Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/IX

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Traduction par Louis Léger.
Ernest Leroux (p. 95-102).

IX

BLANCHE-NEIGE

(CONTE RUSSE)



Il y avait une fois un paysan nommé Ivan ; sa femme se nommait Marie : ils étaient déjà vieux et n’avaient pas d’enfants. Cela les affligeait beaucoup et ils ne se consolaient qu’en regardant les enfants des autres. Que faire ? Dieu sans doute le voulait ainsi ; les choses dans le monde ne vont pas à notre gré, mais à la volonté de Dieu.

Une fois, — c’était en hiver, — on avait de la neige jusqu’au genou. Des enfants jouaient dans la rue et les deux vieillards les regardaient, assis à la fenêtre. Les enfants se mirent à faire une bonne femme en neige ; Ivan et Marie les regardaient pensifs.

Tout à coup Ivan sourit et dit :

— Femme, si nous faisions une bonne femme en neige ?

Marie était de bonne humeur.

— Pourquoi non ? dit-elle ; nous pouvons bien nous amuser un peu. Mais à quoi bon faire une bonne femme ? Faisons-nous plutôt un enfant de neige, puisque Dieu ne nous en a pas donné de vivant.

— Tu as raison, dit Ivan.

Et il prit son bonnet et s’en alla au jardin avec la vieille.

Et, en effet, ils se mirent à faire une poupée de neige : ils façonnèrent un petit corps, de petites mains, de petits pieds ; au-dessus de tout cela ils placèrent une boule de neige et en firent la tête.

— Dieu vous soit en aide ! leur dit un passant.

— Grand merci, répondit Ivan.

— Le secours de Dieu est toujours bon à quelque chose, ajouta Marie.

— Que faites-vous donc ?

— Tu le vois, répondit Ivan.

— Une fille de neige, ajouta Marie.

Ils avaient fait le nez, le menton ; ils firent deux trous pour les yeux et Ivan dessina les lèvres ; à peine les avait-il faites qu’une chaude haleine en sortit. Ivan retire précipitamment les mains ; il regarde… les yeux de l’enfant se bombent ; ils lancent des regards de colombe ; les lèvres se colorent comme des framboises et sourient.

— Qu’est-ce donc, Seigneur ? n’est-ce pas quelque tentation ? s’écrie Ivan en faisant le signe de la croix.

L’enfant de neige penche sa tête comme un être vivant ; il remue ses petits bras et ses petites jambes dans la neige comme un être vivant.

— Ah ! Ivan ! Ivan ! s’écria Marie tremblante de joie ; voici que Dieu nous donne un enfant.

Et elle se jette sur Blanche-Neige (c’est son nom) et la couvre de baisers ; la neige tombe du corps de Blanche-Neige comme la pellicule d’un œuf : une jeune fille se jette dans les bras de Marie.

— Ah ! ma chère Blanche-Neige ! s’écria la vieille en embrassant l’enfant désiré et inattendu.

Et elle l’entraîna avec elle dans sa chaumière.

Ivan eut grand’peine à se remettre d’une telle surprise ; Marie était comme folle de joie.

Et Blanche-Neige grandissait, non pas chaque jour, mais d’heure en heure ; et chaque jour elle était plus belle. Ivan et Marie ne pouvaient se rassasier de leur joie. Le bonheur habitait la maison ; les filles du village venaient sans cesse chez eux ; elles amusaient Blanche-Neige ; elles l’habillaient comme leur poupée ; elles babillaient avec elle, lui chantaient des chansons, jouaient à tous les jeux, lui enseignaient tout ce qu’elles savaient ; et Blanche-Neige était si intelligente ! elle remarquait tout, apprenait tout. Dans le cours de l’hiver, elle devint comme une jeune fille de treize ans : elle comprenait tout, parlait de tout, et avec une voix si douce qu’on ne pouvait se lasser de l’entendre. Elle était bonne, obéissante, attentive. Elle était blanche comme la neige ; ses yeux étaient bleus comme des ne m’oubliez pas ; sa chevelure dorée tombait jusqu’à sa ceinture ; seulement elle n’avait rien de rose sur les joues ; on eût dit qu’elle n’avait pas de sang ; mais elle était si bonne, si douce que tout le monde l’aimait.

— Vois, disait la vieille Marie, Dieu nous a donné la joie au lieu du souci. Nos chagrins sont terminés.

Et Ivan lui répondait : Dieu soit béni ! Rien n’est éternel ici-bas, ni la joie, ni la peine.

L’hiver passa. Le soleil du printemps jouait gaîment dans le ciel et échauffait la terre ; l’herbe verdissait dans les prairies et l’alouette chantait ; les jeunes filles du village se rassemblaient pour chanter ensemble le refrain :

Joli printemps, sur quoi es-tu venu ?
     Sur quoi es-tu venu ?
Sur une charrue ? Sur une herse ?


Mais Blanche-Neige restait à sa place toute triste.

— Qu’as-tu, chère enfant ? lui disait Marie, l’attirant à elle et la couvrant de caresses. Es-tu malade ? Tu es toute mélancolique ! T’a-t-on fait quelque peine ?

— Non, répondait Blanche-Neige ; ce n’est rien, mère ; je vais bien.

Les beaux jours du printemps avaient chassé les dernières neiges ; les jardins et les prairies étaient en fleur : le rossignol et tous les oiseaux chantaient et tout ce monde était plus vivant et plus gai. Et Blanche-Neige était de plus en plus triste : elle fuyait ses compagnes, se cachait du soleil sous l’ombre, comme le muguet sous les arbres. Elle n’aimait qu’à se réfugier près des sources fraîches, sous les saules verts. Elle n’aimait que la fraîcheur et la pluie ; au crépuscule, elle était heureuse. Quand venait un bel orage, une bonne grêle bien drue, elle se réjouissait comme à la vue des perles. Mais, quand le soleil reparaissait, quand la grêle était fondue, Blanche-Neige se mettait à pleurer, comme si elle eût voulu elle-même se fondre en larmes, comme une sœur pleure sur son frère.

Le printemps passa ; vint la Saint-Jean. Les jeunes filles se rassemblèrent dans les bois pour y jouer ; elles allèrent chercher Blanche-Neige et dirent à Marie : Laisse-la venir avec nous.

Marie avait peur ; elle ne voulait pas la laisser aller ; Blanche-Neige non plus ne voulait pas aller avec elles ; mais elles ne purent refuser. Marie pensa que la promenade ferait du bien à sa fille. Elle l’arrangea bien, l’embrassa et lui dit :

— Va, mon enfant, va t’amuser avec tes compagnes ; et vous, mes filles, faites bien attention à ma Blanche-Neige ; vous savez que je l’aime comme la pupille de mes yeux.

— Oui ! oui ! crièrent gaiement les filles.

Et elles coururent en foule au bois.

Là elles se tressèrent des couronnes, firent des bouquets, chantèrent des chansons tristes et joyeuses. Blanche-Neige ne les quittait pas.

Quand vint le coucher du soleil, elles firent un feu d’herbes sèches ; puis elles se mirent à la file ayant chacune une couronne sur la tête. Blanche-Neige était la dernière.

— Regarde bien, lui dirent-elles, comme nous allons courir et cours après nous.

Et toutes se mirent à chanter et à sauter l’une après l’autre à travers le feu.

Tout à coup, derrière elles, elles entendirent un soupir, un gémissement : « Ah ! » Effrayées, elles regardèrent. Il n’y avait rien. Elles regardent de nouveau : Blanche-Neige n’est plus au milieu d’elles ! — Elle se sera cachée pour rire, pensent-elles. Elles la cherchent partout et ne peuvent la trouver. Elles crient, elles appellent ; pas de réponse !

— Où donc peut-elle être ? — Sans doute elle sera retournée à la maison. Et elles revinrent au village ; mais Blanche-Neige n’y était pas.

On la chercha le lendemain et le surlendemain ; on parcourut tous les bois, on battit tous les buissons : nulle trace de Blanche-Neige.

Longtemps Ivan et Marie pleurèrent leur Blanche-Neige, longtemps la pauvre mère alla la chercher dans le bois ; elle criait comme le coucou : Blanche-Neige, viens, ma colombe !

Plus d’une fois il lui sembla que la voix de sa fille lui répondait. Ah ! mais non, ce n’était pas Blanche-Neige.

Qu’était donc devenue Blanche-Neige ? une bête féroce l’avait-elle entraînée dans le bois murmurant ? Un oiseau ravisseur l’avait-il emportée vers la mer bleue ?

Non, ce n’était pas une bête féroce qui l’avait entraînée dans le bois murmurant ; non, ce n’était pas un oiseau ravisseur qui l’avait emportée vers la mer bleue. Quand Blanche-Neige s’était mise à courir avec ses compagnes, elle s’était tout à coup évanouie en une légère vapeur, en un nuage transparent, et elle s’était envolée vers les hauteurs célestes.