’air féroce, au contraire l’air joyeux et gaillard.

Peintures murales.

Architecture et paysages :

Trois grands bas-reliefs peints, 25-24-23. — 25. Une femme ouvre une porte et va descendre l’escalier qui vient vers vous ; la porte entre-bâillée est en perspective. Effet cherché et qui se retrouve dans 24 deux fois, à chaque extrémité du tableau. Cette recherche de l’effet produit par la perspective me paraît constant dans les reproductions d’architecture ; on l’observe ici, 25, sur la ligne supérieure d’un baldaquin près de la porte ; sous ce dais carré une femme nue assise sur ses genoux ; un autre baldaquin semblable, 23, avec une femme pareille.

Le fond des portes, panneau principal, est rouge avec de larges bordures jaunes, les linteaux sont jaunes ; en dessus des corniches, très en relief, femmes à queue de dragon et sphinx ailés.

Sur les piliers et les corniches, statues : ainsi, dans un salon à colonnes d’un ton jaune (ancien n° 240), couvert sur les boiseries d’arabesques Louis XV, se voit un lion sur le large socle carré d’une lourde statue ; le socle est très large pour pouvoir servir de piédestal au lion ; ainsi dans le n° 15, sur le bord d’un entablement, un éléphant serre dans sa trompe son petit. Quelquefois la représentation se borne à une perspective de portiques et de colonnades : ex-ancien n° 901, le dessus, après une bordure où il y a des personnages peints, représente la partie supérieure d’une maison avec une terrasse défendue par un balcon de bois en X ; sous l’X semble être une tenture ; les murs sont verts et les fenêtres (auvents des fenêtres) chocolat rouge.

Peintures de moyenne grandeur et fantaisies :

Un vieillard à cheveux blancs, torse nu, un satyre en érection et un Amour. — Le satyre est près d’un Amour qui le tire par la main, il a passé son jarret sous le genou de l’Amour pour l’enlacer, et son sabot cache le pudendum de l’Amour ; il est en pleine érection ; ses cornes, sa barbe en pointe et deux autres cornes partant à côté des oreilles et allant en descendant, le font ressembler au Diable. La figure plastique du Diable vient-elle ainsi du Pan exagéré ? Mais que signifie le vénérable vieillard qui regarde tranquillement cette scène ?

Deux satyres qui se battent avec des chèvres. — Celui de droite, fort remarquable, pose ramassée et puissante, la cuisse droite levée de niveau à la hanche, le genou faisant angle ; la chèvre présente le front, cela rappelle tout à fait les vers de Chénier :

Le Satyre, averti de cette inimitié,
Affermit sur le sol la corne de son pied.

Excellente petite peinture.

Peintures murales :

Bacchus et Ariane. — La plus belle peinture peut-être du Musée. Ariane, couchée, est endormie, l’aisselle gauche appuyée sur le genou d’une femme (ou d un jeune homme ?) qui porte un petit vase dans ses mains, le jarret gauche sur le genou droit, et le bras droit levé sur sa tête, faisant angle, et le poignet retombant ; la main gauche repose extérieurement à terre. La bouche est entr’ouverte et les yeux fermés, ligne des cils rapprochés ; tête ronde, charmante, pleine de repos et de volupté. L’Amour la montre à Bacchus, retirant de dessus elle la gaze transparente qui lui couvre le torse nu. À partir des cuisses, il y a en dessous une draperie lie de vin atténuée par la blancheur de la gaze de dessus. Au centre du tableau, Bacchus debout, appuyé en posture triomphale, la jambe droite en avant, sur son long thyrse ; à gauche, un Bacchant, très rouge, œil rond écarquillé, montre d’un air lubrique et empressé à un Silène (la figure n’est pas celle de Silène, la tradition aurait-elle été déjà perdue ? en tout cas, le ventre y est) la femme endormie, et lui tend la main comme pour le tirer à lui et l’aider à monter.

Mars et Vénus. — Vénus est assise sur un fauteuil et vêtue d’une robe lilas ; Mars, debout par derrière, ayant une plume droite de chaque côté de son casque, lui prend de la main droite le teton gauche. Dans tous les sujets érotiques, pour bien indiquer l’action, l’homme caresse toujours ainsi la femme. À gauche du tableau, une femme portant une robe de même couleur est accroupie par terre, les talons au cul, et cherche quelque chose dans un coffret. Généralement les yeux des femmes sont grands et ouverts tout ronds, quelque ovale que soit la forme extérieure de l’œil, le sourcil très allongé et fin. Toute la figure forte et pleine, le nez droit, les joues colorées, apparence d’une santé solide : les Romains aimaient la femme royale.

Io conduite en Égypte par un Triton. — Le Triton a l’expression et la tête amoureuses, mélancoliques, données ordinairement au taureau qui enlève Europe. La figure d’Io, cornes naissantes dans la chevelure, est enfantine et étonnée, avec quelque inquiétude. L’Égypte, figure de même caractère que toutes les autres, tenant un serpent entortillé au bras gauche, lui tend la main droite, elle est entourée de voiles blanches. Pour faire saillir le jet du regard, on entassait les ombres dans les coins des yeux (témoin la Médée 96) et dans les bouches, qui rarement sont complètement fermées, tandis que dans le sommeil, au contraire, ils s’attachaient à dessiner la ligne mince des cils réunis (l’œil aux trois quarts fermé, comme il l’est la plupart du temps dans la nature, eut-il été trop laid ? et aurait ressemblé à la mort ?).

portraits.

La Servante indiscrète. — Peinture assez sérieuse, surtout la servante, coiffée d’une sorte de coiffe rouge. Me paraît être le portrait de deux femmes ; la maîtresse tient un stylet et des tablettes, de même que dans la prétendue Sapho 42, la position est la même. On se faisait peindre avec un stylet et des tablettes ou couronné de feuillages, comme maintenant la main appuyée sur un livre et en cravate blanche !

animaux.

Une cigale sur un char traîné par un perroquet vert. — Fantaisie exquise, les Romains connaissaient aussi le Granville. Les deux rênes partent des deux côtés de la tête de la cigale et ses antennes, en arrière, imitent des cordes ; le char est couleur d’acajou foncé, les brancards et les roues couleur paille.

Deux paons sur le haut de candélabres au bout d’un mur. — Entre eux deux un candélabre arabesque ; ils n’ont point la queue déployée et sont vus de profil, celui de gauche baisse la tête comme pour regarder en bas.

Deux oiseaux près de petites marguerites. — Œil rond des oiseaux, air naïf et calme. Comme vérité et intensité de nature, c’est peut-être dans la peinture d’animaux (les oiseaux surtout avec leur air paisible et remplumés) que les Romains me semblent avoir été le plus avant.

danseuses d’herculanum.

Rien au monde de plus rêveur que ces figures en vol sur leur fond noir ; elles ont le caractère d’un songe, vagues, aériennes, colorées. Ce qui fait le charme de ces figures, c’est leur peu de fini ; quoique de petite dimension (quatre pouces au plus), elles sont très largement traitées et faites pour être vues de loin.

bronzes.
(Statues, groupes, chevaux.)

Mercure assis. — La jambe gauche repliée, le dos infléchi, l’avant-bras gauche posant sur la cuisse gauche et le poignet de cette main tombant libre naturellement, tandis que la droite s’appuie sur le rocher ; la jambe droite, le bout du pied levé, a le talon par terre. Les ailes (chaussure talonnière) sont attachées par une courroie qui passe sous la plante du pied et se rattache sur le cou-de-pied. Dos charmant et très étudié. Extérieurement la cuisse gauche de profil est vilaine, toute droite comme une poutre et dure ; même observation pour la main droite, celle qui est appuyée sur le rocher. La jambe droite, celle qui est en avant, un peu trop incurvée en dehors et rococo. Ensemble mouvementé et plaisant. Rien de plus charmant que cette chaussure ; comme les ailes, partie postiche des pieds et qu’on sait n’en pas faire partie, ajoutent de mouvement et de légèreté ! Supériorité sur les ailes des anges, appendice choquant, qui a toujours l’air d’une monstruosité et qui ne se prête jamais à l’expression gesticulative des autres membres.

Faune ivre. — Le bras appuyé sur une outre, porté sur la partie gauche du corps, appuyant son bras gauche sur une outre à demi pleine et qui est sur un rocher recouvert d’une peau de bête féroce, il lève en l’air son bras droit et son pied droit. La main (droite), le médium sur le pouce, l’index en l’air, l’annulaire et le petit doigt fermés, il claque des doigts comme pour chanter ou danser ; sa bouche, où les dents du côté droit manquent (je ne crois pas que ce soit une cassure, mais plutôt intentionnel), rit et montre ses dents supérieures. Dans sa chevelure en mèches hérissées (assez mal faites), petites grappes de raisin, deux petites cornes naissantes et qui semblent faire pendant avec deux petites loupes qu’il a au cou, sous la ligne des carotides. (Mêmes petites loupes sous la mâchoire dans un Faune endormi, mais ici les cornes, en forme de vignot et non plus de bouquetin, sont plus rapprochées sur le front et se confondent moins avec la chevelure.) Ses cornes naissantes ne sont pas plus grandes que ses deux petites loupes. Le ventre flasque, charnu, à peaux molles, plein de vin doux mousseux et de pets qui gargouillent, s’en va de gauche à droite dans le sens de la jambe droite qui se lève. Les membres sont maigres, la chair peu ferme sur les os ; la débauche a vieilli cet être. Vilaines mains, doigts mal faits. La jumelléité du 2e et du 3e doigt du pied ne me semble observée nulle part jusqu’à présent, elle est pourtant constante dans la nature.

Faune dansant, statuette. — Très jolie chose comme mouvement, entente des cheveux et des cornes confondus ensemble ; la chevelure en mèches hérissées des Faunes n’a peut-être pas d’autre sens que de pouvoir se marier aisément avec les cornes, dont on tâche par ce moyen d’atténuer l’excentricité qu’elles ont par rapport au crâne humain et au visage. Les jambes trop longues, comme dans toutes les statues de danseurs et de danseuses. À observer que la queue chez les Faunes est toujours placée au-dessus du sacrum et non au bout du coccyx, comme chez les animaux.

Bacchus et un Faune. — Le Bacchus a une chevelure et une tête de femme, le reste est un corps d’homme. La juvénilité de Bacchus et Adonis, arrivant par gradation à des formes femelles, est-ce là ce qui a conduit à l’hermaphrodisme ? En tout cas, esthétiquement parlant, c’en est la transition.

chevaux.

Cheval du quadrige de Néron. — Râblé, plis nombreux sous le cou ; la tête est sèche comme toujours, et les narines très ouvertes ; poitrine large, base de l’encolure énorme, un bouquet de poils aux paturons et sur la sole. Son collier est en deux bandes de cuir plates et s’attache de chaque côté sur le haut des épaules avec de petites courroies. Les anciens ne brûlaient pas le poil dans l’intérieur des oreilles des chevaux ; ici il est peigné dans son sens, et dans la tête colossale 83, on dirait qu’on les a arrangés pour leur donner une espèce de forme de palme. La crinière toujours taillée toute droite, comme au Parthénon.

bustes.

Buste d’un inconnu. — Chevelure sur le front en véritables tire-bouchons ; il y en a deux rangs, 42 en tout. Le tire-bouchon du rang d’en haut descend sur l’entre-deux des tire-bouchons du rang d’en bas. Les sourcils sont très longs et fortement indiqués. Vilain buste.

Ptolémée. Apion. — Chevelure en tire-bouchons plats. Au lieu d’être un gros fil tordu, c’est une petite bande tordue ; les tire-bouchons sont retenus par un bandeau noué par derrière, plus courts sur le front et s’allongeant à mesure qu’ils se rapprochent des oreilles. Cette chevelure prise sous son bandeau, rappelle comme galbe le coufieh pris sous la corde en poils de chameau. Les tire-bouchons entourent complètement la tête, tandis que, dans le buste précédent, ils s’arrêtaient aux oreilles ; ils sont au nombre de 75 (sans compter ceux qui, faisant partie du buste même, sont collés contre le cou ; ils ont été rajoutés après coup). Bouche mi-ouverte dans une expression souffrante, visage ovale carré par le bas, front très épais dans l’entre-deux des sourcils.

Tibère. — Buste tout vert, avec des yeux d’argent devenus bruns. Tête discrète et fine, répondant à l’idée qu’on se fait de Tibère, aplatie sur le sommet (absence des bosses de la bienveillance et de la religion), mais fournie sur les côtés au dessus des oreilles ; la bouche est petite, le front bas et large sous les mèches plates des cheveux courts, qui tombent carrément dessus ; paupières très étroites, menton saillant. Grand air de distinction et de réserve, aucune expression du chat, du renard, ni de l’oiseau de proie.

Scipion l’Africain. — Grand air de ressemblance. Vieillard chauve et sans barbe, chauve sur le devant et les tempes ; la chevelure, partout ailleurs, est indiquée par des pointillés. Le front est creusé de trois grandes rides et d’une supérieure qui s’efface un peu vers le milieu du front. Sur le front une loupe, au-dessus du sourcil droit ; sourcils épais, les poils très indiqués ; les joues sont maigres et tombent, on sent que cette mâchoire-là n’a plus de dents. Aux deux coins de la bouche, sur le bas des joues, comme deux petites boules qui semblent pousser du dedans. Le nez s’infléchit par le bout, la narine est épaisse, la bouche coupée toute droite sans dessin, l’oreille très détachée de tête (trait commun aux bustes antiques).

Platon. — Une des plus belles choses antiques que l’on puisse voir, le bronze a pris des couleurs veinées de marbre vert foncé. La tête, infléchissant le menton sur la poitrine, est coiffée d’un bandeau qui retient sur le front les cheveux peignés. Admirable travail des cheveux, il semble que le peigne vienne d’y passer ; les cheveux sortent du bandeau, se divisent en deux et repassent par-dessus, où leur bout faisant un peu coque ovale ou bourrelet sur les oreilles, est réuni par lui ; pour faire transition entre ce rouleau et le commencement de la barbe, qui prend assez bas, frisée largement sur les pommettes, puis peignée, et se terminant par le bas en rares petits tire-bouchons, il y a entre la barbe et ce rouleau, au-dessous de lui et s’en échappant, de petits anneaux de cheveux tordus (creusés à jour). Le col très fort, surtout de profil. Expression sérieuse et mâle, beauté, idéalité, puissance, et quelque chose de tellement sérieux qu’il y a un peu de tristesse. La sérénité, cachet du divin antique, absente.

Bérénice. — Les cheveux sont tirés vers le haut et montés (pour agrandir la ligne du front et du nez) comme à la chinoise ; une double couronne de cheveux tressés sur le sommet de la tête, point de chignon ; les tempes et le front sont également découverts par cette chevelure remontée. Visage ovale, menton carré, très grands yeux, grande distance de l’angle interne de l’œil au méplat du nez, qui est tout droit. La ligne droite du front et du nez est plutôt même convexe à l’entre-deux des sourcils, le front est très charnu. Le bord extérieur de chaque lèvre fort marqué par la ligne de la peau qui arrive là, très nette. Ligne du sourcil longue, à arête aiguë. Fort belle tête et des plus grecques.

Architas. — Coiffé d’un turban petit et rond comme une anguille ; il est serré par une bande diagonale croisée par-dessus une autre.

collection des petits bronzes.

Système d’éclairage composé d’un pilier carré supportant quatre lampes. — Le support, sur lequel est planté le pilier, est en argent et carré, portant à terre par quatre griffes ; il est échancré à sa partie antérieure, sur la droite de laquelle est un petit autel avec un bûcher et un feu qui brûle ; de l’autre côté, à gauche, c’est un Amour, nu, tenant de la main droite une corne d’abondance et à cheval sur un léopard. De l’extrémité du pilier partent quatre bras, recourbés, sur lesquels courent des arabesques, et au bout de chacun desquels est suspendue à une chaînette par un anneau une lampe de forme différente. Sur le dessus de la première, deux dauphins dos à dos, appuyant leur queue l’une contre l’autre, dont la réunion fait pyramide cintrée. Des deux côtés de la lampe (toutes sont ovales de forme) partent deux têtes d’éléphants. Sur la seconde, ce sont des têtes de bœuf qui sortent ; sur le dessus de la troisième, deux aigles, ailes déployées ; la quatrième toute simple.

Système d’éclairage composé d’une colonne cannelée supportant trois lampes. — La base n’est pas échancrée sur l’avant, comme la précédente. Sur la partie du milieu, un peu en retrait, s’élève une tour, à pans, surmontée d’une boule.

Système d’éclairage composé d’un tronc d’arbre à nœuds et d’un bout de branche supportant quatre lampes. — Les lampes, toujours suspendues à des chaînettes, ont leur anneau passé aux quatre bras du tronc, qui sont des branches. La quatrième lampe est suspendue à une branche, plus basse et plus courte, partant du milieu du tronc à peu près.

Système d’éclairage composé d’une colonne supportant quatre lampes. — Comme dans la précédente, la base d’où s’élève la colonne est complètement carrée, les lampes toujours de formes différentes ; la colonne ici est placée juste au milieu.

Un tronc d’arbre se bifurquant supporte deux lampes.

À un autre tronc d’arbre supportant trois lampes, les lampes sont en forme d’escargot, l’animal sort de sa coquille.

Quantité de candélabres : tiges droites en haut desquelles est un petit plateau pour mettre des lampes. — La tige est un tronc de palmier, un roseau, une épine (plus rare) avec des nœuds, imitant un bâton qu’on vient de couper. Ces tiges, appuyées sur trois ou quatre pieds, terminées par des pattes de biche ou des griffes ; elles sont toutes fort longues, celles qui sont simples sont généralement cannelées. L’une a un bracelet long qui glisse dans toute la largeur de la tige et qui supporte, par une tringle faisant col de cygne, un support pour mettre une seconde lampe ; ce bracelet s’arrêtait par une épingle que l’on enfonçait dans un trou pratiqué dans la tige et attaché à la tringle en col de cygne par une petite chaînette. Sur le haut de la tige, une rondelle pour poser la lampe comme à toutes les autres ; on avait ainsi, dans le même ustensile, une lumière fixe dessus, et une autre plus bas, que l’on pouvait abaisser et monter (et maintenir) à volonté.

Une petite lampe en forme de pied humain. — Pied gauche. La mèche sortait par le pouce, le trou est la place de l’ongle, l’huile se versait par la place du milieu de l’os, coupé.

Vases à cendre. — Avec des anses mobiles que l’on entre et que l’on défait par la pression. Sur le bord extérieur du vase, sorte de panier oblong, deux têtes de biches dans la bouche desquelles est cachée la conette où entre le goupil de l’anse.

Deux seaux plus minces à la base qu’en haut. — Les anses, toutes plates, se rabattent des deux côtés exactement sur les bords du vase et, disparaissant ainsi à l’œil, font un léger renflement, corniche sur le bord du vase, et semblent adhérents à son architecture. C’est une des choses les plus ingénieuses et les plus profondément sensées comme goût et comme commodité que l’on puisse admirer.

Un rhyton. — Tête de cerf en bronze, à yeux d’argent ; les oreilles sont à leur place, mais les cornes sont réunies (pour pouvoir servir d’anses) jusqu’à une certaine distance, où elles se divisent et partent chacune de leur côté.

Des peignes. — Tous en forme de démêloirs, quelques-uns très petits.

Trois poids pour peser des combustibles. — L’un est un cochon, l’autre un osselet, le troisième un fromage ; ils ont, sur leur dessus, une poignée de la forme de celle de nos fers à repasser.

Une sorte de gril plein, à manche, avec quatre demi sphères en creux. — C’était, sans doute, pour mettre cuire des boulettes de viande farcie, ainsi que cet autre, plat, tout rond, beaucoup plus grand que le précédent et à trous nombreux un peu plus profonds ; il y a 29 trous.

Ustensile en forme de château fort pour faire chauffer l’eau. — C’est un quadrilatère, ayant une tour carrée à chaque angle, et les tours sont reliées par des courtines ; tour et courtines, le tout est crénelé. L’eau se versait en levant le couvercle qui fait plate-forme de la tour ; elle était échauffée par des charbons que l’on plaçait au centre du carré, entre les quatre courtines, dans la cour de la forteresse enfin ; un robinet, pratiqué sur la face extérieure d’une des courtines, versait l’eau. On maniait ce meuble par quatre anses.

Plusieurs romaines. — Le plateau est supporté par quatre chaînettes carrées, le bras du levier a toujours pour poids un buste.

les casques.

Ont généralement un abat-jour très large, ou rebord, tout autour de la tête, ça encadre le visage, et ça part ensuite presqu’à angle droit à la hauteur des oreilles. Les œillères sont des rondelles composées de cercles à jour, mobiles, attachées en haut par une charnière, et retenues par le bas dans une patte transversale en laquelle est engagée la patte terminant l’œillère. Ce qui abritait la figure est en deux morceaux (sauf dans un casque énorme, chargé de sculptures en relief et d’un poids effrayant). Pour s’en débarrasser, il fallait d’abord soulever les œillères, les remonter, puis passer la main en dessous, dans le casque, et défaire l’épingle d’une charnière intérieure qui retenait la mentonnière. Cette mentonnière étant divisée en deux, il fallait faire ce qui précède pour chacun des côtés. Ils fermaient, du reste, exactement, croisant même un peu l’un sur l’autre ; pour mieux maintenir les deux parties, on les attachait par le bas à l’aide d’une petite courroie passant dans des trous.

À l’un de ces casques, il y a, sur le côté gauche, un bouton avec un bout de lanière, le tout en bronze. La quantité d’ornements, leur poids et leur forme pompeuse me font présumer que c’étaient des casques de théâtre ou d’apparat, il me paraît impossible que ce fussent des casques militaires ; de gladiateurs, peut-être ? Sur les bords de la crête de ces casques, des trous ; à l’un d’eux, des anneaux, sans doute pour attacher des panaches.

À des casques plus simples et plus légers il n’y a pas de ces visières (de casquette), abat-jour, et au lieu d’œillères ce sont tout simplement des trous pour les yeux.

Des casques ont seulement, pour garantir le visage, deux longues oreilles faisant partie du casque même, et qui tombaient sur les joues. À l’un d’eux, elles imitent la silhouette d’une tête de bélier (le nez en bas).

Quant au nez, il était à peine protégé par une petite languette de bronze, très mince et par l’extrémité s’élargissant un peu en trèfle.

Le casque de la sentinelle trouvé avec le crâne dedans à Pompéi, est ainsi avec une bande descendant sur le nez ; les deux côtés protégeant le col avancent comme un vigoureux col de chemise très haut, et ne sont que le prolongement sur les joues de la partie postérieure du casque.

Un casque singulier en forme de pain de sucre, orné de deux bandes plates qui remuent et d’une espèce de fourche sur son sommet.

N. B. — L’expression « la visière baissée », « il baissa sa visière » serait donc ici impropre, puisqu’elle ne pouvait remonter et, par conséquent, descendre dans l’épaisseur du casque, qui est simple. On l’accrochait d’en dedans et on la décrochait du dehors. Car, comme l’abat-jour entoure aussi le casque en bas pour protéger le cou, on devait avoir de partout le col serré, et il n’y avait pas assez de place pour que la main pût passer par en bas, glisser le long du visage, et arriver à la charnière située à la hauteur des tempes. On retirait donc d’en dehors, de par le trou des yeux, l’épingle et toute l’armure du visage tombait. Mais qu’en faisait-on ensuite ?

Entraves pour passer les pieds des criminels. — Montants recourbés ; le condamné mettait ses pieds entre eux, et une barre de fer passait dans les courbes l’empêchant de pouvoir s’en dégager ; il était bien entendu couché sur le dos. La machine, évidemment, pouvait servir à plusieurs à la fois.

Une cuvette ou casserole en forme de coquille.

Vase à lait d’une forme charmante. Deux petites chèvres en haut du vase ; en bas, entre les deux branches du vase, un petit Amour.

marbres.

Bacchus indien, buste, très beau. — Un diadème retient les cheveux disposés en boucles (creux dans les boucles) sur le front ; partant de derrière les oreilles, deux longues papillotes à l’anglaise viennent tomber sur les épaules. La barbe, frisée en boudins réguliers, tombe toute droite ; travail pareil à celui des cheveux. Nez droit, globe de l’œil très sorti.

Bacchus indien, buste. — Figure plus carrée, d’un travail très inférieur. La bouche, à lèvre inférieure épaissie et à demi entrouverte, tourne presque au satyre ; les cheveux, frisés en roses, sont disposés sur le front en deux rangs ; de derrière chaque oreille part un large ruban qui vient tomber sur le devant des épaules ; barbe naturelle.

Bacchus indien. Hermès. — Barbe taillée, ou mieux tirée carrément, frisée en longues mèches ondées parallèles, partant du bas des pommettes et couvrant toute la mâchoire. Malgré la moustache, la lèvre se voit ; le dessous de la lèvre inférieure, espace compris jusqu’au menton, est couvert par une petite demi-rondelle de barbe en forme d’éventail. La tête est serrée par une bandelette ; de dessous elle, sur le front, partent deux larges masses de cheveux qui s’élèvent sur la tête, et remontent par-dessus le bandeau, puis repassent dessous ; là, sur les temporaux, les cheveux s’échappant du bandeau, sont disposés en une masse de trois rangs de boucles, frisés en bouton ; de l’occiput, la chevelure tombe d’elle-même sur le dos ; deux longues mèches naturelles, se séparant de cette masse (chacune de ces mèches est composée de deux), viennent tomber en avant sur les deux côtés de la poitrine.

Bacchus indien. Hermès. — Barbe en pointe, bouclée seulement sur les joues, par le bas elle frise naturellement ; cheveux retenus par un bandeau noué par derrière. Sur le front, une double demi-couronne de cheveux bouclés en petites boucles (trous dans les boucles) ; deux mèches (chacune de deux) naturelles partent de derrière les oreilles et tombent sur la poitrine. Bouche entrouverte très visible. Cette chevelure vise à faire coiffure. À remarquer que dans tous ces bustes jamais la moustache n’empêche de voir les lèvres, ni la coiffure l’oreille.

Bacchus indien. — Les cheveux tombent naturellement sur les épaules ; la barbe, naturelle, dans le style un peu de celle des Faunes, très longue, pend sur la poitrine ; les cheveux, en un chignon énorme comme ceux d’une femme, sont rattachés derrière la tête.

Bacchus, buste couronné de pampres et de raisins. — La tête ici est carrée et les yeux, au lieu d’être ronds et à ras du visage, comme dans les Bacchus indiens, sont renfoncés ; la barbe naturelle en grosses mèches, le front carré sous son bandeau, la bouche mi-ouverte.

Buste de femme à chevelure très ondée sur le front. — La raie du milieu semblant dissimulée autant que possible, le reste de la chevelure fait couronne tout autour de la tête, l’extrémité est cachée. Au dessus des bandeaux ondés, ou mieux au-dessus de la partie de la chevelure ondée, deux cordes, puis deux petites tresses minces qui font la couronne ; la troisième tresse se trouve en partie appartenir à la couronne et en partie aplatie dessus.

Plotine, femme de Trajan. — Longue figure régulière et froide, nez long (restauré), longs sourcils droits, peu arqués. La chevelure est divisée en deux parties bien distinctes ; le chignon, en plusieurs tresses, est tordu et attaché ensemble sans peigne. Sur le devant, étage à sept degrés, dont l’ensemble fait une visière plantée le plus droit possible, à peu près sur la même ligne que le front ; le dernier et l’avant-dernier, à partir d’en haut, sont des rouleaux très réguliers ; le premier à partir d’en bas est un rouleau aplati, terminé de chaque côté par deux petites papillotes tombant sur les tempes (pour faire, comme effet et vu de face, l’office de pendants d’oreilles ?) ; le deuxième et le troisième rouleau sont ronds, ceux du milieu un peu moins symétriques.

Julie, fille de Titus. — Ressemble au précédent, comme traits et comme coiffure. La coiffure-visière est plus régulière encore, est terminée par quatre petites papillotes de chaque côté sur les tempes.

Buste d’impératrice à coiffure-visière double. — La coiffure sur le front est complètement double et dentelée en queue de paon ; la seconde, plus haute, apparaît derrière la première (celle qui est immédiatement sur le front).

Julia Pia, buste vilain. — Épaule et moitié du sein gauche découverts ; les cheveux, simplement peignés, collent sur la tête et vont jusqu’à l’oreille ; à partir de là, réunis en une large plaque tressée qui remonte en s’amincissant, jusque sur le sommet de la tête, et arrive carrément sur la raie du milieu qui les sépare sur le devant. La draperie est attachée sur l’épaule droite.

Plautilla, buste. — Devait être blonde. Figure douce et fade, visage ovale, plein, un peu bouffi dans le haut ; yeux à fleur de tête, la prunelle est levée en l’air, les sourcils arqués se réunissent par quelques poils sur le nez ; petite bouche, petit menton, le front est plein vers le milieu, joli col. Les cheveux sont peignés naturellement. Derrière la tête, d’une oreille à l’autre une torsade qui descend comme le derrière d’un casque grec, prenant la forme du cou et s’appuyant sur les mastoïdes, l’extrémité des cheveux est ramenée en cercles concentriques sur le col, cercles allongés, ovales.

Agrippine, mère de Néron, buste médiocre. — Visage carré du haut, pointu du bas ; menton carré, en galoche ; grands yeux ouverts. Sur le front, cinq rouleaux lâches et peu serrés entre eux, le reste est peigné naturellement ; derrière la tête, des cheveux sont noués en catogan ; sur le col, de chaque côté, deux petits rouleaux qui tombent.

Agrippine. — Meilleur. Même tête, le travail ici est plus indiqué, le premier buste doit être l’ébauche de celui-ci. Le nez est un peu bombé au milieu, les pommettes sont plus saillantes. Elle est ici plus vieillie et plus belle que dans le buste précédent. Les cheveux sont séparés sur le front en petites mèches ondées.

Néron, buste. — Ressemble à sa mère, la figure est également très large du haut et pointue du bas ; dépression au milieu du front, proéminence de l’angle interne du sourcil. Les yeux sont rentrés et le nez un peu bossu comme celui de sa mère ; le menton est plus carré, en galoche ; la bouche petite et a la lèvre inférieure large. De profil, la base du nez a une dépression considérable et la partie inférieure du front avance dessus. Jolie tête puissante, couronnée de pampres.

Cléopâtre. — Est-ce Cléopâtre ? Petite tête mignonne, pleine de gentillesse, joues pleines en haut, visage pointu du bas, petit menton, l’entre-deux des sourcils est de niveau avec la base du nez, plein. Ses cheveux sont disposés en 19 bandes parallèles, tout autour de sa tête, en long ; bandes rondes, les cheveux sont en large de la bande, par derrière réunis en chignon rond. Physionomie éveillée et agréable ; de profil, plus d’élévation comme caractère. L’oreille a été négligée, le trou est énorme.

Agrippine, femme de Germanicus, statue assise. — Dans une pose pensive et naturelle, les jambes étendues en avant, le mollet de la gauche sur le tibia de la droite ; le sein est petit et très saillant sous la chemisette de dessus ; elle tient sa main droite dans sa main gauche. Frisée en cheveux très bouclés, qui font presque comme des anneaux levés droit, et qui rappellent la frisure d’un caniche ; par derrière, ils sont rattachés en catogan. Travail des cordes qui attachent la sandale.

Fille de Balbus. — Statue à cheveux d’un ton d’argile. La chevelure est petite, peignée naturellement et ondée, peinte en jaune, le ton est entre le roux et le jaune. Sa tunique à longs plis lui tombe sur les pieds, le vêtement de dessus est ramené et pris sous l’aisselle droite et collé ainsi contre le haut de la hanche droite. Figure ressemblante, assez laide, nez un peu retroussé, pommettes rondes, le bout du nez et le menton pointus.

Fille de Balbus. — Autre selon le catalogue ; est la même ? Pire, moins de trace de peinture sur les cheveux, la couleur est moins vive. Le bras droit drapé est porté sur l’épaule gauche, la main droite couverte par la draperie (le pouce et l’index seuls paraissent) tient et semble présenter un pan du peplum, qui passe nombreux entre le pouce et l’index.

Vieille femme très drapée, Viricia Archas, mère de Balbus. — La tunique tombe à plis droits sur les pieds ; le bras gauche est collé au corps par la face interne de la main, et embobeliné par la draperie du peplum ; il recouvre également le bras droit dont la main à demi fermée remonte vers la clavicule droite. Tout le vêtement, à plis secs et nombreux, est tiré, collé sur le ventre et les hanches. Inscription. Effet désagréable.

Balbus père (inscription). — Statue debout, draperie abondante, très amplement rejetée sur l’épaule gauche et supportée par le bras. Tête chauve, visage rasé.

Marcus Nonius Balbus. — Figure ronde et insignifiante, haut de la mâchoire saillant, tempes plates. La draperie énorme est rejetée sur l’épaule gauche, un bout vient passer par-devant, sous la partie de la draperie qui vient du côté gauche, laquelle partie arrive sur le haut du ventre en forme de ceinture plissée. Ce même mouvement de draperie se retrouve dans la statue en bronze de Marcus Calatorius, moindre qu’ici, il est vrai ; la draperie de l’autre est portée sur l’épaule gauche et l’avant-bras gauche, autrement tout tomberait, et cet amas de plis transversal ne pourrait tenir.

Nerva, buste. — Figure souffrante et mélancolique, chauve, front ridé, ayant seulement des cheveux sur les côtés de la tête, l’entre-deux des sourcils creusé, visage complètement rasé ; une grande ride part d’au-dessus de chaque narine et entoure la bouche. Cuirasse à draperie boutonnée sur l’épaule droite. Sur les épaules la draperie tombe en plis épais, carrés, longs, et séparés les uns des autres, terminés par des franges ; ça tombe jusqu’au milieu du bras à peu près, ces franges sont-elles l’origine de la graine d’épinards ? Sur le milieu de la poitrine, une tête ailée de singe.

Caracalla, buste. — Très beau buste, la tête tournée vivement sur l’épaule gauche (nez restauré). Figure petite, carrée, animée ; barbe et cheveux frisés ; le travail de la chevelure, frisée en petites mèches naturelles, sans prétention, se marie avec celui de la barbe (peu fournie). La nuque est herculéenne, se continuant droit au col. Front bas, charnu, gras, ridé ; sourcils épais, yeux enfoncés, ensemble brutal ; l’entre-deux des sourcils très gras. Le regard fixe et soupçonneux, la draperie est attachée sur l’épaule droite.

Sénèque, buste. — Cheveux plats, en mèches tombant inégalement sur le front, visage maigre et ridé, pommettes saillantes, nez un peu de corbeau, la bouche mi-ouverte. Figure chagrine, ergoteuse, spirituelle, inquiète.

Philosophe, tête d’un inconnu. — Est la tête que l’on donne sur les pendules de médecin comme étant celle d’Hippocrate, ayant sur l’épaule trois plis épais et ronds, en forme de collet d’habit un peu. La tête est avancée en avant, au bout du col qui est long. Figure sans barbe de vieillard chauve.

Euripide, deux bustes. — Fort belle tête, la tempe est considérablement déprimée, le front monte ensuite et s’élargit, l’arcade sourcilière saillante avec une bosse à l’angle interne de chaque sourcil, l’angle externe du sourcil saillant à cause du retrait des tempes ; la face est maigre et la pommette fait angle, le crâne très vaste par derrière. La chevelure, en mèches plates, courtes et rares sur le front et plus nombreuses sur les côtés, contribue à l’élargissement du crâne. Tête méditative et profondément philosophique plutôt que lyrique.

Celius Caldus. — Très beau buste, d’un aspect sévère et élevé, bouche toute napoléonienne, joue maigre, tempes aplaties et partie supérieure du front très développée, surtout vers les coins ; la chevelure est rare et courte, rejetée en arrière, faite en petites mèches plates ; le nez, fort dès la naissance, est un peu tordu à droite ; dans les yeux, restes de peinture bleue.

Deux bustes d’hommes, casques en forme de casquettes de jockey. — Un des bustes a par-dessus son casque une couronne civique ; toute la mâchoire, jusqu’au niveau de la pommette, est protégée par une mentonnière, rattachée sous le menton par deux rubans entre-croisés, se boutonnant à gauche.

Roi Dace prisonnier, petite statue d’un style rustique. — Il est debout, la jambe droite a le gras du mollet appuyé sur le tibia de la gauche, le coude droit est sur la main gauche, et la main fermée sur la bouche. Pantalon, sandales, tunique et chiton, bonnet pointu d’où sort, sur le front, une ligne de cheveux bouclés à petites boucles, trous dans la chevelure. Expression triste de la physionomie.

Petite statue de Priape (Herculanum). — Remarquable par l’expression forte de la figure, debout et nu, appuyé à un tronc d’arbre, la tête est baissée sur la poitrine ; haut des bras et du torse puissant. La barbe, tourmentée largement, est divisée en quatre pointes qui tombent sur la poitrine et les épaules. Figure mouvementée et pleine de fantaisie.

Deux Hermès terminés par des figures rustiques. — L’un complètement drapé, la forme du bras droit est seule indiquée dessous ; la tête herculéenne, un peu inclinée à droite et d’expression triste.

Hermès représentant un histrion. — Tunique et chiton, une ceinture large, visage épaté, barbe de satyre, répandue ; coiffé d’une sorte de turban en forme de cheminot. À la main droite une patère, tient de la gauche un cylindre creusé, comme serait un fémur évidé.

Hermès à capuchon, indiqué comme un Hercule. — La tête sans barbe est puissante, surtout de profil, je l’avais d’abord prise pour une tête de femme. La tête est entourée d’un capuchon dont les deux côtés s’avancent en oreilles, sur la figure, à la hauteur des pommettes, laissant le haut de la tête découvert ; le capuchon est terminé et noué sur la poitrine par deux pattes de lion. Bras vigoureux. Sur les flancs une peau de lion, à la main droite un cylindre creusé (os ?) ; la gauche (restaurée) tient des fruits (pommes d’or du jardin des Hespérides).

Petit satyre velu. — Le genou droit en terre, ses bras, à demi levés, croisent leurs mains qui sont portées vers l’oreille gauche. Formes dodues du premier âge, surtout dans les cuisses et dans les pieds, notamment celui de gauche dont le talon est relevé et les doigts levés en l’air. Tout le corps est couvert de poil très frisé, l’intérieur de chaque boucle a un trou.

Diane Lucifer, statue. — Mauvaise. Marche le pied droit en avant, tenant un flambeau à la main. Son voile derrière elle fait conque et l’enveloppe de dos. Le pied très court et empâté, surtout sur le cou-de-pied. Cette statue n’a pour elle que le mouvement. Plis du chiton mouvementés, mais raides et durs.

Groupe de deux hommes occupés à écorcher un sanglier. — Le porc tué a été jeté sur la marmite, sa tête pend derrière. Un homme, debout, tête carrée (trous dans la chevelure et autour des parties naturelles), racle avec un tranchet les poils du sanglier ; un second personnage sans barbe, la main gauche appuyée sur le rebord de la marmite, se baisse pour souffler le feu (joues enflées en soufflant) et tient dans la droite un morceau de bois qu’il pousse sous la marmite. Tous deux sont nus et n’ont autour des reins qu’une peau d’animal pour se couvrir. Petit groupe un peu lourd, mais plein de vérité et d’amusement.

Silène ivre, petite statue. — C’est un personnage rustique, appuyé sur une outre pleine et ouverte. La tête est inclinée sur la poitrine ; la barbe, en tire-bouchons, avec des trous, fait de loin l’effet de madrépores ?

Diane, petite statue charmante. Elle marche le pied droit très en arrière. Tuyautés, plats du vêtement de dessus, dont la bordure est encore peinte en rose violet. Une petite chevelure ondée (par derrière nouée en catogan) encadre le visage ; un diadème avec des boutons roses. Deux mèches naturelles sur chaque épaule. Le baudrier, partant de l’épaule droite, lui passe sur la poitrine. Physionomie souriante, pleine de charme.

bas-reliefs.

Sous la porte, deux trirèmes (Pompéi). — Sur l’une, 25 rames ; sur l’autre, 20. Sur la trirème de gauche en entrant, il y a à l’avant un homme debout, nu ; sur la trirème de droite est la poupe, une sorte de petite cachette ou dunette. Le corps des hommes se voit Jusqu’au coude, le bordage paraît épais ; pour gouvernail, une rame. Dans celle de gauche (partie malheureusement endommagée), le patron a l’air de la manier avec des cordes ; dans celle de droite, il y a des tenons de chaque côté du gouvernail en haut, comme des bras pour manier cette rame à très large palette.

Chasseur en repos (Pompéi). — Rappelle le guerrier de style grec primitif qui est à Athènes dans le temple de Thésée, un peu moins sec cependant, moins pur comme style. Il est vu de profil et le corps est fait de trois quarts ; de même on voit la rotule de la jambe droite, et le pied de cette même jambe est complètement de profil (vu par le côté extérieur du pied). Le mollet de la jambe gauche (de même que les deux rotules) est très indiqué, très détaché de l’os, la clavicule et les tendons du col saillants, la barbe en pointe. La tête est ce qu’il y a de plus caractéristique comme style. Il s’appuie sur un long bâton posé sous son aisselle gauche, où il a ramené les plis de son vêtement pour faire coussinet et empêcher le bâton de le blesser. À ses pieds, son chien lève vers lui sa tête dans un mouvement, la tête est à l’envers ; les pattes du chien étudiées, ongles très saillants. Au poignet gauche, un poignard ; près de cette main, dans le mur, collée, suspendue (comment ?), une petite fiole ronde.

Bas-relief mithriatique. — Lourd et vilain. Grandeur : petite nature. Un homme en bonnet phrygien, tunique, chiton, manteau (envolé au vent par derrière), appuie son genou gauche sur le taureau (les cornes manquent) que le serpent mord à l’épaule gauche ; le chien saute à son poitrail. Aux deux angles supérieurs du tableau, deux têtes de femmes : celle de droite a un croissant sur le front, celle de gauche une couronne en fer de lance ; sous celle-ci, un oiseau (geai ?). Aux deux angles inférieurs, deux petits bonshommes qui tiennent à la main un instrument de musique (?). Exécution détestable, l’homme à droite plus petit que le chien, quoique celui-ci soit à un plan plus reculé. Inscription dont la première partie est sur la bande supérieure du cadre et la seconde sous celle d’en bas : omnipotenti deo mithræ appius claudius tyrrhenius dexter v. c. dedicat.

Bas-relief mithriatique. — Mauvais. Deux Amours sacrifient chacun un taureau ; au milieu du tableau une sorte de candélabre ; autel, ayant sur chacune de ses faces pour ornement un hippocampe. Le Génie ailé, un Amour, a le genou gauche appuyé sur le garrot de l’animal, dont la jambe est pliée sous soi ; le Génie est armé d’un glaive, celui de l’Amour de droite cassé. Intention d’étude dans les fanons des taureaux, très en relief, aigus.

Bas-relief mithriatique. — Le taureau, queue retroussée, en colère, se cabre ; l’homme, le genou appuyé sur le garrot, est complètement monté sur l’animal et le tient par les naseaux. À chaque angle supérieur du cadre, une tête de femme ; celle de gauche est coiffée de rayons, sous elle un oiseau sur un rocher ; la femme de droite a un croissant sur la tête. À chaque angle inférieur, un homme tenant un flambeau, renversé chez l’homme de gauche, élevé chez celui de droite. Le chien saute au poitrail du taureau, le serpent le mord à l’épaule.

Deux chameaux sur l’eau (Pompéi). — Ce sont des chameaux syriens ; l’eau coule de la bouche d’un fleuve ; fun des chameaux est sur un radeau.

Nègre sur un char, petit bas-relief. — Tête nue, figure camuse, cheveux courts et crépus, il se penche vers les chevaux et a l’air de leur tendre la main ; un homme portant un glaive au côté, à pied devant les chevaux, a l’air de les tirer à lui comme pour les faire partir ; les chevaux sont écorés sur les jambes de devant, et reculent. Sur le poitrail du cheval de droite (le plus en vue), pour ornement une très large figure épatée.

Sacrifice (Œdipe assis et voilé avec Antigone ?), petit bas-relief. — Debout, une femme, de chaque main, tient un long faisceau ; un homme, assis et voilé, tenant un faisceau ; devant lui, autre homme (à droite), ceinture par-dessus le chiton, barbe, turban (?), verse du liquide sur le feu ; à gauche, un arbre.

Un homme et une femme sur le même cheval (Caprée). « On croit que c’est Tibère avec une de ses maîtresses !! » (Catalogue). — La femme est devant l’homme qui, tout nu, porte seulement au cou un collier ; la femme, n’ayant qu’un drapeau au bas des hanches, tient un flambeau qu’elle dirige vers un arbre ; un esclave tâche de faire avancer le cheval, qui s’arrête sur la jambe droite ; à droite, un arbre ; de l’autre côté de l’arbre, debout, sur un piédestal enroulé d’une guirlande, un enfant nu, portant des fruits. Morceau joli, quoique la sculpture ne soit guère bonne et d’un style licencieux ; quoiqu’il n’ait rien d’obscène, il a une corruption interne.

Festin d’Icarius. — Le fond représente une maison avec des fenêtres ; vue par l’angle, on la voit dans tout son côté et de face, les toits sont en tuile ; plus près de vous, une seconde maison, ou corps de logis plus bas et, dedans, une chambre ouverte, tentures aux murs. Sur un lit, un homme est sur son séant et se détourne ; couchée sur le même lit que lui, une femme, appuyée sur le coude et le menton reposant sur sa main ; devant eux, une table chargée ; aux pieds du lit, un candélabre. L’homme se soulève de son coussin et fait signe d’entrer à un personnage nouveau venu, auquel un petit Faune (queue en trompette) dénoue sa sandale. Le gros et grand personnage, très barbu, a l’air endormi, un autre Faune le soutient, le bras gauche du dieu fait toit sur sa tête. En dehors de la porte, quatre autres personnages dans un couloir : un jeune homme, couronné, tout nu, et portant un bâton démesurément long (terminé par des fleurs et des épis et orné en haut d’une banderole nouée), a l’air de vouloir repousser du pied un gros Silène botté, dont la robe retroussée montre exprès le phallus, et qui souffle, ivre, dans une double flûte ; derrière lui, un jeune homme (très joli), sur la pointe des pieds, se détourne en souriant vers une femme (pose suppliante ? tête très levée) qu’un cinquième personnage (sans tête) tient par la taille.

Deux esclaves en marbre phrygien. — Portant des vases carrés sur le dos, ils fléchissent sous le poids et mettent un genou en terre ; les pieds et les mains noirs. Le marbre imite à l’œil la bigarrure d’un vêtement étranger.

Sarcophage bas-relief représentant un mariage. — Treize personnages et deux petits. L’action semble divisée en trois parties distinctes : 1o  En partant de l’angle gauche, cinq hommes, qui sont : deux, un, deux, celui du milieu plus drapé et plus jeune fait centre, il tient à la main un rouleau et se détourne vers l’homme qui est à sa droite ; 2o  Trois personnages, deux hommes d’âge semblable, celui de gauche tient un rouleau ; entre eux deux, un homme, barbu, parle et se tourne vers l’homme de droite ; 3o  Trois femmes et deux hommes ; la première pose une couronne sur la tête d’une jeune fille à visage mélancolique, vis-à-vis de laquelle un jeune homme barbu, qui la regarde. Entre ces deux personnages, une matrone qui se tourne vers le jeune homme ; derrière celui-ci, un homme, torse nu, amulette au cou, et tenant à la main une corne d’abondance. Que signifient deux petits bonshommes (tête absente) qui viennent comme hauteur au genou des autres ? le premier (à gauche) est placé entre le quatrième et le cinquième personnage de gauche, le deuxième est au bas de la femme qui pose la couronne sur la tête de la jeune fille, ils sont tous deux debout et de même mouvement que les autres personnages.

Diane d’Éphèse, couronnée de murs avec trois portes. — Sur le disque qui est debout derrière sa tête, lions ailés de chaque côté qui sont un, deux, un ; une grosse guirlande de petites roses fait le tour de la poitrine en demi-couronne. Sur la poitrine, constellations ? (les Gémeaux sont sculptés en large, une femme (la Vierge ?), le Scorpion, une femme) ; au-dessous de la guirlande, collier de glands de chênes. Sur chaque bras, trois lions qui tournent la gueule vers la déesse.

Elle a 20 mamelles, d’inégales grandeurs ; la gaine du corps divisée en trois bandes, celle du milieu et deux latérales, chaque sujet dans son petit cadre.

Première bande en descendant : 1er carré, lions ailés la jambe repliée sous eux ; 2e carré, idem ; 3e carré, idem ; 4e carré, trois cerfs, jambe repliée ; 5e carré, deux taureaux ; 6e carré, abeille.

Bandes latérales : 1er carré en descendant, une femme ailée ; le torse finit en haut des cuisses dans une espèce de conque qu’elle tient elle-même de ses deux mains ; 2e carré, un bouton, rosace et un papillon en dessous ; 3e carré, une femme comme la précédente ; 4e carré, griffon à tête de femme, vu de profil ; 5e carré, abeille ; 6e carré, rosace ou rose épanouie.

Deuxième file à gauche : 1er carré, sphinx femelle de profil ; 2e carré, femme ailée, le corps s’arrêtant dans une conque qu’elle tient à la main ; 3e carré, rosace ; 4e carré, abeille ; 5e carré, rosace ; 6e carré, est vide.

Les deux bandes (chacune en deux files) latérales sont semblables, pieds, mains et tête de bronze, le reste d’albâtre oriental.

Sortant de l’emmaillotement qui la serre, la draperie tout à coup s’évase en liberté et arrive jusque sur le milieu des pieds, qui en sortent, jusqu’au bas du cou-de-pied environ.

Cratère. — Mercure, coiffé du pétase et sans ailes aux pieds, apporte un enfant, Bacchus, à la nymphe Leucophoë, qui est assise et tend un lange pour recevoir l’enfant. Derrière Mercure, et le suivant, s’avance sur la pointe des pieds (il danse) un Bacchant soufflant dans une double flûte et portant sur l’épaule gauche une peau de bête féroce, léopard ou tigre, aux ongles aigus ; derrière lui, une femme échevelée, la tête renversée et portant le menton au vent, joue d’un grand tambourin ; derrière elle, un Bacchant, peau de bête féroce sur l’épaule et tenant à la main un long thyrse surmonté d’une pomme de pin.

Derrière la Nymphe (Mercure vient du côté gauche, la Nymphe est à droite), trois personnages, debout, portant également un long bâton surmonté d’une pomme de pin, sont debout dans une attitude calme, au repos. La troisième femme (en partant de la Nymphe) a le torse nu et appuie sa main droite à un tronc d’arbre qui la sépare de la seconde. À la chaussure, le second personnage peut-être un homme ? il me semble y avoir des sortes de bottes.

Sur le cratère, entre Mercure et la Nymphe, en haut se lit : Σαλπιων Αθηναιος εποιησε. Ce beau vase a longtemps servi sur la place de Gaète à amarrer les barques ; la corde a usé tous les personnages aux cuisses, il fut ensuite transféré dans la cathédrale de cette ville, où il servit de baptistère.

Apollon et les Muses, bas-relief composé de trois femmes et d’un homme. — À gauche, une femme debout, ayant un long vêtement léger qui se sépare au haut de la cuisse gauche et fait fente, tient dans sa main des cymbales dont elle va frapper ; elle se détourne tout à coup vers Apollon, en frôlant sa tête sur son bras. Apollon, le corps porté vers la partie droite, du côté où est la femme, étend sa main droite (qui passe sur le col de la femme) ; cette main porte le grattoir de sa lyre, le bas de son poignet s’appuie sur le dessus de la main de la femme ; de la gauche il tient sa lyre (énorme montant en forme de cornes de bœuf) dont il jouait tout à l’heure. Il est un peu appuyé le dos au mur, dans une pose pleine d’abandon, il est nu, son vêtement est derrière lui et fait draperie contre la muraille ; ventre, et poitrine fort belle, gracieuse et forte ; la tête est restaurée.

Sur un lit sont deux femmes, la première a la jambe droite repliée sous elle, le genou est très étudié ; elle est nue, sa draperie s’est dérangée dans le mouvement qu’elle fait pour aller toucher le bas de la lyre d’Apollon, qui est occupé avec l’autre femme et complètement tourné vers elle ; cependant elle détourne un peu la tête pour écouter une troisième femme qui, à genoux sur le lit et tenant une lyre de la main gauche (lyre semblable), vient de se lever tout à coup (d’après les plis amassés et qui viennent de tomber sur le milieu de ses cuisses) dans un mouvement rapide et s’avance vers elle.

Charmant morceau, bas-relief complètement sorti ; la sculpture est peut-être un peu longue, mais cela contribue à l’élégance. Les seins des femmes fort écartés, les côtes se voient sous la chair, admirable ventre de la femme qui tend le bras (la seconde).

POMPÉI.

amphithéâtre.

Deux entrées, une du côté du Vésuve, une autre du côté de Castellamare. Pour arriver sur l’arène, il faut par toutes les deux descendre ; l’entrée tournée du côté du Vésuve avait une rampe, ce qui se reconnaît à des trous placés dans le dallage et destinés à tenir les bâtons qui supportaient la rampe ; l’autre entrée n’arrive pas droit sur l’arène, elle fait un angle. En entrant par le côté du Vésuve, il y a plus de gradins conservés à gauche qu’à droite, c’est la partie qui est du côté de Castellamare qui a moins souffert ; ses constructions supérieures existent encore.

Les gradins, à partir du haut, sont au nombre de 18, puis un petit couloir de circulation pour les gens qui avaient à se placer sur ces gradins ; le couloir est fermé par un mur au-dessous duquel sont 12 gradins. En bas de ces gradins, un couloir fermé par un mur au delà duquel sont, au milieu seulement, 4 gradins très larges. Vers les deux entrées, de chaque côté, ce ne sont plus 4 gradins, mais 5 ; l’escalier qui amenait les spectateurs de ces quatre et de ces cinq gradins, pénétrait d’en dessous et se dégorgeait en dedans, de manière qu’il n’y ait aucune confusion, c’étaient les entrées à part.

Sur le côté gauche en regardant le Vésuve existe une petite porte, c’était par là que l’on faisait entrer les bêtes féroces dans la cavea ; l’entrée donnant sur Castellamare était celle des gladiateurs (?) (à ce que nous dit le cicérone), on les emmenait par l’entrée d’en face, celle qui a la rampe. Il est à remarquer que les gradins sont entaillés pour les pieds, afin que les spectateurs du rang supérieur ne gênassent point ceux qui étaient assis en dessous.

La partie supérieure de l’amphithéâtre est un mur circulaire, creusé de portes voûtées ; au dessus de ce mur en retrait, piliers de briques et de pierres, ruines d’un ordre supérieur ; ce deuxième ordre n’existe que du côté de Castellamare. Ces portes ici ouvrent sur la campagne, qui se trouve de plain-pied par derrière, le mur est plein pour pouvoir soutenir le second ordre.

petit théâtre.

Sur la scène, large de quatre pas, trois portes, une de chaque côté et une plus grande au milieu ; de plus, à chaque bout, deux petites, bouchées du côté de la scène, mais qui se voient encore très bien du côté du postscénium. Le postscénium a cinq grands pas et est donc plus large que le scénium. Il y a sur le scénium deux grandes portes latérales, de même hauteur que la porte du milieu du fond.

Le public entrait par deux grandes portes latérales, voûtées, au-dessus desquelles est une tribune (c’est là le podium), une pour le préteur, une pour les vestales. Cette tribune est ainsi composée : d’abord une plate-forme, large de trois pas, puis des gradins allant en montant Jusqu’au mur.

À quoi servait l’espèce de fossé, entouré d’un double mur et large de deux pieds et demi environ, qui est à l’avant de la scène ? était-ce pour rouler les toiles ou pour mettre les musiciens ? Qu’y avait-il dans la cavea même ?

Les quatre derniers gradins d’en bas sont plus larges et séparés des supérieurs par un mur ; au delà de ce petit mur, gradins et escaliers pour le public, il y a six escaliers. Au bas de chaque escalier des côtés, celui qui longe le mur extérieur au Podium est une cariatide d’homme (terminant l’escalier) qui supporte une tablette sur laquelle sans doute était une statue.

Devant cette cariatide est l’entrée du couloir qui circule derrière le mur séparant les quatre grands gradins ; ce mur est terminé à ses bouts par un sphinx correspondant aux cariatides.

On arrivait de suite aux gradins supérieurs du théâtre par un escalier extérieur compris entre deux murs.

grand théâtre.

Le postscénium est plus étroit et la scène plus large, elle s’ouvrait également sur le postscénium par trois portes ; ainsi il y avait une porte plus grande au milieu, flanquée en avant de deux piliers, ou plutôt piédestaux qui devaient supporter des statues.

Ce mur, se courbant, s’avançait et son avancée semble destinée à supporter quelque chose, sans préjudice des statues placées derrière, dans des niches ; il y avait encore un retrait du mur, puis une avancée et une porte, après quoi une avancée et une retraite ; enfin, sur les deux côtés de la scène, une porte latérale.

Dans le fossé entouré d’un double mur qui est sur l’avant de la scène, il y a dans le sol des trous carrés, assez profonds ; le long du mur qui regarde le scénium, entaillement carré longitudinal destiné (?) à recevoir des piliers carrés qui y auraient été adossés ; le peu de largeur de cet entaillement ne permet pas de supposer que c’était la place destinée aux musiciens (?). Quant au côté extérieur de ce même mur, celui qui fait face aux spectateurs, voici ce qu’il présente (en le regardant le dos tourné au public) : au milieu, une demi-rotonde, puis, de chaque côté, une petite niche carrée, un escalier de quatre marches (montant sur la scène ? alors on passait sur le fossé, entre deux murs qui auraient été recouverts ?), le mur, un pilier en briques, le mur.

temple d’isis.

Enceinte carrée, entourée de colonnes de briques recouvertes de stuc, colonnes cannelées et plus larges à partir du milieu ; le bas est en rouge, le haut est en jaune. À l’entrée, deux piliers carrés, peints en rouge.

À gauche, se voit une petite construction carrée, enduite de stuc, couverte d’arabesques, rinceaux et sujets dans les grands panneaux.

Sur la face de l’entrée : un Génie ailé portant une boîte, homme et femme en vol, la femme vue de dos, l’homme vu de face, ayant des ailes aux pieds et entraînant la femme qui pose sa main droite sur son épaule ; un Génie ailé.

Des deux côtés de la porte : femme drapée régulièrement, debout, cuisses et jambes rapprochées et la draperie les entourant régulièrement, à plis obliques et larges ; côté qui regarde le temple : Génies ailés mutilés ; la quatrième face n’offre rien, elle a été complètement restaurée.

À l’entrée de ce petit monument carré, à droite de sa porte (en la regardant), un large autel carré ; de l’autre côté, en face, faisant vis-à-vis, une fontaine contenant à présent de l’eau du Sarno.

Le temple est sur une plate-forme de quelque 4 pieds, carré. De chaque côté, un pilier ; on monte par un petit escalier de huit marches et l’on est sur la plate-forme, flanquée de chaque côté d’une niche ronde surmontée d’un tympan pyramidal. Sur cette plate-forme ou petit portique, deux colonnes de chaque côté de l’escalier, puis, sur les côtés (de la plate-forme), une ronde unie à gauche, une cannelée à droite.

En face est la porte du sanctuaire, escortée des deux niches ci-dessus. Le sanctuaire est divisé en deux parties, c’est-à-dire que s’élève, dans toute la largeur de la pièce, une construction en briques à hauteur d’homme à peu près, telle qu’un long et haut fourneau de cuisine ; le dessous de cette construction est voûté, c’est-à-dire qu’elle repose sur une petite voûte dans laquelle on pénètre par deux petites portes, hautes de deux pieds et demi environ. Sur le dessus de cette construction, au milieu, une borne carrée (piédestal ? socle d’autel ?).

Sur les murs latéraux du sanctuaire, à mi-hauteur, il reste des avancées de pierre (modillons sculptés, qui devaient supporter les poutres du plancher du second étage ? ou des statuettes ? s’il n’y avait pas de second étage).

Les niches des deux côtés citées plus haut reposent sur une base très large qui ressort du plan extérieur de la plate-forme du temple, et extérieurement fait saillie sur cette ligne. — En dehors du mur du fond du sanctuaire est une petite niche, avec un tympan et décorée de rinceaux.

Tout autour du carré qu’enferme la colonnade quadrilatérale, et en dedans d’elle, court une rigole pour l’écoulement des eaux. Parmi les colonnes, sur leur ligne, entre elles, se voient des espèces de larges piliers en briques, à hauteur de la poitrine à peu près, avec, sur le dessus, une gorgerette de dégagement ; il y en a deux sur la ligne de colonnes qui regarde le mur de fond du sanctuaire, et un sur chaque côté.

maison du boulanger.

Le four est exactement comme les nôtres : une cheminée, une voûte au fond de laquelle on enfournait par une ouverture carrée, et en dessous, au niveau du sol, une seconde voûte. Des deux côtés du four (de cette seconde voûte) sont, dans le sol, deux petites cuvettes ou vasques en maçonnerie. Les cônes des meules sont tous creusés par le haut ; pourquoi ?

bains.

Se composent de quatre pièces. On entre, par un corridor voûté, dans la première pièce, qui est un carré long, sorte de galerie voûtée, avec un banc tout autour de la muraille. Au bout de cette pièce s’ouvre, par une porte, le frigidarium, rotonde voûtée coniquement, ne recevant de jour que par en haut ; une vasque ronde, en marbre, occupe toute cette pièce. Autour du mur, quatre niches rondes pratiquées dans le mur. Sur le linteau circulaire, au pied de la voûte qui court en dessus des niches, sont représentés en bas-reliefs des courses de chars (joli mouvement) et des hommes à cheval.

Au fond, en face la porte, au milieu du mur, un bec, en bronze, carré et à ouverture étroite, de façon à laisser échapper l’eau en nappe.

On descendait au fond de la vasque par deux marches assez élevées, ce qui permettait de s’asseoir.

La troisième pièce, parallèle à la première et s’ouvrant sur le flanc droit de celle-ci, est toute entourée de niches, séparées les unes des autres par des petites cariatides d’hommes nus, à visages rustiques et barbus, et qui ont des caleçons à petits losanges descendant comme des lames triangulaires l’un sur l’autre ; d’autres de ces bonshommes ont simplement un caleçon d’étoffe (ou de peaux ?). Ces cariatides supportent un large plateau. Parmi les bas-reliefs en stuc de cette pièce, Ganymède enlevé par l’aigle.

La quatrième pièce, s’ouvrant sur la droite de la précédente, avait tout son sol chauffé d’en dessous par des fourneaux ; le sol est supporté par de petits piliers en briques. À droite quand on entre, il y a une vasque de marbre, carrée, en façon de grande baignoire ; au fond de cette pièce, dans la demi-rotonde qui la termine, une vasque supportée sur un cône de pierre ; du milieu de cette vasque s’élevait un jet d’eau.

Cette pièce a trois ouvertures à sa voûte, deux de chaque côté et une au milieu ; de plus, un œil-de-bœuf à sa demi-rotonde, et, en dessous de cet œil-de-bœuf, au-dessus de la vasque à jet d’eau, sort de la muraille une sorte de carré en maçonnerie avec un trou au milieu, ce qui se retrouve dans la première et dans la troisième pièce, quoique, dans la première, le fond semble bouché. Étaient-ce des bouches de dégorgement pour la chaleur, ou des niches à lanternes ? Ces carrés sortants sont très mal faits, et semblent (comme travail) ajoutés là après coup. La première et la troisième pièce ont au fond une fenêtre carrée.

maison du juge.

On entre par un petit corridor donnant sur la rue. Sur le mur de droite de ce corridor, une femme jouant de la double flûte ; dans la cour, à droite en entrant, un petit autel.

À côté du corridor, ou mieux allée d’entrée, et dans le même sens, une petite pièce, carré long, logement du portier. La cour a, sur chaque côté, deux chambres ; c’est dans la chambre de gauche qu’est représenté sur le mur de fond un Faune avec un prodigieux phallus rouge (incliné de côté pour qu’on puisse mieux le voir), caressant une femme qu’il étreint ; la femme est couchée, lui debout.

Au fond de la cour (Impluvium), espace mosaïque carré ; au delà est le jardinet. À côté de la salle mosaïquée, à droite, grande pièce avec grandes peintures. Sur le mur de fond, un Triomphe de Bacchus ou d’Hercule : tête d’homme sur laquelle le héros passe le bras, il a sa tête prise sous l’aisselle ; une femme à droite, coiffée d’une peau de lion, tient la massue ; un enfant, sur les épaules du dieu, lui souffle le son dans l’oreille avec une double flûte.

Par un escalier, sur la gauche de la salle à sol de mosaïque, on monte dans le jardin et dans les nombreux autres appartements qui lui sont de plain-pied ; sur le mur de droite de cet escalier, il y a peint un gros masque de femme et un paon.

Au milieu du jardinet est un petit bassin de marbre, tout autour du bassin sont disposés des animaux qui le regardent : un canard, une vache, des petits chiens ; plus loin, un lapin qui mange une grappe de raisin. Petit groupe d’un enfant retirant un caillou de dedans le sabot d’un Faune. Le jardin est décoré à ses angles d’hermès double : une tête de Bacchus indien et une tête de femme (ou de Bacchus adolescent, quoique cependant les traits du visage me semblent bien être ceux d’une femme). Au fond du jardin, une petite grotte factice, en mosaïque bleue avec des lignes de coquilles naturelles ; au fond de ce berceau à voûte, un Silène appuyé sur une outre (sur un tronc d’arbre), d’où sortait l’eau, qui cascadait sur un escalier à marches placé au bas du berceau et allait s’amasser dans le bassin. Il est impossible de voir quelque chose de plus profondément rococo, le propriétaire de ce logis était en même temps un libertin. Quel bourgeois !!

PŒSTUM.

Il y a trois temples à Pœstum : celui de Neptune, le plus beau, est au milieu ; celui de Cérès est le premier en arrivant, et la basilique est le dernier ; tous trois sont à droite de la route quand on arrive de Salerne.

temple de neptune.

Dorique lourd, en pierre poreuse, de couleur roussâtre ; mais quelle différence avec le Parthénon !

Le tympan est bas, l’entablement fort épais et dépassé par le dé du chapiteau, triglyphes avec guttæ ainsi que sur les tablettes du larmier ; il y a dix métopes.

En comptant les 2 colonnes d’angle, 6 colonnes sur les faces, 14 sur les côtés.

De chaque côté du naos, encore très visible à cause du surhaussement du terrain sur lequel il était, il y a un pilier carré, sans chapiteau, et finissant seulement avec une incurvation légère comme quelques piliers d’Égypte. Entre ces deux piliers, deux colonnes de même style que les autres.

Les colonnes intérieures de la cella existent encore, il y en a 7 de chaque côté ; un second ordre est encore debout sur elles, composé de 3 colonnes d’un côté et de 7 de l’autre.

Le bourrelet du chapiteau a en dessous trois raies circulaires ; au-dessous de ces trois raies, quatre pouces plus bas environ, juste au haut du fût de la colonne, il y en a trois autres, mais brisées et faites dans le sens des cannelures de la colonne, c’est-à-dire arrêtées par l’arête montante de la cannelure. Ensemble lourd, mais puissant et solide.

basilique.

Dimension énorme du dé du chapiteau, qui dépasse de beaucoup l’entablement ; l’amincissement des colonnes par le haut contribue encore à rendre cet effet plus frappant.

18 colonnes sur les côtés, 9 sur les faces, en comptant les 2 colonnes d’angle.

Au milieu du naos, ou plutôt du bâtiment même, il reste une colonnade de trois colonnes, avec leur architrave, et deux chapiteaux par terre. Le chapiteau a de largeur ma brasse (le chapiteau pris, bien entendu, de son sens le plus étendu, à savoir dans le sens du dé). Le bourrelet de ces chapiteaux semble très lourd ; les colonnes sont presque bombées au milieu, car elles sont plus étroites à la base, c’est d’un effet désagréable.

L’intérieur s’ouvrait par cinq colonnes, dont deux piliers carrés à chapiteau carré.

Sur l’entablement, intérieurement, il y a encore quantité de trous carrés pour les poutres de la toiture, qui allaient sans doute s’appuyer sur la colonnade du milieu ; ces trous sont placés sur la ligne de jonction des pierres, ligne qui correspondait juste au milieu du dé du chapiteau.

La couleur générale de la basilique est grise.

temple de cérès.

Les chapiteaux me semblent un peu moins lourds que dans la basilique. Cella plus haute ; sur le côté gauche de la cella, trois tombeaux chrétiens ; toit conique. 13 colonnes sur les côtés, 6 sur les faces.

ROME[25].

Avril 1851.
musée du collège romain des jésuites.

Petite collection de bronzes et d’ustensiles antiques très curieuse, provenant des fouilles opérées dans les domaines des Jésuites. Au milieu de la salle, quelques-unes des plus vieilles monnaies romaines et un très beau vase en bronze, en forme de seau, sur lequel est représentée au trait l’histoire des Argonautes (?). Le sujet ne m’en paraît pas clair : un satyre, un fleuve ou une fontaine coulant de la bouche d’un lion, un vieillard attaché à un arbre. Le couvercle, plus beau encore comme dessin, représente une chasse au sanglier, au cerf.

Petite statuette d’Atys. — Haute de deux pouces à peine, même costume que l’Atys du Musée Chiaramonti au Vatican ; sa chemise est ouverte des deux côtés sur le ventre, qu’elle laisse voir et qu’elle encadre circulairement ; bonnet phrygien et pantalons.

Un petit bœuf de Sennahar avec une bosse au garrot.

Torse d’un petit squelette, les côtes et la poitrine très bien évidés et creusés.

Amulettes. — Des jettatura, comme les mains modernes de Naples ; deux têtes de bœufs ou de béliers à un seul corps, une tête à chaque extrémité du cylindre figurant le corps, au milieu un anneau, comme pour passer l’objet à une corde. Quelques-unes des têtes de bœufs ont des cornes prodigieuses par rapport au reste. On en voit aussi de chevaux.

Bracelets en fer, cercles roulés en spirales.

Grandes plaques ou bandes d’airain surmontées d’une tête, sortes d’hermès. — Des mains sortent toujours, à hauteurs inégales ; d’autres fois la main saillit de la plaque même, et non du bord, elle est alors en relief dessus au lieu d’être sur le bord.

À remarquer une, où les jambes, monstrueusement longues, sont indiquées ; la main droite se trouve à la hauteur de la hanche et le coude est très en arrière ; la main gauche, sortie du bord de la lame, tient un serpent.

À côté, deux statuettes qui sont entre ce style et l’étrusque le plus fruste. — Toutes deux ont un casque à ailes et à crête : le premier a une crête énorme sur son casque, il est serré dans un pourpoint étroit ou cuirasse du bord duquel dépasse en dessous, comme une cotte de mailles, une chemisette, ce peut être un Mars (?) ; la seconde, une Minerve, marche et a les jambes très écartées et couvertes jusqu’en bas d’une chemise tirée et tendue par le mouvement des jambes. Ces deux statuettes n’ont pas d’épaisseur, on dirait qu’elles ont été aplaties, laminées ; de quelque point qu’on les regarde, elles ne semblent jamais qu’un profil.

Un soldat portant un chariot dans son dos, de la manière dont les Arabes portent le chibouk, si ce n’est qu’ici c’est sur le vêtement et non entre le vêtement et la peau. Le timon s’engrène dans deux crampons fixés au dos du bonhomme, ça se retire à volonté. La statuette a environ 10 pouces de hauteur et le char, en l’air, dépasse bien la tête de 4 bons pouces. Il porte sur la tête une sorte de bonnet ne recouvrant pas les oreilles, coiffure molle, ayant en avant deux pointes levées qui se recourbent et avancent ; au bout de ses bras tendus (les coudes sont appuyés sur la poitrine) il présente un très grand bouclier rond, ayant à son centre une pointe (umbo). La sculpture qui a son point de départ dans les premières lames semble arrivée ici à la perfection de ce style, ça en sort presque, mais ça le rappelle ? le Mars ci-dessus en serait la transition ?

sainte-agnès-hors-les-murs.

On arrive dans l’église, après avoir traversé une cour pleine de rosiers, par un escalier d’une cinquantaine de marches espacées de cinq en cinq par de grands paliers ; les murs sont couverts de place en place d’inscriptions rapportées. Au bas de l’escalier on fait un coude et l’on entre à droite dans l’église.

Elle est divisée en trois nefs et a deux ordres. À remarquer une cannelure particulière : un bourrelet au milieu, puis une moulure droite de chaque côté du bourrelet, ensuite deux bourrelets, deux lignes carrées, et enfin la gouttière ou creux même de la cannelure.

Mosaïque de l’abside. — Sainte Agnès au milieu, debout, nimbe, large étole d’or, robe d’un violet chocolat ; elle a de chaque côté un homme tonsuré, tunique de même couleur que la sienne ; celui de droite (qui est à sa gauche) tient un livre, celui de gauche une petite maison à deux étages (le second moins large) et dont l’entrée a des rideaux blancs disposés comme ceux de l’alcôve d’un lit, c’est-à-dire en châle croisé ; il porte, ou mieux il offre cette maison sur ses avant-bras.

sainte-praxède.

Mosaïque de l’abside. — Jésus-Christ au milieu, robe jaune d’or, à bandes rouges, tenant un rouleau à sa main gauche, lève son bras droit ; à sa gauche, un homme en blanc. Femme portant une double couronne, assez semblable de forme à un miroir turc qui serait creusé ; ses yeux sont tout ronds, grands ouverts et regardent fixement ; sur ses cheveux noirs un diadème de diamants, de ses oreilles pendent d’énormes boucles d’oreilles carrées d’en bas ; au bas de sa robe et au haut des bras, des étoiles rondes. Le troisième personnage est tonsuré, en blanc, et tient un livre ; puis un palmier avec des dattes.

À droite du Christ, homme en blanc qui passe son bras droit sur l’épaule d’une femme (celui qui est à gauche de Jésus fait le même geste) qui porte la même chose que la précédente ; puis un homme portant une petite maison, mais qui n’est plus couronné du nimbe comme tous les autres personnages, mais d’une sorte de quadrilatère bleu outremer qui lui entoure la tête ; enfin, comme de l’autre côté, un palmier. Sur une branche du palmier se tient un échassier d’un ton brun doré, la tête entourée d’un nimbe bleu dont la ligne extérieure du cercle est inégalisée triangulairement de pointes d’argent.

Tout autour du Christ, de chaque côté, montent à partir de ses pieds jusqu’à ses épaules quantité de choses (pains ? poissons ? nuages ?), rangés les uns sur les autres et alternativement rouges et verts. Au-dessus de Jésus, ces espèces de saumons de couleur se représentent ; là, ce sont évidemment des nuages ; une main en sort tenant une couronne.

Les pieds des personnages sont appuyés sur un sol d’or, au bas duquel coule horizontalement le Jourdain (Jordanis).

Sous cette mosaïque est une bande de moutons, comme à Sainte-Marie-du-Transtévère ; celui du milieu qui se trouve sous Jésus-Christ est entouré de nimbe et a une figure presque humaine, il est monté sur une sorte de disque vert, élevé de terre et supporté par quatre pieds qui ressemblent assez à des troncs d’arbres mal dégrossis.

La chapelle où l’on montre la colonne de la Flagellation, très puissante d’effet ; à l’extérieur elle est décorée de quantité de petits portraits en mosaïque. Expression presque effrayante de portraits plus grands (alignés en face la chapelle de la Colonne), avec leurs grands yeux ouverts, blancs. Aux joues, pour imiter la couleur des pommettes, la mosaïque tranche en rouge sur la pâleur, comme du sang, et la rehausse.

J’étais tellement occupé de ces prodigieuses mosaïques, que je n’ai presque pas vu le tableau de la Flagellation de Jules Romain, dans la sacristie ; il ne m’a pas frappé, et je suis ressorti. Qui est-ce qui a étudié le byzantin ?

sainte-marie-majeure.

Mosaïque de l’abside. — Jésus et la Vierge sur un beau et large triclinium ; il lui pose la couronne sur la tête, c’est un roi et une reine, ils ont chacun un tabouret sous leurs pieds.

De chaque côté, trois hommes, nu-tête et nimbés, s’avancent, chaque groupe précédé d’un petit évêque à genoux.

Jésus et la Vierge, sur leur triclinium, sont dans un grand rond d’or ; sur les flancs de ce rond, chœur d’anges nimbés, aux ailes de couleur, à genoux, et étages les uns sur les autres, en perspective.

De chaque côté de la mosaïque, dans les angles, un grand arbre, candélabre à arabesques régulières au lieu de branches, et sur ces arabesques ou rinceaux sont perchés de grands oiseaux, paons, aigles, poule, un perroquet (?).

Jusqu’à l’endroit de la courbe, l’arbre est orné de trois espèces de bracelets.

corsini.

Murillo (La Vierge de). — Elle porte le Bambino sur la cuisse gauche, dont le pied est posé sur une marche ; le genou droit, plus bas par conséquent, est éclairé, la lumière tombe dessus. Elle le tient du bras gauche, et la main gauche est appuyée sur son épaule gauche ; de sa main droite avancée elle retient un linge blanc qui passe sur le ventre du Bambino, le poignet de cette main est à nu ; au delà du poignet, la chemise blanche retroussée et la doublure bleu pâle de sa robe violette. Un fichu jaune est sur son épaule, transparent à mesure qu’il descend, et laissant passer à travers lui la teinte enflammée de la robe. La robe est ouverte pour donner à teter et le sein gauche à nu ; c’est un sein poire, petit, chaud, d’une inconcevable beauté comme douceur et allaitement. Belle ligne qui descend du col jusqu’au bout de ce sein. La tête est un peu tournée vers le côté droit et il y a une ombre sur la mâchoire de ce côté.

C’est une tête ronde, ayant autour d’elle sur le front (ils ne descendent pas sur les tempes) des cheveux noirs de suie avec un ton roux brun par-dessus ; derrière la tête et en contournant la ligne extrême, un voile grisâtre amassé en bourrelet irrégulier. Les yeux sont noirs, calmes, purs, vrais, regardent d’aplomb et descendent en vous. Des tons un peu bleuâtres entre les sourcils au haut du nez, le nez droit, fin, les narines petites, la gouttière du nez à la lèvre est très creusée, la bouche petite, fort dessinée, petit menton rond.

L’enfant ressemble à sa mère : même couleur de cheveux mais plus clairs, le blanc des yeux bleu et la pupille très lumineuse ; la poitrine est large et d’une anatomie splendide comme force et vérité, c’est bombé, plein et carré par les deux lignes externes. Bon petit bras gauche, dont la main s’appuie sur le revers de la chemise de sa mère. Son linge lui cache la fesse gauche comme le ventre, et passe ensuite sous Te jarret droit. Sa jambe droite est toute allongée (plante du pied vue) sur la cuisse gauche de sa mère ; il est assis sur le manteau bleu qui couvre cette cuisse et qui est parti plus haut du bras gauche, dans l’ombre.

Fond : à droite, derrière Jésus, une sorte de pilier grisâtre ; derrière la Vierge et au-dessus, nuage gris, épais ; elle est assise sur un banc de pierre d’où s’élève, derrière, un petit arbrisseau à feuilles brunes.

Holbein. Luther (6e ch.), petit portrait. — Toque noire, houppelande violette à plis longitudinaux réguliers et à collet droit, cheveux grisonnants coupés carrément et tombant plus bas que les oreilles, grosse figure grasse, à chair molle, double menton, nez épaté du bout ; largeur de la paupière supérieure ; l’air bonhomme rehaussé par une sorte de fierté rustique, œil brun.

Holbein. La femme de Luther, petit portrait. — Coiffe blanche et bonnet à grandes barbes carrées par-dessus, tombant sur les épaules ; figure blanche et ridée, de 55 à 60 ans et plus ; peu de sourcils ; expression douce et souriante.

Van Dyck. Portrait d’homme chauve, au front très éclairé, grand rabat de guipure. Toile d’effet.

Murillo. Portrait d’homme à grands cheveux noirs. — Soin du dessin de la bouche, très beau comme éclat de la pâleur, rouge dans le coin de l’œil. Les moustaches sont ainsi : la lèvre supérieure est rasée, sauf un léger fil de poil, qui prend le plus près possible du bord interne de la cloison du nez, descend verticalement pour arriver au coin de la lèvre, la moustache décrit ainsi un accent circonflexe très ouvert et laisse voir parfaitement toutes les finesses de la lèvre. (À propos de la manière de porter les moustaches à l’époque de Louis XIII.)

Rembrandt. Portrait de vieille femme. — De face, ridée, terreuse, avec un voile noir sur la tête lui descendant jusqu’au milieu du front, et tombant sur chaque épaule.

Titien ? Philippe II, portrait, jusqu’au haut des cuisses. — Pourpoint noir doublé de fourrure grise, la main droite appuyée sur une table, la gauche sur le pommeau de son poignard.

Bien moins beau que celui de Naples, quoique ce soit tout à fait le même visage et la même taille.

La face a un vilain ton gris, pareil à celui de la fourrure, et quelque chose de terne qui ne me semble pas devoir être du Titien ?

Callot. La vie du soldat, douze petits tableaux. — L’arbre aux pendus : à un seul arbre il y en a vingt d’accrochés, un vingt et unième est sur l’échelle, précédé du bourreau et suivi d’un moine qui lui montre un crucifix, tandis que lui, les mains jointes, regarde au loin dans la campagne.

Au pied de l’arbre, un moine en exhorte un autre qui va tout à l’heure y passer à son tour, il écoute à genoux. De l’autre côté de l’arbre, à droite, deux hommes, deux condamnés, en chemise, jouent aux dés sur un tambour ; à droite au premier plan, un moine, un crucifix à la main, confesse un condamné, debout comme lui.

Les condamnés sont en chemise et en culotte, mais les pendus n’ont plus rien que la chemise.

Homme pendu par le milieu du corps, la tête et les pieds retombant, les mains derrière le dos : à gauche, quatre hommes en chemise, les mains attachées derrière le dos, sont à califourchon sur un cheval de bois, assez haut pour dominer la foule.

Des soldats rangés semblent braquer leurs fusils vers la poterne où est accroché le patient dans la position susdécrite ; foule de soldats, régiments en ligne.

Potence : un pieu supporte un bras terminé d’un bout par une corde et de l’autre par le patient pendu ; cette corde s’enroule à un cylindre, qui a l’air de faire s’abaisser et s’élever le bras de la potence. On monte à cette potence par une échelle. La corde peut-être glissait sur le bras de la potence, et le supplice consistait à le monter et à le descendre continuellement.

Le cheval de bois sur lequel sont les condamnés était sans doute une espèce de pilori.

capitole.

Bustes. — Un Bacchus indien, et comme les plus vulgaires, c’est-à-dire avec le nez à lignes carrées sur le pied duquel (buste-hermès) : ΠΛΑΤΩΝ.

Buste de femme, avec deux mèches sur les épaules, une sur chaque, et la coiffure en petits vignots (deux rangs) comme les bustes-indiens, avec cette inscription : ΣΑΠΦΩ ΕΡΕΣΙΑΣ.

Faune avec des raisins et le pedum ; à la place des carotides, deux petites loupes oblongues, comme aux Studi.

farnésine.
(2e chambre du 1er étage, en face la fenêtre.)

Jean Antoine dit le Sodome. Alexandre offrant la couronne à Roxane, fresque. — Roxane est assise sous un lit à colonnes cannelées et à rideaux rouges, des Amours lui retirent sa chaussure, les seins sont voilés d’une gaze blanche que va ôter un Amour ; derrière le lit, trois femmes : une négresse à bracelets d’or, une autre de dos qui porte un vase sur sa tête, une autre qui s’en va.

Elle se déshabille, elle retrousse sa draperie jaune. Délicieuse tête blonde, pleine de luxure, rêveuse ; l’œil est noyé de langueur lascive, le ventre, vu sous la gaze sur laquelle par le haut circule un filet d’or, est tourné dans la torsion du torse, car elle est assise un peu de côté.

Mouvement très étudié de l’Amour qui retire sa sandale avec peine, un autre se découvre sous son jarret ; une rangée d’Amours soulèvent sur la corniche du baldaquin une énorme draperie verte, à grand’peine, et sont pris dessous, l’un d’eux en est enveloppé tout autour du visage, d’une manière ingénieuse qui lui en fait un capuchon et l’encadre. Dans le ciel, quantité d’autres Amours lancent des flèches.

Alexandre (stupide) présente la couronne.

Dans l’autre coin du tableau, Alexandre est avec Éphestion.

Dessin lourd, décadent, mastoc, rococo, mais j’ai vu peu de choses plus excitantes et plus profondément cochonnes que la tête de la Roxane.

borghèse.

Titien. L’Amour sacré et l’amour profane (Xe ch., n° 23). — Deux femmes assises sur un sarcophage antique : l’une, à gauche, habillée, celle de droite nue, la première est en robe de satin blanchâtre gris perle, elle tient des fleurs noires, elle a des gants gris de fer un peu lâches (un gant juste, une main bien gantée doit être une chose exécrable en peinture, il faut que le gant fasse des plis) ; sa chevelure rousse est épanchée sur l’épaule gauche, le coude gauche est en arrière et la main de ce côté appuyée sur un vase rond découvert.

Entre les deux femmes, un Amour, penché sur le sarcophage plein d’eau (elle s’en échappe en bas par un goulot), y plonge son bras droit.

saint-paul-hors-les-murs.
(rencontre).

Nous venions de voir l’église Sainte-Hélène et nous étions venus à Saint-Paul-hors-les-Murs, en passant devant la pyramide de Cestius. De la pyramide à Saint-Paul, c’est une route plantée ; à gauche, dans la voiture, la poussière sortait de dessous les roues, de mon côté ; les chevaux allaient lentement, personne, l’air chaud.

On reconstruit la basilique Saint-Paul. Notre cocher nous indiqua pour y entrer le mauvais côté, celui de l’entrée principale ; c’était vide, des menuisiers rabotaient des planches et varlopaient. Grande boutique, nue, belle par sa dimension ; sur des tables des rosaces en bois tourné, destinées à être mises au plafond. Par la porte toute ouverte, le grand jour entrait ; à côté d’un menuisier, un soldat (du pape) avec son fusil.

La basilique a cinq nefs ; sur les côtés de la principale, en dessins, médaillons destinés à contenir des mosaïques modernes, portraits de saints, un de saint Damase et un autre de X ? Au fond de la nef, à l’endroit où la croix se va bifurquer, un immense établi qui monte jusqu’en haut ; à chaque angle de l’établi, un faisceau de poutres reliées par quatre morceaux de bois qui sont cloués dessus, ça monte en colonnes ; là, à droite, une petite porte provisoire, en bois, qui pénètre dans la partie de l’église achevée, c’est-à-dire dans la tête et les bras de la croix. Près de là, assis au pied d’une colonne, un ouvrier lisant ou priant dans un petit livre. M. Lacombe a voulu entrer par cette porte, une voix de l’intérieur lui a répondu de faire le tour.

Nous sommes sortis de l’église et nous avons fait le tour. Nous sommes rentrés par la porte qui donne sur une petite rue ; à la porte était une méchante calèche, la capote déployée, et le cocher sur le siège.

Nous avons passé par une espèce de petit vestibule carré, avec des médaillons, portraits à la mosaïque, anciens et de figure grotesque, et nous avons pénétré dans l’église. C’est blanc, et très haut. Un custode nous avait vus et nous suivait ; nous regardions, sur la coupole qui domine l’autel, une mosaïque antique fort belle : Jésus-Christ au milieu des évangélistes, assis sur un triclinium ; à ses pieds et tout petit, le pape Honorius III, couché et rampant comme un animal.

En tournant la tête à gauche, j’ai vu venir lentement une femme en corsage rouge, elle donnait le bras à une vieille femme qui l’aidait à marcher ; à quelque distance un vieux en redingote, et ayant autour du cou une cravate en laine tricotée, les suivait. J’ai pris mon lorgnon et je me suis avancé, quelque chose me tirait vers elle.

Quand elle a passé près de moi, j’ai vu une figure pâle, avec des sourcils noirs, et un large ruban rouge noué à son chignon et retombant sur ses épaules ; elle était bien pâle ! Elle avait des gants de peau verdâtres, sa taille courte et carrée se tordait un peu dans le mouvement qu’elle faisait en marchant, appuyée du bras droit sur le bras gauche de la vieille bonne.

Une rage subite m’est descendue, comme la foudre, dans le ventre, j’ai eu envie de me ruer dessus comme un tigre, j’étais ébloui !..... Je me suis remis à regarder les fresques et le custode qui tenait des clefs à la main.

Elle s’était arrêtée et assise sur un banc, contre le grand carré d’échafaudage ; je l’ai regardée et j’ai..... de suite, à la douceur envahissante qui m’est survenue.

Elle avait un front blanc, d’un blanc de vieil ivoire ou de paros bien poli, front carré, rendu ovale par ses deux bandeaux noirs derrière lesquels fulgurait son ruban rouge (bordé de deux filets blancs) qui rehaussait la pâleur de sa figure. Le blanc de ses yeux était particulier. On eût dit qu’elle s’éveillait, qu’elle venait d’un autre monde, et pourtant c’était calme, calme ! sa prunelle, d’un noir brillant, et presque en relief tant elle était nette, vous regardait avec sérénité. Quels sourcils ! noirs, très minces et descendant doucement ! il y avait une assez grande distance entre le sourcil et l’œil, ça grandissait ses paupières et embellissait ses sourcils que l’on pouvait voir séparément, indépendamment de l’œil. Un menton en pomme, les deux coins de la bouche un peu affaissés, un peu de moustache bleuâtre aux commissures, l’ensemble du visage, rond !

Elle s’est levée et s’est remise à marcher ; elle a une maladie de poitrine ? ou de reins ? à sa démarche ; elle est peut-être convalescente, elle avait l’air de jouir du beau temps ; c’est peut-être sa première sortie, elle avait fait toilette.

Le custode a passé devant elle et lui a ouvert la petite porte qui donne dans la basilique ; le vieux monsieur, que j’avais cessé de voir, lui a donné la main pour l’aider à descendre les trois marches qu’il y a ; j’étais resté béant sur la première, hésitant à la suivre.

Puis nous avons été voir le cloître, avec ses colonnes tordues, granulées de mosaïques vertes, or et rouges ; j’ai senti l’air chaud, il faisait beau soleil. Moins de roses que dans le cloître de Saint-Jean-de-Latran, auquel il ressemble tout à fait. M. Lacombe a demandé au custode s’il connaissait cette dame malade, le custode a répondu que non.

En sortant de l’église, je l’ai revue au loin, assise sur des pierres, à côté des maçons qui travaillaient.

Je ne la reverrai plus !

J’avais eu dans l’église envie de me jeter à ses pieds, de baiser le bas de sa robe ; j’ai eu envie, tout de suite, de la demander en mariage à son père (?) ! Dans la voiture, j’ai pensé à avoir son portrait et à faire venir pour cela de Paris Ingres ou Lehmann… si j’étais riche ! J’ai pensé à aller me présenter à eux comme médecin pour la guérir !… et de la magnétiser ! Je ne doutais pas que je l’aurais magnétisée et que je l’aurais guérie peut-être !

Que ne donnerais-je pas pour tenir sa tête dans mes mains ! pour l’embrasser au front, sur son front ! Si j’avais su l’italien, j’aurais été vers elle, quand elle était sur ces pierres ; j’aurais bien su trouver moyen de lier la conversation.

Quel beau temps ! la campagne d’ici me semble bien belle, nous avons repassé par la porte près de la pyramide de Cestius.

Rencontré deux ecclésiastiques en grandes robes rouges et à chapeaux pointus.

Nous avons tourné le Palatin et nous sommes trouvés au bord du Tibre, devant la douane ; nous sommes descendus de voiture près le pont rompu, au bas de l’île du Tibre, délicieuse vue de chic, avec ses filets qui tournent dans l’eau.

Rentré à l’hôtel à 4 heures.

Déjà ses traits s’effacent dans ma mémoire.

Adieu ! adieu !

Mardi saint, 15 avril 1851.

VATICAN.

chiaramonti.

Buste de femme drapée. — Une tresse ronde, comme une anguille posée sur le sommet de la tête, en fait le tour comme une couronne ; de dessous cette tresse à la naissance des cheveux les cheveux sont tirés ; sur le devant de la tête un diadème montant à trois bandes de chaque côté ; de dessous le diadème en bas sortent des accroche-cœurs.

Buste de femme. — Sur le sommet du front une mèche ou plutôt une houppe de cheveux, hérissée, séparée en deux petites masses. Est-ce une imitation de la fleur du lotus ? Le catalogue attribue à ce buste quelque ressemblance avec Zénobie, reine de Palmyre, d’après les médailles.

Tête de femme. — Mignonne, vraie figure Pompadour et xviiie siècle s’il en fut ; une raie de chaque côté de la tête ; entre les deux raies court parallèlement une large mèche de cheveux, ayant au milieu et dans le même sens une tresse ; à la hauteur de l’oreille les cheveux sont ramenés en dessous, en champignon, il en reste peu à partir de là (où ça fait différence de niveau), c’est-à-dire sous les oreilles et aux alentours de la nuque ; sur le chignon, tresse enroulée en vignot.

Isis, buste colossal. — Elle avait sur le sommet du front une fleur de lotus. Rétabli en stuc. Trois colliers ou mieux trois gros chapelets à grains longs, oblongs, entourent son cou ; un quatrième, passé sous son voile, est posé sur sa tête et tombe des deux côtés avec son voile, pris dedans, et suivant ses plis.

Tête bachique couronnée de pampres. — Expression d’ivresse, charmante ; la bouche, entr’ouverte, sourit et montre les dents ; le col tendu ; la figure est portée en avant ; le pampre ciselé, déchiqueté, très mouvementé, retombant de sa couronne lui couvre la mâchoire en manière de barbe ; aux deux coins de la bouche, le pampre lui fait deux loupes.

Athys ? statuette. — Mauvais. Il est debout, à un tronc d’arbre ; à sa droite sont accrochées des crotales ; de la main gauche il tient un tambourin, et de la droite un bâton recourbé dont il semble le frapper ; il est vêtu d’une camisole à manches, nouée en haut et toute ouverte sur la poitrine, qu’elle laisse à nu, ainsi que le ventre jusqu’à la hauteur du pubis ; ses jambes sont enfermées dans une sorte de pantalon à plis, plus petit par le bas et noué au-dessus des chevilles, il est coiffé d’un bonnet phrygien.

Plotine (Tête supposée de), femme de Trajan. — Coiffée en longs boudins montant, lesquels, dans leur largeur, ont des trous comme pour y mettre des perles ou des pierres précieuses. Ce genre de coiffure montée et frisée se trouve quelquefois sans boudin ; les cheveux ne font qu’une seule masse sur le devant de la tête, et semblent tout crêpés d’un seul bloc ; ça imitait la plume, le duvet, la gorge de canard ou de cygne ? en tout cas, c’est fort laid en sculpture. Cette dernière chevelure devait se prêter à la poudre. Quelquefois, comme dans le buste que l’on croit de Matidie, mère de Trajan, la chevelure ainsi montée est faite en quantité de petites mèches frisées.

vatican.

Chevaux marins portant des femmes sur leur dos. — Malgré la ressouvenance du sabot, comme forme générale, le bout des pieds est palmé ; à l’angle interne des épaules, nageoires ; la crinière aussi, divisée en larges mèches plates séparées, ressemble à des crêtes de dos de poisson.

Lucille, buste. — Chevelure pareille à celle de la Cléopâtre du Musée de Naples, yeux sortis de tête, très ronds, très grands ; les narines sont ouvertes et remontent, nez fin et large du bas ; la bouche, petite, est avancée et fait la moue.

Buste d’un inconnu et de Salluste (non l’historien). — Ce dernier, drapé dans une draperie d’albâtre oriental. Ouvrages médiocres. À considérer le travail de la barbe qui est installée en lignes droites, figurant une barbe plate et peignée et non pas frisée, comme d’habitude.

Bustes : les deux premiers inconnus, le troisième de Philippe. — Drapés du cinctus gabinus, ou du laticlave ? Une épaisse bande de draperie, et partant toujours de l’épaule gauche, leur passe carrément sur le bras, sur la poitrine, et va se remplier en dessous à peu près au niveau du sein droit. Cette bande me paraît faite de plusieurs duplicata collés l’un sur l’autre. Dans un des bustes il y a, figurés dans l’épaisseur du marbre de cette bande transversale, quatre plis. Comment cela pouvait-il avoir lieu ? et d’où venait cette draperie ?

clementino.
(Cabinet de Mercure.)

Bas-relief représentant une procession d’Isis. — En commençant par la droite : 1o  une femme, portant un seau de la main droite, a le bras gauche enroulé d’un serpent qui lève la tête ; ses cheveux sur son dos sont séparés en deux tresses, sur le sommet de la tête un lotus ; 2o  homme nu-pieds et nu de tout le torse, à partir de la ceinture seulement drapé ; il porte un rouleau à la main, la tête est ornée d’ailes d’épervier (?) ; 3o  homme, la tête rasée, son vêtement (il est très enveloppé dedans) lui passe sur la tête et fait voile, il tient dans ses mains un grand vase ventru et à anse, il est chaussé de sandales à bandelettes nombreuses ; 4o  femme nue jusqu’au-dessous des seins, cheveux tressés tombant sur le dos, elle tient le xyste de la main droite et de la gauche un instrument.

L’amour que les anciens semblaient avoir dans la peinture pour les jeux visant à la surprise, témoin ces peintures de Pompéi où des portes sont à demi ouvertes avec une femme qui entre, se retrouve dans un bas-relief au crayon, non dans le catalogue.

Le centre du bas-relief est occupé par une porte à deux battants ; à gauche, un personnage drapé est assis entre deux autres debout, celui qui est près de la porte a un pantalon ; à droite, personnage drapé, également assis entre deux autres debout ; celui qui est près de la porte a le corps engainé dans une sorte de cotte de mailles (?) toute pointillée à la tarière. Le battant gauche de la porte est à demi ouvert et fait saillie, bien entendu ; les panneaux carrés de la porte sont ornés de têtes humaines barbues, avec des anneaux passés dans la bouche. Sous chaque personnage assis est un gros masque. Que veulent dire ces masques qui reviennent partout ?

Silène. — Avec la peau de bête (féroce ?) sur l’épaule gauche. De la main gauche il tient une grappe de raisin, de la droite une coupe ; couronné de pampres très détachés, très sortis de la tête. Statue courte et lourde, le type n’est pas pur, c’est entre le Bacchus et le Silène. Serait-ce Silène enfant ? Le ventre excessif et la face cyniquement et bonhomiquement hilariante manquent. Sur le ventre, les poils sont indiqués fortement en petites mèches, ainsi qu’autour du bouton des seins et sur le torse ; autour du phallus, ils sont saillants. Travail madréporique. La jambe gauche est restaurée.

Polymnie (?). — Jolie statue, mignonne. Couronne de roses, elle fait le geste de rejeter sa draperie sur l’épaule gauche ; sous la draperie de ce côté, la main saillit voilée par elle, le pied droit en arrière infléchi.

Aspasie, hermès voilé. — Coiffée comme la Cléopâtre du Musée de Naples, un voile sur les cheveux, visage fort et grave, peu d’intervalle entre la paupière et le sourcil (ce qui donne dans la nature beaucoup de vivacité à l’œil, le regard étant renforcé du sourcil, surtout lorsqu’il est brun) ; petit menton pointu, saillant. Le bout du nez est restauré.

Dieu marin dit l’Océan, Hermès colossal. — La chevelure nouée par un cep de vigne, avec une feuille de vigne de chaque côté de la tête ; sur le front, chevelure léonine. Les cheveux et la barbe sont traités en longues mèches descendantes. Il a deux cornes, quatre grappes de raisin mariées à la chevelure tout autour de la tête ; à peu près à l’extrémité de la barbe du menton, deux dauphins montrent leurs têtes. Une peau de poisson couvre la face du dieu jusqu’au-dessus des sourcils, où elle s’arrête déchiquetée ; il en est de même sur la poitrine, où elle finit comme une pèlerine escalopée. Au-dessous sont figurés des flots.

Junon Sospita ou Lanuvina, statue colossale. — Les bras et les pieds sont restaurés. Sur sa tête une peau de chèvre dont les cornes sont par derrière, un diadème par-dessus ; la peau fait capuchon sur les côtés de sa face, couvre en pèlerine les épaules et est attachée entre les deux seins, les pattes à sabot fendu qui la terminent pendent en bouts ; le corps entier est pris dans une autre peau en forme de paletot noué par une ceinture mince autour des reins ; les pattes à sabot fendu pendent en pointes par le bas, des deux côtés. Sous cette peau est un second vêtement long, et sous celui-ci un troisième à plis droits, plus longs et tombant jusqu’en bas. L’ensemble est fort laid, la restauration moderne l’a, de plus, affublée d’une lance et d’un bouclier nature.

Tête de femme avec un ornement en forme de concombre. — Tout autour de la tête les cheveux sont lisses, une corde la ceint, les cheveux des tempes y sont contournés autour, sur le sommet du front, et au milieu de cette corde est un ornement en forme de concombre ou mieux d’épi de maïs à six cylindres. La chevelure totale est divisée en trois, une de chaque côté, séparée par une raie ; entre ces deux raies, la troisième partie de la chevelure court de la nuque vers le côté intérieur de l’épi oblong (où elle s’enroulait peut-être ?). Je ne vois pas le travail des cheveux autour.

Buste de femme avec la testudo (?) sur la tête. — Trois pointes s’avancent et font comme un dais très escalopé sur la tête ; par derrière ça fait mur ou capuchon très élargi ; sur le front et autour des joues, les cheveux sont peignés, divisés par différentes petites plaques successives figurant assez bien le treillis de certains paniers d’osier.

Buste d’une matrone voilée. — Coiffure en trois ordres ; le premier, celui qui touche au front, en petites boucles ; les deux autres en carrés recroquevillés en avant.

Buste de Domitia, femme de Domitien, très restauré. — Cinq véritables rouleaux ou boudins minces, comme ceux des perruques xviiie siècle, étages les uns sur les autres ; seulement, de place en place, quelques interstices dans le rouleau par où le fer s’est introduit, car il n’a pu d’un seul coup friser tout le rouleau cintré, qui suit la forme du visage ; coiffure sèche et grêle ; par derrière, les cheveux sont réunis en catogan. Ces derrières de coiffure, dont le type se trouve dans les Pandrosiennes, devaient être d’un fort bel effet sur les épaules, c’était ample, ça jouait sur le haut du dos et l’enrichissait ; avec des cheveux noirs la peau blanche devait reluire de blancheur, effet cherché dans l’antiquité. Comme forme, ce catogan donnait du contrepoids à la tête et la forçait à se tenir droite.

Triton demi-figure de grandeur naturelle, les bras mutilés, une peau écailleuse sur les épaules. — La peau est nouée sur la poitrine, couvre les épaules, passe sous l’aisselle et revient sur la saignée du bras. Expression souffrante du visage. Les oreilles sont très longues, pointues, séparées de la tête et non mariées à la chevelure largement massée ; la bouche est ouverte, la langue sur les incisives de devant et collée au palais. La fraise du sein gauche très basse et très portée en dehors ; je ne puis croire que ce soit même la fraise du sein ; qu’est-ce ? une verrue ? Celle du sein droit est beaucoup trop haute, la place des bouts de sein doit se trouver sous les bouts de la peau marine nouée sur la poitrine.

Bacchus indien dit Sardanapale. — Remarquer la chaussure, composée d’une semelle et d’un véritable filet en corde qui enveloppe le pied.

Auriga, statue. — De la main droite il tient une palme, dans la gauche un morceau de ses guides coupées (?) ; il a le corps entouré de cordes, par derrière il n’y a aucun intervalle, c’est tout uni, ça fait cuirasse, les cordes commencent sous l’aisselle et s’arrêtent au milieu des hanches ; sous celles du côté gauche, sont passés une harpe, cangiar, poignard recourbé. Il est bras nus, un petit chiton descend jusqu’à mi-cuisse, la cuisse droite sous le chiton est entourée d’un ruban noué, la cuisse gauche en a deux ; pourquoi ? et qu’est-ce ? Il a des sandales comme celui de l’Apollon Citharète de la même salle, c’est-à-dire composées de rubans plats entre-croisés.

Sarcophage, les fils de Niobé dardés par Apollon et Diane. — Que signifie un vieillard à longue barbe, portant par-dessus ses vêtements une peau de mouton (personnage rustique et très en dehors, comme couleur, des autres), qui tient un enfant comme pour le protéger ? L’enfant a l’air de se réfugier vers lui.

Jeune Romain en toge avec la bulle. — La bulle est portée par un ruban large.

Vase orné de feuilles. — Du fond du vase partait un jet d’eau ; tout autour du vase, à l’intérieur, sont rangées de longues feuilles dont les pointes pendent en dehors un peu recourbées. Quand le vase était plein, l’eau devait couler dans la rainure interne de la feuille, et se suspendre en gouttes à la pointe des feuilles avant de tomber à terre. Ce sont de grandes feuilles longues, de laurier ?

PÉROUSE.

cathédrale de saint-laurent.

Sur la place, devant la fontaine de Jean de Pise. C’est de là, en tournant le dos à l’église, qu’on voit le magnifique palais, d’un ragoût si franc, avec son double escalier, ses fenêtres romanes et ses murs couronnés de moucharabiehs.

Dans la sacristie un vieux tableau de l’école allemande (ou italienne ?) primitive, la Vierge assise et lisant dans un livre ; Jésus est sur ses genoux et lit aussi dans le même livre. On n’a pas assez remarqué, il me semble, l’importance du livre, au moyen âge, comme attribut de l’idée ; tout se résume dans le livre, c’est le symbole le plus élevé de la pensée humaine, et lire, par conséquent, la plus haute action de l’esprit ; sous le rapport de la représentation, l’artiste a la commodité, par là, de cacher les yeux, toujours baissés naturellement. Aux pieds de la Vierge, par terre, au premier plan, un ange est assis et pince d’une guitare ou viole dont il serre les chevilles, en prêtant l’oreille et baissant la tête de côté dans une position très attentive et très étudiée. De chaque côté de la Vierge, deux hommes : à gauche, saint Jean-Baptiste et un autre saint qui a un caleçon de feuillage et dont les genoux sont ridés, comme la peau de saint Jérôme dans la Communion de saint Jérôme du Dominiquin ; à droite, deux hommes, en chape, dont l’un tient un livre.

il cambio.

Fresques du Pérugin dans deux salles voûtées ne recevant de jour que par la porte.

Parmi les Sages de l’antiquité (première salle, paroi de gauche en entrant), à remarquer le Salomon avec une couronne à pointe ; c’est déjà du Raphaël.

Transfiguration. — Le Christ en haut, en robe pâle ; le rayonnement s’échappe ovoïdement de tout son corps ; de chaque côté, à genoux, dans une pose d’adoration, Élie et Élisée ; en bas, par terre, assis, deux apôtres ; un troisième à genoux, à droite, se détourne. Admirable tête d’expression. Tous sont blonds et avec le nimbe. Sous les pieds du Christ est écrite cette singulière légende : Bonum est non hic esse.

Sur les autres parois, des Sybilles et des guerriers.

Scènes de la vie de saint Jean-Baptiste (seconde salle). — Décollation. Au premier plan, à genoux, et sans tête, les poings l’un sur l’autre, et les coudes en dehors, saint Jean ; le sang saillit de son cou, et tombe, devant lui, devant vous, en face, au premier plan ; le bourreau, levant sa tête, la met sur le plat que tient Marianne.

Nativité de saint Jean. Sa mère est couchée dans un grand lit. Intérieur : au premier plan, femme qui lave l’enfant dans un bassin.

Marianne à table recevant la tête de saint Jean. Hérode, le sceptre à la main, est assis ; un domestique, à droite, crevés aux genoux, le poing sur la hanche, et présentant un plat ; domestique, en maillot rouge et à grande chevelure blonde, verse du vin d’une bouteille dans une autre, en se penchant, très vrai et très beau mouvement, la chevelure tombe en grande masse du côté gauche.

université.

Sur des feuilles de bronze, repoussées en dehors, travail du plus pur étrusque, Homme (casqué) et femme se donnant la main. La barbe pointue est l’arrangement artistique de la barbe égyptienne ; rien ne ressemble plus à l’art égyptien que ces deux personnages, figure, costume et action, mouvement du dessin.

Des animaux broutant. — Même observation. J’ai vu cela cent fois, à Hamada entre autres.

FLORENCE.

toscans.

Fiesole. La Vierge au tombeau. — Derrière elle rayonne le Christ, debout avec la croix dans son nimbe, comme aux mosaïques byzantines et tenant un petit Jésus dans ses bras ?? Aux quatre coins du tombeau de la Vierge, de grands candélabres d’or ; tout autour sont rangés des saints et des apôtres ; le Christ la considère, le sourire aux lèvres et étendant le bras droit vers elle. Au fond, palmiers et montagnes des deux côtés, qui encadrent l’action.

Les Christ de Fiesole ont généralement la mâchoire carrée du bas ; dans le Couronnement de la Vierge, c’est frappant ; la Vierge est ainsi du reste, et ressemble par là à son fils. S’il y avait eu, comme idéalité céleste, autant de différence entre la Vierge et Jésus et les bienheureux et bienheureuses, qu’il y a de distance entre ceux-ci et les mortels, où serait-il monté, sainte Marie ! jusqu’à vous tout à fait !

Quel homme que ce Fiesole ! quel cœur et quelle foi ! rien n’est plus propre à rendre dévot… à souhaiter ces joies, à s’y perdre l’âme d’aspiration.

Fiesole. Les Noces de la Vierge. — Le grand-prêtre, barbe et cheveux épanchés majestueusement, coiffé d’un bonnet pointu (comme ceux des derviches) avec une large bordure d’or, prend Joseph et Marie par le bras et les attire doucement l’un vers l’autre, en regardant la Vierge d’un regard attentif et indescriptible. À droite, groupe de femmes qui s’avancent en joignant les mains et dans des poses recueillies ; elles ont de grands manteaux bleus et rouges à franges d’or et des voiles transparents, elles me rappellent les femmes de Constantinople. À gauche, des hommes, mais moins beaux que les femmes.

Comme dans le tableau du Pérugin, même sujet, symbole du bâton rompu. Au fond, de ce côté, des hommes soufflant dans d’énormes trompettes.

Au fond, un mur blanc, un large et bas pot de fleurs sur le mur ; derrière le mur, un palmier doum (quoiqu’il ait un tronc unique, ce qui est inexact, mais c’en est bien sûr, aux feuilles en éventail de carton), un palmier, deux autres arbres.

La maison est en bois, on y monte par un escalier droit à plusieurs marches, balcon circulaire comme à un chalet. Les panneaux de la maison, au rez-de-chaussée et au premier étage (on n’en voit pas davantage), sont peints de marbre rose avec des veines, à moins que ce ne soient des panneaux de bois précieux.

Fiesole. Le Couronnement de la Vierge, sur cuivre. — Des lignes, enlevées au burin sur la plaque, font des rayons dans lesquels se perdent en bas, au premier plan, deux anges qui jouent du violon et de l’orgue ; les nimbes des bienheureux sont réservés sur la plaque, et tracés au poinçon entre les couleurs des vêtements et des têtes ; de petites entailles, plus profondes et rondes, semblent indiquer qu’ils étaient destinés à être incrustés de pierres précieuses.

Tout en haut, au milieu, assis, Jésus et la Vierge. Jésus rassure le nimbe, ou le place sur la tête de sa mère ; leurs pieds reposent sur des édredons de nuages bleus. De chaque côté, entassement d’anges jouant du clairon et d’immenses trompettes, minces, évasées du bout, et de couleur noire ; devant cette cour, en avant du couple céleste, de chaque côté, deux grands anges aux longues ailes, minces, fulgurantes, qui ont l’air d’introduire la cour. À gauche, foule d’hommes ; à droite, de femmes et d’hommes ; en bas, au premier plan, vus de dos et noyés dans les rayons qui descendent du Christ et de la Vierge sur eux, deux anges musiciens, et deux autres plus en avant, qui encensent.

À remarquer parmi la foule des hommes, à gauche, la figure d’un évêque, de face, portant la croix en relief sur le cuivre (repoussé) ; un autre évêque en manteau bleu, vu de profil. Ce sont de belles mitres d’évêque, de belles chevelures douces, blondes ou blanches, quelques-unes brunes mais rares ; pas de femmes autrement que blondes.

Au deuxième plan, à gauche, et formant bordure, tête de femme avec une coiffure de fleurs dans ses cheveux blonds retroussés sur le front ; de son oreille pend une chaînette d’or qui tient à son bout une perle. Profil d’une religieuse coiffée d’un voile bleu étoilé d’étoiles d’or, sa joue et le menton voilés d’une mousseline.

Christofano Allori. Madeleine couchée et lisant. — Une tête de mort à côté d’elle : c’est exactement le même tableau que celui du Corrège ; au lieu d’être une grotte, l’entourage est la campagne ; la peinture ici est plus dure.

Christofano Allori. Judith tenant la tête d’Holopherne. — Une servante à côté. Admirable petite toile.

Elle est nu-tête, en robe jaune ; la servante, par derrière, à droite, se penche, une draperie sur la tête ; physionomie travaillée, creusée, peinte comme dans l’école flamande.

La Judith est bien belle, paupières épaisses, visage plein de volupté et de hardiesse.

Léonard de Vinci. Tête de la Méduse coupée. — À côté, deux crapauds. Fort belle étude de vipères (coiffure de la tête), les écailles sont rudes, on sent le froid de la peau.

Mazaccio. Un portrait de vieillard ridé, sur toile, avec un petit bonnet. Grande expression de ressemblance.

Artémise Lomi. Judith égorgeant Holopherne. — C’est le même tableau qui est à Naples sous le nom du Caravaggio.

Mariotto Albertinelli. La Visitation de sainte Élisabeth. — Il n’y a que sainte Élisabeth et la Vierge dans le tableau, qui en est plein ; c’est de la plus grande peinture.

Élisabeth arrive et se penche vers la Vierge en lui parlant bas, elle porte sa main gauche sur le bras droit de la Vierge, elles se serrent les mains ; le haut du visage de sainte Élisabeth est dans l’ombre portée sur elle par le visage de la Vierge. La Vierge est en rouge, couverte d’un manteau bleu ; Élisabeth en vert, couverte par le bas d’une draperie jaune ; elles sont sous une architecture à petits piliers Renaissance rehaussés d’arabesques ; fleurs sous leurs pieds.

André del Sarto. Son portrait, jusqu’au buste. — Fort beau. Robe grise, chaperon noir, cheveux brun roux, nez fort, bouche dessinée, yeux cernés et noirs, la physionomie ardente et attentive.

Ridolphi Ghirlandajo. Translation du corps de saint Zénobe porté à la cathédrale. — Éclat gras de la couleur, aucune idéalité, au sens raphaëlesque du mot ; les têtes sont surtout expressives. Grande manière de peindre, vraie et forte.

Georges Vasari. Portrait de Laurent de Médicis. — Assis, en robe verte à fourrure tachetée aux parements ; le visage est maigre, le nez bombé, la mâchoire inférieure carrée et avancée, un peu en gueule de singe ; le nez creusé en dedans, fin et relevé du bout ; le front bombé, le teint général bistré, pas de barbe ; mains grandes, maigres et vigoureuses, très étudiées.

Alexandre Allori. Le Sacrifice d’Isaac. — Curieux pour la composition. D’abord, en commençant par la gauche, on voit dans le fond une maisonnette. Scène rustique : 1o  Isaac et Abraham se mettent en marche ; 2o  plus près de nous, Isaac fait le paquet de bois, l’âne est là ; 3o  au premier plan, nous voyons l’âne chargé des provisions, un chien qui fouille dans un panier à terre et deux hommes qui dorment sur l’herbe ; 4o  Isaac et Abraham sont en marche.

(Comme dimension, nous sommes ici au sujet principal de la toile, Isaac porte le bois et Abraham un brandon allumé. Belle draperie rouge et jaune d’Abraham, étude d’anatomie et de couleur, surtout dans les bras nus.)

5o  Au haut de la montagne, Isaac sur le bûcher, et l’ange qui arrive ; 6o  même motif répété plus loin dans le fond à droite, mais il n’y a dans la pensée de l’auteur évidemment de principal que la montée et le bûcher.

Tout ce qui précède est sur un plan plus reculé, comme un lointain au sujet, comme un précédent à l’action ; mais pourquoi avoir répété deux fois la scène du bûcher avec l’ange qui arrive ?

Quelque chose de gêné dans l’exécution de tout ce tableau, cet art n’est pas encore arrivé à la liberté de sa forme.

salle du baroccio.

Rubens. Une bacchanale. — Un Silène nu est assis sur une barrique ; entre le bois et sa fesse, un drap de velours brun ; il tend une coupe que remplit une Bacchante assise près de lui. De la coupe un peu inclinée coule le vin blanc ; un petit Faune se renverse la tête en arrière pour boire ; de l’autre côté, un vieux Faune, cornu et chauve, boit à même le goulot d’un vaste flacon, et au premier plan, devant la barrique, un petit enfant, relevant sa chemise et tendant son ventre en avant, pisse ; le jet d’urine troue la terre.

De l’autre côté, un lion est couché sur le flanc, mâchant des raisins dont le jus découle de sa gueule ; sur lui est posé le pied du Silène.

La Bacchante est blonde, d’un blond blanc vert, à cause du reflet des feuillages ; son bras, sa tête, sa chevelure, la coupe en verre du Silène, et le vin qu’elle verse, tout cela est à peu de chose près du même ton, c’est de la lumière qui se joue là dedans. Le sein de la Bacchante, rond et pesant, est sorti de sa robe rouge dans le mouvement qu’elle fait en levant le bras pour verser ; sa bouche est petite, rose, ouverte ; son nez assez fin, pointu, aux narines très remontées.

Dans les plis des ombres des chairs du Silène, tons ardoise ; aux endroits lumineux, tons de brique ; c’est là de l’admirable viande, de la graisse ferme et en pelote serrée sous la peau.

La tête renversée du Faune qui boit, vue en raccourci par derrière (celle du petit Faune l’est de profil), est en plein frappée du soleil. Admirable cambrure crâne de l’enfant qui pisse.

Tableau dont on ne peut se détacher et qui attire à soi chaque fois qu’on veut sortir de la salle.

Carlo Dolci. La sainte Marie-Madeleine. — Tenant une urne ou un vase de baume sur son cœur. Est une chose ennuyeuse et prétentieuse, quoique la tête indépendamment soit belle ; mais cette femme, pressant avec amour un pot, ça semble niais.

Rubens. Portrait d’Hélène Fourment, sa seconde femme. — Elle tient un fil de perles dans la main, elle a autour du cou un petit collier de perles, une grande collerette blanche empesée remonte derrière elle ; corsage et manches jaunes à crevés ; chevelure très blonde, sans prétention ; des yeux noirs ou du moins brun très foncé, ce qui contraste avec ce teint si blanc et si rose et ces cheveux si blonds. Les sourcils, quoique blonds, suffisamment fournis et très dessinés ; fossettes au menton et aux joues ; visage ovale, nez mignon et pointu (Rubens aimait les nez pointus). Dans sa chevelure, deux petites fleurs blanches et une rouge.

Fort beau portrait.

Sassoferrato. Vierge voilée de bleu, la tête penchée sur l’épaule et joignant les mains. — Fort beau, ça me semble moins blanc que les Sassoferrato ordinaires.

école allemande ou flamande.

Nicolas Frumenti. Lazare ressuscitant ; Marthe aux pieds de Jésus ; Madeleine lavant les pieds de Notre-Seigneur, triptyque. — Lazare sort de son tombeau, les mains jointes et attachées ; l’homme (en pourpoint jaune, chauve et barbu) qui le lève, les lui détache. Lazare est maigre, presque un squelette déjà et tourne les yeux vers le Christ debout. De face près du Christ, un homme qui lit dans un livre comme s’il faisait des exorcismes ; à gauche, une femme (la Vierge sans doute, à son nimbe) éplorée se met un mouchoir sur la bouche. À droite, un homme debout, en riche pourpoint brodé ; sur son bras un bracelet (en dessus) d’or incrusté de pierreries et d’où pendent de longues franges ; il est coiffé d’une sorte de haut bonnet pointu, autour duquel passe une écharpe blanche nouée, qui devait pendre très bas et dont il prend un bout pour se boucher le nez ; ses cuisses et ses jambes sont enfermées dans un maillot rouge très collant, souliers à la poulaine très pointus ; sa main gauche, vue en dedans par le spectateur et tournée la face externe contre la hanche, est passée jusqu’au pouce dans la ceinture qui tient son poignard, dont on voit seulement le pommeau ; il fait la grimace.

À droite, Madeleine lavant les pieds. Jésus est au bout de la table ; en bas, Madeleine doucement lui lave les pieds, la main gauche portant délicatement le pied et la droite le caressant ; elle est en pleurs. Près du Christ, le même homme en pourpoint jaune, chauve et barbu, coupe du pain et regarde de travers le Christ ; plus loin, homme debout, en rouge, qui boit dans un verre ; à gauche, près du Christ, homme debout, en vert (c’est le disciple avare, qui désigne la Madeleine du doigt et fait une grimace) ; sur la table, des côtelettes.

Expressions basses et bourgeoises des figures. Très fort, scènes profondément senties. Le parfum est contenu dans un petit gobelet long.

Francesco Frank. Un Triomphe de Neptune. — Neptune et Vénus au milieu, sur un char, coquille traînée par des chevaux marins. Vénus a les jambes prises dans un filet qui descend jusqu’aux doigts (sorte de mitaine pour les jambes) ; chaussure héroïque des femmes, que j’ai déjà remarquée ailleurs.

Les Néréides portent des bâtons en croix, au bout pendent des poissons ; sous un rocher plus loin, une tablée ; au fond, un volcan ou du feu sur une montagne. Bleu foncé de la mer et du ciel.

Peinture animée, belles femmes mouvementées, dans l’eau.

Holbein. Portrait de François Ier armé, à cheval, petite toile. — Il tient le sceptre et est coiffé d’une toque. Cheval blanc, noir aux jambes, crinière peignée et égalisée (imitant l’effet d’une chevelure), un mors effroyable, bride et caparaçon rose vif ; sur la tête du cheval, bouquet de plumes jaunes, vertes et rose pâle ; le caparaçon couvre toute la croupe et de longs cordons, terminés par des glands, pendent jusqu’aux jarrets, à la façon des hordges du dromadaire.

Le roi est enfermé dans une riche armure d’acier ciselée d’or, et engravée de sujets ; la genouillère est formée par un masque, l’arçon de la selle est très haut et creusé de façon à pouvoir prendre les cuisses en cas de chute.

Ugue van des Goes de Bruges. La Vierge, le Bamhino, sainte Catherine à genoux et une autre femme. — Les cheveux des deux femmes sont, sur le front, rasés, ou du moins tellement rejetés en arrière qu’on n’en voit mèche ; la femme à gauche, qui présente une pomme au Bambino, a une belle chevelure épandue, couleur blond roux, de même ton que sa robe. Sous sa couronne d’or est pris un voile empesé, gaze mince et raide, qui s’avance carrément en forme d’auvent et laisse à travers sa transparence voir à nu son crâne ; il en est ainsi pour la femme de droite qui tient un livre, on ne lui voit aucun cheveu ; sur le côté droit de la tête elle a une sorte de calotte d’or très dur, posée sur l’oreille, c’est-à-dire tenue entre l’oreille et la tête. Cette calotte (qui semble formée de la réunion de plusieurs bandes concentriques) est dure, lourde et garnie de pierreries. Sur son casaquin de velours vert elle porte au bras gauche un bracelet incrusté de pierres précieuses, d’où pendent de longues franges d’or jusqu’au coude ; de dessous ces franges, sort la manche.

Mierris. Intérieur. — Femme debout, en robe de satin blanc, tenant une guitare sous le bras ; un jeune garçon présentant un plateau ; femme en casaquin de velours violet garni de fourrure blanche et buvant dans un verre. Derrière, homme debout, tenant le manche d’un gros instrument. Sur une table, fruits, un singe qui mange, bouteille à flacon d’or avec une chaînette. Du plafond pend un Amour suspendu par un fil.

Chef-d’œuvre du genre, comme dirait le catalogue !

galerie du palais pitti.

Parmesan. La Vierge au long col. — Non seulement le col est long, mais le grand Bambino qu’elle porte sur ses genoux. La femme de gauche, qui porte une buire : style de la jambe maniéré, la jambe fait arc et est très contournée. Les têtes sont charmantes, comme toutes celles du Parmesan ; ton des chevelures blond gris. La Vierge a une robe grise ; par-dessus, un manteau vert. Dans le fond, trois colonnes et un homme qui déroule un rouleau.

Giorgione. Un concert de musique, grand tableau de chevalet. — Trois personnages. Au milieu, un homme joue du clavecin et détourne la tête, l’œil est ouvert et interrogateur, il a peu de cheveux et est habillé de noir ; à gauche, jeune homme en jaune, toque à plume blanche ; à droite, homme en pèlerine ecclésiastique, chemise plissée en dessous, tient le manche d’une basse et met la main droite sur l’épaule du musicien. Admirable tête du musicien, réalité exacte.

Guide. Cléopâtre se tuant. — Elle a le coude posé sur des coussins bleus, et tient l’aspic par le bout des doigts comme une lancette ; à côté est le panier de figues. De la main droite elle retient sa chemise sur le creux de l’estomac. Blanc, joli, caressé, agréable, on ne peut plus embêtant.

Raphaël. Portrait de Thomas Feda Inghirani. — En rouge, toque rouge, il écrit, œil blanc, de travers.

Michel-Ange. Les Trois Parques (Jupiter). — Trois vieilles femmes : celle de gauche lient les ciseaux et interroge du regard celle qui file à la quenouille, lui demandant s’il est temps de couper, il est impossible de voir quelque chose de plus expressif ; la troisième regarde les deux autres, la bouche ouverte.

Peinture d’un ton gris, cela sent la fresque.

Rubens. Nymphes attaquées par des Satyres, avec un paysage au fond, largement fait. Grande toile pleine de mouvement.

Allori. Judith tenant la tête d’Holopherne à la main, est le même en grand que le petit qui est aux Offices.

Van Dyck. Portrait du cardinal Bentivoglio. — En pied, assis, chauve et carré du haut de la tête, pointu du bas ; mâchoire étroite, figure fine d’une grande distinction et très spirituelle ; il y a à côté :

Rubens. Son portrait avec deux autres hommes. — Livres et papiers sur une table recouverte d’un tapis ; un chien ; buste de Sénèque dans une niche, avec des tulipes.

Titien. Portrait de Cornaro. — Comme ça écrase et le Rubens et le Van Dyck, qui seraient d’admirables toiles, placées ailleurs !

Vieillard chauve, à petite barbe blanche rare, teint animé en dessous, maigre, pas de dents, vêtu de noir.

Guide. Saint Pierre en larmes entendant le coq chanter. — Composition absurde et d’une sentimentalité ridicule. Il est posé sur le genou gauche et écarte les bras en levant la tête de côté et pleurant, le col tendu. Draperie jaune sur son vêtement vert. Dans un coin, le coq.

Rembrandt. Son portrait, jeune. — De face, toque noire, hausse-col de fer, manteau et chaîne d’or par-dessus, figure hardie et attirante. Très belle toile, mais quelle différence comme peinture et intensité morale avec son portrait vieux, à Naples !

Salvator Rosa. La Conjuration de Catilina. — Au premier plan, deux hommes se donnent la main. Clair-obscur général, la lumière éclaire vivement le bras de l’homme (de droite) qui tient une coupe ; ce bras a une cotte de mailles et sur la cotte de mailles une chemise ; un manteau terre de Sienne par-dessus son armure. Figure ardente et animée. Les autres conjurés sont dans le fond.

Titien. — La maîtresse du Titien. Robe bleue à broderies, manches violettes, collier et chaîne d’or, boucles d’oreilles d’or en corail et en perles, cheveux roux avec des yeux noirs, sourcils très soigneusement arqués, figure raide, tenue gothique et empesée. Tableau de caractère, mais d’une exécution médiocre relativement au Titien. Quelle différence avec le portrait de Cornaro !

Botticelli. — La Belle Simonette. — Tout à fait de profil, maigre et mince, robe couleur purée de lentilles ; ses mains, ou plutôt sa main est dans sa poche ; le col, excessivement long et mignon, est relevé d’un cordonnet noir qui coule dessus ; les cheveux, sur le derrière de la tête, sont pris dans une coiffe blanche, une mèche se détache naturellement de son bandeau blond gris pâle. Profil calme et d’une douceur charmante, œil tranquille, très ouvert.

Toile d’un grand ragoût.

Salvator Rosa. La Forêt des philosophes, paysage !!! La Paix brûlant les armes de Mars. — À droite, massif d’arbres rose tabac, qui vont s’abaissant en perspective vers le fond et s’éclaircissant de ton à mesure qu’ils s’éloignent ; au pied de cette ligne d’arbres, de l’eau.

Au premier plan, à gauche, un grand arbre et un autre plus petit ; au pied du grand arbre, la Paix brûle les armes de Mars.

tribune.

André del Sarto. Sainte Famille. — La Vierge au milieu, debout sur une sorte d’autel votif, portant le Bambino sur son bras droit ; à ses côtés, plus bas, un moine en gris portant une croix, et une femme en rouge portant un livre ; des deux côtés du piédestal sur lequel est la Vierge, des enfants ailés. La chevelure des deux femmes est rouge brun. La Vierge, vêtue en robe rouge, retient sur sa cuisse gauche une draperie verte avec un livre appuyé dessus par la tranche ; sur la poitrine et le bras, passe une draperie jaune ; sur sa tête, un voile blanc tombant sur l’épaule gauche. Sa main droite est sous la fesse du Bambino, qui appuie son pied droit sur le haut de sa cuisse et qui, portant la main et le bras à son col sur lequel il s’écore, s’efforce de monter jusqu’à elle.

Ici, le besoin artistique du mouvement fait de la représentation de Dieu un sujet dramatique. Se fût-on permis cela au moyen âge ? le Bambino m’y semble toujours immuable. Le sens profondément religieux de l’enfant. Dieu assis dans les bras de sa mère, sans bouger, comme vérité éternelle, fait place ici au sentiment de la vie et du vrai humain ; la religion perd, l’art empiète. Le Bambino en mouvement se trouve dans le tableau suivant.

Raphaël. Le Bambino, saint Jean-Baptiste enfant, et la Vierge. — Ici seulement la main de la Vierge (assise) est sur l’épaule du Bambino, pour l’aider à monter ; à ses pieds le petit saint Jean, avec la peau autour des reins, va s’agenouiller devant eux, et leur montre la légende sur une banderole enroulée. Le bout du pied de la Vierge dépasse de sa draperie verte. La main et le bras gauches du Bambino sont étendus sur le col de sa mère pour monter jusqu’à son visage.

Raphaël. La Vierge au chardonneret. — Saint Jean-Baptiste enfant (couvert de la peau avec une petite tasse accrochée à la ceinture de corde de sa peau) présente un chardonneret à Jésus-Christ debout entre les genoux de sa mère ; son pauvre petit charmant corps est tourné vers saint Jean, qu’il regarde d’un œil mélancolique, tandis que la tête de saint Jean, au contraire, est très vive, très animée et joyeuse sous sa chevelure frisée (dans le même système à peu près que le buste d’Othon). La Vierge, tenant un livre de la main gauche, regarde saint Jean avec de longues paupières baissées. Raccourci du profil de sa main appuyée sur l’épaule et vue du spectateur, de face, par le bout des doigts.

Les cheveux du Bambino sont rares et plats, laissant ses tempes plus à découvert, ce qui ajoute encore à l’expression profondément pensive de la physionomie, et en fait, avec le regard, quelque chose de profondément mûr sous ses traits jeunes. Sur le bas de son ventre, entre le pubis et le nombril, une petite bande de mousseline. Son pied droit (le genou est fléchi en dedans) est appuyé sur le pied de sa mère.

Pour fond, des arbres grêles à la Pérugin, des terrains verdâtres, un pont, un bois, des montagnes. La Vierge est en robe rouge et en manteau vert.

Raphaël. Saint Jean dans le désert. — Tout nu, assis de face, montrant la croix (3e manière).

Raphaël a peut-être atteint l’apogée de sa force dans sa seconde manière, c’est là qu’il est tout à fait lui et me paraît avoir l’individualité la plus tranchée ; pour les tableaux de chevalet du moins, cela me paraît incontestable.

Cette toile est d’un effet désagréable ; la musculature du bras droit est très étudiée ; le talon du pied droit est appuyé sur une pierre, le bout du pied levé. Une peau de léopard sur le bras gauche, le flanc et la cuisse droite. Recherche d’animation dans la figure, teinte d’un blanc brillant et mort tout à la fois : c’est d’une école française fort ennuyeuse, les peintres de l’Empire devaient regarder ce tableau comme le prototype de la peinture.

Michel-Ange. Sainte Famille. — A l’air de loin d’une peinture de Boticelli, comme ton. La Vierge se retourne pour donner le Bambino à saint Joseph, elle est agenouillée et couchée sur ses jambes ; elle se retourne vue de trois quarts, et le Bambino, appuyant ses deux mains sur la tête de sa mère, met son pied droit sur son bras.

Dans le fond, académies d’hommes tout nus, inutiles, appuyés sur une sorte de parapet ; on dirait qu’ils sortent du bain, un groupe de deux à gauche, de trois à droite. La Vierge, comme traits, est vraiment plutôt laide.

La Vierge est en robe violet clair, blanchi par les places de lumière aux saillances ; par le bas une draperie verte et bleue. Même observation pour la draperie rouge de saint Joseph. Effet cru.

Lucas Cranach. Ève. — La même femme que la Vénus du palais Borghèse, que je préfère du reste ; elle est ici nu-tête ; de sa main gauche contournée sur la hanche, elle tient une branche de feuillage, qui cache le pudendum ; à la main droite elle tient une pomme. Sa chevelure blonde a la plus grande masse épanchée sur l’épaule droite.

VOYAGE À CARTHAGE
DU 12 AVRIL AU 12 JUIN 1858


VOYAGE À CARTHAGE[26]

DU 12 AVRIL AU 12 JUIN 1858.

Lundi 12 avril 1858.


Mélanie a été me chercher un fiacre, Foulogne sonne. — Au chemin de fer, marin ; mes trois compagnons, bêtes de nullité : 1o  blond, à pointe ; 2o  vieux mastoc, blanc, collet de fourrure à son manteau ; 3o  monsieur bien ; étant « du Nord » et s’occupant d’agriculture, il disserte sur les huiles. — La nuit est belle et les étoiles brillent, je fume et refume en retournant en moi toutes mes vieilleries.

À Lyon, la place où la statue de Niewerkerke déshonore l’univers. — Un barbier au coin de la rue. — Je lis : Café du Monument.

Je m’empiffre à Valence, avec rapidité et délices. — Ma joie de voir des montagnes et le Midi.

À Avignon, des sorbets à la glace. — Mes trois compagnons se sont changés en trois autres plus supportables. — Grand étang à droite, bastide,

Marseille. — La mer bleue ! — Omnibus : deux vieilles dames. — Chez Parrocel, tout est plein pour le maréchal Castellane ; on me loge tout en haut, dans une petite chambre. — Télégraphe. — Bureau des paquebots. — Je me bourre de bouillabaisse et je vais au café : amateurs marseillais jouant aux dominos.

Le lendemain mercredi, bain. La maîtresse des bains a mal aux yeux comme moi. — Je cherche et je retrouve l’Hôtel de la Darse ; le rez-de-chaussée, ancien salon, est un bazar maintenant ; c’est le même papier au premier !

Visite à bord de l’Hermus, dans le port neuf. — Jardin zoologique délicieux ; des montagnes (de Saint-Loup) brunes et sèches, couvertes d’un glacis bleu ; une cascade tombe et babille pendant qu’un lion rugit doux comme une pompe ; des paons sur des arbres ; un paon blanc. C’est un endroit délicieux. — Soir, café.

Jeudi. — Promenade au musée. — Re-visite à l’Hôtel de la Darse. — Les rues du vieux Marseille. — Un débit de tabac où l’on ne connaît pas les londrès. — Place du Puget. — Un agent de police engueulant un marchand de rubans. — Les murs des maisons s’effritent. — Rues en pentes !! — Maison meublée tenue par X. — Les femmes petites, noires, en cheveux, évidemment le type italo-arabe ; pas une ne m’accoste, même de l’œil. Quel bel éloge de la police !…

Un verre de malaga dans le Chalet. — Promenade au Prado pour aller demander une table à Courty, mais je ne retrouve pas Courty ; course qui n’en finit, c’est un quartier triste ; forcé, un fiacre me conduit au bout, où je reconnais la place pour être venu avec le père Cauvière.

Retour à l’hôtel. — M. Touraide ou Touraine, avocat d’Aix, tout blanc, un père Lormier passé à la mélasse, met son bonnet de velours pour dîner ; son épouse le regarde. C’est un avocat d’Aix que les cors aux pieds préoccupent vivement : « Mes bottes… » et la femme idem : « Je ne peux mettre que de vieilles bottines ». — Le soir, Gymnase-Dramatique, où l’on chante diverses romances. L’odeur des latrines est tellement forte que je m’enfuis.

Vendredi midi, embarquement : beaucoup de troupiers, des émigrants pêle-mêle sur le pont ; tout cela se calme, le vent fraîchit, on disparaît dans ses cabines. Jamais je n’ai vu de personnel plus insignifiant ni plus taciturne. (Je n’ai pas depuis huit jours échangé dix paroles.) Le navire roule, engourdissement et mal de tête. Le soir, la lune se lève, mince et recourbée comme le patin d’une Chinoise ; il fait froid, je rentre me coucher.

Toute la journée du samedi, malaise et engourdissement, sans maux de cœur ; je dîne dans ma cabine, couché. L’ancien remède indiqué par le père Borelli (du Nil), du pain frotté d’ail, m’a réussi, et, le soir, je prends le thé tout seul. J’entends, la nuit, les dégueulades de mes compagnons.

À 5 heures, dimanche, je monte sur le pont, la terre d’Afrique est devant moi. À droite, montagnes noires, de médiocre hauteur ; la mer foncée, marmora ponti est une expression réaliste. On ne sait pas très bien où est Stora. — Un petit officier de cavalerie ressemble un peu à Pendarès. Une femme de chambre sylphide, avec un œil à demi clos, a été dans l’Inde : chapeau de soie puce, éreinté. Les émigrants sont toujours sous le capot, pêle-mêle ; les troupiers enveloppés dans de grandes couvertures grises, comme des cadavres. Le navire se balance et balance tout cela monstrueusement. Un Russe, grande redingote (M. Suc), très malade, l’air rébarbaratif ; son compagnon, grand, blond, un peu sot, répète : « Les hommes forts sont plus malades, tandis que les faibles supportent mieux ; ainsi, moi. » Mais la plus belle balle, c’est un bourgeois hideux, le Ferrand des Mystères de Paris, cravate blanche, habits noirs fripés, chapeau blanc très haut et défoncé ; couturé de petite vérole. Une destinée ignoble est gravée là : il a fait tous les métiers et il doit être ou maître d’école ou pharmacien ; il tire de sa poche un grand portefeuille.

Débarqué dans une barque maltaise qui est de Naples ; l’homme qui la conduit a de gros favoris, nez de vautour, il sourit ; ses cheveux noirs sont par petites mèches, comme des paquets de ficelles goudronnées.

Hôtel des Colonies. — Télégraphe, une mosquée à droite. Pour y aller, « Maison de la porte de fer » avec 2 pots au premier qui contiennent des fleurs, m’a l’air d’un b..... — Des Arabes couverts de grands linges grisâtres ; un, surtout, un vieux, chassant un âne qui porte des fagots.

La rue principale a des arcades genre rue de Rivoli ; des Arabes jouent des couteaux au tourniquet, beaucoup de cafés, café Defoy sur la place, en vue de la mer. — Deux petits rochers à l’entrée du golfe. — L’Hermus est en face de moi, devant Stora ; à gauche, sur les rochers, la route de Stora à Philippeville ; sous ma fenêtre, allant à droite, un chemin. La mer est toute bleue, des cormorans jouent dans l’air. J’ai pris une bouteille de limonade gazeuse sur la terrasse de l’Hôtel des Colonies, au rez-de-chaussée.

Philippeville est bâtie dans une espèce de ravin qui descend vers la mer.

Dimanche, 4 heures et demie du soir.

Philippeville. — En regardant la mer, au fond, un bout de la montagne ; rocher et, à droite, deux casernes. La ville au milieu. En bas, maisons à toits en tuiles, elles sont blanches et toutes modernes. Je suis sous la mosquée qui est bâtie sur le versant droit (tournant le dos à la mer) ; j’ai passé par la rue de Kébir : roses, nopals, petites fleurs bleues.

En regardant la vallée, on a : à gauche, montagne ; à droite, idem qui la rejoint ; très vert, avec des bouquets plus foncés, taches d’or par places. Le mur des fortifications est devant moi.

Rencontré trois religieuses et des enfants qui faisaient s’envoler des écouffles. — Il y a devant la mosquée où je suis beaucoup d’herbes, des oiseaux crient dans les créneaux de la mosquée ; en face de moi, derrière une quatrième caserne, une grande meule de foin ; çà et là un bouquet de genêts. Le ciel bleu pâle.

À mon second séjour à Philippeville, le soir, baraques de saltimbanques ; vue des hauteurs, de la même place. — Deux espèces de nains, parmi les ruines, recueillis dans le théâtre, trapus, têtes énormes, vêtements striés ; — travail évidemment punique.

Constantine. — Parti le soir, dimanche, sur la banquette. Il y a derrière moi deux Maltais, un spahi et un Provençal ou Italien. La voiture craque et gargouille comme un ventre trop plein. Ces animaux, derrière moi, puent et gueulent ; le Provençal veut blaguer le spahi, qui rit en arabe ; les Maltais hurlent ; tout cela n’a aucun sens qu’un excès de gaieté. Quelles odeurs ! quelle société ! « Macache ! macache ! » À ma droite, un petit monsieur tout en velours, entrepreneur de toute espèce de choses, assurances, terrains, etc. Il a été spahi.

La route est bordée de saules, les montagnes sont basses, cela ressemble au centre de la France ; la poussière obscurcit la lumière des lanternes, il fait très chaud, j’ai mal aux yeux. En montant à pied une côte, mon voisin me montre une place où il a, une nuit, en p...ant ainsi avec d’autres voyageurs, aperçu trois lions, couchés tranquillement ; le pays en est plein.

Au milieu de la nuit, nous nous sommes arrêtés dans un village. Auberge comme en Italie : grande salle nue, au premier au fond d’un corridor ; une longue table, des hommes qui dorment, un comptoir et des tonneaux. On entre dans une écurie ; escalier droit. Les auberges, qui sont pleines, ont l’air d’abord désertes.

Aperçu un incendie sur la droite ; de temps à autre, des files de charrettes dételées et stationnant dans les villages ; les ponts sont plus étroits que le chemin.

La végétation diminue, les montagnes grandissent, nous montons toujours. Elles sont d’un vert épinard à ma gauche ; celles de l’horizon, grises par le sommet.

On commence à descendre. De pauvres Arabes couverts de haillons (pas une femme) chassent des ânes couverts de branches avec leurs feuilles ; des jardins au bord de la route, des roses, un palmier, mais vilain ; une chèvre jaune et sans cornes broute sur une pente à droite ; troupeaux de chèvres.

Les montagnes du fond s’accumulent les unes derrière les autres. On tourne sur la gauche pour gagner Constantine et l’on monte, à pied. Interminable ascension. Un de nos compagnons (un horloger), horriblement pied bot, monte avec sa béquille.

Sous les remparts de Constantine, place grise, en pente, couverte d’Arabes. Leurs cahutes, en forme de loges à chien, ont un toit (ce qui les différencie de celles des fellahs) ; elles sont en pierres et en boue, hautes de trois et quatre pieds. Le terrain est très en pente, les hommes font de longues masses blanc sale flottant ; ce qu’il y a de plus brun, ce sont les visages, les bras et les jambes, cela est d’une pauvreté et d’une malédiction supérieures : ça sent le paria. Ce sont d’anciens habitants rejetés hors la ville.

On entre par la place d’Armes. — Zouaves faisant l’exercice. — En face, la pyramide du général Damrémont. — Des garçons d’hôtel vous assaillent. — Hôtel du Palais.

M. Vignard, chef du bureau arabe. — Des décombres devant la porte, entrée par des petits couloirs à porte basse, patio, colonnes, murs blanchis à la chaux. Son salon donne sur le marché par où je suis venu et la montée qui mène à Constantine.

Visite chez le pharmacien, le Dr Reboulot, élève de J. Cloquet. — Le secrétaire de M. Vignard, Salah-bey, petit-fils du bey de Constantine, grand jeune homme pâle, à tournure distinguée et un peu molle ; il a pris une seconde femme et s’échigne dessus. Il me mène dans les bazars, lesquels me rappellent ceux de la Haute-Égypte : tous les hommes en blanc, à figure brune ; je sens (je re-sens) cette bonne odeur d’Orient qui m’arrive dans des bouffées de vent chaud.

Visite à trois mosquées : elles sont fraîches, les tapis alternent avec des nattes. Dans l’une, un homme accroupi écrit à un petit pupitre, à côté du tombeau d’un marabout ; dans une autre, des figuiers dans la cour abritent des tombes. À la mosquée de Sid-el-Kitam, Salah-bey me montre celle de son grand-père. Il y en a quelques autres ; dans un compartiment entouré de grilles en bois, tombe d’une femme entourée de voiles verts et jaunes : c’est là que dort une de ses aïeules, une vierge mystique, qui n’a jamais voulu se marier et qui est devenue maraboute ; deux hommes dorment au pied.

Salah-bey me conduit jusqu’aux bords du Rummel, près des débris du pont d’Elcantara.

Retour chez M. Vignard. — Promenade à cheval. Il me montre, en descendant, trois gaillards grêles et étranges : ce sont des mangeurs de haschisch, chasseurs de porcs-épics ; quand ils en ont pris un, ils font un grand dîner. Ces mêmes hommes prennent les hyènes vivantes, les amènent à Constantine et les lâchent à leurs chiens. Pour prendre une hyène, ils vont à sa caverne, bouchent l’ouverture avec des toiles, et y laissent un trou. Ils poussent une sorte de zagarit, l’hyène vient au bord, le chasseur lui parle : « Tu es jolie, on te peindra de henné, on te donnera un mari, des colliers, etc. ». L’hyène s’avance, l’homme passe sa main enduite de bouse de vache : cette graisse, dont il frotte la patte de l’hyène, plaît à cet animal ; on y passe un nœud coulant. Alors les autres chasseurs, placés derrière, tirent à eux et la bâillonnent.

Nous mettons pied à terre, on contourne le rocher sur un petit sentier bordé d’un parapet, et l’on entre dans le Rummel. Cascades, peu d’eau au fond du torrent, énormes, à pic, couleur rouge, des trous d’oiseau ; des gypaètes tournoient dans l’air. — Une arche naturelle, elle a bien de hauteur deux cents pieds (c’est par là que des gens de Constantine, lors de la prise de la ville, sont descendus au bout d’une corde ; quant au bey, le tableau de Court est faux : il était dans l’intérieur), puis une sorte de tunnel ; en continuant, on arrive au pont d’Elkantara.

Le Rummel me rappelle Gavarnie et Saint-Saba, c’est dans le goût. Quelquefois le rocher s’élargit en manière de cirque, c’est un endroit féerique et satanique. Je pense à Jugurtha, ça lui ressemble. Constantine, du reste, est une vraie ville, au sens antique, un acros, αστυ.

Légende : un nègre et un Romain se trouvaient au passage d’une rivière en même temps qu’une jeune fille ; le Romain avait un cheval. Contestation pour passer la fille afin d’en jouir, elle se défend. Le Romain lui prête son cheval et elle passe seule ; ils passent ensuite tous les deux, et, là, la bataille commence entre eux à qui l’aura. Le nègre est tué, la jeune fille, au moment d’être ...... est changée en rocher et les deux hommes en deux rivières, le Rummel et le X…, condamnés perpétuellement à tourner autour d’elle et à lui baiser les pieds.

Dîner avec le directeur des postes et trois autres messieurs. — Ils connaissent la Bovary !

Nuit affreuse en diligence.

Arrivée à Philippeville à 6 heures ; au lit jusqu’à 3.

Visité le jardin de M. Nobels, en vue de la mer. Rosiers en fleurs embaument. Une mosaïque, trouvée sur place, représente deux femmes, l’une assise et conduisant un monstre marin à bec d’aigle ; une autre assise et conduisant un cheval, des iris entre les oreilles font des flammes rouges ; une troisième danseuse, avec des anneaux aux chevilles, pieds et jambes remarquables de forme et de mouvement, la droite sur la gauche ; le champ est semé de poissons. Le nègre jardinier qui m’a conduit va m’emplir un arrosoir et asperge la mosaïque pour me la faire voir. Je suis pris de tendresse dans ce jardin ! Le temps est brumeux, les soldats de la terrasse en face jouent des fanfares.

Difficulté pour avoir une voiture ; la mer est mauvaise, toutes les barques parties. — Cabriolet que je mène.

Départ de Stora à 6 heures, nous mouillons à 8 heures et demie à l’abri du Cap de Fer.

Écrit le soir à 10 heures,
le navire roule un peu sur ses ancres.

Le vent d’Est nous force à passer la nuit au Cap de Fer. Le lendemain mardi et le mercredi, restés au Fort Gênois, à cause du mauvais temps et de l’hélice prise dans une chaîne de bouée.

Jeudi, débarqué à Bône. Plage d’où la mer se retire : les chevaux se baignent à une grande distance du rivage. C’est désert, bête et lamentable ; les montagnes sont vertes. — Hippone, mamelon vert dans une vallée entre deux montagnes, inclinant un peu sur la gauche. — Nous montons à la casbah : prisonniers militaires terrassant une terre blanche en plein soleil ; inscriptions exaspérantes sur les murs, tout en est maculé ; M. de Bovie et M. de Kraff trouvent cela tout simple.

Le gouverneur, grand blond, à barbiche ; l’abbé de la Fontan, charmant, un Fénelon brun.

En redescendant, nous voyons nos plongeurs napolitains qui sortent de l’église Saint-Augustin, où ils avaient été prier pour que le ciel leur accordât une augmentation de paie.

Histoire de l’amulette de M. de Kraff ; il y croit quoi qu’il dise. La faculté d’assimilation des Russes est-elle une puissance ? ne faut-il pas, pour vaincre, un élément nouveau, une originalité quelconque ? Qu’apportera une pareille race d’hommes ?… merveilleux comme des mécaniques.

Je passe la nuit à causer avec le commandant. Il sait par cœur bon nombre de vers de Virgile et d’Hugo, c’est un ancien voltairien devenu catholique, il accomplit toutes ses pratiques ; est-il sincère ? Front élevé, exalté, petite taille, bouche épaisse et très sensuelle.

Anecdote : dans la Polynésie, toutes les femmes, lorsqu’elles sont vieilles, se font ...... par des chiens ; elles poussent des cris affreux lorsqu’on en tue un.

La nuit est douce, humide, claire, cependant la lune de temps à autre voilée ; les étoiles brillent et la mer est calme.

À notre droite, nous passons près des « Deux-Frères », qui ont l’air de vagues éléphants ou d’hippopotames, de je ne sais quels monstres sortant de la mer ; ces grandes masses noires sont effrayantes sous la lune au milieu du désert des flots. Les falaises, qui se suivent depuis Philippeville, finissent au cap Blanc ; le rivage s’abaisse et continue à plat ; au loin, à gauche, les Cani.

L’entrée par la Goulette me rappelle l’Égypte : terrains bas, murs blancs, du bleu, du bleu ; une silhouette d’homme ou de maison se dessinant là-dessus ; douane, barque, deux grandes voiles. Bon vent, nous penchons. La couleur jaune du lac me rappelle le Nil.

Hôtel de France, dans une ruelle, comme l’Hôtel du Nil ; un tas de femmes qui cousent et repassent dans le patio. Petite chambre.

Promenade dans les bazars, conduit par M. de Kraff. Babouches.

Cimetière qui domine la ville. — En nous en retournant par le quartier maure, un Aïssaoua qui faisait danser des serpents ; vieux, en haillons, maigre ; ses dents canines supérieures très proéminentes, seules dents qui lui restassent, le font ressembler à une bête féroce. Il a tiré d’un sac deux serpents à tête très plate. En face de lui, un joueur de tambourin et un fifre ; un enfant dansait, ou plutôt sautait, et lui, le vieux, criant, gesticulait, tirait la langue et imitait le balancement des serpents qui se traînaient sur le ventre en faisant osciller leur tête. Le cercle des spectateurs, entièrement composé de Maures, était tout blanc gris, et généralement la tête couverte ; figures et bras bruns.

Le lendemain dimanche, promenade au Belvéder, avec M. Dubois, dans les oliviers. Le terrain monte doucement, ça me rappelle certains aspects de la Palestine. De temps à autre, une banquise entre les arbres, traces de l’aqueduc ; la terre est très labourée sous les oliviers. Nous montons sur le sommet d’une colline très haute, d’où l’on voit la mer, le lac derrière Tunis et la plaine de la Medjerdah.

Brume. — Retourné à l’Ariana : charmante, délicieuse, enivrante chose. Les terrasses blanches des maisons à volets verts saillissent au milieu de la verdure, le tout est dominé, en échappées, par des montagnes bleues ; champs d’oliviers, caroubiers énormes ; des haies de nopals où les feuilles, vieillissant, sont devenues des branches.

La terrasse du café : juifs et juives avec des jambarts d’or ; une p....., les sourcils peints, complètement joints ; une miss, belle-sœur du consul anglais, sur un cheval blanc. — Retour avec MM. Dubois, de Sainte-Foix, de Kraff. — Soir au cercle.

Lundi 26. — Journée perdue, visite à MM. Wood, Rousseau, de Marcel ; visite dans le quartier maure.

Mardi. — Parti à 8 heures du matin, au pas dans toute la plaine de Tunis. Les oliviers, rares, cessent ; une grande plaine d’herbes, verte maintenant ; sur la droite, à l’embranchement de la route de la Goulette, un café. Le terrain monte, haies de nopals, la Marsa. — La tente du dey sur la place, au fond de deux lignes de canons. — Station chez un maréchal. — Hôtel.

Malqua. — On entre dans des caves, voûtées çà et là, où habitent de pauvres gens ; elles sont très enfouies et l’on touche le haut de la voûte avec la main.

Monté à Saint-Louis, enclos de murs. — Déjeuner dans une chambre délabrée. — Gardien français, ancien domestique du colonel Pélissier. Je suis venu avec lui de Marseille à Malte. — Deux statues dans le jardin.

Descendu vers le port. — Deux maisons rouges au bout, à droite. — Fait le tour des deux ports ; pas une trace de mur autour des ports. — La colline est pleine de coquelicots, au milieu des blés verts et de petites fleurs jaunes. — Promenade au bord de la mer, mon cheval marche dans les flots. À quoi servaient les murs qui descendent vers la mer comme des cloisons ? Restes d’une cale, d’un môle, juste en face Saint-Louis ; il devait y avoir un chemin en ligne droite pour y monter. — Des coquilles, la pluie, citernes, un vieux drapé comme une statue.

Retour au puits artésien. — La famille du contremaître. — Pluie, temps de galop, halte au cap. — De bons Turcs dans de bons cabriolets.

Le soir, station dans un café chic. Un banc de chaque côté du mur ; au milieu, une longue estrade. Trois musiciens juifs : un aveugle, jouant de la mandoline, long nez, aveugle et balançant sa tête continuellement comme un éléphant ; un pâle, haut front, jouant d’une sorte de violon sans corps ; un gros, bête, jouant du tambour de basque. Enfant de 12 à 13 ans, veste couleur vin d’Espagne, un trou au coude (il jouait de la mandoline avec une plume d’oiseau), front élevé, teint pâle, yeux superbement noirs, l’émail brillant, les narines relevées et fines, la bouche en cœur et les lèvres charnues, les dents un peu longues ; il restait dans la même attitude, le regard levé. Au plafond, quantité de cages d’oiseaux : on entendait le cri des petites bêtes, qui avaient l’air de se réjouir de la musique.

Aux murs, une lithographie coloriée, représentant une femme ; des images de manœuvres militaires (Épinal). Au fond, deux lions gigantesques tirant la langue.

Les spectateurs sont impassibles. Odeur de tabac, de café, de musc et surtout de benjoin. — Un gentleman qui nous fait brûler de l’encens sous le nez ; ses haillons de toutes couleurs lui donnent l’air d’être revêtu d’écailles bigarrées.

J’ai rencontré à la Marsa un santon, couronné d’herbes comme un dieu marin.

Mercredi 28. — Achat de parfums, d’une ceinture, de petites bouteilles. — Pluie, boue atroce. — Le musée de l’abbé Bourgade. — Écoles religieuses. — Dîner chez M. Rousseau. — Promenade, le soir, dans les rues pleines de boue ; il est trop tard pour voir Carragheuss !…

Quand on sort par Bah-Kaddrah, plaine, à droite ; le lac et Hammam-lif en face. Si l’on se tourne vers Hammam-lif, on a d’abord la plaine, puis le lac, et, ayant le flanc droit tourné à la porte de la chapelle Saint-Louis, en face : le port double et un espace de gazon, la mer ; Hammam-lif un peu à gauche, le Zaghouan dans le fond.

Jeudi 29, jour de courrier, écrit à ma mère. — Le soir, promenade sur la place de la Casbah, avec MM. Sainte-Foix, d’Haubersaërt, etc. Lune magnifique et les minarets illuminés quand nous arrivons sur la place. À gauche, cafés pleins de monde et de bruit, de la musique qui grince et bourdonne, avec des voix glapissantes par-dessus ; en face, un énorme caroubier à côté du grand mur blanc de la casbah, un mur coupé violemment par une large draperie d’ombre, qui a l’air de faire la suite du sol, la terre (dans l’ombre) étant comme un tapis.

Le ciel était d’un bleu extrêmement pur et profond, avec des étoiles couleur de diamant ; çà et là, au-dessus des terrasses blanches, un minaret carré entouré de lumières jaunes (lampes à huile qui brûlaient). — Odeur de tabac et de benjoin.

En face de la casbah, un peu à gauche quand on lui tourne le dos, des monticules de terre, immondices ou décombres devenus collines, étaient perdus dans l’ombre ; les places de terre éclairées par la lune étaient grises, et les murs d’une étonnante blancheur. En face de la casbah, un peu à droite des monticules, un palmier se découpait sur le ciel bleu ; des tambourins résonnaient, des voix chantaient ; tout cela était très joyeux et d’une extrême douceur.

Nous avions, en venant là, vu un Carragheuss ; il avait une bosse et une espèce de costume espagnol, les Arabes se ruent pour le voir : « Barra ! barra ! ».

Avec M. de Kraff, j’en vois un autre : celui-ci est mieux. Dans une salle étroite et longue, et si pleine de monde qu’on y étouffait, les Arabes tassés sur deux bancs, en haut du théâtre, un homme qui faisait des paniers, et Achmet, le domestique de M. de Kraff, qui y était monté à l’aide d’un perchoir. Il ne paraissait encore rien derrière le transparent. Un homme, entre les deux bancs, dans l’étroit passage qu’ils laissent, marchait en cadence en relevant très haut les genoux, ou bien dansait sans les remuer, agitant le bassin à la mode égyptienne (mais avec quelle infériorité !). Ce qu’il y avait de beau, c’était les trois musiciens qui, de temps à autre et à intervalles réguliers, reprenaient ce qu’il disait, ou mieux réfléchissaient tout haut à la façon du chœur ; cela était très dramatique et il me sembla que j’avais compris. Quant au Carragheuss, son pénis ressemblait plutôt à une poutre ; ça finissait par n’être plus indécent. Il y en a plusieurs, Carragheuss ; je crois le type en décadence. Il s’agit seulement de montrer le plus possible de phallus. Le plus grand avait un grelot qui, à chaque mouvement de reins, sonnait ; cela faisait beaucoup rire ! Quel triste spectacle pour un homme de goût ! et pour un monsieur à principes !!!

Vu des ombres chinoises déplorables dans le bouge d’un Maltais, même quartier.

Vendredi. — Visite au palais du bey. Rien n’est ravissant comme le patio, incrusté de bandes noires sur le fond blanc du marbre. Au-dessus, des ornements en plâtre !!! Les murs des appartements, en petits carreaux de faïence ; puis, au-dessus de la faïence, la bande de plâtre. Pas un des carrés pleins d’ornements ne ressemble à l’autre, quelquefois les vis-à-vis se ressemblent. — Merveilleux plafonds, profonds, creusés, peints en vert, en bleu et en or.

Le mobilier (Empire et Restauration : pendules dorées à sujets, canapés et fauteuils en acajou), avec les lithographies coloriées (vieux Devéria, Amour, François Ier et sa sœur), déshonore cette merveille de l’architecture arabe.

Il en est de même pour le palais de la Manouba, où nous avons été l’après-midi. — Rencontré des Bédouins armés de coutelas énormes. — Aqueduc espagnol. — Le Bardo. — Jardin de la Manouba : on embaume ; quantité de petites colonnes sur lesquelles sont des vases pleins de plantes en fleurs. — Un plafond à poutrelles bleues ; le tranchant est doré, ça fait comme de grandes lames d’épées bleuâtres, dont le fil serait d’or. — Jardinier français passablement idiot, camus.

Retour par le lac derrière Tunis, une immense bande de flamants est au milieu. — Monticule. — Quartier maure. — Fait le tour de la ville, rentré par la place. — Le soir, au cercle.

Samedi, 1er mai. — Porté mes lettres au consulat. — Sellier. — Juive : on est enfermé sous les rideaux qui pendent carrément.

En allant à Utique. — Plaine ; à gauche, des montagnes basses à grandes ondulations bleuâtres ; à droite, un bout de terrain vous cache la vue.

Au bout de cette première plaine, une seconde ; la végétation cesse tout à coup après les oliviers (la première s’appelle Rastabiah et la seconde Menihelah ; arrêté à Sabel-Settabah, fontaine à trois colonnes) et on entre dans une plaine aride. Les montagnes disparaissent ; à droite, un santon abandonné. Des Bédouins passent près de nous, armés jusqu’aux dents. C’est dans les oliviers que l’on a tué le père de Bogo.

La vallée finit. Petite montagne, et tout à coup se déploie une autre plaine qui est immense, elle se présente plate comme la main, toute unie ; on arrive de suite au fondouk du Pont.

La Medjerdah est large comme la rivière de Bapaume et de couleur jaune ; les montagnes reparaissent sur la gauche. — Un grand troupeau de moutons blancs à tête noire. — Une heure après, arrivés à Mézel-Goull (Halte du Diable).

Le douar est au fond ou plutôt à l’entrée d’une gorge, nous descendons de voiture et allons à la chasse des scorpions, la montagne est nue et couverte de petites épines. — Un enfant du douar, avec un double bâton crochu. — Le ravin est sur notre gauche ; nous redescendons et nous installons dans un gourbi, sur des planches, très gaiement ; ce sont les planches de son lit que Amorr-Ben-Smidah a défaites pour nous les donner.

Nous fumons des pipes dehors, dans l’enceinte faite en bouse de vache desséchée ; de petites vaches, dans la cour, sont couchées par terre, nous manquons de tomber dessus ; les chiens du douar aboient. Ils ont cette habitude d’aboyer sans cesse, pendant toute la nuit, afin d’écarter les chacals ; s’il se présente un homme (ou un danger quelconque), ils aboient d’une autre façon, pour donner l’éveil. Notre cahute est en terre, plus longue que large ; trois arbres fourchus soutiennent le toit, qui est en roseaux, et une lampe suspendue nous éclaire et vacille. Les chiens aboient, nous sommes couchés sur les planches.

Minuit, puces nombreuses.

Nuit gaie, Bogo seul dort, Sainte-Foix ne rêve que képi et revolver ; de temps à autre, un de nous se relève et alimente la lampe avec l’huile de notre boîte à sardines.

Le lendemain, dimanche 2 mai, partis de bonne heure, à pied, pour les ruines d’Utique.

Le pont de Dzana, vieux pont qui conduit à Bizerte ; le Dzana est une petite rivière, sur la droite, à un quart de lieue du douar.

Petites fleurs bleues, d’autres violet foncé, d’autres jaunes. Le ciel est couvert, mes compagnons chassent des cailles, les coups de feu pètent au milieu des petits cris des alouettes, dans les blés verts tout pleins de coquelicots en fleurs. Quand nous nous sommes levés pour partir, il y avait une grande bande bleue sur le ciel, du côté de l’Est.

Nous rencontrons à notre gauche, à mi-côte, deux douars de Bédouins. — Chameaux.

La route monte un peu, en inclinant sur la gauche, et arrive en angle droit sur un vallon ; premier, deuxième, puis troisième palmier à gauche. Plaines plates ; au milieu, à une lieue de distance, des ruines comme des palmiers et çà et là, des blocs de maçonnerie : nous marchons sur les restes d’une chaussée romaine.

À gauche, des entrées de caves, de souterrains ; elles sont surmontées de petites collines qui ont l’air artificiel et sont à pans droits.

À droite, le bourrelet des collines, extrêmement bas, se relève, finit brusquement et laisse la plaine à découvert, indéfiniment, du côté de l’Est ; à droite, c’est comme un grand demi-cirque : montagnes à base très large, mamelonnées, couvertes de bois et de broussailles ; elles ont des lambeaux de verdure çà et là.

Un vallon de cent pas de long sur vingt-cinq de large, chemin au milieu, de l’eau, de longues herbes ; un palmier se découpe, à gauche ; un troupeau qui pâture, au loin, fait comme des bornes noires dans la campagne.

Nous tournons à gauche : ruines informes, grands blocs de maçonnerie comme si un tremblement de terre les eût renversés ; à notre gauche, le vallon se ferme en courbe.

Monté sur le sommet du cirque, près des aqueducs. Tournant le dos au soleil levant, on a devant soi, visible, une partie de la plaine d’où la mer s’est retirée. L’eau de l’aqueduc venait de la montagne à gauche (en se tournant vers l’Ouest).

Les citernes sont de même construction qu’à Carthage, à demi enfoncées ; mais, bien que Bogo prétende qu’elles se communiquaient, elles ne s’entre-croisent pas.

La face Est des grandes ruines regarde un espace semi-circulaire, qui devait être le théâtre. Le Forum, plus douteux, était placé au-devant de l’entrée Ouest du cirque, qui a complètement disparu sous l’herbe.

Fontaine sous un palmier jauni, les feuilles du bas dans un négligé charmant ; un enfant et un homme battent le linge avec leurs pieds, coutume arabe ; cela fait un rythme. — Un vieux qui a une figue au nez.

Nous retournons au douar sur des bourriques. En face, la montagne Quel-Nah est comme un mur ; la montagne Metzel-Goull fait une avancée entre la vallée de Metzel-Goull et la plaine d’Utique et les sépare.

Pont de la Medjerdah.

Étant adossé à la montagne, on a devant soi, à vingt-cinq pas après le fondouk une butte de terrains très rapprochés. — Mur antique parallèle à la rivière. — Bac. — Rives argileuses, éboulées à pic. — Un troupeau de bœufs qui se battent.

Du phare de Sidi-bou-Saïd, tourné vers l’Est : au premier plan, la mer, que l’on surplombe ; elle se continue, filant à gauche ; en face le mont Cobus, le rivage s’abaisse et la plaine, un peu bosselée, continue jusqu’au Hammam-lif. J’ai sous mes pieds le cap de Kamart ; la mer est en retrait à droite et à gauche.

Au Sud : le village de Sidi-bou-Saïd, la mer, Hammam-lif avec ses deux cornes ; derrière, comme un grand bloc d’indigo, le Soleyman. Une autre montagne, la Mammediah, s’étend, et, à droite, le Zaghouan apparaît par derrière. Le Zaghouan est bleu ; Hammam-lif, verte, brumeuse, des lignes rousses. La Mammediah est une longue banquise presque droite.

En face : la pointe de la Goulette ; tout Carthage est beaucoup plus bas que moi, maisons blanches, places vertes : des blés.

À l’Ouest, j’ai la plaine qui s’étend vers Tunis ; à gauche, la pointe de Kamart, un golfe, des montagnes basses, au fond.

Au Nord, la pleine mer.

Un dromadaire sur une terrasse, tournant un puits : cela devait avoir lieu à Carthage.

Chameau dans les airs, ses oreilles énormes le font ressembler à une grenouille.

Mardi. — Partis de Tunis à 8 heures et demie.

Douar El-Schat. — Ouvriers. — Docteur Heap, mosaïques dans sa cour, lunch.

Sidi-bou-Saïd. — Rue en pente. — Phare. — Revenu aux ouvriers.

La Marsa. — Longé le bord de la mer. — Pavillon de plaisance du bey. — Arrêtés par les rochers, nous rebroussons chemin ; montée raide.

Vue du haut de Kamart : sables à droite et Sebkha ; à gauche, verdure et conacs entourés de palmiers ; en face, les montagnes de Porto-Farina, gris perle.

Nous prenons sur la gauche. Maison du docteur Davis : galerie découverte à pleins ceintres en maçonnerie pour entrer, cour, escalier, vasque carrée, portique moresque. — Mme Davis, maigre, gracieuse, petits jeux, os saillants ; prête, je crois, à accepter l’invitation à la valse ; Mlle Nelly Rosemberg, pur type zingaro, longs cils, lèvres charnues, courtes et découpées ; un peu de moustache, des cils comme des éventails, des yeux plus que noirs et extrêmement brillants, quoique langoureux ; pommettes colorées, peau jaune, prunelles splendides et noyées. — Visite gaie.

Course au bord de la Sebkha-el-Rhouan. Elle communique à la mer par trois ouvertures entre de grandes banquises plates ; la terre, quand il y en a, est couverte de touffes jaunes, en fleurs, pareilles à la fleur du genêt. L’eau s’est retirée ; il reste de grandes flaques sèches, couvertes de sel, cela a l’air de neige. Entre les bancs de sable de Kamart, la mer apparaît avec une brutalité inouïe, comme une plaque d’indigo, le ciel bleu en paraît pâle, le sable est blond, des mouettes volent magistralement : ça a l’air de l’écume des vagues qui s’envole, de grands flocons blancs emportés par le vent, dans les airs.

Nous revenons de la Sebkha en longeant la face Ouest de Kamart : bois d’oliviers à notre gauche, troupeaux de moutons à tête noire et à queue carrée. Les bœufs et les vaches ne sont pas plus grands que des veaux.

J’ai rencontré le bey dans une sorte de mylord.

Dîné seul dans une chambre, à l’hôtel italien de la Marsa.

Mardi 9 heures et demie du soir.

Quand on vient de la Marsa par le bord de la mer pour aller à Saint-Louis, on a à droite la montagne de Sidi-bou-Saïd ; à gauche, la mer ; une fontaine d’eau douce en sortant de la Marsa, à droite. Partout où l’on creuse sur ce rivage, on trouve de l’eau douce.

Dans la mer, rochers carrés, rouges ; les falaises en terre, généralement ; les ravins qui les coupent régulièrement les font ressembler à des colonnes informes obliquement posées.

Quatre golfes : Kamart, Meria, Sidi-bou-Saïd et Saint-Louis ; — Saint-Louis ayant le sien à sa gauche.

Les terrains, à mesure que l’on se rapproche de Saint-Louis, s’abaissent, inattaquables du côté de Sidi-bou-Saïd à cause des rochers. Dans le golfe de Sidi-bou-Saïd, on ne voit pas même Hammam-lif ; un promontoire bas, puis tout à coup on aperçoit l’anse à l’extrémité de laquelle, en haut, est Saint-Louis. De cette pointe, j’ai à droite l’anse, Saint-Louis, les deux maisons rouges ; en face, le Zaghouan ; un peu à gauche, Hammam-lif.

Du sommet du promontoire, regardant le soleil (10 heures du matin) : en face, le Cobus, brun, vaporeux ; la mer en face, à droite et à gauche, bleue, le soleil y fait rouler des étoiles ; à droite, au fond, le Zaghouan. Des nuages sur le sommet de Hammam-lif, qui a l’air en bronze, rouge par la base, brun doré en dessus. À droite, trois anses dans une.

Tournant le dos au soleil : au premier plan, la montagne du cap même qui, avançant, empêche de voir les golfes de Sidi-bou-Saïd, de la Marsa et de Kamart.

Les galets, en une espèce de grès, sont blancs et lie de vin ; quelques-uns ont comme des bandes de fer plus foncées. De petits rochers à fleur d’eau, pleins de trous comme de grosses éponges ; quelques-uns sont divisés naturellement comme des blocs de grands dallages.

De Djebel Sidi-bou-Saïd, le dos tourné à la maison du Kasnadar, à l’endroit où l’on prend de la terre rouge de dessus une butte : en face, la Marsa, plaine, isthme, verdures, maisons blanches, puis la montagne de Kamart et, à droite, le promontoire de Kamart, avec la crête promontoire fermant le golfe de la Marsa ; par derrière, montagne de Porto-Farina, gris, brumeux, avec des plaques blanches, la pente du promontoire de Kamart est gris rose ; près de moi, à droite, la pente et le village de Sidi-bou-Saïd ; à gauche, au fond, montagne brumeuse, bleue, presque gris noir ; Sebkha, sables à peine perceptibles, plaine.

En regardant Saint-Louis : en face, plaine, Saint-Louis au delà, et, à droite, le golfe de Tunis ; à gauche, Kasnadar, mer bleu vert, Hammam-lif.

Pour venir là nous avons pris un ravin très large, d’argile rouge ; ça a l’air de vagues de sang pétrifiées. On y trouve des restes de fouilles, le dessus d’une voûte. Il se bifurque et, au bas de sa branche droite, en regardant la mer, quatre grandes ruines et un mur.

Ces restes sont énormes, l’épaisseur des murs a environ deux longueurs de cheval ; le mur isolé à droite (sous la maison du Kasnadar) est en pierres de taille.

La mer rentre et, deux cents pas plus loin, deux entrées de voûtes, un mur à ras du sable ; cent pas plus loin, une masse énorme qui fait cap ; on y entre : c’est une grande voûte, plus de deux fois haute comme moi à cheval.

En dehors, du côté de Saint-Louis, c’est comme une montagne qui a plus de soixante pas de largeur ; c’est bâti avec des galets de la mer. Immédiatement après, les rochers qui descendent font une défense naturelle ; ruines mêlées aux rochers, puis, pendant soixante pas (sous le fort), je longe les restes d’un mur énorme qui devait être un quai.

De dessus une butte, ayant le fort à gauche et les citernes à droite, en face, dans la mer, des ruines. Est-ce un môle ou les restes d’une tour carrée ? ça a bien, sur chaque face, deux cents pieds.

Sous les citernes, les ruines recommencent : au bord de la mer et dans la mer, colonnes blanches et brunes dans le sable ; autre carré de ruines dans l’eau ; cinq cents pas plus loin, un blocage carré, juste en face la façade de Saint-Louis.

Il devait y avoir un chemin, c’est le bout de la chaussée ou de la rue, comme la base d’une tour.

J’aperçois, à droite, Sidi-bou-Saïd et, au bas, les citernes ; plus à droite, les ruines s’avançant dans la mer à fleur d’eau ; à ma gauche, les deux maisons rouges.

J’ai remarqué (sous les citernes) au bord de la mer, des pierres de taille, comme base de blocage, quarante-quatre murs descendant parallèlement vers la mer. Etaient-ce des murs ? car, à certaines places, entre le seizième et le dix-septième, l’entredeux est plein.

Partant de la Marsa, nous allons sur la crête de la Marsa et nous arrivons au sommet des terrains rouges de ce matin.

Après le Kasnadar, au bas du fort, à sa gauche, ruines descendant vers la falaise peu élevée, un mur, une masse de blocage, le haut d’une voûte et des restes informes.

Le dos tourné à la mer et regardant le fort : murs qui descendent comme ceux au bord de la mer, ce devait être un palais en terrasse.

Derrière le fort, dont on nous refuse l’entrée, deux quadrilatères, restes de deux terrasses ; celle de gauche (ayant le dos tourné au fort) est plus basse que celle de droite. Murs de quatre pieds d’épaisseur environ. La terrasse supérieure a une surface de 150 pieds de long sur 50 de large ; la seconde terrasse, plus large et plus longue, supporte celle-ci.

Derrière cette seconde, commencent les citernes, dont on voit le dessus, ça fait comme un hippodrome ; on a creusé les terres, évidemment. On ne connaît pas toutes les citernes, elles doivent aller souterrainement jusqu’au fond de l’excavation. À l’angle Ouest des citernes et le terminant, il y a un dôme de même travail que les citernes ; le dessus, le sommet est tronqué ; se terminait-il en pointe ? L’intérieur fait une rotonde, briques et blocage alternés.

Dans l’intérieur des citernes, partout, à chaque bassin, sous le stuc, deux rangs de briques à plat, supportant le blocage. Deux bas côtés, une nef, et les bassins sont transversaux, ils ne devaient communiquer que par les côtés. Les trous à la voûte laissent entrer le soleil ; des mouches bourdonnent, des herbes pendent par les trous, comme des lustres ; Khalifa, avec nos deux chevaux, est couché à l’entrée en pleine lumière ; un oiseau s’envole avec un bruit d’aile, un autre chante ; poussière très fine, silence, parois vertes sur les murs, de l’eau livide et épaisse dans quelques bassins.

Au-dessus des citernes, pente douce, éminence qui a une forme presque régulière.

Fouilles : mosaïques romaines communes, murs en stuc blanc, avec de larges bandes de chocolat en réchampi.

Au bas des citernes, sous le fort et à sa droite en regardant la mer, grand amas de ruines dans toutes les positions possibles ; quand on arrive vers elles, ça a l’air de vagues dolmens : morceaux de voûtes, grands blocs à demi couchés qui se tiennent d’eux-mêmes.

Course à la Goulette. — Langue de terre qui va se resserrant de plus en plus, lignes de murs propres, place européenne, cafés.

Passé de l’autre côté du canal. — Hammam-lif a l’air divisée, par vagues obliques, tons bleus et gris superbes.

Dans un café, j’examine à loisir l’illustre Karoubi, le premier ruffian de la Tunisie et qui a posé devant S. A. R. M. le prince de Joinville, dans une fonction extra virile. Il a l’air très vénérable : chapeau de paille et paletot de matelot, son chic participe du marin et du modèle d’atelier ; barbe longue, bagues nombreuses, calvitie sur le devant de la tête : peut poser pour un saint Jean.

Revenu à la Marsa au grand galop ; le soleil, comme un bouclier rougi, se couchait à gauche.

Jeudi 7 mai. — Notes prises au clair de lune. — Lever du soleil, vu de Saint-Louis : d’abord, deux taches, celle du jour levant, à droite ; la lune sur la mer, à droite ; le ciel, un peu après, devient vert très pâle et la mer blanchit sous le reflet de cette grande bande vague, tandis que la tache que fait la lune sur la mer se salit. La bande vert d’eau gagne dans le Nord, la mer s’étend orange pâle ; il n’y a plus que très peu d’étoiles, fort espacées ; toute la partie Sud et Ouest de Carthage est dans une blancheur brumeuse, la prairie de la Goulette se distingue ; les deux ports, les montagnes violet noir très pâle, estompées de gris, le Cobus est plus distinct ; quelques petits nuages dans la partie blanche du ciel, au-dessus de la bande orange.

Un navire (barque de pêche ?) comme une grosse mouette noire. Du côté de Tunis, le ciel qui perle et les montagnes violet brun. Le ciel est d’un bleu extrêmement doré ; au pied de Hammam-lif, la mer est verdâtre. Il y a encore une étoile, à la droite de la lune, du côté de Tunis. Les maisons blanches de la Goulette sont très distinctes, le cap Bon s’aperçoit très bien ; les maisons de Sidi-bou-Saïd ; le mont Cobus est estompé d’une brume violette, et tout en général.

La partie Est du ciel est maintenant rosée ; ce qui domine immédiatement la ligne de l’horizon, blanchâtre et comme poudreux. Derrière le Cobus, d’autres montagnes très indécises ; idem derrière Hammam-lif.

De la butte des terrains rouges, au pied de Sidi-bou-Saïd, en regardant Carthage, les inégalités de terrain qui existent d’ici à Byrsa disparaissent. Byrsa me cache en partie le lac, que je revois à droite avec Tunis.

Montagnes, puis la Sebkha-el-Rouan, à gauche de Byrsa ; la Goulette, les ports, la mer, la Hammam-lif. La mer est verte, le soleil se lève juste derrière les terrains rouges, au pied de Sidi-bou-Saïd ; du cap Carthage, le cap Kamart fait comme un croissant.

Du plateau (où sont encore des mosaïques), à droite des citernes, même vue, mais plus belle et plus rapprochée.

C’était sans doute là Mégara, les Mappales étaient aux terrains rouges. Byrsa se détache complètement ; toute la plaine de Tunis, l’extrémité du lac et Tunis en rose ; tout ce qui est à gauche de Saint-Louis, les ports, la Goulette, la mer, Hammam-lif, très visible. En se tournant à droite, la Sebkha bleue, bordée d’une ligne blonde ; terrains très bas pour y arriver, le coteau de Kamart, couvert d’arbres brun vert.

De là, en descendant vers Saint-Louis, la forme d’un hippodrome. Le cul-de-four est très visible, puis ça s’élargit jusqu’au vallon transversal qui descend de la Marsa vers la mer ; ce vallon est très étroit à son entrée (venant de la Marsa).

Il y a au pied Est de Saint-Louis un autre vallon et une petite colline.

Parmi les fragments conservés à Saint-Louis, un bras droit avec une manche lacée.

Du plateau de Kamart, dans les oliviers, regardant l’Est, Sidi-bou-Saïd fait une bosse, puis tout dévale vers la droite ; le cap Carthage s’avance, la mer des deux côtés ; à droite, en face, Hammam-lif.

Les terrains rouges, au pied de Sidi-bou-Saïd, sont juste en face le plateau de Kamart, où il y a des catacombes.

La Sebkha-el-Rouan, contrairement à ce que j’avais cru, est entièrement fermée ; mais, dans l’hiver, quand il y a plus d’eau, elle doit communiquer.

Après le plateau de Kamart, un vallon transversal ; venant des sables au bord de la mer et allant à la mer ; puis une re-colline, qui est à proprement parler le cap Kamart ; mais, vu de la mer, il ne s’aperçoit pas.

Vendredi 8. — Dormi toute la journée. Rhume.

Samedi 9. — Écrit des lettres.

Dimanche 10, parti pour Bizerte. — Jusqu’à Utique, route connue. — Déjeuner sous le pont. — Pierres. — Revolver. — Fusil. — Ils filent. — Hallouf ! hallouf !

Laissé notre douar à gauche, monté la route blanche que l’on aperçoit du pont ; en haut, la plaine d’Utique. Nous longeons le fond de la baie. — Re-côte, broussailles, verdure, fontaine à gauche, un cirque naturel. On redescend en prenant sur la gauche, à travers des broussailles ; on aperçoit un grand lac, à gauche. Au fond de l’horizon, un peu à droite, grand village blanc dans la verdure et les palmiers. — Traversé le village. — En haut, on aperçoit la mer à droite ; on laisse les dunes à droite ; oliviers, et on arrive à la ville.

Bizerte. — De l’angle Ouest des fortifications, sur une petite éminence, au premier plan, les murs de la ville ; à gauche, la courbe de la baie, grève à sables blonds, et les sables en monticules, au fond, font de grandes vagues ; par derrière, lignes de montagnes basses.

En face : la ville, l’isthme par où l’on arrive, blond à gauche, vert à droite, deux lacs : le plus petit, le plus éloigné ; le deuxième, plus près, se continue en canal pour aller communiquer au grand lac à droite. Par derrière, montagne verte qui va diminuant vers la droite ; derrière celle-ci, lignes de montagnes bleues qui vont s’abaissant pour se relever tout à fait sur la droite, derrière le grand lac. Au milieu, une grande montagne en forme de pyramide ; il y a dedans des buffles sauvages.

Bizerte était plus à l’Ouest que maintenant.

Sur l’éminence, au bord de la mer, deux disques d’eau comme à Carthage ; deux petits villages blancs au bord de l’eau, en dehors des murs. Il y a en avant comme un tumulus sur lequel est un fort ; les constructions espagnoles sont bâties (à la partie Ouest) sur des restes romains.

Du bas de Laliah, en face, à gauche, le village sur la montagne se détachant en blanc sur le ciel bleu cru (on contourne cette montagne) ; au pied, ligne de nopals. Quand on se retourne, vallée verte, avec des plaques noires ; au fond, le grand lac de Bizerte, comme une plaque d’acier : le soleil tape dessus, le ciel est tout blanc.

Formes étranges des peupliers dans les rues de Bizerte : on dirait des sycomores ou des pommiers.

Broussailles épineuses, à droite et à gauche ; de l’eau, des tortues, puis, entre deux coteaux à pente et évasés et couverts de bouquets (comme en Bretagne), vue de la plaine d’Utique, immense, toute plate, d’un vert blond, la mer au fond et les montagnes de Hammam-lif.

Quand on arrive : porte, un pont à gauche, que l’on passe, et l’on a un lac entouré de murs à droite, c’est le port. En face, quai avec boutique et quelques peupliers qui ont la forme de pommiers.

La maison de M. Monge, consul de France : à gauche, patio sans colonnes ; chien de chasse qui aboie ; drogmans : un maigre et brun, attaqué de la poitrine ; un Turc, ressemble à Joseph.

Visite à M. Suchinaïs, juif, bégayant, à tics dans la figure, ressemble en laid à Fiorentino. — Mme Costa, anciennement belle, jeux noirs, parle très vite. — Nous revenons pour dîner. — Éreintés sur nos divans. — Arrivée du Père Jérémie et de M. Costa. — Sommeil sans puces.

Le lendemain, bain maure.

La ville est charmante, c’est une Venise orientale à demi abandonnée ; l’eau du canal a trois ou quatre pieds de profondeur, très bleue ; les voûtes sous lesquelles on passe se comblent par le bas. Maisons en ruines ; des chameaux goudronnés sont étendus par terre.

Le Père Jérémie, jovial, ressemble un peu à Bourlet : chéchia sur le derrière de la tête, cheveux ébouriffés, spirituel et très comique, fait cas des « bons vivants » : c’est son mot. Ancien curé de Boufarik, il a mangé, par expérience, du lion, du chacal, de la panthère, de l’hyène : il prétend que le lion est une excellente nourriture. Il élève un sanglier « n’ayant que quatre paroissiens », s’occupe beaucoup de vers à soie.

M. Costa, court, brun, excellent homme, abondance de képis, pantalon verdâtre, bordé de soie sur les coutures ; — Mademoiselle leur fille, grosse brune rougeaude du pays de Caux, en robe rose. Aux murs, gravures, images : Passage du Saint-Bernard, et des sujets vertuoso-polissons : le Mari, l’Enfant, l’Accouchée. On nous montre une belle lettre du fils, qui est en pension à Tunis, et il casco.

Après le déjeuner, nous pionçons sur nos divans. — Promenade dans le grand canal : pêcheries, clôtures en roseaux ; deux Napolitains nous conduisent.

Débarqué, fait le tour des murs du côté du grand lac ; une montagne au milieu, il y a dedans des buffles sauvages. Des animaux se promènent le long des murs. — Coup de fusil. — Halte, nous regardons la mer. — Après le dîner, nous avons été à un café au bout du port. — Mme  et Mlle Costa avec leurs châles sur la tête.

Mardi matin 11. — Retourné à la halte de la veille. Les deux villages blancs qui sont au pied de la ville étaient des repaires d’assassins et de pirates ; la ville romaine était plus à l’Ouest, sur l’éminence ; la moitié de la ville moderne est dans une île. Le port-canal a une espèce de rialto ; de dessus, on voit une grille qui ferme le lac à cause des poissons.

Visité les vers à soie du Père Jérémie. Le ver à soie dort la tête levée.

Adieux. Encore des gens et des lieux que je ne reverrai plus !…

Nous repassons sous les oliviers et le charmant village de dimanche ; nous laissons la route d’Utique à droite et nous contournons les montagnes. — Nymphéis, roseaux, tortues (Laliah), oliviers, la mer à droite, les montagnes à gauche : elles ont l’air de grandes vagues vertes retirées et qui vont s’abaisser et reprendre leur mouvement. Après les oliviers, plaine ; puis on arrive sur le bord de la mer, ou plutôt du golfe de Porto-Farina. Haies de nopals mêlés d’autres verdures (à gauche), beaucoup d’amandiers, des cassiers. Quelle est cette fleur violette qui est toujours dans les haies de nopals ? — Beau jardin à grille européenne sur la gauche, abandonné. — Un fort, officier qui reste coi à nous regarder. — Église et capucins. — M. Mosco, Italien, nu-pieds dans des pantoufles fort sales. — Un Français à haute chéchia, que je prends pour un employé du bey, fils d’un instructeur français.

Dîner. — Appartement en pente. — Le capucin chauve, humble et empressé. — Nous logeons dans les appartements de Monseigneur ; on nous dit que nous ne pouvons monter sur les terrasses à cause de la jalousie des Maures. Dans l’Église, ce sont des tasses à café au lait enfoncées dans la muraille qui servent de bénitier.

Porto-Farina est tout à fait adossé à la montagne, en pente. — Un beau café, où nous avons été le soir.

Mercredi 12. — Le matin, promenade au pied de la montagne pour voir la ville. Partis à 8 heures nous tournons le lac. Plaine, soleil. Ces messieurs nous quittent au passage de la Medjerdah. Toute la journée, nous marchons dans la plaine qui n’en finit ; les montagnes de Porto-Farina, vers 3 heures du soir, paraissent grises avec un glacis rose ; au sommet, des taches blanches comme de la neige. Sur l’immensité de la plaine, à l’horizon, points noirs carrés ; ce sont des huttes de Bédouins, en terre.

Des blés verts, des places où l’eau a séjourné ; la terre se fend si régulièrement, en forme de dalles, comme dans la Haute-Égypte.

Nous passons la Rivière sans eau, ancien lit de la Medjerdah. Du côté de la Goulette, en face, des fumées filent à ras de terre, cela se représente plusieurs fois. Mirage ? les objets supérieurs, estompés à la base par ces fumées, ont l’air suspendu. À gauche, la montagne de Kamart ; à l’horizon, les bois de l’Ariana. La Sebkha est à droite.

Nous passons sous un marabout huché sur une montagne, les roches transversales ont l’air de ruines. Bois d’oliviers, troupeaux çà et là ; nous les avons vus, à la Medjerdah et dans les grandes flaques, rester dans l’eau.

Accoutrement de Fregy, mon nègre. — Sa réponse à tout est « Arabe ». Notre ânier dort un peu : il a fumé du haschich toute la nuit ; de temps à autre, il chante.

Retour de Larsana à Tunis en cabriolet, conduit par un Maltais. — Rencontré en route MM. Dubois, Freeman, etc. — Dîner avec MM. de Kraff et Cavalier.

Jeudi 13. — Je me suis purgé. — Reçu des lettres de ma mère et de Bouilhet. — Visite, après déjeuner, de MM. Dubois, Cavalier et Kraff : conversations libres. — Fregy nettoie mes habits et cire mes bottes.

3 heures et quart de l’après-midi.

Vendredi 14. — Cérémonie du baise-main. — Parti en cabriolet jaune, avec Fregy dans sa houppelande brune et en vieux tarbouch. — Bardo à gauche ; mulets, chevaux et guimbardes stationnant. — Entrée : pont-couloir avec boutiques, on tourne à gauche, voûte, cour carrée entourée de bâtiments ; autre voûte, cour, escalier, palier, patio.

Un gros homme, habillé de rouge, portant un bâton à trois chaînettes, hurle d’une voix formidable ; le bey paraît et s’assoit sur sa chaise en os de poisson ; un sabre et des pistolets sont derrière lui, avec sa tabatière et son mouchoir. Figure fatiguée, bête, grisonnant, grosses paupières, œil enivré, il disparaît sous les dorures et les croix. Chacun, à la file l’un de l’autre, vient baiser l’intérieur de sa main, dont il appuie le coude sur un coussin. Presque tous donnent deux baisers : un, puis ils touchent le haut de la main avec leur front, et un second baiser pour finir.

D’abord les ministres, puis les hommes à turban vert et à turban potiron. Les militaires, en costume, sont pitoyables : gros c… dans des pantalons informes, souliers éculés, épaulettes attachées avec des ficelles, immense quantité de croix et de dorures ; les prêtres, blancs, maigres, sinistres ou stupides : l’air bigot est le même partout, l’intolérance du Ramadan m’a rappelé celle du carême des catholiques. Les lignes de troupiers finissent, re-prêtres. Le bey rentre dans ses appartements, le hurleur recommence.

La voiture de parade est attelée de neuf mules. — Un chariot arabe : le conducteur est monté sur une selle qui est au milieu du joug ; quatre ou six mules, deux roues, une capote en roseaux, la caisse portée sur l’essieu qui est en bois et serré avec de la sparterie.

Samedi. — Répétition de la veille : corps consulaires ! binettes administratives, les bons habits exhibés. — M. Rousseau nous introduit. — Prière des ulémas et notaires, la paume des mains ouverte, tandis que le baise-main continue. — Déjeuner chez M. de Laverne, l’après-midi, place de la Casbah. — Frise michelangesque.

Dimanche — Visite à M. Davis. Dîner à 3 heures, avec le médecin et le capitaine du navire qui doit le mener au cap Bon, lady Franklin et sa dame de compagnie, Mlle Rosemberg (Nelly). Elle est grande, taille flexible, sans corset, profil un peu allongé, nez fort, peau brune, dorée, lèvres minces et retournées, rouges comme du corail et très dessinées, large bouche et dents admirables. Les yeux sont archinoirs, sourcils démesurés, en arcs ; elle a l’air de toujours sourire. Quelque chose de langoureux et de bon enfant dans tout cela.

Revenu à Tunis à 7 heures, sur un cheval atroce.

Lundi. — Retour du camp : poussière et vent, les blés mûrs remuent dessous, ça leur verse un glacis par-dessus leur ton rose. — Chameaux. — Réguliers. — Les irréguliers. — Fantasia des cavaliers dans la poussière. — Promenade avec M. Dubois sur les hauteurs. — Forteresse, vieux cimetière turc. Du haut, on voit les deux lacs et Carthage en face. — Carrières de pierres, un peu jaunâtres.

Mardi. — Course à Hammam-lif. — Sorti par le vieux cimetière, oliviers ; tourné à droite, monté sur le premier mamelon ; ravin. — Tout en haut, Fregy a perdu son burnous, il le retrouve. — Descendu à la bride, douar, chiens ; remonté. Les nuages font des taches sur la plaine et sur la mer.

Descendu. — Bains, café, au bord des flots ! bleus, petites coquilles. Pour aller à la Goulette, jardins, figuiers, petit pont en bois, les navires à droite. — Le village de Rhadès, blanc et propre, lieu saint ; un prêtre, à la porte d’une mosquée, hurle l’aseur, car il n’y a pas de minaret. C’est un rendez-vous de parties fines pour les musulmans, une espèce de Fontainebleau ; on y vient passer la belle saison avec sa maîtresse. — Rencontré sur un mulet un officier du général Khereddine.

Mercredi. — Oudenah.

Au bord du lac, vase, Mohammediah abandonné, un seul palmier sur la droite. Grand fondouk avec des chameaux couchés, champ d’orge. On descend légèrement, Oudenah est à gauche, a l’air d’être au pied de Zaghouan. Les ruines, méconnaissables, sont largement disséminées ; l’aqueduc comme la colonnade de Palmjre ; à droite, citernes. — Étable, grande quantité de bœufs et des vaches. — Les arcs sont plein ceintre pur et le stuc assez bien conservé. — Tout le village m’accompagne ; tentes noires, soleil, chiens, clôtures en pierres et en broussailles sèches.

Marché à pied dans les herbes raides, longues et jaunes. — Paquets d’épines (comme dans la plaine d’Athènes). — On me fait glisser dans un trou. — Autres citernes, qui ressemblent aux thermes de Titus à Rome, c’en est peut-être. Si ce sont des citernes, elles ne ressemblent pas à celles de Carthage ni d’Utique, la construction même en est toute différente, c’est plus régulier et plus propre. — Longé l’aqueduc. — Retour par la Mohammediah. — Ravin large et à sec. — Accès de joie : je chante Malborough et je fais claquer mon fouet. — Revenu à Tunis à 6 heures.

Jeudi 20. — Dîner chez M. Wood. — Le soir, Moynier, M.  et Mme Rousseau. — Soirée chez M. de Kraff, musiciens juifs que j’ai déjà vus dans un café. Avant d’aller chez M. Wood, visite chez M. Cavalier. — Intérieur d’un célibataire, pots de fleurs à la fenêtre, un petit chat, deux ou trois pauvres curiosités.

Vendredi, 4 heures et demie. — Dîner chez M. de Taverne avec M. de Bovy, conversation religieuse.

Je me suis, la nuit du jeudi, et celle du vendredi, couché fort tard à cause de mes paquets et je suis parti de Tunis pour le Riff, éreinté.

Samedi. — Parti à 8 heures moins le quart, par la porte qui est au Sud.

Première plaine (du Bardo). Nous passons entre la route du Bardo et le lac à gauche ; à droite, ondulations très larges et douces des montagnes ; à gauche, le lac, puis de petites collines grises, montagnes bleues derrière. Au bout d’une heure, on monte ; la route, sur un rocher, est resserrée, puis s’ouvre la deuxième plaine, très large et en forme de grand hippodrome. À l’entrée de cette plaine, à gauche, massif de cyprès, palais du bey. Des montagnes, on ne voit plus que le Zaghouan à gauche ; au fond, montagne bleue ; à droite, c’est plus resserré et plus bas, vert pâle.

Arrêté au beau fondouk de Bordj-el-Amri. Je fais la sieste en haut. Fenêtre : trou carré ; sous ma main, sous le matelas, une flûte. Grands appartements silencieux ; dans la cour, niches ogivales tout autour.

La plaine se resserre en montant insensiblement, et on va dans une gorge élargie qui s’appelle Djarkoub-el-Djedavi ; elle est couverte de jujubiers sauvages, parmi lesquels des bouquets d’une verdure plus verte et luisante, feuilles ovoïdes ; puis on descend, l’horizon se termine vite à gauche. — Place large et déserte. — Les puits. — Sebabil : réservoir.

Vieille femme qui se dispute contre un de nos cavaliers. — Tentes installées par le bey pour la sûreté de la route. — Ça ressemble aux puits de Kosséir.

On remonte. À droite : grande ligne de montagnes basses, la première banque toujours noir vert et la seconde grise, estompée de bleu. La nuit vient, la lune me suit, à gauche.

Second paysage de jujubiers, mais plus disséminés. La plaine de Mez-el-Bab a au fond un entassement de montagnes basses, escalopées, bleuâtres, les unes derrière les autres. Quand on la découvre, elles semblent devoir vous boucher la route, puis elles se placent à gauche comme si elles glissaient invisiblement. Les montagnes sont tantôt à droite, tantôt à gauche : on dirait qu’elles se déplacent.

Pont El-Koerichiah, village à droite, en haut ; c’est le lieu de jonction de la rivière d’Elsorieh et de la Medjerdah. Une grande ogive, deux petites latérales et deux fenêtres romanes : ça ressemble au pont de l’Eurotas avant d’arriver à Sparte. Traces de murs évidemment antiques ; les ruines marquées sur la carte ressemblent à celles de Carthage, comme matériaux. N’est-ce pas ici le pont d’Hamilcar ? Trois mamelons avant d’y arriver, puis la plaine est large, toute plate. Orges mûrs : c’est blond uni par terre et bleu rose à l’horizon.

À partir du pont, on entre dans la vallée de la Medjerdah.

Mez-el-Bab. — Sous la mosquée, hommes au café. — Un homme qui passe, au clair de la lune, portant de la braise sur sa tête dans un pot.

Écrit au rez-de-chaussée du fondouk. — Énorme jarre pour me laver, qui a du mal à entrer par la porte.

Dans le premier endroit des jujubiers, on marche sur du sable ; au pont, rochers à fleur de terre. La Medjerdah est petite et enfoncée dans la terre.

Nuit terrible par les puces, couché dans la cour. — Chameaux qui entrent au milieu de la nuit et encombrent la cour.

Dimanche. — Partis à 5 heures juste. — Froid. — Nous passons un pont en sortant de la ville, la route suit le côté gauche de la vallée. — Morceau de ruines, carré, en briques, ressemblant à une tour. — Autre plaine, l’horizon est bouché. On passe la Medjerdah à gué. En face, Es-Selougya, village, sparterie, lauriers-roses ; le bord d’en face en est si tapissé que l’on dirait un espalier.

La Medjerdah coule au pied des montagnes ; à droite, elles sont grises, avec des taches, et deviennent de plus en plus chenues ; à gauche, c’est borné et très bas, on ne marche plus dans un ravin plus ou moins élargi, mais dans une véritable vallée, avec un fond plat et deux murs. — Oliviers : voilà les premiers depuis Tunis.

Testour à gauche, blanc et propre. — Deux minarets, cimetière à gauche : porte basse en ruines. — Barbier. — Souks tout le long de la rue principale. — Nous avons rencontré un homme de Constantine qui s’y rend à pied. — Usage des Arabes de brûler leurs enfants avec des charbons pour les rendre forts (Hérodote) : on dirait des marques d’anciens vésicatoires. — Les jambes de nos chevaux font des ombres minces sur le sable, cela les grandit, on dirait des girafes. — Après Testour, on repasse encore la Medjerdah sur un pont, puis on s’engage au milieu de bouquets épineux dans les montagnes ; celles de gauche restent brumeuses, mais celles de droite deviennent de plus en plus grises et même rouges. Un grand rocher saillant, très nu, semblable à une crête de coq.

Tugga. — Dormi sous un gros peuplier, cela me rappelle mes haltes de Syrie ; et les puces aussi me rappellent la Syrie !

Trois ruines importantes :

1o  Un cul-de-four en maçonnerie, de 80 pas de diamètre ;

2o  Restes d’un monument carré, en pierres de taille sans ciment ; il en subsiste cinq pans ;

3o  Idem mais plus grand (en bas) : c’est là que sont les pierres salomoniques.

En dehors, une colonne par terre, de 9 ½ de long, d’autres entièrement lisses, des morceaux de frises avec des astragales. Ce qui reste debout du monument est net comme du grec. — Une pierre avec des trous à crampons, feuilles d’acanthe.

Quant au grand monument, il ne reste que les angles et une partie du mur Ouest ; le reste est des clôtures postérieures, faites avec des pierres rapportées.

Les petites ruines sont nombreuses.

La ville avait devant elle un amphithéâtre naturel ; à droite, la montagne est gris rouge ; le rocher Schreras, qui est à droite en sortant de Testeur, est ici (sous l’olivier) en face de nous, à gauche. Deux femmes viennent de passer, sur des ânes.

À la hauteur de Glah, la vallée finit et on entre dans une large gorge, boisée de buissons. Ravin au fond, il tourne sur la gauche. — En se retournant, rocher comme le piédestal d’un colosse disparu. — Un quart de lieue après, on descend, plateau, et le lit du torrent desséché que nous avions à droite tombe dans le chemin que nous allons suivre. Nous entrons dans Kellad, il y a des lions. Le plateau n’est pas plat, il en a l’air de loin. — Oliviers sauvages, puis une lande ; nous tournons à droite pour aller à Dougga. Montagne en forme de tombeau, un peu sur la gauche ; on monte rapidement, champs d’oliviers à gauche. Nous arrivons dans le village, chiens qui gueulent. — Inscription sur un mur d’habitation. — Scheik. — Temple : quatre colonnes à chapiteaux corinthiens et cannelés ; dans le tympan, un fragment de statue (une aile et un bras) ; l’attique supportée par des modillons ; au-dessous, astragales, œufs et ruban, cela me semble dans le goût de Baalbek. Deux colonnes latérales seulement ; au fond, l’opisthodome est encore très visible.

Sur le côté Ouest de la vallée, trois masses de ruines ou de rochers ; une autre dans la vallée, qui est très verte à cause des orges, blanche par places. Les montagnes, des deux côtés, sont moins chenues, nous sommes très haut.

En face et regardant la façade du temple (un peu à gauche), deux mamelons, puis le fond.

Dîner au couscoussou. Gassen me demande, de la part des Arabes, si je connais des femmes « d’une autre jambe » (empuse !) ; il y en a une dans le pays. Je suis ici dans la patrie d’Apulée.

Nuit sur la terrasse, clair de lune, chiens ; le fronton du temple, les maisons blanches, la plaine bleue et perdue dans la brume.

Lundi. — Départ à 6 heures. On descend et on suit la pente de droite, tournant vers la droite. — Petite rivière : Ouad-el-Rummel, laurier-rose, trois crapauds qui s’entre-dévorent ; ruines sur la droite : leur destination est méconnaissable, mais je distingue des pierres salomoniques. Il est difficile de loin de distinguer des rochers des ruines ; ces dernières sont presque toujours sur une petite éminence.

Les deux montagnes qui sont au fond de la vallée et qui ressemblent à des tumulus sont, à ce que prétend Gassen, les tombeaux d’un frère et d’une sœur. — El-Khouarte.

Longeant toujours la plaine d’El-Koreb, Bédouins. — Je bois du lait à cheval. — Plus loin, à droite, à mi-côte, rocher avec un grand trou. — Sidiabdrobbou, restes d’un arc de triomphe (ou d’une porte ?) ; deux piédestaux de chaque côté, en larges pierres de taille ; une petite corniche à 12 pieds du sol environ. Il y en a une autre de même construction, douze pas plus loin. — Le santon du saint à côté, sur la droite.

Pierres dispersées dans les environs. Sur l’une, qui a encore des trous à crampons, une tête de Christ, dans une entaille ; rayons et longues boucles. Sont-ce des boucles ou le cordon de la coiffure ? Plus loin, restes d’une autre porte (ou arc de triomphe ?) ; à côté, une voie ; on quitte la plaine El-Garca (celle qui pince à cause du froid).

Autre très longue, en couloir, propre aux évolutions militaires ; collines basses, vertes à gauche, grises et vertes à droite ; au fond, deux montagnes grises, avec des taches blanches, teinte bleue. Rieff est derrière celle de gauche.

Nous sommes dans la plaine de Bednadjat. Quand on se retourne, le côté gauche des collines a disparu ; au fond, à droite, un mamelon comme une tortue. La plaine se soulève, on monte, tourne à gauche. — Manière dont les moutons marchent pour se garer du soleil, par lignes d’un à la file, chacun mettant sa tête, inclinée, contre la cuisse de derrière de son devancier.

Fondouk de Bordj-el-Massaoud. — Dispute avec un Algérien à cause de nos chevaux ; Si-Massaoudy entre à la fin de la bagarre. — Fusil de chasse. — Un de ses hommes portant un plat de petits oiseaux, blanc, propre, doux, yeux bleus, chéchia très en arrière, élégant. C’est un chasseur de lions : il en a tué 32. S’amuse très fort, amène des douzaines de femmes et ripaille, boit son café très lentement, accepte de l’eau-de-vie et me demande la bouteille.

On continue à droite, c’est élargi. — Makis, bouquets épineux. Nous arrivons à un cul-de-four, plus développé à gauche ; en face, montagnes assez basses. — Une petite rivière, Ouad-el-Louy, « rivière de l’amandier ». — Quelque temps après, on s’engage dans les gorges de Khangget-el-Kedim, charmant : lauriers-roses, oliviers sauvages énormes, puis sur un plateau un peu s’inclinant vers la droite de la montagne de Keff, comme des corniches successives.

Au fond, à l’extrême horizon, comme le haut d’un énorme pain de sucre un peu arrondi, tout noir. Keff est derrière la première montagne, qui est bronze avec une tache blanche.

Sur ma route, à droite, je rencontre une petite Bédouine, le coude dans la main et la joue dans les trois doigts ! Qui lui a appris cette pose-là ?

Des ruines toutes pareilles et très fréquentes sur des éminences carrées, formées (sans doute) par les décombres et qui permettent de supposer les contours du monument. Cela est très fréquent : de demi-lieue à demi-lieue environ ; elles sont généralement à gauche de la route. Ça devait être de petits temples, des stations pour aller au Keff ? Au fond, par derrière, un mouvement de terrain bas.

La forme de Hammam-lif, la demi-lune, n’est pas rare.

Rencontré des hommes assis par terre : c’est un marié. — Jeune garçon qui joue d’une flûte longue, jaune, à taches noires, tout seul, pour eux quatre, dans la campagne.

Cette plaine, B’Hiret-el-Khelenkaz, n’en finit ! c’est désespérant d’uniformité. — À droite, c’est comme une succession de terrasses vues de flanc, ou bien un mur à divers étages. Puis on tourne à droite.

Keff sur un sommet, tout à droite, mais on a du mal à y arriver à cause des mamelons transversaux, obliques, qui présentent de profil leur ventre ; il faut monter sur chacun et le redescendre. D’en bas, à gauche, l’horizon qu’on a de la plaine est plein de montagnes, plusieurs ont la forme de demi-lunes ou de seins (une ressemble à Hammam-lif) ; mais, d’en haut, cet effet diminue.

Darel-Bey. — Bains. — Nuit excellente. — Fontaine en grosses pierres de taille, eau claire, négresses battant le linge avec leurs pieds, éclaboussures d’argiles blanches partout ; une très maigre, dans l’eau jusqu’aux chevilles et retroussée jusqu’au haut des cuisses.

Citernes du Rieff. — Dix couloirs, avec une porte romaine, mieux conservés qu’à Oudenah ; dix réservoirs parallèles, chacun a 30 pas de long sur 10 de large ; il y en a encore deux autres, en tout 12.

Du haut du rocher, vers l’Ouest, à droite, une ligne de montagnes rouges et noires, mamelonnées, Ouad-Mesmedah ; puis une longue table, avec une pointe à droite, Djebel-Ourrah-Zo ; une comme Hammam-lif, Fegel (Djebel ?), Arroubah. En continuant vers la gauche, une ligne très basse, droite et longue, puis deux autres Hammam-lif qui s’appellent Djebel-Araba. Autre table, une montagne pointue, Garn’Alferd, et la ligne droite reprend ; tout cela, depuis les deux Hammam-lif, est plus loin.

Vers le Sud-Ouest, une autre chaîne, plus près, Ouaglet-el-Chevur ; une pointe écrasée, une alpe, puis, vers le Sud, une grande ligne et, par derrière, une autre en se tournant vers l’Est. Cette seconde grandit et je finis par en voir trois. L’Est et le Nord me sont bouchés par le rocher même sur lequel je suis.

Sortant de Keff, mosquée à droite, immense plaine, noire. Quand on est au bas, Ouad-el-Rummel. — Tourné à droite, rivière, arbres, lauriers-roses, porte (rocher), gourbis à droite. On tourne à gauche très vivement et on laisse à gauche une montagne très boisée, Djebel-Soddim (Khangget-el-Terrabya) ; on passe le Meglagh, pays plus plat, assez boisé, puis on monte. — Banques de granit, chênes, aubépines ; plateau dénudé sur lequel est un petit ruisseau dit Sakiet-sidi-lonsen. — Couché.

Le lendemain, bois sur un plateau, puis bas-fond. On côtoie les contreforts d’une montagne à ma gauche. — Ravin, grandes vagues d’herbes à n’en plus finir, toutes à gauche ; défilé, Medjerdah, forêt ; on aperçoit Souk-Aras sur la gauche ; lignes rouges.

NOTES PRISES À CROISSET LE SAMEDI 12 JUIN 1858.

Lundi 24 mai. — Arrivé au Rieff, le soir.

Rieff. — Un tombeau romain, sur la droite ; je lis en passant : « Livius ». La ville se recule, à cause des vallons transversaux qui vous en séparent, il faut monter puis redescendre. — La maison du caïd, tout en haut à gauche : banc de maçonnerie à gauche, devant la porte, cour intérieure, énorme escalier droit, grande pièce. — Bain turc excellent ; raïs Ibrahim, ne craignant pas la chaleur, vient me voir dans la dernière étuve. C’est encore lui qui me donne l’éternel caouïeh. — Dîner arabe luxueux. — Bonne nuit. — Le caïd, petit homme maigre, grêlé.

Le lendemain, visité la ville. — Parti à midi ; départ solennel : cinq cavaliers, puis sept ; une vingtaine d’hommes à pied me suivent. C’est maintenant comme un bal masqué dans ma tête, et je ne me souviens plus de rien. Le caractère féroce du paysage finit au fond de la vallée. On tourne à gauche. Dans certains moments, il y a des banques de gazon, des vaches : c’est une place de parc anglais, et puis la montagne reprend.

Couché chez les Bédouins : tente blanche, ouverte ; la lune se lève en face, vent terrible. L’ombre des animaux du douar passe comme des ombres chinoises. J’attends très longtemps, politesses arabes, couscoussous en commun.

Parti au petit jour, nous attendons que le vent soit un peu calmé. Toute la nuit, j’ai pensé à ma première nuit aux Pyramides. Bientôt le paysage devient monotone ; sur les hauteurs, grandes vagues d’herbes qui n’en finissent. Gassen est toujours en retard. Pluie fine, continue.

Surprise du douar, femmes au bord des tentes, sans voiles. Je galopais, ma pelisse sur mes genoux, mon takieh sous mon chapeau ; zagarit, coup de fusil, fantasia, le fils du caïd en ceinture rouge, Souk-Aras ! Souk-Aras ! tout cela envolé dans le mouvement. J’ai ralenti devant les tentes, ils vont venir me baiser les mains, me prendre les pieds. De quelle nature était l’étrange frisson de joie qui m’a pris ? j’en ai rarement eu (jamais peut-être ?) une pareille.

Le fils du caïd et son père galopent longtemps à côté et devant moi, le père s’en va le premier, le fils me demande, deux heures après, la permission. — La pluie n’en finit. — Descente, forêt, un cabaret vide où je demande ma route, les lignes rouges des bâtiments militaires de Souk-Aras.

Souk-Aras. — Ville neuve, atroce, froide, boueuse ; M. de Serval, sécot, inhospitalier ; Andrieux, l’hôtelier, sa microscopique épouse. — Couché, relevé, dîner. — Table d’hôte : MM. les officiers ; ignoble et bête, collet crasseux du directeur des postes ; le lendemain, M. Gosse, aliéné : il croit qu’on l’insulte. Ressemblances : le vétérinaire de mon régiment, Carpentier, M. Constant, brave et gros hussard, déjeune avec nous : « Un bon déjeuner, s.... n.. de D..., un bon déjeuner !!! »

Le jeudi 27, partis à 3 heures. — Deux muletiers excellents. On monte, forêt charmante, le camp, à droite. — Rencontré deux officiers qui n’y comprennent rien. — Nous redescendons ; de temps à autre, une grande voiture de charbonnier dans la forêt. Les ordonnances du commandant sont au diable. Nous apercevons un bordj, deux Arabes dedans, deux troupiers de sa colonne, éreintés ; l’un a un coup d’air sur l’œil et un coup de soleil sur le nez. Désolés de l’état de leur commandant : « Vous êtes Carpentier ! », et il me prend au collet.

Je découvre le moulin de Mezelfah, en bas, au bord de l’eau, la Seybouse. — M. Auberger, gros mastoc, assez cordial ; sa femme, brune, distinguée. Le commandant n’y tient pas pendant le dîner, se lève, se promène. — Couché dans le moulin. — Cartille, domestique.

Le lendemain, M. Auberger nous accompagne ; fourrure courte, bottes. — Lauriers-roses et saules pleureurs. Passage de l’hyène, passage du lion. Nous passons plusieurs fois une rivière, larges quais ; on remonte après. C’est exquis, délicieux, plein de fraîcheur et de liberté. Puis le paysage devient plus sec, les montagnes pelées reparaissent ; tout au fond, dune immense ; à gauche, les maisons blanches et un minaret : c’est Guelma. Nous allons longtemps dans la plaine.

Milesimo. — Village atroce, tout droit ; ligne d’acacias devant les maisons basses, petites clôtures : c’est la civilisation par son plus ignoble côté. — Enseignes de marchands de vin, et les maisons sont vides, les fenêtres sans carreaux ; des femmes, dans les champs, labourent ou sarclent en vestes et en chapeaux d’hommes, portières de Paris transportées au pays des Moresques, la crasse de la banlieue dans le soleil d’Afrique. Et les misères qu’il doit y avoir là dedans, les rages, les souvenirs, et la fièvre, la fièvre pâle et famélique !

Guelma. — Café de M. Aubril. — Les monuments pour la troupe tiennent une grande place : logement charmant et entouré de verdure du commandant supérieur, M. de Vanory ; ressemble en beau à E. Delamare. — Déjeuner avec mon commandant ; M. Borrel, du bureau arabe, m’en débarrasse.

Parti à 3 heures ; mon spahi, sorte de nègre blond, idiot, me précède. Verdure et eau, un grand quai, voitures et carrioles de maître. L’ancien pénitencier, grande bâtisse où je bois du lait ; le moulin d’Osman Mustapha, petits bâtiments, peupliers ; une montagne assez basse en face.

Je couche dans le pavillon supérieur (bruit de chiens et de chevaux), sur un tapis ; nuit atroce de puces. On m’avait fait du feu ; nous sommes sur les hauteurs, il fait froid.

Le cawas, maigre, turban vert, yatagan, connaît tout l’Orient ; gueulard, officieux ; aime l’alcool.

La route du moulin à Constantine est assommante d’ennui : petites montagnes toutes se ressemblant, puis une plaine, les fils du télégraphe tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche ; cela est pauvre sans grandeur et monotone sans majesté. Je fouette à tour de bras le mulet de bagages. — Ferme Faucheux : le fermier, monsieur dégradé, borgne, le bras luxé ; bouteille de mon bordeaux de Souk-Aras bue avec délices.

Reparti à 3 heures. On descend presque continuellement, l’admirable Constantine s’aperçoit de loin. — Descente de la rampe du Rummel ; aloès sur le bord ; mon mulet glisse.

Constantine. — Entrée triomphante à Constantine, avec mon plumet. — Hôtel. — Payé mon jeune Arabe et mon idiot de spahi, qui s’endormait dans les blés où il laissait brouter son cheval. — MM. Vignard, Viel, Niepce, Vignot. — Bain turc exquis ; un nègre admirable pour masseur ; celui du Rieff me massait les genoux avec sa tête. — Grand lit de M. Vignard.

Partie de campagne à la Hamma, chez M. Paolo de Palma. — Le petit village nouveau sous un grand caroubier. — Baignade dans la rivière d’eau chaude, déjeuner. Je m’empiffre et je résiste au sommeil. — Danse, Cagnot conduisant la polka. Le notaire (Vignot), en chapeau de meunier, joue aux cartes avec M. Dominique, le fils de la maison. — Un joueur de harpe.

Rentré, le soir, au clair de la lune, qui finit par se lever ; j’ai peur de me f..... bas à cause de mon cheval.

Arembourg, procureur impérial, léger, petit, gai, chapeau de paille de matelot, bordé de noir, guêtres.

Lundi. — Reposé. — Parti le soir. — Adieux. — Le spahi saoul : « Je vais consulter mon père, Père Éder ! allons, Père Éder ». — L’employé du bureau monté sur l’impériale pour prendre l’air. — On s’arrête pour prendre des « champoreaux », mon spahi se calme.

Journée du mardi passée à mes caisses et à dormir. — Le soir, M. le conseiller de préfecture, homme bien et complètement nul. — Restes du théâtre : école municipale ; citernes romaines modernisées. — Adieu aux couchers de soleil roses.

Mercredi. — À bord de la chaloupe avec M. Ricordeau, propriétaire de Bône, tout en coutil gris, ressemble à Dainez. — Chaleur, beaucoup de femmes. — Passagers : le capitaine Robert, un avocat de Paris, un vieux en alpaga et à tabatière, conduisant deux jeunes femmes ; la petite g.... des quatrièmes et le vieux gendarme galant ; un chasseur d’Afrique ; le bureaucrate militaire à pantalon bleu, en lunettes, en casquette et en canne rotin ; un Alsacien ; le comte Polonais, tueur de lions, grand blond à cheveux et à barbe, déplaisant : « Valareck ! valareck ! ». Un monsieur bien, officier de la Légion d’honneur, grisonnant, parent de M. F. Barrot. — Mes deux nuits sur le pont, les jambes de mon pantalon nouées avec des mouchoirs dans ma pelisse.

Les Profils et grimaces de Vacquerie et un volume de critiques de Texier, et Promenades hors de mon jardin de Karr.

Arrivé à Marseille à 2 heures. — Intolérable douane. — Odeurs. — Omnibus. — La vieille actrice de Bône, rôle de Mme Laurent, et une demoiselle de Philippeville, fille d’un pharmacien, grosse dondon enceinte.

Hôtel Parrocel. — Bain. — Embarras d’argent. — Fusil, armurier. — Je vais à l’Hôtel des Colonies. — Le père Ricordeau, dans le jardin. — Dîner : il ne vient pas ! Je vais chez le père Cauvière : colique. L’idée de M. de Body me vient enfin, je le retrouve sur le devant de sa porte. — Galop au sieur Parrocel.

Bureau du chemin de fer sur la Canebière ; sentiment de débarras, de retour, de bien-être. — Je pars ! (M. de lès-Campenne fils) seul dans une calèche ; mes affaires se débouclent dans la gare.

Deux employés de chemin de fer atroces ! Enfin ils s’en vont, on s’endort. — À Lyon, Saulcy. — Pour compagnons, un chirurgien de marine et son chien, mon bureaucrate militaire qui va à Saint-Quentin, au delà ; l’Alsacien est descendu en route pour aller à Strasbourg. — Déjeuner solide à Dijon. — Ennui de l’après-midi, chaleur. Quel sot pays que la France ! — Fontainebleau, Melun, la gare !

Le boulevard en été. — Ma maison vide. — Bousculade pour aller chez Feydeau : on me sert à dîner. — Visite chez Mme Pradier, Masquillier, Person, de Tourbey : tout le monde absent. — Crique : « Flaubert ! c’est toi, Flaubert ! » ; elle pleurait : maladie de son neveu. — Souper au Café Anglais. — Je dors sur mon divan. — Déjeuner au Café Turc. — Visite à la Tourbey, Sabatier, Mme Maynier ; Mlle  a une loupe dans la gueule. — Auteuil, le Parc des Princes, Thérèse, dîner. — Le soir, de Tourbey.

Lundi. — Armurier, fourreur, Duplan, etc., etc. — Café de Foy, Boyer. — Auteuil. — Pradier, Janin, de Pène, de Tourbey. — Dîner chez Feydeau, pas fort. — Guimont, Plessy, A. Dumas fils, Uchard, Scholl, Saint-Victor, Pasquier, re-Boyer et son épouse ; Person en matelot, perruque rouge. Comme le vrai est peu compris !!!

Mardi. — Courses encore ! Sabatier, Sainte-Beuve, Sandeau, Plessy, Maury. — Dîner chez la Tourbey : Cabarrus, Marchal, Gozlan, Gatayes, Théo, Ernesta, Saint-Victor !…

Le lendemain, chemin de fer à 8 heures 30, matin. — Deux bourgeois. — Rouen ! Hôtel-Dieu !

Voilà trois jours passés à peu près exclusivement à dormir. Mon voyage est considérablement reculé, oublié ; tout est confus dans ma tête, je suis comme si je sortais d’un bal masqué de deux mois. Vais-je travailler ? vais-je m’ennuyer ?

Que toutes les énergies de la nature que j’ai aspirées me pénètrent et qu’elles s’exhalent dans mon livre. À moi, puissances de l’émotion plastique ! résurrection du passé, à moi ! à moi ! Il faut faire, à travers le Beau, vivant et vrai quand même. Pitié pour ma volonté, Dieu des âmes ! donne-moi la Force — et l’Espoir !…

Nuit du samedi 12 au dimanche 13 juin, minuit.
Gustave Flaubert.
NOTES DIVERSES


NOTES DIVERSES.[27]


LECTURES.


Juin 1859.
Saint-Paul de Renan.
(Sur le style.)

Dédié à sa femme comme la Vie de Jésus l’était à sa sœur.

M. et Mme Renan, assis sur des blocs disjoints du vieux môle, à Séleucie, portaient « envie aux apôtres qui s’embarquèrent là pour la conquête du monde ».

« Tout n’est ici-bas que symbole et que songe. » Qu’en savez-vous ?

« La compagne fidèle qui ne retire pas sa main à celle qu’elle a une fois serrée. » Cette dédicace à deux femmes me paraît caractéristique ; cette idée-là ne serait pas venue à un homme moins sentimental, plus préoccupé du Juste.

À propos des Actes des apôtres : « une odeur matinale, une brise de mer ».

« Si j’ose le dire », etc. (p. 12). « Si j’ose m’exprimer ainsi », plusieurs fois répété. Il y a un fond d’académicien.

Jésus poète. — « Tantôt il soutenait qu’il était venu continuer la loi de Moïse, tantôt la supplanter (le Christ) ; à vrai dire, c’était là, pour un grand poète comme lui, un détail insignifiant » (p. 56). Béranger a appelé Napoléon « le plus grand poète des temps modernes », Augier appelle poète un notaire ; il faudrait s’entendre sur la signification des mots !

Manque de précision. — À propos de Rome : « Tout cela se perdait dans le tumulte d’une ville grande comme Londres et Paris » (p. 107).

Jolie phrase sur la Grèce. — « Terre de miracles comme la Judée et le Sinaï, la Grèce a fleuri une fois, mais n’est pas susceptible de refleurir ; elle a créé quelque chose d’unique, qui ne saurait être renouvelé : il semble que quand Dieu s’est montré dans un pays, il le sèche pour jamais » (p. 138).

Pages ravissantes sur le caractère et la vie grecque (p. 202 et seq.).

L’épître aux Galates. — « Épître admirable qu’on peut comparer, sauf l’art d’écrire, aux plus belles œuvres classiques » (p. 314). En quoi les œuvres classiques seraient-elles admirables sans l’art d’écrire ?

« Ils sont des hommes (les apôtres), tu fus un Dieu » (p. 328). Évidemment, Renan ne croit pas à la divinité du Christ, c’est donc une manière de parler ! un effet de style ! comme dans Rousseau : « sa mort fut celle d’un Dieu ».

« Ces villes banales, si l’on peut s’exprimer ainsi » (p. 333).

« Une force divine, si j’ose le dire, souligne ses paroles » (Vie de Jésus, introd., p. 37).

« Le comble de la fureur » se trouve deux fois.

Dans les Apôtres :

P. 180 : il va mettre le comble à ses méfaits.

P. 183 : il fut touché à vif, bouleversé de fond en comble.

P. 192 : l’antipathie que les Juifs…… était arrivée à son comble.

Dans la Vie de Jésus :

P. 195 : les deux disciples trouvèrent Jésus au comble de la perplexité.

P. 300 : le scandale fut au comble.

P. 371 : l’impiété des hommes était à son comble.

Haine de la liberté, fonds socialiste, manchette d’évêque qui perce. — « La question seulement est de savoir si une société peut tenir sans une censure des mœurs privées, et si l’avenir ne ramènera pas quelque chose d’analogue à la discipline ecclésiastique, que le libéralisme moderne a si jalousement supprimée » (p. 393).

« Tout cela faisait une sorte de caravane apostolique d’un aspect fort imposant ». De quoi s’agit-il ? des délégués des églises de Macédoine accompagnant Paul ! (p. 459).

Doctrine sur l’humanité, hiérarchie. — « En tête de la procession sainte de l’humanité, marche l’homme du bien, l’homme vertueux ; le second rang appartient à l’homme du vrai, au savant, au philosophe ; puis vient l’homme du beau, l’artiste, le poète ! » (p. 567).

Vie de Jésus.
(Relue en juillet 1869.)

« Ce qu’il aimait, c’était ses villages galiléens, mélanges confus de cabanes, d’aires et de pressoirs, taillés dans le roc, de puits, de tombeaux, de figuiers, d’oliviers ; il resta toujours près de la nature ». La nature, cela est du Rousseau, la nature ne veut plus dire cela pour nous.

« La cour des rois lui apparaît comme un lieu où les gens ont de beaux habits » (p. 39).

Miracles. — « L’homme étranger à toute idée de physique, qui croit qu’en priant il change la marche des nuages, arrête la maladie et la mort même, ne trouve dans le miracle rien d’extraordinaire, puisque le cours entier des choses est pour lui le résultat des volontés libres de la divinité » (p. 41).

« Il (Jésus) fondait cette grande doctrine du dédain transcendant, vraie doctrine de la liberté des âmes, qui seule donne la paix » (p. 49).

« Les jardins, à Tibériade, étaient des massifs de grenadiers, de citronniers, d’orangers » (p. 66). Les orangers datent du xiie siècle.

« Dans nos sociétés établies sur une idée très rigoureuse de la propriété, la position du pauvre est horrible ; il n’a pas, à la lettre, sa place au soleil. Il n’y a de fleurs, d’herbes, d’ombrage que pour celui qui possède la terre. En Orient ce sont là des dons de Dieu qui n’appartiennent à personne ; le propriétaire n’a qu’un mince privilège, la nature est le patrimoine de tous » (p. 151).

« Telle est la faiblesse de l’esprit humain que les meilleures causes ne sont gagnées d’ordinaire que par de mauvaises raisons ; exemples : Moïse, Mahomet, Colomb » (p. 259).

La maladie qui fit la fortune de Mahomet était Hysteria muscularis de Schœnlein.

« La société, n’étant plus sûre de son existence, en contracta une sorte de tremblement et ces habitudes de basse humilité qui rendent le moyen âge si inférieur aux temps antiques et aux temps modernes » (p. 286).

« Les continuateurs de Jésus sont ceux qui semblent le répudier ; toutes les révolutions sociales sont entées sur “le royaume de Dieu”, les rêves d’organisation idéale de la société ressemblent aux aspirations des sectes chrétiennes primitives » (p. 287).

Préoccupation de Lamennais que Renan regarde comme un très grand homme : « Cet homme, qui était dans le commerce de la vie d’une grande bonté, devenait intraitable jusqu’à la folie pour ceux qui ne pensaient pas comme lui » (p. 326).

Amour du peuple. — « Le peuple, dont l’instinct est toujours droit, même lorsqu’il s’égare le plus fortement sur les questions de personnes, est très facilement trompé par les faux dévots » (p. 329). « Comme tous les grands hommes, Jésus avait du goût pour le peuple » (p. 184).

« Comme il arrive toujours dans les grandes carrières divines, il subissait les miracles que l’opinion exigeait de lui bien plus qu’il ne les faisait » (p. 360).

« Le souffle de Dieu était libre chez eux ; chez nous, il est enchaîné par les liens de fer d’une société mesquine et condamnée à une irrémédiable médiocrité » (p. 449).

« Qui de nous, pygmées que nous sommes, pourrait faire ce qu’a fait l’extravagant François d’Assise, l’hystérique sainte Thérèse ? » (p. 452).

« Les plus belles choses du monde se sont faites à l’état de fièvre ; toute création éminente entraîne une rupture d’équilibre, un état violent pour l’être qui la tire de lui » (p. 453).

« Sans doute Jésus sort du judaïsme ; mais il en sort comme Socrate sortit des écoles des sophistes, comme Luther sortit du moyen âge, comme Lamennais sortit du catholicisme, comme Rousseau du xviiie siècle » (p. 455).

Histoire des perruques (Thiers).

« Constantin, se retirant à Constantinople, voulut donner sa couronne à saint Sylvestre ; mais ce pape la refusa à cause du respect qu’il avait pour la couronne cléricale : il ne prit pour diadème qu’une mitre ronde brodée d’or. Selon d’autres, Constantin offrit au même saint Sylvestre une couronne d’or enrichie de perles précieuses ; il la refusa comme un ornement qui ne lui était nullement convenable et se contenta d’une mitre blanche brodée » (p. 75).

« Les Maronites, s’ils ne trouvent pas d’eau bénite dans l’église, touchent la muraille du bout des doigts, qu’ils baisent après. »

Voir une page charmante sur les incommodités que les perruques apportent aux ecclésiastiques (p. 341).

Ces moines du mont Athos, ὀμφαλοψυχὴς, ayant l’âme dans le nombril, sont une preuve de plus de l’infiltration bouddhiste en Occident vers le commencement du christianisme.

Pourquoi le catholicisme, qui damne la nature, voit-il de mauvais œil les conquêtes sur la nature ? C’est qu’il sent au bout d’elles la Science.

Chemins de fer (à propos des pèlerins de Lourdes). — L’invention des chemins de fer fut mal vue par le clergé, témoin le mandement de l’évêque de Besançon, Bouvier, qui les considère comme envoyés par Dieu pour punir les hôteliers de la violation du dimanche. Les libres penseurs, au contraire, les ont considérés comme devant favoriser leurs vues par le rapprochement des peuples, l’effacement des préjugés, etc. Et voilà que les chemins de fer servent aux pèlerinages d’une manière inespérée. Qui s’est trompé des deux partis ? L’un et l’autre.

Mettre en parallèle un banquet gambettiste et un train de pèlerins de Lourdes. — Lourdes m’a l’air d’enfoncer la Salette, parce qu’il est plus nouveau : Lourdes est le Deauville de la dévotion moderne, la Salette en serait le Dieppe.

L’excès est une preuve d’idéalité : aller au delà du besoin.

L’enthousiasme (du peuple) est d’autant plus fort que l’idée est plus vague. Puissance des mots République, honneur, gloire, etc.

Propriété littéraire. — Question odieuse ! (et qui se rattache à l’art et à l’économie politique). On peut payer un travail manuel, mais non un intellectuel ; considérer l’œuvre d’art comme une denrée, c’est la mettre au même niveau.

Mais « des services s’échangent contre des services » ; donc je vous paye le plaisir (le service) que vous me rendez par votre œuvre. — Vous ne pouvez pas me le payer, car j’écris non pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour tous les lecteurs qui pourront venir dans la suite des temps ; ma marchandise ne peut être consommée, mon service reste donc indéfini et impayable.

Le dogme du Progrès est la réaction du dogme de la Chute. Première doctrine : on est de plus en plus perverti, etc. ; deuxième doctrine : on l’est de moins en moins.

Les affaires ! importance des affaires ! tout y cède, ça ne souffre aucune objection.

Puissance des mots, ignorance française. — Après la perte du Canada, on dit : « que nous font quelques arpents de neige ? » Ils étaient peuplés de 2 millions d’habitants et produisaient par an 500 millions !

Le dernier refuge, la suprême consolation, c’est de savoir qu’on appartient au Cosmos, qu’on fait partie de l’ordre.


PLANS. — IDÉES EN L’AIR.


Spira ! spera !

L’hypocrisie sociale doit être maintenant à son état le plus intense en Amérique ; ces gens qui disent « inexpressible » pour « pantalon » et qui appuient la théorie de l’esclavage sur la Bible, cela doit faire entre la morale parlée et l’action dramatique des oppositions brutales : un propriétaire, libéral en politique (extérieure), dur pour ses esclaves ; une plantation de coton où on veille les nègres à main armée, cependant on parle d’améliorations d’agriculture pour les classes pauvres ; l’action féroce coupant par intervalles le dialogue philanthropique, … un ministre.

Quel est l’imbécile qui a dit ceci : Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde ? — Pas du tout ! il y a quelqu’un de plus bête qu’un idiot, c’est tout le monde.

L’impossibilité de tenir un secret quel qu’il soit est le trait distinctif des impures.


NOTES GÉNÉRALES. — LECTURES, ETC.


Octobre 1859.

Le général de Montauban a un petit chien qui est pris d’attaque de nerfs lorsqu’on le contrarie. Quelle jolie preuve pour les partisans de la métampsomatose ! Ce toutou-là est une jeune femme mal élevée.

La lèpre considérée comme une bénédiction, ce qui concorde avec la formule de M. Hamon, de Port-Royal : « la maladie est l’état naturel du chrétien ». (Voir Spéculum patientiæ, Norib., 1509 ; Serm. aurei. a Petr. Trach., 1479, sermo 39 ; Sermon de Jean de Tambaco et de Jean de Nider.)

Pierre Jurien, tourmenté de coliques, les attribuait aux combats que se livraient sans cesse sept cavaliers renfermés dans ses entrailles. (Dict. des Sciences médicales, Arts, Lettres.)

L’art est la recherche de l’inutile ; il est dans la spéculation ce qu’est l’héroïsme dans la morale.

L’artiste non seulement porte en soi l’humanité, mais il en reproduit l’histoire dans la création de son œuvre : d’abord du trouble, une vue générale, les aspirations, l’éblouissement, tout est mêlé (époque barbare) ; puis l’analyse, le doute, la méthode, la disposition des parties (l’ère scientifique) ; enfin, il revient à la synthèse première, plus élargie dans l’exécution. Si l’humanité doit se développer à la manière d’une œuvre, conçue par la Providence, comme elle est loin encore, miséricorde ! de cette troisième phase.

L’idée que « l’esprit procède du simple au composé » explique la nullité poétique du xviiie siècle, et c’est parce qu’il ne sentait pas l’histoire qu’il a formulé cet axiome.

La littérature n’est pas chose abstraite, elle s’adresse à l’homme tout entier ; tel mot qui vous semble hasardé, tel passage libertin n’est peut-être coupable que d’agacer vos nerfs ? cela explique la fureur des gens contre certains livres (et les procès de presse ?) : ce n’est jamais le fond qui scandalise, mais la Forme. Le style, indépendamment de ce qu’il dit, peut avoir des inconvenances en soi ; on trouve un certain caractère de débauche aux épithètes violentes, aux situations franches, à la couleur vraie.

La Critique est la dixième Muse et la Beauté la quatrième Grâce.

N’espérez aucun progrès philosophique, tant qu’on s’acharnera à décorer Dieu d’attributs.

Il y a des gens qui peignent l’infini en bleu, d’autres en noir.

L’idée commune que l’humanité se fait de Dieu ne dépasse point celle d’un monarque oriental entouré de sa cour ; la pensée religieuse est donc en retard de plusieurs siècles, nous sommes toujours à brouter l’herbe, malgré les ballons.

Le grand roman social à écrire (maintenant que les rangs et les castes sont perdus) doit représenter la lutte ou plutôt la fusion de la barbarie et de la civilisation ; la scène doit se passer au désert et à Paris, en Orient et en Occident. Opposition de mœurs, de paysages et de caractères, tout y serait, et le héros principal devrait être un barbare qui se civilise près d’un civilisé qui se barbarise.

La Poésie ne sort pas du monde organique, quoi qu’on en dise (littérature industrielle, utilitaire, humanitaire est sans beauté et sans entrailles) ; il lui faut une base sensible et une surface plastique. En ce sens, rien de plus poétique que le vice et le crime ; aussi les livres vertueux sont-ils ennuyeux et faux, ils méconnaissent la vie, le moi rejaillissant contre tous, l’homme contre la société ou en dehors d’elle, qui est le vrai homme organique. Voilà pourquoi il est peut-être si difficile de faire rire des vices. Notez que Molière ne s’est jamais attaqué qu’aux ridicules (Harpagon fait peur, Arnolphe fait pleurer, Tartuffe épouvante, etc.). Le ridicule, à la bonne heure, chose transitoire, conçue par l’homme, inventée par lui, qui vient de l’esprit et qui y retourne ! Comme personnages vicieux, je ne connais que ceux du marquis de Sade qui me fassent rire (et ce n’était pas l’intention de l’auteur, bien au contraire) ; mais ici le crime arrive à être un ridicule, car la nature est tellement exaltée, poussée à outrance qu’elle devient impossible et disparaît, on n’a plus qu’une conception des êtres fantastiques donnés pour humains et en opposition avec l’humanité.

« Il a une femme et des enfants », honorable excuse à toutes les turpitudes.

Le goût est comme la voix, souvent il perd en justesse et en ductilité ce qu’il gagne en hauteur.

Celui qui ne dit pas de mal des femmes ne les aime point, puisque la manière la plus profonde de sentir quelque chose est d’en souffrir.

Quand le goût se raffine, il se pervertit, comme les femmes qui, trop aimables, deviennent coquettes et pires.

Ce qu’elle a produit, la Philosophie ? rien du tout ; elle a fait grandir Dieu de siècle en siècle.

Une sottise ou une infamie, en se renforçant d’une autre, peut devenir respectable. Collez la peau d’un âne sur un pot de chambre, et vous en faites un tambour.

« Frappe au visage ! », c’est ce que César avait fait souvent, en parlant aux dames romaines.

« … il était de ces hommes qui ont les épaules assez larges pour heurter en passant les deux linteaux de toutes les portes. »

Le don de l’observation ne peut appartenir qu’à un honnête homme, car pour voir les choses en elles-mêmes il faut n’y porter aucun intérêt personnel.

« L’homme est un animal terrestre et aérien qui a besoin de beaucoup de lumière. »

Strabon.

« On avait pris à la caserne du Prince-Eugène un dragon pour faire le ménage ; il a b… la cuisinière, volé un morceau de lard, et bu tout le restant de la bouteille d’eau-de-vie ! »

(Frag. d’un roman réaliste quelconque.)

« Comme une armoire à glace ! », expression d’admiration (à propos de lutteurs) de M. Rollin-Rossignol, le cornac d’iceux ; il voulait dire formes carrées ? et nettes, mais il y a aussi là dedans un sentiment de luxe et de beauté, la chose riche, hors ligne, princière.

Il y a dans toute indignation une faute de jugement, une jalousie, envie sourde… et une vertu.

M. de Martignac, en septembre 1830, eut à se défendre devant la Chambre d’avoir secouru les gens de lettres pauvres.

Si le romantisme de 1830 (Hugo, Lamartine, etc.) n’a pas été plus fécond, c’est qu’il n’est peut-être remonté à la Tradition, à la Renaissance, que superficiellement ; gothique de couleur et catholique par genre, il a dédaigné ou méconnu le naturalisme, qui le déborde maintenant, mais qui n’a pas encore son poète ni sa formule.

« Y a-t-il rien de plus joli qu’un jeune homme qui a reçu de l’éducation, qui peut aller dans les sociétés et causer de tout ? ah ! oui, ah ! oui ! »

(Phrase entendue dans un cabaret au Grand-Couronne.)

L’art de gouverner consiste à diriger l’opinion publique (définition libérale), à faire taire l’opinion publique (définition monarchique).

L’observation et le trait sont deux qualités littéraires qu’il est bien de mépriser, mais qu’il est bon d’avoir.

Si l’absence de caractère (d’après Winkelman) est ce qui constitue le sublime, la présence de caractère, la particularité, est peut-être la seule cause de la passion, de l’excitation (excitement). Un grain de beauté sur la joue d’une femme est quelque chose de spécial, d’intime, qui fait d’elle un être à part au milieu des autres ; de là l’irritation que produisent certaines toilettes, certaines attitudes, certains sons de voix, certains yeux canailles, certaines laideurs ; « on n’a jamais vu ça ! ». C’est une découverte, et comme un sexe nouveau par-dessus l’autre.

L’espoir est un attentat sur la Providence.

Si tu veux des perles, jette-toi à la mer.

Dans l’adolescence on aime les autres femmes parce qu’elles ressemblent plus ou moins à la première ; plus tard on les aime parce qu’elles diffèrent entre elles.

Aujourd’hui, 4 novembre 1862, été à l’église Saint-Martin, à l’enterrement du père de Barrière. Gens de lettres et cabotins. À cette heure, que le bonhomme est enterré fraîchement, tous les assistants sont dans les cafés, ou avec du fard aux joues sur les planches des théâtres, à débiter des gaudrioles. J’étais entre les deux Lévy ; devant moi, Théod. de Banville et Maurice Sand ; plus loin, Paulin Menier et Tailhade ; à ma gauche, de l’autre côté, Sardou et Déjazet fils ; Laferrière seul au milieu des chaises, etc.

Il a fallu attendre la fin de deux enterrements. Rien de religieux, cela se précipite comme des ballots dans une maison de roulage. L’église est éclairée au gaz comme un café, casino catholique ; ça ne sent même plus le jésuite, c’est administratif et chemin de fer. Rien pour le cœur, rien pour la poésie, rien pour la religion ; toute la hideur du monde moderne est là.

C’est peut-être, après tout, une transition pour amener l’effacement complet des funérailles, quelque chose comme une crémation instantanée. On escamotera la mort dans ce qu’elle a de pire, la tendresse humaine y perdra un certain lien que l’on sentait (à cause du fil coupé pathétiquement), entre ceux qui ne sont plus et vous. Le drame s’en va de ce monde.

Qu’est-ce que la gloire ? Faire dire beaucoup de bêtises sur son compte !

Le peuple est une expression de l’Humanité plus étroite que l’individu… et la foule est tout ce qu’il y a de plus contraire à l’homme.

Ce n’est pas contre les dieux que Prométhée aujourd’hui devrait se révolter, mais contre le Peuple, Dieu nouveau. Aux vieilles tyrannies sacerdotales, féodales et monarchiques, en a succédé une autre plus subtile, inexplicable, impérieuse, et qui dans quelque temps ne laissera pas un seul coin de la terre qui soit libre. Vous ne pressez plus sur mon corps, vous ne me forcez même plus à croire, soit ; mais où est le progrès du libre arbitre, et, partant, celui de la moralité, si, par le seul fait de l’organisation sociale, je suis fatalement contraint à penser comme vous ?

Dans cinquante ans d’ici il ne sera pas possible de vivre même de son revenu sans s’occuper d’argent, comme un banquier ; il me semble que (pour l’esprit) cela équivaut à peu près à l’esclavage.

« La pauvre Venise ! », c’était Dominico, mon domestique d’hôtel à Constantinople, qui répétait cela.

Moi je dis : « la pauvre littérature ! », car elle me semble comme la vieille et belle ville des doges être pleine de mouchards et de soldats ; des bourgeois indifférents viennent examiner ses ruines, peu à peu elle s’abîme dans je ne sais quelle universalité morne et infinie, j’entends ses murs tomber dans l’eau, et les crapauds sauter contre les fresques qui s’écaillent.

Autrefois, à Paris, on croyait que la Femme était un moyen d’arriver à une position, on la considérait comme une échelle qui conduisait à la fortune ; autant de maîtresses, autant d’échelons. N’est-ce pas actuellement le contraire ? car pour leur agréer, c’est la position plus encore que l’argent qu’il leur faut ; elles couchent avec le rang, le renom, l’entourage social, tout comme font les hommes. Quant au demi-monde, du moins, cela est incontestable.

Le prodigieux développement musical de ces trente dernières années a dû développer l’hystérie ?

À mesure que la prostitution des femmes diminue (se modifie ou se cache), celle des hommes s’étend ; le corps peut être moins vénal, soit ! mais l’esprit arrive à une banalité, à une promiscuité sans exemples. Bientôt les endroits seront fermés, où je peux prendre une maîtresse pour cinq minutes ; mais ceux où je puis avoir des amis pour une demi-heure pullulent, le café remplace le b....., je demande des intimes en chambre.

Théorie du gant. — C’est qu’il idéalise la main, en la privant de sa couleur, comme fait la poudre de riz pour le visage ; il la rend inexpressive (voir le vilain effet des gants sur la scène), mais typique ; la forme seule est conservée et plus accusée. Cette couleur factice, grise, blanche ou jaune, s’harmonise avec la manche du vêtement, et, sans donner l’idée d’une nature autre (puisque le dessin est conservé), met de la nouveauté dans le connu, et rapproche ainsi ce membre couvert, d’un membre de statue. Et cependant cette chose anti-naturelle a du mouvement (différent en cela du masque, mais le masque a du mouvement par les yeux). Rien n’est plus troublant qu’une main gantée.

Les hommes qui aiment beaucoup la Femme ne peuvent pas aimer la Justice.

L’acteur Ravel a créé le genre des amoureux ridicules. Comptez dans combien de pièces, dans combien de livres, l’amour est maintenant ridiculisé ; et plaignez-vous ensuite de la bassesse du théâtre et du roman, sans compter celle de la vie !

Autre face de la question : cet acharnement contre l’adultère est peut-être moral ? Pour se sauver des passions il faut d’abord en rire.

Comparaison suivie d’une bonne tête et d’une bonne maison ; il s’agit de savoir ce que l’on est, le but, si c’est un civilisé :

Au rez-de-chaussée, état inférieur, le salon, meubles simples et commodes ; c’est, pour le public, l’amabilité, l’abord facile.

Et la cuisine, donnant sur la cour ; les pauvres.

La salle à manger ? hospitalité, vie publique.

Le cœur sera dans la chambre à coucher ; par derrière, les lieux, où vous jetterez les haines, les rancunes, les colères, toutes les saletés.

La pièce principale, celle qui sera la plus luxueuse et la plus secrète, le cabinet d’études.

Pas de grenier, une terrasse pour contempler le paysage et le ciel.

(À développer.)

28 avril 1872.

Le véritable écrivain est celui qui, sans sortir d’un même sujet, peut faire en dix volumes, ou en trois pages, une narration, une description, une analyse et un dialogue. Hors de là, farceurs ou gens de goût, deux catégories médiocres.

Ne pouvoir se passer de Paris, marque de bêtise ; ne plus l’aimer, signe de décadence.

La Nature n’est belle que pour qui sait la voir, preuve que tout dépend du subjectif.

« Goûts hors nature » (lesquels sont répandus). Expression indiquant que nous jugeons extraordinaire, en dehors de la loi, miraculeux, tout ce qui nous étonne.

Il faut être assez fort pour se griser avec un verre d’eau et résister à une bouteille de rhum.

Idéalité de l’art antique, l’usage des masques montre qu’il ne sortait pas des types.

Aujourd’hui 12 décembre 1862, anniversaire de ma quarante et unième année, été chez M. de Lesseps porter un exemplaire de Salammbô pour le bey de Tunis ; chez Janin ; déjeuner chez Ed. Delessert ; chez H. Berlioz ; au Palais-Royal m’inscrire chez le Prince ; acheté deux carcels, reçu une lettre de Bouilhet… et m’être mis sérieusement au plan de la première partie de mon roman moderne parisien ???…

Pour connaître la poétique théâtrale de Voltaire, voyez, en tête de Sémiramis, la dissertation sur la tragédie ancienne et moderne ; la préface de l’Orphelin de la Chine : « les aventures les plus intéressantes ne sont rien quand elles ne peignent pas les mœurs » ; l’épître dédicatoire de Tancrède : « Ce sera (l’alliance de la mise en scène et de la poésie) le partage des genres qui viendront après nous, j’aurai du moins encouragé ceux qui me feront oublier » ; préface de Marianne : « C’est contre mon goût que j’ai mis la mort de Marianne en récit au lieu de la mettre en action, mais je n’ai voulu combattre en rien le goût du public ; c’est pour lui et non pour moi que j’écris ». Dans la préface d’Oreste, il se déclare hardiment pour les types, il ne voulait ni demi-teintes ni nuances : « Un amour qui n’est pas furieux est froid, et une politique qui n’est pas une ambition forcenée est plus froide encore ». Quant à l’amour, « il n’est pas fait pour la seconde place ».

L’idée, le désir, d’un théâtre romantique est nettement posée dans l’épître de l’Écossaise : « Comment apporter le corps sanglant de César sur la scène » ; celle de Nanine est pleine de contradictions, et il ne conclut pas. Idée du drame historique dans la préface de Zaïre ; franchement autoritaire dans la lettre adressée au roi de Prusse. Mahomet : « Qu’importent au genre humain les passions et les malheurs d’un héros de l’antiquité, s’ils ne servent pas à nous instruire ». Admet tous les genres : l’Enfant prodigue.


EXPANSIONS.


1870.

L’idée du suicide est la plus consolante de toutes. Comme rien ne peut plus vous atteindre, une fois mort, à chaque douleur nouvelle qui vous saisit, on a par devers soi cette phrase : « Oui, mais quand je le voudrai, ce ne sera plus ». Ainsi la vie se passe, lentement !

4 avril — un mardi.

L’un n’a-t-il pas sa barque et l’autre sa charrue ? Comme je me suis répété cela, depuis dix mois !

Le premier m’a quitté pour une femme, le second pour une femme, le troisième me quittait pour une femme. Tous ! tous ! suis-je donc un monstre ? L’homme absurde est celui qui ne change jamais ; c’est moi l’homme absurde, pauvre vieux fou, qui porte à cinquante ans le dévouement qu’ils avaient (peut-être) à dix-huit !

Indiquez-moi une maison où l’on cause littérature !!!

Révolution française : Grand souffle et petits cerveaux ! résultat médiocre ; donc l’enthousiasme et l’héroïsme ont besoin, pour accomplir leur œuvre, d’une chose de plus.

Révolution littéraire de 1830 : Théories très médiocres, peu de science, et peu de hardiesse, quoi qu’on dise, mais des gens d’esprit, de véritables vocations (de poète) ; de là, des œuvres.

L’humanité a fait plus de progrès de 1520 à 1600 que de 1790 à 1870 ; le xvie siècle a eu moins de doctrines que le xixe.

Si l’amusant est le critérium de la valeur littéraire, le procès de Fualdès ou celui de Troppman dépasse Hamlet, Don Quichotte et le reste. Au temps où l’on était religieux, rien n’était plus amusant que la théologie ; les Ennéades de Plotin, qui m’assomment, ont ravi les foules. Que de gens se sont délectés avec saint Augustin !

Recette : Pour faire amusant maintenant, parlez de ce qui préoccupe ; l’Oncle Tom, depuis l’abolition de l’esclavage, est devenu plus vieux que l’Iliade.

Il me semble qu’il y a une moyenne entre le passé et l’éphémère, entre l’archaïsme et le réalisme, entre Leconte de Lisle et Sardou, entre ce qui est mort et ce qui ne doit pas vivre.

Règle de conduite : Conseiller l’audace aux hommes et la retenue aux femmes, ce qui est la maxime du monde, peut-être selon la nature ; mais n’est-ce pas attenter à la délicatesse des uns et à l’intérêt des autres ? Qu’importe pour les premiers un adultère de plus ? tandis que le moindre amour peut faire perdre à une femme, si bas qu’elle soit, sa position, sa fortune et sa vie même. Conclusion : c’est à ces dames à nous faire les avances.

Les savants se décernent le titre d’écrivain aussi facilement que les poètes s’attribuent celui de penseur.

Le changement continuel des loyers est une des marques de l’inconsistance moderne, du trouble foncier où l’on vit ; la vie n’est posée nulle part.

L’époque contemporaine se résume par deux idées : catholicisme et socialisme ; l’intermédiaire est la blague, qui imbibe l’un et l’autre.

On sacrifie l’amour à l’ambition et à l’intérêt, mais cela une fois ; c’est un acte pathético-comique dans la vie d’un homme, puis l’éternel féminin prend sa revanche.

L’homme est d’autant plus vache vis-à-vis de la femme, dans le train-train ordinaire de chaque jour, qu’il a été dur pour elle à un moment. L’inverse est vrai dans les mariages d’amour, car l’homme se repent tous les jours de la faiblesse qu’il a eue en se mariant.

Ce qui console de la vie, c’est la mort, et ce qui console de la mort, c’est la vie.

Arrivés à un certain état de l’esprit, tout converge à l’orgueil ; à un certain état du cœur, tout à la pitié. C’est alors qu’on n’a plus de présomption et qu’on n’a plus de compassion, quoique la sensibilité soit plus délicate et que l’isolement intérieur soit plus profond.

Le comble de l’orgueil, c’est de se mépriser soi-même.

Il faut une vanité peu commune pour qu’on ne s’aperçoive pas que vous en ayez.

Ce qu’il y a de plus imbécile au monde, ce sont les gens dits moyens : la bourgeoisie intellectuelle, de même que les braves gens, sont les plus féroces.

La cruauté par sensualité révolte moins que la cruauté qui s’ignore, la cruauté d’idées, de principes. Est-ce parce que la première est un besoin de l’homme dans la plénitude de ses facultés et que la seconde est un vice de son intelligence ? L’art peut tirer parti de l’une, il s’écarte de la seconde : on n’idéalisera jamais Robespierre ; de Marat, la chose serait plus aisée, parce qu’il semble y avoir eu chez lui plus d’emportement, d’instinct, de ϖαθος. Néron a été poétique de tout temps.

Le crétin diffère moins de l’homme ordinaire que celui-ci ne diffère de l’homme de génie.

Vous ferez comprendre plus facilement la géométrie à une huître qu’une idée aux trois quarts des gens de ma connaissance.

Il n’y a pas d’idée vraie dont l’idée contraire ne soit également vraie : c’est qu’elle ne la contredit peut-être pas, mais lui fait simplement parallèle.

Jusqu’à quel point l’anachronisme en fait d’art importe-t-il au sujet ? Je vois beaucoup de gens y faire attention, ce qui me pousse à penser que ça ne signifie pas grand’chose.

(À propos de J.-J. Rousseau.)

J’ai vu aujourd’hui une femme à laquelle un goitre faisait bien. Pourquoi ? cela n’a pas encore été réduit en lois.


  1. Au mois d’avril 1845, Caroline Flaubert, sœur de Gustave Flaubert, épousa M. Hamard. Toute la famille décida d’accompagner les nouveaux époux dans leur voyage en Italie (voir Correspondance, I, p. 147). Flaubert écrivit ces notes en cours de route.
  2. Voir Corse. (Par les Champs et par les Grèves.)
  3. Germain des Hogues. (Voir Correspondance, I, p. 153.)
  4. C’est ce tableau qui donna à Flaubert l’idée d’écrire la Tentation de saint Antoine (voir Correspondance, I, p. 162).
  5. Mme  Chéronnet, grand’mère de Maxime Du Camp.
  6. Voyage fait en compagnie de Maxime Du Camp (voir Correspondance, I, p. 302
  7. Voir Correspondance, I, p. 372 et suivantes.
  8. Voir Par les Champs et par les Grèves, p. 417.
  9. Voir Correspondance, I, p. 343.
  10. Voir Correspondance, I, p. 376.
  11. Voir Correspondance, I, p. 381.
  12. Passage censuré par l’éditeur de 1910 ; le voici tel que collationné par Claudine Gothot-Mersch :
    « Elle nous a demandé si nous voulions nous amuser. Maxime a demandé à s’amuser seul avec elle et est descendu dans une salle au rez-de-chaussée (à gauche en entrant dans la cour). Après M. Du Camp ç’a été M. Flaubert. » (Note de l’éditeur Wikisource — [Source])
  13. Nouveau passage censuré :
    « Je descends avec Sophia Zougairah — très corrompue, remuant, jouissant, petite tigresse. Je macule le divan.
    Second coup avec Kouchiouk. Je sentais à [sic] l’embrassant à l’épaule son collier rond sous mes dents. Son con me polluant comme avec des bourrelets de velours — je me suis senti féroce. » (Note de l’éditeur Wikisource — même source que la note précédente ; on y trouvera aussi les autres passages censurés qui suivent)
  14. Voir Correspondance, I, p. 398 et 412
  15. Voir Correspondance, I, p. 398.
  16. À partir de cette date, Flaubert n’a plus mis au net les notes de son voyage en Égypte ; nous donnons la copie fidèle de son carnet de route.
  17. Voir Correspondance, I, p. 429.
  18. Copie du carnet de route. Ces notes n’ont pas été mises au net. Voir Correspondance, I, p. 432 et suivantes.
  19. Voir Correspondance, I, p. 441.
  20. Voir Correspondance, I, p. 449.
  21. Voir Correspondance, II, p. 5 et suivantes.
  22. Voir Correspondance, II, p. 27.
  23. Voir Correspondance, II, p. 41 et 47.
  24. Voir Correspondance, II, p. 54.
  25. Voir Correspondance, II, p. 56.
  26. Ces notes sont celles que Flaubert a tracées au jour le jour sur son carnet de route, au cours du voyage qu’il fit en Afrique à l’intention de Salammbô. (Voir Correspondance, III, p. 163.)
  27. Ces notes et réflexions sont extraites d’un carnet où Flaubert les écrivait au fur et à mesure de ses lectures, de ses conversations et que se déroulaient différents incidents dont il fixait le souvenir par une pensée ou une critique.