Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/VIII

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Traduction par Louis Léger.
Ernest Leroux (p. 75-94).

VIII

LE PRINCE INESPÉRÉ

(CONTE POLONAIS)



Il y avait une fois un roi et une reine ; ils étaient mariés depuis trois ans ; ils n’avaient point d’enfants, ce qui leur causait un grand chagrin. Un jour, le roi fut obligé d’aller visiter son royaume ; il dit adieu à la reine et resta absent plus de huit mois. Vers la fin du neuvième mois, il revint dans sa capitale ; il n’en était déjà plus éloigné lorsqu’en traversant une campagne aride, — c’était au plus fort de l’été, — il fut pris d’une soif ardente. Il envoya ses serviteurs de tous côtés pour voir s’ils trouveraient de l’eau. Ils se répandirent dans toutes les directions, cherchèrent pendant plus d’une heure, et revinrent sans avoir rien découvert.

Le roi se mit alors à parcourir lui-même la campagne ; il espérait bien finir par rencontrer une source ; en effet, dans une plaine où jusqu’alors il n’y avait jamais eu d’eau, il aperçut un puits. La margelle en bois paraissait toute neuve ; le puits était plein jusqu’au bord d’une eau vive ; à la surface flottait une tasse d’argent munie d’une poignée d’or. Le roi sauta à bas de son cheval, s’appuya de la main gauche sur la margelle, et de la droite saisit la tasse ; mais on eût dit qu’elle était vivante et qu’elle avait des yeux ; elle sauta vivement de côté et se mit à flotter sur l’eau ; le roi, bien qu’un peu effrayé, se mit à la poursuivre tantôt d’une main, tantôt de l’autre ; mais, malgré tous ses efforts, il ne parvint pas à la saisir ; il s’y prit alors avec les deux mains ; mais la tasse fit le plongeon comme un poisson et reparut sur l’eau un peu plus loin.

« Diable, pensa le roi, il n’y a rien à faire avec cette tasse. Eh bien ! je m’en passerai. » Et il se pencha sur l’eau. Elle était pure comme le cristal, fraîche comme la glace. Tandis que le roi buvait, sa barbe, qui descendait jusqu’à la ceinture, trempait dans l’eau. Quand il eut apaisé sa soif, il voulut se lever, mais je ne sais quoi le retenait par la barbe et ne le lâchait pas. Après s’être vainement débattu, le roi en colère s’écria :

— Qui est donc là ? Lâchez-moi.

— C’est moi, le roi souterrain Kostieï l’immortel.[1] Je ne te laisserai pas aller tant que tu ne m’auras pas donné ce que tu as laissé dans ta maison, — sans savoir que tu l’avais, — ce que tu n’espérais pas trouver à ton retour.

Le roi regarde dans le puits, il aperçoit une tête énorme avec des yeux verts, une bouche ouverte jusqu’aux oreilles ; Kostieï tenait le roi avec des pinces massives comme celles d’une écrevisse et riait d’un rire méchant. Le roi pensa que l’objet qu’il ignorait avant son départ et qu’il n’espérait pas voir à son retour ne pouvait être de grande importance.

— Je te donne ce que tu me demandes, dit-il au monstre.

Celui-ci éclata de rire, brilla comme un feu et disparut. Avec lui disparurent l’eau, la margelle et la tasse. Le roi se trouva accroupi sur le sable sec. Il se leva, se signa, sauta à cheval, rejoignit son escorte et continua son chemin.

Au bout d’une semaine ou deux, il arriva dans sa capitale. Le peuple se pressait à sa rencontre ; il entra en triomphe dans la cour du palais. Sur le perron la reine l’attendait ; elle tenait sur son sein un coussin brodé sur lequel un petit enfant dormait dans ses langes. Le roi devina ce qui était arrivé, gémit profondément et se dit : « Voilà l’objet que j’ignorais avant mon départ et que je trouve sans l’avoir espéré. » Et il se mit à pleurer amèrement. Tout le monde s’étonna de ses larmes, mais personne n’osa lui en demander la cause. Le roi prit l’enfant dans ses bras et contempla avec amour sa figure innocente ; il voulut le reporter lui-même dans le palais et le mettre dans son berceau. Il s’efforça de comprimer son chagrin et de se livrer aux soins du gouvernement. Mais on ne le revit jamais aussi gai qu’auparavant. Une pensée le rongeait ; c’est qu’un jour viendrait où Kostieï lui demanderait son fils.

Cependant les semaines, les mois, les années passent et personne ne vient réclamer l’enfant. Le prince Inespéré, — on l’avait ainsi nommé, — grandit et devint un beau jeune homme. Le roi reprit sa gaieté et oublia ce qui était arrivé, mais tout le monde, hélas ! n’avait pas oublié.

Un jour le jeune prince, chassant dans une forêt, se sépara de sa suite et s’égara dans un fourré sauvage. Tout à coup apparut devant lui un vieillard monstrueux, aux yeux verts :

— Comment vas-tu, prince Inespéré ? lui dit-il. Tu t’es fait bien longtemps attendre.

— Qui donc es-tu ?

— Tu le sauras plus tard ; quand tu seras rentré chez ton père, salue-le de ma part et dis-lui que je voudrais bien qu’il réglât ses comptes avec moi ; s’il néglige de s’acquitter, il le regrettera amèrement.

À ces mots, le vieillard monstrueux disparut et le prince tourna bride, rentra au palais et raconta à son père ce qui lui était arrivé.

Le roi pâlit et dévoila à son fils l’effroyable mystère.

— Ne pleure pas, mon père, répondit le prince, le mal n’est pas si grand ! Je trouverai le moyen d’obliger Kostieï à renoncer aux droits qu’il t’a extorqués sur moi. Si je ne suis pas revenu dans l’espace d’une année, ce sera signe que nous ne nous reverrons plus.

Le prince fit ses préparatifs de départ, son père lui donna une armure d’acier, un sabre et un cheval ; la reine lui suspendit au cou une croix d’or pur : au moment suprême, ils s’embrassèrent tendrement, pleurèrent beaucoup, et le prince se mit en route.

Il marcha trois jours. Vers la fin du quatrième, à la chute du soleil, il arriva au bord de la mer. Il aperçut sur le sable douze vêtements de jeunes filles, blancs comme la neige ; cependant, aussi loin que pouvait porter sa vue, il n’y avait personne dans l’eau. Curieux de pénétrer ce mystère, il s’empara d’un des vêtements, lâcha son cheval en liberté dans la prairie voisine, et se cacha dans les roseaux. Un troupeau d’oies qui se jouait sur la mer aborda au rivage ; onze revêtirent les vêtements, frappèrent du pied la terre, et devinrent de belles jeunes filles. Une fois habillées, elles s’envolèrent aussitôt. La douzième, qui était la plus jeune, ne pouvait se résoudre à sortir de l’eau ; elle allongeait son cou blanc et regardait de tous les côtés. Soudain elle aperçut le fils du roi et lui cria avec une voix humaine :

— Prince Inespéré, rends-moi mes vêtements, je t’en serai reconnaissante.

Le prince aussitôt déposa les vêtements sur le gazon et se retira modestement. La jeune fille, sitôt après sa métamorphose, s’habilla vivement et vint le retrouver ; elle était d’une beauté que l’œil n’avait jamais contemplée, dont l’oreille n’avait jamais entendu parler. Elle lui tendit la main en rougissant et en baissant les yeux et lui dit d’une voix mélodieuse :

— Je te remercie, noble prince, d’avoir exaucé ma prière. Je suis la fille cadette de Kostieï l’immortel ; il a douze filles et règne dans l’empire souterrain. Mon père t’attend depuis longtemps ; il est même fort en colère. Ne t’afflige pas cependant et ne crains rien, mais fais tout ce que je te dirai. Dès que tu verras le roi Kostieï, tombe aussitôt à genoux, et, sans faire attention à ses cris, à ses trépignements, à ses menaces, approche-toi hardiment de lui. Ce qui doit arriver ensuite, tu le sauras plus tard. Maintenant partons !

À ces mots, elle frappa la terre de son petit pied, un gouffre s’entr’ouvrit, et ils descendirent tous les deux dans l’empire souterrain ; ils arrivèrent juste au palais de Kostieï, qui éclaire, plus clairement que notre soleil, ce monde inconnu. Le prince entra hardiment dans la grande salle.

Kostieï, couronné d’un brillant diadème, est assis sur un trône d’or ; ses yeux brillent comme deux verres glauques ; ses mains sont comme des pinces d’écrevisse. Dès qu’il l’aperçoit, le prince tombe à genoux. Kostieï pousse des cris épouvantables, qui font trembler les voûtes de l’empire souterrain. Néanmoins le prince s’avance hardiment sur ses genoux vers le trône. Quand il est arrivé à quelques pas, le roi se met à rire et lui dit :

— Tu as une fameuse chance d’avoir réussi à me faire rire ; reste dans notre empire souterrain, mais, avant d’y conquérir droit de cité, il faut que tu accomplisses trois ordres que je te donnerai ; aujourd’hui il est déjà tard, nous commencerons demain ; en attendant, va te reposer.

Le prince dormit fort bien dans la chambre qui lui avait été préparée. Le lendemain, Kostieï l’appela auprès de lui :

— Voyons, prince, ce que tu sais faire. La nuit prochaine, tu vas me bâtir un palais de marbre ; les fenêtres seront en cristal, le toit en or ; il y aura tout autour un parc magnifique, et dans ce parc des étangs et des fontaines. Si tu le bâtis, tu seras mon ami, sinon je te ferai trancher la tête.

Après avoir entendu ce singulier discours, le prince retourna dans son appartement, et se mit à réfléchir à la mort qui l’attendait. Il était plongé dans ses méditations quand tout à coup une abeille frappa à la fenêtre en disant : « Laisse-moi entrer. » Il ouvrit, l’abeille entra et le prince vit devant lui la princesse, la plus jeune fille de Kostieï.

— À quoi songes-tu, prince Inespéré ?

— Je songe à ton père qui veut me faire mourir.

— Ne crains rien, dors en paix, et demain matin, quand tu te lèveras, ton palais sera déjà prêt.

Ce qui fut dit fut fait. Le lendemain matin, quand le prince sortit de sa chambre, il vit un palais tel qu’il n’en avait jamais vu. Kostieï, de son côté, ne pouvait en croire à ses yeux et paraissait tout pensif.

— Eh bien, tu as gagné cette fois ; voici maintenant un autre travail ; demain je ferai venir mes douze filles devant toi ; si tu ne devines pas quelle est la plus jeune, ta tête tombera sous la hache.

« Comment ! je ne reconnaîtrais pas la plus jeune des douze filles ? se dit le prince une fois rentré dans son appartement. Belle difficulté ! »

— Si grande, que si je ne te viens en aide, tu ne réussiras jamais à me reconnaître, dit l’abeille qui avait de nouveau pénétré dans la chambre. Nous nous ressemblons tellement que notre père ne nous reconnaît qu’au costume.

— Que dois-je faire ?

— Voici ; la plus jeune sera celle qui aura sur le sourcil droit une bête à bon Dieu. Fais bien attention… Au revoir.

Le lendemain, le roi Kostieï appelle de nouveau devant lui le prince Inespéré. Les jeunes filles étaient déjà rangées en ligne, toutes portant le même costume et les yeux baissés. Le prince regarde et s’étonne de leur parfaite ressemblance. Il passe deux fois devant elles, il ne voit pas le signe convenu. Enfin, la troisième fois, il aperçoit la bête à bon Dieu.

— Voici la plus jeune, s’écrie-t-il.

— Comment diable as-tu deviné ? lui demanda Kostieï furieux ; il y a là-dessous quelque sortilège. Je vais te soumettre à une épreuve d’un autre genre. Dans trois heures, tu viendras ici, et en ma présence, tu nous montreras ton talent. J’allumerai un brin de paille, et, avant qu’il soit brûlé, tu feras une paire de bottes. Sinon, tu mourras.

Le prince retourna fort peu satisfait dans son appartement. L’abeille y était déjà.

— Pourquoi donc as-tu l’air si soucieux, mon beau prince ?

— Comment n’aurais-je pas l’air soucieux quand ton père veut que je lui fasse une paire de bottes ? Me prend-il pour un cordonnier ?

— Que comptes-tu faire ?

— Pas des bottes, à coup sûr ? Je n’ai pas peur de la mort : on ne meurt qu’une fois.

— Non, prince, tu ne mourras pas ; je vais tâcher de te sauver ; ou nous fuirons ensemble, ou nous mourrons ensemble.

À ces mots, elle se mit à cracher par terre ; puis elle sortit de la chambre avec le prince, ferma la porte derrière elle et jeta la clef au loin ; tous les deux se tenant par la main s’élevèrent vivement, et sortirent de l’abîme à l’endroit même où ils étaient naguère descendus. C’était la même mer, le même rivage planté de joncs et de roseaux, la même prairie ; sur la prairie gambadait le coursier du prince. Dès qu’il aperçut son maître, il hennit et accourut auprès de lui. Le prince, sans perdre de temps, sauta en selle, prit la princesse en croupe, et ils partirent rapides comme la flèche…

Cependant le roi Kostieï, à l’heure indiquée, ne voyant pas venir le prince Inespéré, lui envoie demander pourquoi il se fait attendre. Les serviteurs vont à sa recherche, ils trouvent la porte fermée et frappent de toutes leurs forces. Une voix leur répond : « Un instant ! » C’était le crachat qui imitait la voix du prince !

On va rapporter cette réponse à Kostieï ; il attend, le prince ne vient pas ; il renvoie les mêmes messagers et la même voix répond : « À l’instant. »

— Est-ce que par hasard il prétend se moquer de moi ? s’écrie Kostieï furieux ; courez, enfoncez la porte et amenez-le moi.

Les serviteurs se précipitent, enfoncent la porte, entrent… Personne. Et le crachat éclate de rire ! Kostieï se met dans une fureur effroyable et ordonne à ses gens de s’élancer à la poursuite du fugitif ; la mort les attend s’ils ne le lui ramènent point. Ils s’élancent à cheval et les voilà partis.

Cependant le prince Inespéré et la princesse dévorent l’espace sur leur coursier rapide. Tout à coup ils entendent un galop derrière eux. Le prince saute à bas de son cheval, applique son oreille contre la terre et dit : On nous poursuit.

— C’est bien, fait la princesse, il n’y a pas de temps à perdre. Au même instant, elle se change elle-même en rivière ; elle change le prince en pont, le cheval en corbeau, et la grand’route au delà du pont se divise en trois chemins divergents. Les cavaliers qui les poursuivent arrivent au pont et restent pétrifiés ; au-delà du pont trois routes et nulle trace de quoi que ce soit. Que faire ? Ils retournent chez eux sans rien ramener. Kostieï éclate de fureur. « Le pont et la rivière, c’étaient eux ! Comment n’y avez-vous pas pensé ? Repartez ! » Et ils reprennent leur course effrénée.

Cependant, le prince et la princesse avaient aussi repris la leur.

— J’entends un galop, s’écrie la princesse.

Le prince saute à bas de son cheval, met son oreille à terre :

— Oui, ils viennent, ils s’approchent.

À l’instant, la princesse, le prince, et leur cheval se changent en une forêt sombre ; les chemins sans nombre, les sentiers s’y entrelacent ; sur l’un d’eux on croit entendre le galop de deux cavaliers. Les messagers de Kostieï se précipitent dans la forêt et continuent leur poursuite. Ils galopent, ils galopent et ils voient constamment devant eux la forêt épaisse, la route large et le couple qui fuit. Ils vont l’atteindre… Tout à coup le couple, la forêt, tout disparaît. Ils se retrouvent à l’endroit même où ils ont commencé leur course. Ils retournent de nouveau bredouille chez Kostieï.

— Un cheval ! Un cheval ! s’écrie l’empereur souterrain ; je courrai moi-même après eux. Ils ne m’échapperont pas.

Et il part écumant de colère.

— Il me semble qu’on nous poursuit, dit la princesse à Inespéré.

— Oui.

— Et cette fois c’est Kostieï lui-même. Mais la première église marque la limite de son empire, et il ne peut pas aller plus loin. Donne-moi ta croix d’or. Le prince détache la croix, présent de sa mère ; elle se change en une église, lui-même en prêtre et le cheval en clocher.

Au même instant Kostieï arrive :

— N’as-tu pas vu, moine, des voyageurs à cheval ?

— Oui ; le prince Inespéré et la fille du roi Kostieï ont passé ici tout à l’heure. Ils sont entrés dans l’église, ils ont fait une prière, ont commandé une messe pour ta santé et m’ont chargé de te saluer si tu passais par ici.

Et Kostieï revint bredouille à son tour. Le prince Inespéré et la princesse continuèrent leur route sans avoir plus rien à craindre.

Tout à coup ils aperçurent devant eux une jolie ville ; le prince voulut aller la visiter.

— Prince, dit la princesse, n’y va pas, mon cœur pressent quelque malheur.

— C’est l’affaire d’un instant ; après avoir vu la ville, nous reprendrons notre chemin.

— Il est facile d’aller, mais qui sait si tu reviendras ? Si tu y tiens tant, va. Je t’attendrai ici ; jusqu’à ton retour je resterai changée en pierre blanche. Mon ami, fais bien attention ; le roi et la reine de ce pays et leur fille viendront au-devant toi ; ils seront accompagnés d’un jeune garçon de toute beauté. Garde-toi bien de l’embrasser. Tu oublierais tout ce qui s’est passé et tu ne me reverrais plus dans ce monde, car je mourrais de désespoir. Je t’attendrai ici sur la route pendant trois jours. Et, si le troisième jour tu n’es pas revenu, souviens-toi que je mourrai, et que je mourrai à cause de toi.

Le prince lui dit adieu et partit. La princesse se changea en une pierre blanche et resta sur la route.

Trois jours se passent. Inespéré ne revient pas ! Pauvre princesse ! Il n’avait pas écouté les conseils de son amie. Le roi, la reine et leur fille étaient venus à sa rencontre. Auprès d’eux gambadait un garçonnet aux beaux cheveux bouclés, aux yeux brillants comme des étoiles ; il se jeta dans les bras du prince qui, le trouvant si joli, oublia tout et l’embrassa. À ce moment, sa mémoire s’obscurcit, et il oublia complètement la pauvre princesse, fille de Kostieï.

Cependant la princesse métamorphosée en pierre blanche l’attendit trois jours entiers sur la route ; et à la fin du troisième, le prince n’étant pas revenu, elle poussa d’affreux gémissements, se changea en bluet et alla se cacher dans un champ qui bordait la route. « Je resterai là, dit-elle ; peut-être quelque passant voudra-t-il bien m’arracher ou me fouler aux pieds. ». En disant ces paroles, elle versait des larmes qui perlaient comme des gouttes de rosée sur ses pétales bleus. Un vieillard vint à passer, il vit la délicieuse fleur, fut charmé de sa beauté ; il l’arracha avec soin, la transporta avec lui, la mit dans un pot, l’arrosa et la soigna de son mieux ! Mais, ô merveille ! à dater du jour où le bluet entre dans la maison, elle devient le théâtre de miracles continus. Au moment où le vieillard se réveille, il trouva son ménage déjà fait ; pas un grain de poussière n’est resté dans les chambres. Quand il rentre à midi, il trouve la nappe mise et le repas préparé. Il n’a qu’à s’asseoir et à manger. Le vieillard s’étonne d’abord ; puis il finit par prendre peur et va consulter une magicienne fort connue dans le pays :

— Lève-toi dès l’aube, lui dit la vieille, avant le chant du coq, et regarde bien quel est l’objet qui se met le premier en mouvement ; couvre-le de ce mouchoir, tu verras ce qui se passera ensuite.

Le vieillard ne ferma pas l’œil de la nuit ; aux premières lueurs de l’aube, il se met à observer ; tout à coup voilà le bluet qui saute hors de son vase, et se met à courir par la chambre ; aussitôt tous les meubles se rangent d’eux-mêmes, la poussière s’enlève toute seule, et le poêle s’allume de lui-même. Le vieillard saute vivement de son lit, jette le mouchoir sur la fleur… Elle se transforme en une belle jeune personne, la fille du roi Kostieï.

— Qu’as-tu fait ? s’écrie la princesse. Pourquoi m’as-tu rendu la vie ? Mon fiancé, le prince Inespéré, m’a oubliée et la vie m’est devenue odieuse.

— Ton fiancé, le prince Inespéré ! Mais il se marie aujourd’hui ; la noce est préparée et les invités commencent à arriver.

La princesse se mit à pleurer ; au bout d’un moment elle essuya ses larmes, revêtit un costume grossier, et déguisée en paysanne, elle se dirigea vers la ville. Elle entra dans la cuisine du roi. Quel mouvement, quelle activité ! Elle s’approcha humblement du chef et lui dit de sa voix la plus douce :

— Honoré seigneur, accordez-moi une grâce, permettez-moi de cuire pour le prince Inespéré le gâteau des noces.

Le cuisinier, fort occupé, l’eût volontiers envoyée à tous les diables. Mais, quand il la vit si jeune et si gentille, les paroles expirèrent sur ses lèvres :

— Beauté des beautés, lui dit-il, fais ce que tu désires ; je présenterai moi-même ton gâteau au roi.

Voilà le gâteau cuit ; tous les invités ont pris place à table. Le chef apporte devant le prince un gigantesque gâteau sur un plat d’argent ; mais à peine le prince l’a-t-il entamé, ô miracle ! un pigeon gris et une colombe blanche sortent du gâteau : le pigeon se met à marcher sur la table, la colombe marche derrière lui en roucoulant :

Mon bon pigeon, ne me fuis pas ;

Partout je m’attache à tes pas ;
Voudrais-tu donc m’être infidèle
A l’exemple du prince, hélas !
Qui trahit aujourd’hui sa belle ?


Dès que le prince eut entendu ce roucoulement, la mémoire perdue lui revint tout à coup. Il se leva brusquement de table, courut à la porte et que vit-il ? La fille de Kostieï. Elle le prit par la main et ils coururent tous deux au perron où un cheval tout sellé les attendait.

Que vous dirai-je encore ? Le prince et la princesse sautèrent à cheval, partirent au galop et arrivèrent heureusement chez les parents d’Inespéré. Ils les accueillirent avec transports ; au bout de peu de temps on célébra leurs noces, des noces telles que l’œil n’en a jamais vu, que l’oreille n’en a jamais entendu raconter de pareilles.

  1. Ce personnage se rencontre très souvent dans les contes russes. C’est, dit M. Ralston, une des nombreuses incarnations de l’esprit noir qui prend tant de formes dans les contes populaires. Tantôt on le représente sous une forme analogue à celle d’un serpent, tantôt on le figure moitié serpent et moitié homme ; dans quelques contes, il se présente sous l’aspect de l’homme. Certains mythologues dérivent son nom de Kost (os), d’où vient un verbe qui signifie ossifier, pétrifier. (Ralston, Russian Folk-tales, Londres, 1873). Voir, dans mes Études slaves, Voyageurs anglais en Russie.