Œuvres politiques de Machiavel (Louandre)/Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre 1

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LIVRE PREMIER

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Quoique l’homme par sa nature envieuse ait toujours rendu la découverte des méthodes et des systèmes nouveaux aussi périlleuse que la recherche des terres et des mers inconnues, attendu que son essence le rend toujours plus prompt à blâmer qu’à louer les actions d’autrui ; toutefois, excité par ce désir naturel qui me porta toujours à entreprendre ce que je crois avantageux au public, sans me laisser retenir par aucune considération, j’ai formé le dessein de m’élancer dans une route qui n’a pas encore été frayée ; et s’il est vrai que je doive y rencontrer bien des ennuis et des difficultés, j’espère y trouver aussi ma récompense dans l’approbation de ceux qui jetteront sur mon entreprise un regard favorable. Et si la stérilité de mon esprit, une expérience insuffisante des événements contemporains, de trop faibles notions de l’antiquité, pouvaient rendre ma tentative infructueuse et peu utile, elles ouvriront du moins la voie à celui qui, plus vigoureux, plus éloquent et plus éclairé, pourra accomplir ce que j’essaye ; et si mon travail ne parvient point à me mériter la gloire, il ne doit pas non plus m’attirer le mépris.

Quand je considère, d’une part, la vénération qu’inspire l’antiquité, et, laissant de côté une foule d’autres exemples, combien souvent on achète au poids de l’or un fragment de statue antique pour l’avoir sans cesse sous les yeux, pour en faire l’honneur de sa maison, pour le donner comme modèle à ceux qui font leurs délices de ce bel art, et comme ensuite ces derniers s’efforcent de le reproduire dans leurs ouvrages ; quand, d’une autre, je vois que les actes admirables de vertu dont les histoires nous offrent le tableau, et qui furent opérés dans les royaumes et les républiques antiques, par leurs rois, leurs capitaines, leurs citoyens, leurs législateurs, et par tous ceux qui ont travaillé à la grandeur de leur patrie, sont plutôt froidement admirés qu’imités ; que bien loin de là chacun semble éviter tout ce qui les rappelle, de manière qu’il ne reste plus le moindre vestige de l’antique vertu, je ne puis m’empêcher tout à la fois de m’en étonner et de m’en plaindre ; je vois avec plus d’étonnement encore que dans les causes civiles qui s’agitent entre les citoyens, ou dans les maladies qui surviennent parmi les hommes, on a toujours recours aux jugements que les anciens ont rendus, ou aux remèdes qu’ils ont prescrits ; et cependant les lois civiles sont-elles autre chose que les sentences prononcées par les jurisconsultes de l’antiquité, et qui, réduites en code, apprennent aux jurisconsultes d’aujourd’hui à juger ? La médecine elle-même n’est-elle pas l’expérience faite par les médecins des anciens temps, et d’après laquelle les médecins de nos jours établissent leurs jugements ? Toutefois, lorsqu’il s’est agi d’asseoir l’ordre dans une république, de maintenir les États, de gouverner les royaumes, de régler les armées, d’administrer la guerre, de rendre la justice aux sujets, on n’a encore vu ni prince, ni république, ni capitaine, ni citoyens s’appuyer de l’exemple de l’antiquité. Je crois en trouver la cause moins encore dans cette faiblesse où les vices de notre éducation actuelle ont plongé le monde, et dans ces maux qu’a faits à tant d’États et de villes chrétiennes une paresse orgueilleuse, que dans l’ignorance du véritable esprit de l’histoire, qui nous empêche en la lisant d’en saisir le sens réel et de nourrir notre esprit de la substance qu’elle renferme. Il en résulte que ceux qui lisent se bornent au plaisir de voir passer sous leurs yeux cette foule d’événements qu’elle dépeint, sans jamais songer à les imiter, jugeant cette imitation non-seulement difficile, mais même impossible ; comme si le ciel, le soleil, les éléments, les hommes n’étaient plus les mêmes qu’autrefois, et que leur cours, leur ordre et leur puissance eussent éprouvé des changements.

Résolu d’arracher les hommes à cette erreur, j’ai cru nécessaire d’écrire, sur chacun des livres de Tite-Live que l’injure du temps a épargnés, tout ce qu’en comparant les événements anciens et les modernes je jugerais propre à en faciliter l’intelligence, afin que ceux qui liraient mes Discours pussent retirer de ces livres l’utilité que l’on doit rechercher dans l’étude de l’histoire. Et quoique cette entreprise soit difficile, j’espère cependant qu’aidé par ceux qui m’ont engagé à me charger de ce fardeau, je parviendrai à le porter assez loin pour qu’il reste bien peu de chemin à faire à celui qui voudrait atteindre le but désigné.



CHAPITRE PREMIER.


Quels ont été, en général, les commencements de la plupart des villes, et en particulier ceux de Rome.


Ceux qui liront ce qu’était Rome à sa naissance, les législateurs qu’elle eut, et l’ordre qu’ils établirent dans son gouvernement, ne seront point étonnés de voir toutes les vertus se maintenir dans cette ville pendant une si longue suite de siècles, et devenir la base de cet empire immense auquel elle parvint par la suite.

Et pour parler d’abord de son origine, je dis que toutes les villes sont fondées, ou par les naturels du pays où elles s’établissent, ou par des étrangers.

Le premier cas a lieu quand les habitants, disséminés en une foule de peuplades peu nombreuses, se voient dans l’impossibilité de vivre avec sécurité, les localités et le petit nombre ne permettant à aucune d’entre elles de résister par ses propres forces à l’agression de ceux qui les attaqueraient. A l’approche de l’ennemi ils n’ont pas le temps de se réunir pour la défense commune ; s’ils y parviennent, ils n’en sont pas moins contraints de lui abandonner la plupart de leurs asiles, et ils deviennent ainsi la proie soudaine de leur ennemi. C’est donc pour fuir ces dangers, que, de leur propre mouvement, ou poussés par ceux qui ont obtenu dans la tribu le plus d’autorité, ils se déterminent à habiter ensemble un lieu de leur choix, plus commode pour vivre et plus facile à défendre. Athènes et Venise entre autres nous en offrent l’exemple. La première de ces villes, sous l’autorité de Thésée, fut bâtie pour y rassembler les habitants épars de l’Attique. L’autre, réunissant les nombreuses populations qui s’étaient réfugiées dans la multitude de petites îles placées à la pointe de la mer Adriatique, pour fuir les guerres qu’enfantaient chaque jour en Italie, depuis la décadence de l’empire romain, les invasions des barbares, commença, sans qu’aucun prince particulier lui donnât un gouvernement, à vivre sous les lois qu’elle crut les plus propres à la maintenir. Le succès couronna son entreprise, favorisée par une longue paix et sa position au sein d’une mer sans issue, que le défaut de vaisseaux de transport ne permettait pas aux barbares qui désolaient l’Italie de venir infester. C’est ainsi qu’elle a pu élever sur des fondements aussi faibles la grandeur où nous la voyons aujourd’hui parvenue.

Le second cas, celui d’une ville fondée par des étrangers, a lieu par le fait d’hommes libres, ou d’hommes dépendants d’un autre État. On doit mettre dans cette dernière classe les colonies envoyées par une république ou par un prince, pour débarrasser leurs États du superflu de la population, ou pour maintenir leurs nouvelles conquêtes d’une manière plus sûre et moins dispendieuse. Le peuple romain a fondé un grand nombre de ces villes dans toute l’étendue de son empire.

Il est une autre espèce de villes : ce sont celles bâties par un prince, non dans l’intention d’y fixer sa demeure, mais pour sa seule gloire ; telle fut la ville d’Alexandrie fondée par Alexandre. Comme ces cités n’ont point une origine libre, il est rare que leur puissance acquière une grande extension, et qu’on doive les compter parmi les capitales d’un empire. Florence eut une origine de ce genre ; et soit qu’elle doive sa naissance aux soldats de Sylla, ou aux habitants de Fiesole, qui, séduits par la longue paix qu’Octave donna à l’univers, se réunirent pour habiter la plaine qu’arrose l’Arno, sa fondation fut dépendante de l’empire romain ; aussi ne put-elle, dans les commencements, recevoir d’autres accroissements que ceux qui lui furent concédés par la munificence du prince.

Une ville doit son existence à des hommes libres, lorsqu’un peuple contraint par la contagion, la famine ou la guerre, à délaisser la patrie de ses pères, va de lui-même, ou sous la conduite de ses princes, chercher un nouveau séjour. Ce peuple fixe sa demeure au sein des villes qu’il trouve dans les pays conquis par ses armes, comme fit Moïse ; ou il en édifie de nouvelles, ainsi qu’Énée. C’est dans ce dernier cas que se manifestent la sagesse du fondateur et la fortune de son établissement, plus ou moins merveilleuse, suivant qu’a été plus ou moins grande la sagesse de celui qui en fut le principe. L’étendue de cette sagesse se connaît à deux choses : la première est le choix du site ; la seconde l’ordonnance des lois.

Et comme les hommes agissent ou par nécessité ou par choix, et qu’on a toujours vu que le courage brille d’un plus vif éclat là où le choix fut plus indépendant, il y a à examiner s’il ne serait pas plus avantageux de choisir, pour asseoir l’emplacement d’une ville, des lieux stériles où les hommes, contraints à se livrer à l’industrie, moins adonnés à l’oisiveté, vivraient plus unis et comme attachés à la concorde par la pauvreté et leur situation, ainsi que le prouve l’exemple de Raguse, et d’une foule d’autres villes bâties dans de semblables contrées. Ce choix serait sans aucun doute plus sage et plus utile, si les hommes se contentaient pour vivre de ce qu’ils possèdent, et ne cherchaient point à étendre leur domination. Mais comme ils ne peuvent assurer leur sort que par une véritable puissance, il est nécessaire de fuir les pays trop stériles et de se fixer dans ces contrées fécondes, où la richesse du sol leur permette de s’agrandir, où ils puissent se défendre contre ceux qui les attaqueraient, et réprimer quiconque voudrait s’opposer à leur agrandissement.

Quant à la mollesse que pourrait inspirer le pays, il faut que les lois imposent les travaux auxquels le sol ne contraindrait pas. Il faut imiter ces sages qui, forcés d’habiter des pays fertiles et riants, et qui n’enfantent que des hommes efféminés et inhabiles à tout exercice généreux, ont su obvier à ces inconvénients produits par l’influence d’un climat voluptueux, en imposant à ceux qui étaient destinés à porter les armes la nécessité d’un exercice continuel ; de sorte que, grâce à ces règlements, ils ont formé de meilleurs soldats que dans des contrées naturellement âpres et stériles. Telle fut entre autres l’Egypte, où l’influence d’une terre pleine de délices fut tellement modifiée par la vigueur des institutions, qu’elle produisit les hommes les plus éminents en tout genre ; et si la longue succession des temps n’avait pas éteint la mémoire de leur nom, on verrait combien ils étaient plus dignes de louanges qu’Alexandre le Grand et tant d’autres dont le souvenir fleurit encore. Quiconque eût examiné l’empire du Soudan, l’organisation des mameluks et la discipline de leur milice, avant que le sultan Sélim l’eût détruite, aurait vu à combien d’exercices militaires ses soldats étaient obligés ; et il aurait connu dans le fait combien ils redoutaient cette oisiveté où la douceur du climat pouvait les plonger, s’ils n’en avaient détourné les effets par les lois les plus vigoureuses. Je dis donc que le choix le plus prudent est celui d’une contrée fertile, lorsque les lois peuvent en renfermer l’influence dans les bornes convenables.

Alexandre le Grand avait formé le dessein d’élever une ville comme monument de sa gloire ; l’architecte Dinocrate vint le trouver, et lui montra qu’il pouvait facilement la fonder sur le mont Athos : outre la force naturelle du lieu, on pourrait, disait-il, tailler la montagne de manière à lui donner la forme humaine, entreprise rare, merveilleuse, digne de sa puissance. Alexandre lui demanda alors de quoi vivraient les habitants ; il répondit qu’il n’y avait pas pensé. Le prince rit, et laissant de côté le mont Athos, jeta les fondements d’Alexandrie, où les habitants devaient avec plaisir fixer leur demeure, séduits par la fécondité du sol et par le double avantage de la mer et du Nil.

Si l’on remonte donc à l’origine de Rome, et que l’on considère Énée comme son premier fondateur, ce sera une ville édifiée par des étrangers ; si c’est Romulus, elle devra sa naissance aux naturels du pays : mais, de toute manière, son origine aura été libre et indépendante. On verra encore, ainsi qu’il sera dit plus tard, à combien de contraintes les lois établies par Romulus, par Numa et par d’autres législateurs, asservirent le peuple : aussi, ni la fertilité du sol, ni la commodité de la mer, ni les fréquentes victoires, ni la grandeur même de l’empire, ne purent, dans le cours de plusieurs siècles, corrompre ses mœurs, et Rome vit fleurir dans son sein toutes ces vertus dont jamais nulle autre république ne fut ornée plus qu’elle.

Et comme les grandes choses qu’elle a opérées, et qu’a célébrées Tite-Live, ont été la suite de délibérations publiques ou particulières, qu’elles eurent lieu dans le sein de la cité, ou au dehors, je commencerai à parler de ce qui s’est passé au dedans par suite de délibérations publiques, m’arrêtant à ce que je jugerai le plus digne d’attention, et y ajoutant toutes les circonstances qui en dépendent. Ce sera l’objet des discours de ce premier livre, ou plutôt de cette première partie



CHAPITRE II.


Combien il y a de sortes de républiques, et de quelle espèce fut la république romaine.


Je m’abstiendrai de parler des villes dont l’origine est due à un autre État, et je parlerai seulement de celles dont les commencements furent libres de toute dépendance étrangère, et qui se sont immédiatement gouvernées d’après leur volonté, soit comme république, soit comme monarchie, et qui, à raison de cette double origine, ont eu une législation et une constitution différentes. Les unes, dès le moment de leur naissance ou peu de temps après, ont reçu leurs lois des mains d’un seul homme, et en une seule fois, telles que les donna Lycurgue à Lacédémone. Les autres les ont reçues à diverses reprises, et selon les événements : telle fut Rome.

On peut appeler heureuse la république à qui le destin accorde un homme tellement prudent, que les lois qu’il lui donne sont combinées de manière à pouvoir assurer la tranquillité de chacun sans qu’il soit besoin d’y porter la réforme. Et c’est ainsi qu’on voit Sparte observer les siennes pendant plus de huit siècles, sans altération et sans désordre dangereux.

Au contraire, on peut considérer comme malheureuse la cité qui, n’étant pas tombée aux mains d’un sage législateur, est obligée de rétablir elle-même l’ordre dans son sein. Parmi les villes de ce genre, la plus malheureuse est celle qui se trouve plus éloignée de l’ordre ; et celle-là en est plus éloignée, dont les institutions se trouvent toutes détournées de ce droit chemin qui peut la conduire à son but parfait et véritable, car il est presque impossible qu’elle trouve dans cette position quelque événement heureux qui rétablisse l’ordre dans son sein, Celles, au contraire, dont la constitution est imparfaite, mais dont les principes sont bons et susceptibles de s’améliorer, peuvent, suivant le cours des événements, s’élever jusqu’à la perfection. Mais on doit être persuadé que jamais les réformes ne se feront sans danger ; car la plupart des hommes ne se plient pas volontiers à une loi nouvelle, lorsqu’elle établit dans la cité un nouvel ordre de choses auquel ils ne sentent pas la nécessité de se soumettre ; et cette nécessité n’arrivant jamais sans périls, il peut se faire aisément qu’une république périsse avant d’avoir atteint à un ordre parfait. Celle de Florence en est une preuve frappante : réorganisée après la révolte d’Arezzo, en 1502, elle a été bouleversée de nouveau après la prise de Prato, en 1512.

Voulant faire connaître quelles furent les formes du gouvernement de Rome, et par quel concours de circonstances elles atteignirent à la perfection, je dirai comme ceux qui ont écrit sur l’organisation des États, qu’il existe trois espèces de gouvernements, appelés monarchique, aristocratique ou populaire, et que tous ceux qui veulent établir l’ordre dans la cité doivent choisir entre ces trois espèces celle qui convient le mieux à leurs desseins.

D’autres plus éclairés, suivant l’opinion générale, pensent qu’il existe six formes de gouvernements, dont trois sont tout à fait mauvaises ; les trois autres sont bonnes en elles-mêmes, mais elles dégénèrent si facilement, qu’il arrive aussi qu’elles deviennent dangereuses. Les bons gouvernements sont les trois que nous avons précédemment indiqués ; les mauvais sont ceux qui en dérivent ; et ces derniers ont tant de ressemblance avec ceux auxquels ils correspondent, qu’ils se confondent sans peine. Ainsi la monarchie se change en despotisme, l’aristocratie tombe dans l’oligarchie, et la démocratie se convertit promptement en licence. En conséquence, tout législateur qui adopte pour l’État qu’il fonde un de ces trois gouvernements, ne l’organise que pour bien peu de temps ; car aucun remède ne peut l’empêcher de se précipiter dans l’État contraire, tant le bien et le mal ont dans ce cas de ressemblance.

Le hasard seul a fait naître parmi les hommes cette variété de gouvernements ; car, au commencement du monde, les habitants de la terre étaient en petit nombre, et ils vécurent longtemps dispersés comme les animaux ; la population s’étant accrue, ils se réunirent ; et, afin de se mieux défendre, ils commencèrent à distinguer celui qui parmi eux était le plus robuste et le plus courageux ; ils en firent comme leur chef et lui obéirent. De là résulta la connaissance de ce qui était utile et honnête, en opposition avec ce qui était pernicieux et coupable. On vit que celui qui nuisait à son bienfaiteur faisait naître chez les hommes la haine pour les oppresseurs et la pitié pour leurs victimes ; on détesta les ingrats ; on honora ceux qui se montraient reconnaissants ; et, dans la crainte d’éprouver à son tour les mêmes injures qu’avaient reçues les autres, on s’avisa d’opposer à ces maux la barrière des lois, et d’infliger des punitions à ceux qui tenteraient d’y contrevenir. Telles furent les premières notions de la justice.

Alors, quand il fut question d’élire un chef, on cessa d’aller à la recherche du plus courageux, on choisit le plus sage, et surtout le plus juste ; mais, le prince venant ensuite à régner par droit de succession et non par le suffrage du peuple, les héritiers dégénérèrent bientôt de leurs ancêtres ; négligeant tout acte de vertu, ils se persuadèrent qu’ils n’avaient autre chose à faire qu’à surpasser leurs semblables en luxe, en mollesse et en tout genre de voluptés. Le prince commença dès lors à exciter la haine ; la haine l’environna de terreur ; mais, passant promptement de la crainte à l’offense, la tyrannie ne tarda pas à naître. Telles furent les causes de la chute des princes ; alors s’ourdirent contre eux les conjurations, les complots, non plus d’hommes faibles ou timides, mais où l’on vit entrer surtout ceux qui surpassaient les autres en générosité, en grandeur d’âme, en richesse, en naissance, et qui ne pouvaient supporter la vie criminelle d’un tel prince.

La multitude, entraînée par l’exemple des grands, s’armait contre le souverain, et après son châtiment elle leur obéissait comme à ses libérateurs. Ces derniers, haïssant jusqu’au nom de prince, organisaient entre eux un gouvernement, et, dans les commencements, retenus par l’exemple de la précédente tyrannie, ils conformaient leur conduite aux lois qu’ils avaient données : préférant le bien public à leur propre avantage, ils gouvernaient avec justice et veillaient avec le même soin à la conservation des intérêts communs et particuliers. Lorsque le pouvoir passa dans les mains de leurs fils, comme ces derniers ignoraient les caprices de la fortune, et que le malheur ne les avait point éprouvés, ils ne voulurent point se contenter de l’égalité civile ; mais, se livrant à l’avarice et à l’ambition, arrachant les femmes à leurs maris, ils changèrent le gouvernement, qui jusqu’alors avait été aristocratique, en une oligarchie qui ne respecta plus aucun des droits des citoyens. Ils éprouvèrent bientôt le même sort que le tyran : la multitude, fatiguée de leur domination, se fit l’instrument de quiconque voulait la venger de ses oppresseurs, et il ne tarda pas à s’élever un homme qui, avec l’appui du peuple, parvint à les renverser.

La mémoire du prince et de ses outrages vivait encore, l’oligarchie venait d’être détruite, et l’on ne voulait pas rétablir le pouvoir d’un seul ; on se tourna vers l’état populaire, et on l’organisa de manière que ni le petit nombre des grands, ni le prince, n’y obtinrent aucune autorité. Comme tout gouvernement inspire a son origine quelque respect, l’état populaire se maintint d’abord, mais pendant bien peu de temps, surtout lorsque la génération qui l’avait établi fut éteinte ; car on ne fut pas longtemps sans tomber dans un état de licence où l’on ne craignit plus ni les simples citoyens, ni les hommes publics : de sorte que, tout le monde vivant selon son caprice, chaque jour était la source de mille outrages. Contraint alors par la nécessité, ou éclairé par les conseils d’un homme sage, ou fatigué d’une telle licence, on en revint à l’empire d’un seul, pour retomber encore de chute en chute, de la même manière et par les mêmes causes, dans les horreurs de l’anarchie.

Tel est le cercle dans lequel roulent tous les États qui ont existé ou qui subsistent encore. Mais il est bien rare que l’on revienne au point précis d’où l’on était parti, parce que nul empire n’a assez de vigueur pour pouvoir passer plusieurs fois par les mêmes vicissitudes et maintenir son existence. Il arrive souvent qu’au milieu de ses bouleversements une république, privée de conseils et de force, devient la sujette de quelque État voisin plus sagement gouverné ; mais si cela n’arrivait point, un empire pourrait parcourir longtemps le cercle des mêmes révolutions.

Je dis donc que toutes ces formes de gouvernements offrent des inconvénients égaux : les trois premières, parce qu’elles n’ont pas d’éléments de durée ; les trois autres, par le principe de corruption qu’elles renferment. Aussi tous les législateurs renommés par leur sagesse, ayant reconnu le vice inhérent à chacun, ont évité d’employer uniquement un de ces modes de gouvernement ; ils en ont choisi un qui participait de tous, le jugeant plus solide et plus stable, parce que le prince, les grands et le peuple, gouvernant ensemble l’État, pouvaient plus facilement se surveiller entre eux. Parmi les législateurs qu’ont illustrés de semblables constitutions, le plus digne d’éloges est Lycurgue. Dans les lois qu’il donna à Sparte, il sut tellement contrebalancer le pouvoir du roi, des grands et du peuple, qu’à sa grande gloire l’État se maintint en paix pendant plus de huit cents années.

Il arriva le contraire à Solon, qui dicta des lois à Athènes, et qui, pour n’y avoir établi que le gouvernement populaire, ne lui assura qu’une existence tellement éphémère, qu’avant sa mort même il vit éclore la tyrannie de Pisistrate. Quoique ensuite les héritiers du tyran eussent été chassés au bout de quarante ans, et qu’Athènes eût recouvré sa liberté, comme on se borna à rétablir le gouvernement de Solon, il ne dura pas plus d’un siècle, malgré les amendements qu’on y fit pour le consolider et pour réprimer l’insolence des grands et la licence de la multitude, deux vices auxquels Solon n’avait point assez fait attention : aussi, comme il ne fit intervenir dans sa constitution ni l’autorité du prince, ni celle des grands, Athènes n’eut qu’une existence extrêmement bornée en comparaison de Lacédémone.

Mais venons à Rome. Cette ville, dans le principe, n’eut point, il est vrai, un Lycurgue pour lui donner des lois et pour y établir un gouvernement capable de conserver longtemps sa liberté : cependant, par suite des événements que fit naître dans son sein la jalousie qui divisa toujours le peuple et les grands, elle obtint ce que le législateur ne lui avait pas donné. En effet, si Rome ne jouit pas du premier avantage que j’ai d’abord indiqué, elle eut du moins le second en partage ; et si ses premières lois furent défectueuses, elles ne s’écartèrent jamais du chemin qui pouvait les conduire à la perfection. Romulus et les autres rois firent une multitude de bonnes lois, excellentes même pour un gouvernement libre ; mais comme leur but principal avait été de fonder une monarchie et non une république, quand cette ville recouvra son indépendance, on s’aperçut que les besoins de la liberté réclamaient une foule de dispositions que les rois n’avaient point songé à établir. Et quoique ces rois eussent perdu la couronne par les causes et de la manière que nous avons indiquées ci-dessus, ceux qui les chassèrent ayant aussitôt établi deux consuls pour tenir lieu du roi, on ne fit que bannir de Rome le titre et non l’autorité royale ; de sorte que la république, renfermant dans son sein des consuls et un sénat, ne présenta d’abord que le mélange de deux des trois éléments indiqués, c’est-à-dire la monarchie et l’aristocratie. Il ne restait plus à y introduire que le gouvernement populaire. La noblesse romaine, enorgueillie par les causes que nous développerons ci-après, souleva contre elle le ressentiment du peuple ; et, pour ne pas tout perdre, elle fut contrainte à lui céder une partie de l’autorité ; mais, d’un autre côté, le sénat et les consuls en retinrent assez pour conserver dans l’État le rang qu’ils y occupaient.

C’est à ces causes qu’est due l’origine des tribuns du peuple, dont l’institution affermit la république, parce que chacun des trois éléments du gouvernement obtint une part d’autorité. La fortune favorisa tellement Rome, que, quoiqu’elle passât de la royauté et de l’aristocratie au gouvernement populaire, en suivant les gradations amenées par les mêmes causes que nous avons développées, cependant on n’enleva point au pouvoir royal toute l’autorité pour la donner aux grands ; on n’en priva point non plus les grands en faveur du peuple ; mais l’équilibre des trois pouvoirs donna naissance à une république parfaite. Toutefois cette perfection n’eut sa source que dans la désunion du peuple et du sénat, comme nous le ferons voir amplement dans les deux chapitres suivants.



CHAPITRE III.


Des événements qui amenèrent à Rome la création des tribuns, dont l’institution perfectionna le gouvernement de la république.


Ainsi que le démontrent tous ceux qui ont traité de la politique, et les nombreux exemples que fournit l’histoire, il est nécessaire à celui qui établit la forme d’un État et qui lui donne des lois de supposer d’abord que tous les hommes sont méchants et disposés à faire usage de leur perversité toutes les fois qu’ils en ont la libre occasion. Si leur méchanceté reste cachée pendant un certain temps, cela provient de quelque cause inconnue que l’expérience n’a point encore dévoilée, mais que manifeste enfin le temps, appelé, avec raison, le père de toute vérité.

Après l’expulsion des Tarquins, il semblait que la plus grande concorde régnât entre le peuple et le sénat, et que les nobles, se dépouillant de leur orgueil, eussent revêtu une âme plébéienne qui les rendait supportables même aux dernières classes de la population. Cette union apparente dura, sans que l’on en connût la cause, tant que les Tarquins vécurent. La noblesse, qui les redoutait, craignait également que le peuple, si elle l’offensait, ne se rapprochât d’eux, et elle se comportait à son égard avec modération. Mais à peine les Tarquins furent-ils morts et les nobles eurent-ils cessé de craindre, qu’ils commencèrent à verser sur le peuple le poison qu’ils retenaient dans leur cœur, et à l’accabler de toutes les vexations qu’ils pouvaient imaginer : preuve certaine de ce que j’ai avancé plus haut, que jamais les hommes ne font le bien que par nécessité ; mais là où chacun, pour ainsi dire, est libre d’agir à son gré et de s’abandonner à la licence, la confusion et le désordre ne tardent pas à se manifester de toutes parts. C’est ce qui a fait dire que la faim et la pauvreté éveillaient l’industrie des hommes, et que les lois les rendaient bons. Là où une cause quelconque produit un bon effet sans le secours de la loi, la loi est inutile ; mais quand cette disposition propice n’existe pas, la loi devient indispensable. Ainsi, quand les Tarquins, qui tenaient les grands enchaînés par la terreur qu’ils leur inspiraient, n’existèrent plus, il fallut chercher de nouvelles institutions qui produisissent le même effet que la présence des Tarquins. En conséquence, c’est après les troubles, les murmures continuels et les dangers auxquels donnèrent lieu les longs débats qui s’élevèrent entre les plébéiens et la noblesse, que l’on institua les tribuns pour la sécurité du peuple. L’autorité de ces nouveaux magistrats fut entourée de tant d’honneurs et de prérogatives, qu’ils purent tenir sans cesse la balance entre le peuple et le sénat, et mettre un frein aux prétentions insolentes des nobles.



CHAPITRE IV.


La désunion entre le peuple et le sénat de Rome fut cause de la grandeur et de la liberté de la république.


Je ne veux point passer sous silence les désordres qui régnèrent dans Rome depuis la mort des Tarquins jusqu’à l’établissement des tribuns ; je m’élèverai en outre contre les assertions de ceux qui veulent que Rome n’ait été qu’une république tumultueuse et désordonnée, et qu’on eût trouvée bien inférieure à tous les autres gouvernements de la même espèce, si sa bonne fortune et ses vertus militaires n’avaient suppléé aux vices qu’elle renfermait dans son sein. Je ne nierai point que la fortune et la discipline n’aient contribué à la puissance des Romains ; mais on aurait dû faire attention qu’une discipline excellente n’est que la conséquence nécessaire des bonnes lois, et que partout où elle règne, la fortune, à son tour, ne tarde pas à faire briller ses faveurs.

Mais venons-en aux autres particularités de cette cité. Je dis que ceux qui blâment les dissensions continuelles des grands et du peuple me paraissent désapprouver les causes mêmes qui conservèrent la liberté de Rome, et qu’ils prêtent plus d’attention aux cris et aux rumeurs que ces dissensions faisaient naître, qu’aux effets salutaires qu’elles produisaient. Ils ne veulent pas remarquer qu’il existe dans chaque gouvernement deux sources d’opposition, les intérêts du peuple et ceux des grands ; que toutes les lois que l’on fait au profit de la liberté naissent de leur désunion, comme le prouve tout ce qui s’est passé dans Rome, où, pendant les trois cents ans et plus qui s’écoulèrent entre les Tarquins et les Gracques, les désordres qui éclatèrent dans ses murs produisirent peu d’exils, et firent couler le sang plus rarement encore. On ne peut donc regarder ces dissensions comme funestes, ni l’État comme entièrement divisé, lorsque durant un si long cours d’années ces différends ne causèrent l’exil que de huit ou dix individus, les condamnations à l’amende de bien peu de citoyens, et la mort d’un plus petit nombre. On ne peut en aucune manière appeler désordonnée une république où l’on voit éclater tant d’exemples de vertus ; car les bons exemples naissent de la bonne éducation, la bonne éducation des bonnes lois, et les bonnes lois de ces désordres mêmes que la plupart condamnent inconsidérément. En effet, si l’on examine avec attention la manière dont ils se terminèrent, on verra qu’ils n’ont jamais enfanté ni exil ni violences funestes au bien public, mais au contraire qu’ils ont fait naître des lois et des règlements favorables à la liberté de tous.

Et si quelqu’un disait : Mais n’est-ce pas une conduite extraordinaire, et pour ainsi dire sauvage, que de voir tout un peuple accuser à grands cris le sénat, et le sénat, le peuple, les citoyens courir tumultueusement à travers les rues, fermer les boutiques, et déserter la ville ? toutes choses qui épouvantent même à la simple lecture. Je répondrai que chaque État doit avoir ses usages, au moyen desquels le peuple puisse satisfaire son ambition, surtout dans les cités où l’on s’appuie de son influence pour traiter les affaires importantes. Parmi les États de cette espèce, Rome avait pour habitude, lorsque le peuple voulait obtenir une loi, de le voir se livrer aux extrémités dont nous venons de parler, ou refuser d’inscrire son nom pour la guerre ; de sorte que, pour l’apaiser, il fallait le satisfaire sur quelque point. Le désir qu’ont les nations d’être libres est rarement nuisible à la liberté, car il naît de l’oppression ou de la crainte d’être opprimé. Et s’il arrivait qu’elles se trompassent, les harangues publiques sont là pour redresser leurs idées ; il suffit qu’un homme de bien se lève et leur démontre par ses discours qu’elles s’égarent. Car les peuples, comme l’a dit Cicéron, quoique plongés dans l’ignorance, sont susceptibles de comprendre la vérité, et ils cèdent facilement lorsqu’un homme digne de confiance la leur dévoile.

Soyons donc avares de critiques envers le gouvernement romain, et faisons attention que tout ce qu’a produit de meilleur cette république provient d’une bonne cause. Si le tribunat doit son origine au désordre, ce désordre même devient digne d’éloges, puisque le peuple obtint par ce moyen sa part dans le gouvernement, et que les tribuns furent les gardiens des libertés romaines. C’est ce que l’on verra dans le chapitre suivant.



CHAPITRE V.


A qui peut-on plus sûrement confier la garde de la liberté, aux grands ou au peuple ? et quels sont ceux qui ont le plus de motifs d’exciter des troubles, ceux qui veulent acquérir ou ceux qui veulent conserver ?


Ceux qui, dans l’établissement d’un État, firent briller le plus leur sagesse, ont mis au nombre des institutions les plus essentielles la sauvegarde de la liberté, et selon qu’ils ont su plus ou moins bien la placer, les citoyens ont vécu plus ou moins longtemps libres. Et comme dans tout État il existe des grands et des plébéiens, on a demandé dans quelles mains était plus en sûreté le dépôt de la liberté. Les Lacédémoniens jadis, et de nos jours les Vénitiens, l’ont confié aux nobles ; mais chez les Romains il fut remis entre les mains du peuple. Il est donc nécessaire d’examiner lesquelles de ces républiques ont fait un meilleur choix. Si l’on s’arrêtait aux motifs, il y aurait beaucoup à dire de chaque côté ; mais si l’on examinait les résultats, on donnerait la préférence à la noblesse ; car à Sparte et à Venise la liberté a vécu plus longtemps qu’à Rome.

Mais pour en venir aux raisons, et prenant d’abord les Romains pour exemple, je dirai que l’on doit toujours confier un dépôt à ceux qui sont le moins avides de se l’approprier. En effet, si l’on considère le but des grands et du peuple, on verra dans les premiers la soif de la domination, dans le dernier, le seul désir de n’être point abaissé, et par conséquent une volonté plus ferme de vivre libre ; car il peut, bien moins que les grands, espérer d’usurper le pouvoir. Si donc les plébéiens sont chargés de veiller à la sauvegarde de la liberté, il est raisonnable de penser qu’ils y veilleront d’un œil plus jaloux, et que ne pouvant s’emparer pour eux-mêmes de l’autorité, ils ne permettront pas que les autres l’usurpent.

D’un autre côté, les défenseurs de l’ordre établi dans Sparte et dans Venise prétendent que ceux qui confient ce dépôt aux mains des plus puissants procurent à l’État deux avantages ; le premier est d’assouvir en partie l’ambition de ceux qui ont une plus grande influence dans la république, et qui, tenant en main l’arme qui protége le pouvoir, ont, par cela même, plus de motifs d’être satisfaits de leur partage ; le dernier est d’empêcher le peuple, naturellement inquiet, d’employer la puissance qui lui serait laissée à produire dans un État des dissensions et des désordres capables de pousser la noblesse à quelque coup de désespoir, dont les funestes effets peuvent se faire apercevoir un jour. On cite Rome elle-même pour exemple. Lorsque les tribuns eurent obtenu l’autorité, le peuple ne se contenta point d’un consul plébéien, il voulut qu’ils le fussent tous deux. Bientôt après, il exigea la censure, puis la préture, puis tous les autres emplois du gouvernement. Bien plus encore, toujours poussé par la même haine du pouvoir, il en vint avec le temps à idolâtrer les hommes qu’il crut capables d’abaisser la noblesse. Telle fut l’origine de la puissance de Marius et de la ruine de Rome.

En examinant toutes les raisons qui dérivent de cette double question, il serait difficile de décider à qui la garde d’une telle liberté doit être confiée ; car on ne peut clairement déterminer quelle est l’espèce d’hommes la plus nuisible dans une république, ou ceux qui désirent acquérir ce qu’ils ne possèdent pas, ou ceux qui veulent seulement conserver les honneurs qu’ils ont déjà obtenus. Peut-être qu’après un examen approfondi on en viendrait à cette conclusion : il s’agit ou d’une république qui veut acquérir un empire, telle que Rome par exemple, ou d’une république qui n’a d’autre but que sa propre conservation. Dans le premier cas, il faut nécessairement se conduire comme on le fit à Rome : dans le dernier, on peut imiter Sparte et Venise pour les motifs et de la manière dont nous parlerons dans le livre suivant.

Quant à la question de savoir quels sont les hommes les plus dangereux dans une république, ou ceux qui désirent d’acquérir, ou ceux qui veulent ne pas perdre ce qu’ils possèdent déjà, je dirai que Marcus Ménénius et Marcus Fulvius, tous deux plébéiens, ayant été nommés, le premier dictateur, le second maître de la cavalerie, pour rechercher tous les fils d’une conspiration qui s’était ourdie à Capoue contre la république romaine, le peuple les investit en outre du pouvoir d’examiner dans Rome la conduite de tous ceux qui, par brigue ou par des voies illégitimes, travaillaient à s’emparer du consulat ou des autres honneurs de l’État. La noblesse, convaincue que cette autorité donnée au dictateur n’était dirigée que contre elle, répandit dans Rome que ce n’étaient pas les nobles qui poursuivaient les honneurs par la brigue ou par la corruption, mais les plébéiens, qui, peu confiants en leur naissance ou en leur propre mérite, cherchaient, par les moyens les plus illégaux, à s’insinuer dans les grandeurs ; c’était surtout le dictateur qu’ils désignaient dans leurs discours. Cette accusation eut tant de pouvoir sur l’esprit de Ménénius, qu’il déposa la dictature, après avoir fait un discours où il se plaignait amèrement d’avoir été calomnié par la noblesse. Il demanda à être soumis au jugement du peuple ; sa cause fut plaidée, et il fut déclaré innocent. Dans les débats qui précédèrent le jugement, on examina plus d’une fois quel est le plus ambitieux, ou celui qui veut ne rien perdre, ou celui qui veut acquérir, attendu que ces deux passions peuvent être la source des plus grands désastres.

Cependant, les troubles sont le plus souvent excités par ceux qui possèdent : la crainte de perdre fait naître dans les cœurs les mêmes passions que le désir d’acquérir ; et il est dans la nature de l’homme de ne se croire tranquille possesseur que lorsqu’il ajoute encore aux biens dont il jouit déjà. Il faut considérer, en outre, que plus ils possèdent, plus leur force s’accroît, et plus il leur est facile de remuer l’État ; mais ce qui est bien plus funeste encore, leur conduite et leur ambition sans frein ’allument dans le cœur de ceux qui n’ont rien la soif de la possession, soit pour se venger en dépouillant leurs ennemis, soit pour partager ces honneurs et ces richesses dont ils voient faire un si coupable usage.



CHAPITRE VI.


Si l’on pouvait établir dans Rome un gouvernement qui fit cesser les inimitiés qui partageaient le peuple et le sénat.


Nous avons exposé précédemment les effets que produisaient les querelles entre le peuple et le sénat. En considérant actuellement celles qui s’élevèrent jusqu’au temps des Gracques, où elles causèrent la ruine de la liberté, on pourrait désirer que Rome eût exécuté les grandes choses qui l’ont illustrée, sans qu’il s’y fût mêlé de semblables inimitiés. Toutefois il me semble que c’est une chose digne de considération, de savoir si l’on pouvait fonder dans Rome un gouvernement qui pût ôter tout prétexte à ces dissensions. Pour asseoir un jugement certain, il faut nécessairement jeter un coup d’œil sur ces républiques, qui, exemptes de haine et de discorde, n’en ont pas moins joui d’une longue liberté ; voir quel était leur gouvernement, et si on pouvait l’introduire dans Rome.

Nous prendrons pour exemple Sparte chez les anciens, Venise parmi les modernes, ainsi que nous l’avons déjà fait.

Sparte fut gouvernée par un roi et un sénat peu nombreux :

Venise ne divisa point ainsi le pouvoir sous des noms différents ; tous ceux qui participaient au gouvernement furent compris sous la même dénomination de gentilshommes ou nobles.

C’est au hasard plutôt qu’à la sagesse de ses législateurs, qu’elle dut ce mode de gouvernement. En effet, une foule d’habitants chassés des contrées voisines, par les causes rapportées plus haut, étant venus se réfugier sur les écueils où est maintenant assise la ville de Venise, les citoyens, voyant leur nombre tellement accru qu’il était nécessaire de s’imposer des lois pour pouvoir vivre ensemble, établirent une forme de gouvernement ; et comme ils se réunissaient fréquemment pour délibérer sur les intérêts de la cité, ils réfléchirent qu’ils étaient en assez grand nombre pour compléter leur existence politique, et ils refusèrent à tous ceux qui viendraient désormais se joindre à eux la faculté de participer au gouvernement. Par la suite, le nombre de ceux qui n’avaient pas ce privilége s’étant accru considérablement, pour donner plus de considération à ceux qui gouvernaient, on les nomma gentilshommes, et les autres popolani, ou bourgeois.

Cette forme de gouvernement put naître et se maintenir sans secousses, parce qu’à son origine tous ceux qui alors habitaient Venise furent appelés au pouvoir, de manière que personne n’eut de plaintes à former ; ceux qui vinrent par la suite y fixer leur demeure, trouvant le gouvernement complétement organisé, n’eurent ni le désir ni la possibilité d’exciter des tumultes. Le désir n’existait pas, puisqu’on ne leur avait rien enlevé. La possibilité n’y était pas davantage, parce que ceux qui gouvernaient les tenaient en bride d’une main ferme, et ne leur accordaient jamais aucun emploi qui pût leur donner la moindre autorité. D’un autre côté, ceux qui vinrent par suite s’établir à Venise n’étaient point assez nombreux pour rompre l’équilibre entre les gouvernants et les gouvernés ; car le nombre des gentilshommes leur était au moins égal, s’il n’était supérieur. C’est ainsi que Venise put établir son gouvernement et maintenir son unité.

Sparte, comme je l’ai dit, gouvernée par un roi et un sénat peu nombreux, put également subsister durant plusieurs siècles. Le petit nombre de ses habitants, le refus de recevoir dans la ville des étrangers, le respect qu’on y avait pour les lois de Lycurgue et la soumission à ces lois, avaient écarté tous les désordres, et permirent longtemps de vivre dans l’union. Lycurgue, par ses institutions, avait établi dans Sparte l’égalité des richesses et l’inégalité des conditions, ou plutôt c’était l’égalité de la pauvreté. Aussi le peuple montrait d’autant moins d’ambition que moins de citoyens participaient aux dignités, et que jamais les nobles, par leur conduite, ne firent naître en lui le désir de les en dépouiller.

C’est à ses rois que Sparte dut cet avantage. Assis sur le trône et placés au milieu de la noblesse, ils n’avaient d’autre moyen pour conserver leur dignité dans toute sa force que de préserver le peuple de toute insulte. Il en résultait que le peuple ne craignait ni ne désirait le pouvoir, et que ne possédant ni ne convoitant la puissance, tout prétexte de discorde, tout germe de tumulte disparaissait entre lui et la noblesse, et ils purent vivre longtemps dans la plus parfaite union. Cette concorde eut deux causes principales : l’une, le petit nombre des habitants de Sparte, qui leur permit d’être gouvernés par des magistrats peu nombreux ; l’autre, le refus d’admettre des étrangers au sein de la république, ce qui écartait du peuple toute cause de corruption, et empêchait la population de s’accroître, au point de rendre le poids du gouvernement à charge au petit nombre de ceux qui le supportaient.

Lorsqu’on examine toutes ces difficultés, on demeure convaincu que les législateurs de Rome auraient dû, pour parvenir à la rendre aussi paisible que les républiques dont nous venons de parler, ou ne point se servir du peuple à la guerre, comme firent les Vénitiens, ou ne point adopter les étrangers comme citoyens, ainsi que firent les Lacédémoniens. Mais ils employèrent au contraire ces deux moyens, ce qui accrut la force du peuple et le nombre de ses membres, et multiplia par conséquent les sources de troubles. Si la république romaine eût été plus paisible, il en serait résulté cet inconvénient, que sa faiblesse en eût été augmentée, et qu’elle se serait elle-même fermé les chemins à la grandeur où elle est parvenue dans la suite ; de manière que si Rome eût voulu se préserver des tumultes, elle se fût ravi tous les moyens de s’accroître.

Si l’on examine avec attention les événements de ce monde, on demeurera persuadé qu’on ne peut détruire un inconvénient sans qu’il ne s’en élève un autre. Veut-on former un peuple nombreux et guerrier, qui étende au loin son empire ; il faudra lui imprimer un caractère qui le rendra par la suite difficile à guider. Veut-on le renfermer dans d’étroites limites, ou le tenir désarmé, afin de pouvoir mieux le gouverner ; il ne pourra, s’il en fait, conserver aucune de ses conquêtes, ou il deviendra si lâche, qu’il restera la proie du premier qui l’attaquera. Ainsi, dans toutes nos résolutions, il faut examiner quel est le parti qui présente le moins d’inconvénients, et l’embrasser comme le meilleur, parce qu’on ne trouve jamais rien de parfaitement pur et sans mélange ou exempt de dangers.

Rome, à l’exemple de Sparte, pouvait bien établir un roi électif, un sénat peu nombreux ; mais elle ne pouvait, comme cette dernière ville, ne pas accroître le nombre de ses habitants, puisqu’elle voulait obtenir une vaste domination ; alors un roi nommé à vie et le petit nombre de sénateurs auraient été d’un faible secours pour maintenir l’union parmi les citoyens.

Si donc quelqu’un voulait de nouveau fonder une république, il devrait examiner si son dessein est qu’elle puisse, comme Rome, accroître son empire et sa puissance, ou s’il désire qu’elle demeure renfermée dans de justes limites. Dans le premier cas, il doit l’organiser comme Rome, et laisser les désordres et les dissensions générales suivre leur cours de la manière qui paraît la moins dangereuse. Or, sans une population nombreuse et nourrie dans les armes, jamais une république ne pourra s’accroître ou se maintenir au point où elle sera parvenue.

Dans le dernier cas, on peut lui donner la constitution de Sparte ou de Venise ; mais, comme pour les républiques de cette espèce, la soif de s’agrandir est un poison, celui qui les fonde doit, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, leur interdire les conquêtes ; car toute conquête qui n’est soutenue que par un État faible finit par en causer la ruine : Sparte et Venise en sont un exemple éclatant. La première, après avoir soumis presque toute la Grèce, montra, au premier revers, sur quels faibles fondements sa puissance était assise ; car, après la révolte de Thèbes, excitée par Pélopidas, toutes les autres villes, en se soulevant, renversèrent cette république. Venise également s’était rendue maîtresse d’une grande partie de l’Italie, mais plutôt par ses richesses et sa politique que par ses armes. Lorsqu’elle voulut faire l’épreuve de ses forces, elle perdit dans un seul combat tous les États qu’elle possédait.

Je croirais volontiers que, pour établir une république dont l’existence se prolongeât longtemps, le meilleur moyen serait de l’organiser au dedans comme Sparte ou Venise, de l’établir dans un lieu assez fort, et de la rendre assez puissante pour que personne ne crût pouvoir la renverser en s’y présentant. D’un autre côté, il ne faudrait pas que sa puissance fût assez grande pour devenir redoutable à ses voisins. C’est ainsi qu’elle pourrait jouir longtemps de son gouvernement ; car on ne fait la guerre à une république que par deux motifs : le premier, pour s’en rendre maître ; le dernier, pour l’empêcher de vous assujettir. Le moyen qu’on vient d’indiquer remédie à ces deux inconvénients : s’il est difficile de l’emporter d’assaut, et qu’elle soit toujours prête à la défense, ainsi que je le suppose, il arrivera rarement, si même cela arrive, que quelqu’un essaye de s’en rendre maître. Si elle se renferme constamment dans ses limites, si l’on voit par expérience qu’elle n’écoute pas l’ambition, la terreur n’excitera jamais ses voisins à lui déclarer la guerre. Et cette confiance serait bien plus puissante encore si sa constitution ou ses lois lui défendaient de reculer ses limites. Certes, je crois que si la balance pouvait ainsi se maintenir, ce serait la vie sociale la plus parfaite, et l’état de paix le plus désirable pour une ville. Mais, comme rien n’est permanent chez les mortels, et que les choses ne peuvent demeurer stables, il faut nécessairement qu’elles s’élèvent ou qu’elles tombent. Souvent la nécessité nous oblige à beaucoup d’entreprises que la raison nous ferait rejeter. Ainsi, après avoir fondé une république propre à se maintenir sans faire de conquêtes, s’il arrivait que la nécessité la contraignît à s’agrandir, on la verrait bientôt s’écrouler sur ses bases, faute de lui avoir donné les fondements nécessaires. Mais, d’un autre côté, quand le ciel lui serait assez favorable pour écarter de son sein les désastres de la guerre, il arriverait que l’oisiveté enfanterait au milieu d’elle ou la mollesse ou la discorde, et ces deux fléaux réunis, si un seul ne suffisait pas, seraient la source de sa perte.

Cependant, comme on ne peut à mon avis tenir ici la balance parfaitement égale, ni maintenir un juste équilibre, il faut, dans l’établissement d’une république, embrasser le parti le plus honorable, et l’organiser de manière que si la nécessité la portait à s’agrandir, elle pût conserver ce qu’elle aurait conquis. Et, pour en revenir à mon premier raisonnement, je pense qu’il est nécessaire d’imiter la constitution romaine et non celle des autres républiques, parce que je ne crois pas qu’il soit possible de choisir un terme intermédiaire entre ces deux modes de gouvernement, et qu’il faut tolérer les inimitiés qui peuvent s’élever entre le peuple et le sénat, les regardant comme un mal nécessaire pour parvenir à la grandeur romaine. Outre les motifs que j’ai déjà allégués, et par lesquels j’ai démontré que l’autorité tribunitienne était indispensable à la conservation de la liberté, on peut reconnaître aisément l’avantage que produisait dans les républiques le pouvoir d’accuser, qui faisait partie des attributions des tribuns, ainsi qu’on le développera dans le chapitre suivant.



CHAPITRE VII.


Combien les accusations sont nécessaires dans une république pour maintenir la liberté.


On ne peut donner aux gardiens de la liberté d’un État un droit plus utile et plus nécessaire que celui de pouvoir accuser, soit devant le peuple, soit devant un magistrat ou tribunal quelconque, les citoyens qui auraient commis un délit contre cette liberté. Cette mesure a dans une république deux effets extrêmement importants : le premier est que les citoyens, dans la crainte d’être accusés, n’osent rien entreprendre contre la sûreté de l’État ; ou que, s’ils tentent quelque entreprise, ils reçoivent sur-le-champ, et sans ménagement, le châtiment de leur forfait : l’antre est de fournir un moyen de s’exhaler à ces passions qui, de manière ou d’autre, fermentent sans cesse dans l’État contre quelque citoyen. Quand ces passions ne peuvent se répandre d’une manière légalement autorisée, elles prennent des voies extraordinaires qui renversent la république jusqu’en ses fondements. Rien ne l’affermit tant, au contraire, que de l’organiser de manière à ce que la fermentation des passions qui l’agitent puisse trouver pour s’échapper une issue que les lois autorisent. C’est ce qu’on peut prouver par de nombreux exemples, et surtout par ce que Tite-Live rapporte de Coriolan.

Il raconte que la noblesse romaine était irritée contre le peuple, qui lui paraissait avoir acquis trop d’autorité depuis la création des tribuns défenseurs de ses droits. Rome, comme il arrivait fréquemment, éprouvait à cette époque une grande disette de vivres, et le sénat avait envoyé chercher en Sicile les grains dont la ville avait besoin. Alors Coriolan, ennemi du parti populaire, fit sentir que le moment était venu de châtier le peuple et de lui arracher cette autorité qu’il avait usurpée au préjudice de la noblesse ; que le moyen était de l’affamer en lui refusant les distributions de blé. Ce discours étant parvenu aux oreilles du peuple, il l’enflamma d’une telle indignation contre Coriolan, qu’il l’aurait mis tumultueusement à mort, si les tribuns ne l’eussent cité à comparaître et à venir défendre sa cause.

C’est sur cet événement qu’est fondé ce qu’on a dit plus haut, qu’il est utile et nécessaire que les lois d’une république donnent à la masse du peuple un moyen légal de manifester la colère qu’il nourrit contre un citoyen : lorsque les moyens ordinaires n’existent plus, il faut recourir aux voies extraordinaires ; et il est hors de doute que ces dernières produisent des maux plus grands que ne pourraient faire les autres. En effet, si un citoyen est puni dans les formes, le fût-il même injustement, il n’en résulte que peu ou point de désordre dans la république : car cette oppression a lieu sans qu’on ait recours à la force particulière ou à celle des étrangers, causes ordinaires de la ruine de la liberté : elle ne se sert que de la force de la loi et de l’ordre public, dont on connaît les bornes particulières, et dont l’action n’est jamais assez violente pour renverser la république.

Et, pour appuyer mon opinion d’un exemple, je n’en veux point d’autre que celui même de Coriolan chez les anciens. Que l’on considère, en effet, tous les maux qui seraient résultés pour la république romaine s’il eût été massacré dans une émeute populaire. C’était une injure de particulier à particulier : or l’injure engendre la peur ; la peur cherche les moyens de défense ; la défense appelle les partisans ; les partisans produisent les factions qui divisent les villes, et les factions à leur tour enfantent la ruine des États. Mais cette cause ayant été dirigée par l’autorité légitime, on prévint le développement de tous les maux qui auraient pu naître si la seule force particulière s’en fût mêlée.

Nous avons vu de notre temps les innovations qu’a introduites dans la république de Florence l’impossibilité où se trouva la multitude, de pouvoir répandre d’une manière légale le courroux qu’elle nourrissait contre Francesco Valori, un de ses concitoyens, dont l’autorité dans la ville était celle d’un prince ; la plupart des Florentins le soupçonnaient d’ambition, et lui reprochaient de vouloir s’élever au-dessus des lois par son audace et ses emportements. La république n’avait d’autre moyen de résister à ses projets que de lui opposer une faction contraire : Valori, à son tour, ne redoutant que les moyens extraordinaires, commença dès lors à s’entourer de complices dévoués à sa défense, De leur côté, ceux qui le combattaient, ne pouvant le réprimer par la force des lois, employèrent les voies illégales, et l’on en vint aux armes. Si l’on avait pu lui opposer les moyens légitimes, lui seul eût payé le renversement de son autorité ; mais, comme il fallut le vaincre avec les forces que ne donnait point la loi, il entraîna dans sa chute un grand nombre de nobles citoyens.

Ces réflexions acquièrent une nouvelle force de ce qui s’est passé à Florence, à l’égard de Pierre Soderini, et qui n’eut lieu que parce qu’il n’existait dans la république aucun moyen suffisant d’accusation contre l’ambition des citoyens revêtus d’un trop grand pouvoir, car peut-on considérer comme tel la faculté d’accuser un homme puissant devant un tribunal composé simplement de huit juges. Ces juges doivent être nombreux, car le petit nombre se plie facilement à la volonté du petit nombre. Si l’État, en effet, avait eu ces moyens de défense, et que Soderini eût mené une conduite coupable, les citoyens auraient pu satisfaire leur animosité contre lui, sans implorer l’appui de l’armée espagnole ; ou si sa conduite, au contraire, eût été légitime, ils n’auraient point osé le poursuivre, dans la crainte d’être accusés eux-mêmes ; et de cette manière se serait éteinte la fureur de ce ressentiment qui fut la source de tant de désordres.

On peut conclure de ce que je viens de dire, que toutes les fois qu’on voit un des partis qui divisent une ville implorer le secours des forces étrangères, on ne doit l’attribuer qu’aux vices de sa constitution, et à ce qu’il n’existe dans son sein aucune institution qui permette l’explosion régulière de ces ressentiments qui agitent trop souvent les hommes. On préviendrait tous ces inconvénients, si l’on établissait un tribunal assez nombreux pour recevoir les accusations et pour leur donner une grande importance. A Rome, ces institutions étaient si bien réglées, qu’au milieu de ces longues dissensions entre le peuple et le sénat, jamais ni le sénat, ni le peuple, ni un simple citoyen ne songea à se prévaloir des forces de l’étranger. Possédant chez eux le remède, ils n’avaient pas besoin de l’aller chercher au dehors.

Quoique les exemples précédents suffisent pour prouver ce que j’avance, je veux pourtant en rapporter un autre que me fournit encore l’Histoire de Tite-Live. Il raconte qu’à Clusium, l’une des villes les plus renommées de la Toscane, un certain Lucumon avait violé la sœur d’Arons, et que celui-ci, ne pouvant se venger d’un ennemi trop puissant, passa chez les Gaulois qui occupaient alors cette contrée que l’on nomme aujourd’hui Lombardie, et les engagea à envoyer une armée contre Clusium, en leur faisant voir combien il leur serait avantageux de prendre en main le soin de sa vengeance. Il est clair que si Arons avait pu se venger suivant les lois de sa patrie, il n’eût point eu recours aux forces des barbares.

Mais autant ces accusations sont utiles dans une république, autant les calomnies sont dangereuses et sans but. C’est ce qui fera l’objet du chapitre suivant.



CHAPITRE VIII.


Autant les accusations sont utiles dans une république, autant les calomnies sont dangereuses.


Quoique Furius Camille, dont le courage avait affranchi Rome du joug des Gaulois, eût, par son mérite, forcé tous les citoyens à le reconnaître en quelque sorte pour leur supérieur, sans qu’ils crussent par là s’être rabaissés devant lui, cependant Manlius Capitolinus souffrait impatiemment qu’on attribuât à ce grand homme tant d’honneur et de gloire. Sauveur du Capitole, il pensait avoir contribué autant que Camille au salut de la ville, et sous le rapport des autres talents militaires, il ne se croyait en rien inférieur à son rival. Dévoré du poison de l’envie, irrité sans relâche par la gloire de Camille, et voyant qu’il ne pouvait semer la discorde parmi les sénateurs, il se jeta dans les bras du peuple, répandant parmi les citoyens les soupçons les plus odieux. Il disait entre autres que les trésors rassemblés pour assouvir l’avidité des Gaulois, trésors qu’on ne leur avait pas donnés, avaient été le partage de quelques citoyens ; que si on les reprenait pour les employer à l’utilité publique, on pourrait soulager le peuple d’une partie de ses tributs, ou les faire servir à acquitter quelques-unes de ses dettes.

Ces discours eurent assez d’influence sur le peuple pour l’exciter d’abord à se rassembler, et à commettre des désordres dans la ville. Le sénat, irrité, et croyant l’État en danger, créa un dictateur pour prendre connaissance de ces événements, et réprimer l’audace de Manlius. Le dictateur l’ayant fait citer devant lui, on les vit tous deux s’avancer sur la place publique, où ils se rencontrèrent, le dictateur entouré de toute la noblesse et Manlius au milieu du peuple. On somma Manlius de déclarer auprès de qui se trouvait le trésor dont il parlait, parce que le sénat était aussi jaloux de le savoir que le peuple. Manlius, sans rien dire de positif, répondit d’une manière évasive qu’il était inutile de leur apprendre ce qu’ils savaient tous aussi bien que lui : sur cette réponse, le dictateur le fit traîner sur-le-champ en prison.

Ce fait démontre clairement combien dans les villes qui vivent sous l’empire de la liberté, et même dans tous les gouvernements, on doit détester la calomnie, et combien il est urgent de ne négliger aucune institution capable de la réprimer. Mais il n’est pas de moyen plus propre à la détruire que d’ouvrir les voies les plus larges aux accusations : autant ces accusations sont propices à la république, autant les calomnies lui deviennent nuisibles. Il faut faire attention que la calomnie n’a besoin ni de témoin ni de preuves, et que tout citoyen peut être en butte aux attaques du premier venu. Il n’en est pas de même des accusations qui ont besoin de preuves exactes, et de circonstances précises qui en démontrent l’évidence. On accuse les citoyens devant les magistrats, devant le peuple, devant les tribunaux ; on les calomnie sur les places publiques, dans les assemblées particulières. C’est surtout dans les États où l’accusation est le moins en usage, et dont les institutions ne sont point en harmonie avec ce système, que l’on use le plus de la calomnie.

Ainsi le fondateur d’une république doit établir pour principe qu’on pourra y accuser tout citoyen, sans crainte et sans danger ; mais ce droit établi et bien observé, les calomniateurs doivent être rigoureusement punis, et ils ne pourront se plaindre de la punition, s’il existe des tribunaux ouverts pour entendre leurs accusations contre ceux qu’ils se seraient bornés à calomnier dans les assemblées particulières. Partout où cette disposition n’est pas bien établie, on voit toujours naître les plus grands désordres. La calomnie, en effet, irrite les hommes et ne les corrige pas, et ceux qui sont irrités ne pensent qu’à poursuivre leur carrière, car ils détestent la calomnie plus qu’ils ne la redoutent.

Cette mesure était une des dispositions les mieux entendues du gouvernement de Rome ; mais elle a toujours été mal organisée dans notre ville de Florence. Comme l’ordre établi dans Rome y a produit les plus grands biens, de même à Florence le désordre contraire a été la source des maux les plus funestes. Celui qui lira l’histoire de cette ville verra combien la calomnie a poursuivi de tout temps les citoyens qui se sont trouvés mêlés dans les affaires de quelque importance. On disait de

l'un, qu’il avait détourne les deniers de l’État ; de l’autre, qu’il n’avait point remporté la victoire pour s’être laissé corrompre ; et de celui-ci, que son ambition avait été cause de tel ou tel malheur. Il en résultait de chaque côté de l’animosité ; on en venait bientôt à une rupture ouverte, de la rupture aux factions, et des factions à la ruine de l’État.

S’il y avait eu dans Florence une loi qui eût permis d’accuser les citoyens, en punissant les calomniateurs, on n’eût point vu tous les désordres qui, par la suite, éclatèrent dans cette ville. Que ces citoyens eussent été condamnés ou absous, ils n’auraient pu devenir dangereux pour l’État ; d’ailleurs le nombre des accusés eût été toujours moins considérable que celui des calomniés ; car on ne peut, ainsi que je l’ai dit, accuser aussi facilement que calomnier. Parmi les moyens dont s’est prévalu plus d’un ambitieux pour arriver aux grandeurs, la calomnie ne fut pas un des moins efficaces. Ces ambitieux la répandaient avec adresse contre les hommes puissants qui s’opposaient à leur avidité, et elle servait merveilleusement leurs projets ; car en prenant le parti du peuple, dont ils entretenaient ainsi la jalousie contre tout ce qui s’élève, ils parvenaient sans peine à capter son affection. Je pourrais citer plusieurs exemples à l’appui de ce que j’avance ; je me contenterai d’un seul.

L’armée de Florence faisait le siége de Lucques sous le commandement de messer Giovanni Guicciardini, commissaire de la république. Soit par suite des mauvaises dispositions qu’on avait prises, soit que le malheur poursuivît les Florentins, le sort voulut qu’on ne pût prendre Lucques. De quelque manière que cet événement fût arrivé, on en rejeta la faute sur messer Giovanni ; on lui reprocha de s’être laissé corrompre par les Lucquois ; et ses ennemis ayant appuyé cette calomnie, il en tomba presque dans le désespoir. En vain, pour se justifier, il offrit de se constituer prisonnier entre les mains du capitaine du peuple, il ne put jamais parvenir à se disculper entièrement, parce qu’il n’existait pas dans cette république de moyen propre à y réussir. Il en résulta une profonde irritation entre les amis de messer Giovanni, qui se composaient de la plupart des grands de Florence, et ceux qui voulaient des changements dans le gouvernement. Ces inimitiés, attisées chaque jour par ces causes ou par d’autres semblables, allumèrent enfin un incendie qui dévora la république entière.

Manlius Capitolinus était donc calomniateur et non accusateur, et dans cette occurrence les Romains donnèrent un exemple éclatant de la manière dont la calomnie doit être réprimée : c’est d’obliger le calomniateur à devenir accusateur, de le récompenser, ou du moins de ne pas le punir, lorsque ses plaintes sont fondées ; et lorsqu’elles sont fausses, de sévir contre lui comme on sévit contre Manlius.



CHAPITRE IX.


Il est nécessaire d’être seul quand on veut fonder une nouvelle république, ou lorsqu’on veut rétablir celle qui s’est entièrement écartée de ses anciennes institutions.


On trouvera peut-être que j’ai été trop avant dans l’histoire romaine sans avoir encore fait mention de ceux qui établirent la république, et des institutions qui ont rapport à la religion ou à la discipline militaire. Ne voulant donc pas tenir plus longtemps en suspens l’esprit de ceux qui voudraient entendre discuter ces matières, je dirai que plusieurs personnes regardent comme un mauvais exemple, que le fondateur d’un gouvernement libre, tel que fut Romulus, ait d’abord tué son frère, et consenti ensuite à la mort de Titus Tatius, avec lequel il avait lui-même partagé le trône. Ils pensent que les citoyens, encouragés par l’exemple du prince, pourraient, par ambition ou par la soif de commander, opprimer ceux qui s’opposeraient à leur autorité.

Cette opinion serait fondée si l’on ne considérait le motif qui porta Romulus à commettre cet homicide. C’est, pour ainsi dire, une règle générale, que presque jamais une république ou un royaume n’ont été bien organisés dès le principe, ou entièrement réformés lorsqu’ils s’étaient totalement écartés de leurs anciennes institutions, s’ils ne recevaient leurs lois d’un seul législateur. Il est nécessaire que ce soit un seul homme qui leur imprime la forme, et de l’esprit duquel dépende entièrement toute organisation de cette espèce.

Ainsi, tout sage législateur animé de l’unique désir de servir non ses intérêts personnels, mais ceux du public, de travailler non pour ses propres héritiers, mais pour la commune patrie, ne doit rien épargner pour posséder lui seul toute l’autorité. Et jamais un esprit éclairé ne fera un motif de reproche à celui qui se serait porté à une action illégale pour fonder un royaume ou constituer une république. Il est juste, quand les actions d’un homme l’accusent, que le résultat le justifie ; et lorsque ce résultat est heureux, comme le montre l’exemple de Romulus, il l’excusera toujours. Il ne faut reprendre que les actions dont la violence a moins pour but de réparer que de détruire.

Un prince doit avoir assez de sagesse et de vertu pour ne pas laisser comme héritage à un autre l’autorité dont il s’était emparé, parce que les hommes ayant plus de penchant au mal qu’au bien, son successeur pourrait user ambitieusement du pouvoir dont lui-même ne s’était servi que d’une manière vertueuse. D’un autre côté, si un seul homme est capable de régler un État, l’État ainsi réglé durera peu de temps, s’il faut qu’un seul homme continue à en supporter tout le fardeau ; il n’en est point ainsi quand la garde en est confiée au grand nombre, et que le grand nombre est chargé de sa conservation. Et de même que plusieurs hommes sont incapables de fonder une institution faute d’en discerner les avantages, parce que la diversité des opinions qui s’agitent entre eux obscurcit leur jugement, de même après qu’ils en ont reconnu l’utilité ils ne s’accorderont jamais pour l’abandonner.

Ce qui prouve que Romulus mérite d’être absous du meurtre de son frère et de son collègue, et qu’il avait agi pour le bien commun et non pour satisfaire son ambition personnelle, c’est l’établissement immédiat d’un sénat dont il rechercha les conseils et qu’il prit pour guide de sa conduite. En examinant avec attention l’autorité que Romulus se réserva, on verra qu’il se borna à retenir le commandement des armées lorsque la guerre était déclarée, et le droit de convoquer le sénat. C’est ce qu’on vit clairement lorsque Rome, par l’expulsion des Tarquins, eut recouvré sa liberté. On ne fut obligé d’apporter aucune innovation dans la forme de l’ancien gouvernement, on se borna à établir deux consuls annuels à la place d’un roi perpétuel : preuve évidente que les premières institutions de cette ville étaient plus conformes à un régime libre et populaire qu’à un gouvernement absolu et tyrannique.

Je pourrais citer à l’appui de mon opinion une multitude d’exemples, tels que ceux de Moïse, de Lycurgue, de Solon, et de quelques autres fondateurs de royaumes ou de républiques, qui tous ne réussirent à établir des lois favorables au bien public que parce qu’ils obtinrent sur le peuple l’autorité la plus absolue ; mais j’abandonne ces exemples, car ils sont connus de tout le monde. Je me contenterai d’en rapporter un seul, moins célèbre, mais sur lequel doivent réfléchir ceux qui auraient le projet de devenir de profonds législateurs. Voici cet exemple. Agis, roi de Sparte, voulut tenter de remettre en vigueur parmi les Lacédémoniens les lois que Lycurgue leur avait données ; il lui semblait que Sparte, en s’en écartant, n’avait que trop perdu de ses antiques vertus, et par conséquent de sa force et de sa puissance. Dès les premières tentatives, il fut massacré par les éphores, comme aspirant à la tyrannie. Cléomènes, son successeur, se montra animé du même désir. Mais éclairé par les instructions d’Agis et les écrits dans lesquels ce prince avait développé ses idées et l’esprit qui le dirigeait, il vit clairement qu’il ne pourrait faire jouir sa patrie d’un semblable bienfait, s’il ne réunissait dans ses mains toute l’autorité, convaincu que l’ambition des hommes ne permet pas de faire le bien général lorsque l’intérêt du plus petit nombre y met obstacle. Saisissant en conséquence une occasion qui lui parut favorable, il fit massacrer tous les éphores et quiconque aurait pu s’opposer à ses projets ; alors il remit en vigueur les lois de Lycurgue. Cette entreprise, capable de relever la puissance de Sparte, aurait procuré à Cléomènes la même gloire qu’à Lycurgue, si la puissance des Macédoniens et la faiblesse des autres républiques de la Grèce ne l’avaient fait échouer. Mais, aussitôt après cette réforme, il fut attaqué par les Lacédémoniens auxquels il était inférieur en forces : ne sachant à quel appui recourir, il fut vaincu, et son dessein, tout juste et tout louable qu’il était, ne put être accompli.

Après avoir bien pesé toutes ces considérations, je crois pouvoir conclure que pour instituer une république il ne faut qu’un seul homme, et que Romulus, loin de mériter le blâme, doit être absous de la mort de Rémus et de Tatius,



CHAPITRE X.


Autant les fondateurs d’une république ou d’un royaume sont dignes de louanges, autant sont blâmables ceux qui établissent la tyrannie.


Parmi tous les mortels qui ont mérité des louanges, les plus dignes de mémoire sont les chefs ou les fondateurs des religions. Après eux viennent les fondateurs des républiques ou des royaumes. Oh célèbre ensuite ceux qui, placés à la tête des armées, ont étendu la domination de leur royaume ou celle de leur patrie. On doit y joindre les hommes instruits dans les lettres ; et comme il en est de plusieurs espèces, chacun obtient la gloire réservée au rang qu’il occupe. Enfin, dans le nombre infini des humains, nul ne perd la portion de louange que lui mérite son art ou sa profession. On voue au contraire à la haine et à l’infamie les destructeurs des religions, ceux qui ont vu périr dans leurs mains les républiques ou les royaumes confiés à leurs soins ; les ennemis de la vertu, des lettres et des arts utiles et honorables à l’espèce humaine ; tels sont les impies, les furieux, les ignorants, les oisifs, les lâches et les hommes nuls.

Et il n’est personne de si insensé ou de si sage, de si corrompu ou de si vertueux, qui, si on lui demande de choisir entre ces deux espèces d’hommes, ne comble de louanges celle qui est digne d’être louée, et ne couvre de blâme celle qui mérite en effet d’être détestée ; et cependant presque tous, frappés par l’attrait d’un faux bien, ou d’une vaine gloire, se laissent séduire, volontairement ou par ignorance, à l’éclat trompeur de ceux qui méritent le mépris plutôt que la louange. Et ceux qui pourraient obtenir un honneur immortel en fondant une république ou un royaume, se plongent dans la tyrannie, sans s’apercevoir combien en embrassant ce parti ils perdent de renommée, de gloire, d’honneur, de sécurité, de paix et de satisfaction d’esprit, et à combien d’infamie, de reproches, de blâme, de périls et d’inquiétudes ils se dévouent.

Il est impossible que les simples citoyens d’une république, ou ceux que la fortune ou le courage en rend princes, s’ils lisaient l’histoire, et tiraient quelque fruit de la mémoire des événements passés ; ne préférassent point, les premiers, vivre dans leur patrie, plutôt comme des Scipions, que comme des Césars ; et les derniers, plutôt comme les Agésilas, les Timoléon et les Dion, que comme les Nabis, les Phalaris et les Deitys : ils verraient les uns couverts de honte, et les autres éclatants de gloire ; ils verraient en outre que Timoléon et ses émules n’obtinrent pas dans leur patrie une moindre autorité que les Denys et les Phalaris, et qu’ils jouirent d’une sécurité bien plus grande.

Que personne ne se laisse éblouir par la gloire de César, et surtout par les louanges dont l’ont accablé les écrivains. Ceux qui l’ont célébré furent corrompus par sa fortune, ou effrayés par la durée d’un empire, qui, gouverné toujours sous l’influence de son nom, ne permettait pas aux écrivains de s’expliquer librement sur son compte. Mais qui voudra connaître ce qu’en auraient dit des écrivains libres, n’a qu’à voir ce qu’ils ont écrit de Catilina ; et César aurait encouru d’autant plus d’exécration, que celui qui commet le crime est plus coupable que celui qui le projette. Que l’on examine encore toutes les louanges prodiguées à Brutus, et l’on verra que ne pouvant flétrir le tyran à cause de sa puissance, on a exalté la gloire de son ennemi.

Que celui qui, dans une république, s’élève au rang suprême, considère, de son côté, de quelles louanges Rome, changée en empire, combla les empereurs qui, soumis aux lois, méritèrent le titre d’excellents princes, de préférence à ceux qui se conduisirent d’une manière opposée ; et il verra que Titus, Nerva, Trajan, Adrien, Antonin et Marc-Aurèle n’avaient besoin ni des soldats prétoriens, ni de la multitude des légions pour se défendre, parce que leur manière de vivre, l’affection du peuple et l’amour du sénat, étaient leur plus ferme rempart. Il verra encore que les forces de l’Orient et de l’Occident ne purent sauver les Caligula, les Néron, les Vitellius, et tant d’autres scélérats couronnés, de la vengeance des ennemis que leurs mœurs exécrables et leur férocité avaient soulevés contre eux. Si l’histoire de ces monstres était bien étudiée, elle servirait d’enseignement aux princes et leur montrerait le chemin de la gloire ou de la honte, de la sécurité ou de la terreur. On y voit en effet que sur les vingt-six empereurs qui régnèrent depuis César jusqu’à Maximin, seize furent assassinés, dix moururent de mort naturelle. Si au nombre de ceux qu’on massacra, on en compte quelques-uns de bons, tels que Galba et Pertinax, ils expirèrent victimes de la corruption que leurs prédécesseurs avaient introduite dans les armées. Si au contraire parmi ceux qui moururent naturellement il se trouve un méchant tel que Sévère, il le dut à un bonheur inouï et à son grand courage, deux circonstances qui se réunissent rarement pour favoriser les humains.

La lecture de cette histoire leur apprendra encore comment on peut fonder un bon gouvernement, car les empereurs qui montèrent sur le trône par droit d’hérédité furent tous méchants, excepté Titus ; tandis que ceux qui régnèrent par adoption furent tous excellents, comme on peut le voir par les cinq empereurs qui se succédèrent de Nerva à Marc-Aurèle. Dès que l’empire redevint héréditaire il se précipita de nouveau vers sa ruine. Qu’un prince ait donc sans cesse devant les yeux les temps qui s’écoulèrent de Nerva à Marc-Aurèle ; qu’il les compare avec ceux qui précédèrent ou qui suivirent ; et qu’il choisisse ensuite ceux dans lesquels il eût désiré naître et régner.

Qu’apercevra-t-il sous le règne des bons empereurs ? un prince en sûreté au milieu de ses paisibles sujets, le monde en paix, gouverné par la justice ; il verra le sénat jouissant de son autorité, les magistrats de leur dignité, et les citoyens opulents de leurs richesses ; la noblesse honorée ainsi que la vertu ; partout le bonheur et la tranquillité. D’un autre côté tout ressentiment, toute licence, toute corruption, toute ambition contenue ; il verra renaître cet âge d’or où chacun peut exprimer et soutenir sans crainte son opinion. Enfin il verra le monde triomphant, le prince environné de respect et de gloire, et les peuples heureux l’entourer de leur amour.

S’il examine ensuite dans tous leurs détails les règnes des autres empereurs, il les verra ensanglantés par des guerres atroces, bouleversés par les séditions, et remplis de désastres, soit dans la paix, soit dans les combats ; la plupart des princes égorgés par le fer ; en tous lieux des guerres civiles ou des guerres étrangères ; l’Italie dans les pleurs, et chaque jour en proie à de nouvelles infortunes ; ses villes ravagées et tombant en ruine. Il verra Rome en cendres, le Capitole renversé par les citoyens eux-mêmes ; les temples antiques profanés, les cérémonies religieuses corrompues, les villes peuplées d’adultères ; il verra les mers pleines d’exilés, et les rochers souillés de sang ; il verra Rome effrayée par des cruautés sans cesse renaissantes ; la noblesse, les honneurs, les richesses, et par-dessus tout la vertu, devenir autant d’arrêts de mort ; il verra les dénonciateurs récompensés, les esclaves corrompus pour trahir les maîtres, les affranchis leurs patrons, et ceux qui n’avaient pas d’ennemis, opprimés par leurs amis eux-mêmes ; c’est alors qu’il connaîtra clairement quelles sont les obligations que Rome, l’Italie et le monde entier doivent à César. Et sans doute, s’il est né d’un homme, il s’épouvantera d’imiter ces règnes exécrables, et brûlera d’un immense désir de faire renaître les bons.

Certes un prince enflammé de l’amour de la gloire devrait désirer de régner sur un État corrompu, non comme César, pour achever sa ruine, mais comme Romulus, pour le réformer. En effet, le ciel ne peut donner aux hommes une plus belle occasion d’obtenir l’immortalité, et les hommes ne peuvent de leur côté en désirer une plus favorable. Toutefois si un prince, animé du désir de régénérer un État, se voyait menacé par là même de descendre du trône, et renonçait à ses projets de réforme dans la crainte de tomber du rang suprême, on pourrait peut-être l’excuser. Mais s’il peut à la fois conserver son trône et réformer l’État, il est impossible de l’absoudre.

Ainsi donc, que tous ceux à qui le ciel vient offrir une si belle occasion réfléchissent que deux conduites s’offrent à leur choix : l’une, après un règne heureux et paisible, leur fera trouver un trépas suivi d’une gloire éclatante ; l’autre, après les avoir forcés de vivre dans des terreurs continuelles, ne laissera d’eux, au delà de leur mort, que la mémoire d’une éternelle infamie.



CHAPITRE XI.


De la religion des Romains.


Rome eut Romulus pour premier fondateur, et lui dut, comme à un père, et sa naissance et son éducation ; néanmoins les cieux ne jugeant pas que les institutions de ce prince pussent suffire aux grandes destinées de cet empire, inspirèrent au sénat l’idée de choisir Numa pour lui succéder, afin que toutes les lois que Romulus n’avait pas données fussent établies par ce nouveau monarque.

Il trouva un peuple farouche, et il voulut le plier au joug de l’obéissance civile, en lui faisant goûter les arts de la paix. Il tourna ses regards vers la religion, comme vers l’auxiliaire le plus puissant pour maintenir la société, et il la fonda sur de telles bases, que nulle république ne montra jamais plus de respect pour les dieux, ce qui facilita toutes les entreprises que le sénat ou les grands hommes que cette république vit naître dans son sein voulurent tenter dans la suite.

Quiconque examinera les hauts faits exécutés, ou par tout le peuple romain réuni, ou par une foule de simples citoyens, verra qu’ils craignaient bien plus encore de violer leurs serments que les lois, convaincus de cette vérité, que la puissance des dieux l’emporte sur celle des hommes. Scipion et Manlius Torquatus en offrent deux exemples éclatants.

Le premier, après la victoire de Cannes, remportée sur les Romains par Annibal, apprend qu’une foule de citoyens, épouvantés de cette défaite, se sont réunis, et, dans leur terreur, forment le projet d’abandonner l’Italie, et de chercher un refuge en Sicile : aussitôt il court les trouver, et, le fer nu à la main, il les force à jurer de ne point délaisser la patrie. Lucius Manlius, père de Titus Manlius, qui reçut dans la suite le surnom de Torquatus, avait été accusé par Marcus Pomponius, tribun du peuple. Avant le jour du jugement, Titus va trouver Marcus et le menace de le poignarder s’il ne jure d’abandonner l’accusation dirigée contre son père. Il le force à prêter serment, et Pomponius effrayé, après avoir donné sa parole, ne poursuivit point l’accusation. On voit par ces deux faits, d’un côté, que les citoyens que l’amour de la patrie et la force des lois n’auraient pu retenir en Italie, y furent enchaînés par un serment que leur arracha la force ; et de l’autre, que Pomponius oublia et la haine qu’il avait contre le père, et l’injure qu’il avait reçue du fils, et son propre honneur, pour garder la foi donnée. Fidélité sublime qui tirait sa source de la religion introduite par Numa dans le gouvernement.

Lorsqu’on examine l’esprit de l’histoire romaine, on reconnaît combien la religion servait pour commander les armées, ramener la concorde parmi le peuple, veiller à la sûreté des bons, et faire rougir les méchants de leur infamie. De sorte que s’il fallait décider à qui Rome eut de plus grandes obligations, ou à Romulus, ou à Numa, je crois que ce dernier obtiendrait la préférence. Dans les États où la religion est toute-puissante, on peut facilement introduire l’esprit militaire ; au lieu que chez un peuple guerrier, mais irréligieux, il est difficile de faire pénétrer la religion. On voit en effet que Romulus, pour organiser le sénat, établir l’ordre civil et militaire, n’eut pas besoin de s’appuyer de l’autorité des dieux, tandis que Numa dut recourir à leur intervention. Il feignit d’avoir des entretiens avec une nymphe, qui lui dictait les conseils qu’il devait donner au peuple, ce qui n’aurait point eu lieu s’il n’eût voulu établir dans l’État des institutions nouvelles et inusitées, et s’il n’eût douté que sa seule autorité pût lui suffire.

En effet, jamais aucun législateur ne donna à son peuple des lois hors de l’ordre commun, sans y faire intervenir la Divinité ; car on ne les eût point acceptées. Il est certain qu’il existe une foule d’avantages dont un homme sage et prudent prévoit les conséquences, mais dont l’évidence n’est cependant point assez frappante pour convaincre immédiatement tous les esprits. Pour résoudre cette difficulté, le sage a recours aux dieux. C’est ce que firent Lycurgue, Solon et la plupart de ceux qui se proposaient le même but.

Le peuple romain, admirateur des vertus et de la sagesse de Numa, s’empressa d’obéir à ses institutions. Il est vrai que l’empire exercé à cette époque par la religion, et la grossièreté des hommes qu’avait à policer Numa, lui donnèrent la facilité d’accomplir ses desseins, tant les esprits étaient préparés à recevoir des impressions nouvelles ; aussi est-il hors de doute que le législateur qui voudrait à l’époque actuelle fonder un État trouverait moins d’obstacles parmi les habitants grossiers des montagnes, où la civilisation est encore inconnue, que parmi ces peuples des villes, dont les mœurs sont déjà corrompues. Ainsi un sculpteur tirera plutôt une belle statue d’un bloc informe que d’un marbre ébauché par une main malhabile.

Tout bien examiné, je conclus que la religion mise en honneur à Rome par Numa fut une des principales causes du bonheur de cette illustre cité, parce qu’elle introduisit dans son sein d’utiles règlements, qui enfantèrent à leur tour une heureuse fortune, et de cette fortune favorable découlèrent tous les succès qui couronnèrent ses entreprises. Et comme l’observance du culte divin est la source de la grandeur des États, de même la négligence pour le culte est la cause de la ruine des peuples. Où la crainte de Dieu n’existe pas, il faut que l’empire succombe, ou qu’il soit soutenu par celle d’un prince capable de tenir lieu de la religion. Et comme la vie d’un prince ne dure pas longtemps, ses États s’écroulent inévitablement sur leur base, aussitôt que l’appui de ses vertus vient à leur manquer. D’où il résulte que les gouvernements dont le sort dépend de la sagesse d’un seul homme sont de peu de durée, parce que cette vertu s’éteint avec la vie du prince, et que rarement sa vigueur épuisée reprend une nouvelle vie dans le successeur, ainsi que Dante l’a sagement exprimé dans les vers suivants :


« Rade volte discende per li rami
« L’omana probitate, e questo vuole
« Quel che la dà, perchè da lui si chiami. »


Il ne suffit donc point pour le bonheur d’une république ou d’un royaume d’avoir un prince qui gouverne avec sagesse pendant sa vie ; il est nécessaire d’en posséder un qui organise l’État de manière que même après sa mort le gouvernement demeure plein de vie. Quoiqu’il soit plus facile de faire goûter à des hommes encore barbares les douceurs de l’ordre et des institutions nouvelles, il n’est cependant pas impossible d’en inspirer l’amour à ceux qui sont civilisés ou qui se flattent de l’être. Les Florentins ne se croient ni ignorants ni grossiers, et cependant le frère Jérôme Savonarola leur fit accroire qu’il avait des entretiens avec Dieu. Je ne prétends pas décider s’il avait tort ou raison, car on ne doit parler qu’avec respect d’un homme aussi extraordinaire. Je dis seulement qu’une infinité de personnes le croyaient sans avoir rien vu de surnaturel qui pût justifier leur croyance ; mais sa vie entière, sa science, le sujet de ses discours, auraient suffi pour qu’on ajoutât foi à ses paroles. Toutefois il ne faudrait point s’étonner d’échouer aujourd’hui dans des entreprises où tant d’autres ont réussi jadis ; car les hommes, ainsi que je l’ai dit dans ma préface, naissent, vivent et meurent toujours d’après les mêmes lois.



CHAPITRE XII.


Combien il importe de conserver l’influence de la religion, et comment l’Italie, pour y avoir manqué, grâce à l’Église romaine, s’est perdue elle-même.


Les princes et les républiques qui veulent empêcher l’État de se corrompre, doivent surtout y maintenir sans altération les cérémonies de la religion et le respect qu’elles inspirent ; car le plus sûr indice de la ruine d’un pays, c’est le mépris pour le culte des dieux : c’est à quoi il sera facile de travailler efficacement, lorsque l’on connaîtra sur quels fondements est établie la religion d’un pays ; car toute religion a pour base de son existence quelque institution principale.

Celle des païens était fondée sur les réponses des oracles, ainsi que sur l’ordre des augures et des aruspices : c’est de là que dérivaient toutes leurs cérémonies, leurs sacrifices, leurs rites. Ils croyaient sans peine que le dieu qui pouvait prédire les biens ou les maux à venir pouvait aussi les procurer. De là les temples, les sacrifices, les prières et toutes les autres cérémonies destinées à honorer les dieux. C’est par les mêmes causes que l’oracle de Délos, le temple de Jupiter-Ammon, et d’autres non moins célèbres étaient admirés de l’univers et entretenaient sa dévotion. Mais quand ces oracles commencèrent à parler au gré des puissants, et que le peuple eut reconnu la fraude ; alors les hommes devinrent moins crédules, et se montrèrent disposés à se soulever contre le bon ordre.

Que les chefs d’une république ou d’une monarchie maintiennent donc les fondements de la religion nationale. En suivant cette conduite, il leur sera facile d’entretenir dans l’État les sentiments religieux, l’union et les bonnes mœurs. Ils doivent en outre favoriser et accroître tout ce qui pourrait propager ces sentiments, fût-il même question de ce qu’ils regarderaient comme une erreur. Plus à cet égard leurs lumières sont étendues, plus ils sont instruits dans la science de la nature, plus ils doivent en agir ainsi.

C’est d’une telle conduite tenue par des sages et des hommes éclairés, qu’est née la croyance aux miracles qui a obtenu du crédit dans toutes les religions, même fausses. Les sages mêmes les propageaient, de quelque source qu’ils dérivassent, et leur autorité devenait une preuve suffisante pour le reste des citoyens. Rome eut beaucoup de ces miracles, entre lesquels je citerai le suivant. Les soldats romains saccageaient la ville de Véïes ; quelques-uns d’entre eux entrèrent dans le temple de Junon, et s’étant approchés de sa statue, ils lui demandèrent si elle voulait venir à Rome, vis ventre Romam ? Les uns crurent qu’elle faisait signe d’y consentir ; d’autres, qu’elle avait répondu : Oui. Ces soldats, pleins de religion, ainsi que Tite-Live le démontre en faisant observer qu’ils entrèrent dans le temple sans désordre et pénétrés de respect et de dévotion, crurent aisément que la déesse faisait à leur demande la réponse qu’ils avaient probablement présumée ; et Camille, ainsi que les autres chefs du gouvernement, ne manquèrent pas de favoriser et de propager encore cette croyance.

Certes, si la religion avait pu se maintenir dans la république chrétienne telle que son divin fondateur l’avait établie, les États qui la professent auraient été bien plus heureux qu’ils ne le sont maintenant. Mais combien elle est déchue ! et la preuve la plus frappante de sa décadence, c’est de voir que les peuples les plus voisins de l’Église romaine, cette capitale de notre religion, sont précisément les moins religieux. Si l’on examinait l’esprit primitif de ses institutions, et que l’on observât combien la pratique s’en éloigne, on jugerait sans peine que nous touchons au moment de la ruine ou du châtiment.

Et comme quelques personnes prétendent que le bonheur de l’Italie dépend de l’Église de Rome, j’alléguerai contre cette Église plusieurs raisons qui s’offrent à mon esprit, et parmi lesquelles il en est deux surtout extrêmement graves, auxquelles, selon moi, il n’y a pas d’objection. D’abord, les exemples coupables de la cour de Rome ont éteint, dans cette contrée, toute dévotion et toute religion, ce qui entraîne à sa suite une foule d’inconvénients et de désordres ; et comme partout où règne la religion on doit croire à l’existence du bien, de même où elle a disparu, on doit supposer la présence du mal. C’est donc à l’Église et aux prêtres que nous autres Italiens, nous avons cette première obligation d’être sans religion et sans mœurs ; mais nous leur en avons une bien plus grande encore, qui est la source de notre ruine : c’est que l’Église a toujours entretenu et entretient incessamment la division dans cette malheureuse contrée. Et, en effet, il n’existe d’union et de bonheur que pour les États soumis à un gouvernement unique ou à un seul prince, comme la France et l’Espagne en présentent l’exemple.

La cause pour laquelle l’Italie ne se trouve pas dans la même situation, et n’est pas soumise à un gouvernement unique, soit monarchique, soit républicain, c’est l’Église seule, qui, ayant possédé et goûté le pouvoir temporel, n’a eu cependant ni assez de puissance, ni assez de courage pour s’emparer du reste de l’Italie, et s’en rendre souveraine. Mais d’un autre côté elle n’a jamais été assez faible pour n’avoir pu, dans la crainte de perdre son autorité temporelle, appeler à son secours quelque prince qui vînt la défendre contre celui qui se serait rendu redoutable au reste de l’Italie ; les temps passés nous en offrent de nombreux exemples. D’abord, avec l’appui de Charlemagne, elle chassa les Lombards, qui étaient déjà maîtres de presque toute l’Italie ; et de nos temps elle a arraché la puissance des mains des Vénitiens avec le secours des Français, qu’elle a repoussés ensuite à l’aide des Suisses.

Ainsi l’Église n’ayant jamais été assez forte pour pouvoir occuper toute l’Italie, et n’ayant pas permis qu’un autre s’en emparât, est cause que cette contrée n’a pu se réunir sous un seul chef et qu’elle est demeurée asservie à plusieurs princes ou seigneurs ; de là ces divisions et cette faiblesse, qui l’ont réduite à devenir la proie non-seulement des barbares puissants, mais du premier qui daigne l’attaquer.

C’est à l’Église que l’Italie a cette obligation, et non à d’autres. Et quiconque voudrait acquérir la preuve de cette vérité par une expérience irrécusable, n’aurait besoin que d’avoir assez de puissance pour contraindre la cour de Rome à aller, avec toute l’autorité qu’elle a en Italie, habiter chez les Suisses, chez ce peuple, le seul de tous ceux existant de nos jours qui ressemble aux anciens, et quant à la religion et quant aux institutions militaires, et il verrait qu’en peu de temps les mœurs corrompues de cette cour enfanteraient dans cette contrée des désordres plus profonds que tous ceux que pourrait produire, en quelque temps que ce soit, l’événement le plus désastreux.


CHAPITRE XIII.


Comment les Romains se servirent de la religion pour organiser le gouvernement de la république, poursuivre leurs entreprises et arrêter les désordres.


Je ne crois pas hors de propos de rapporter ici quelques exemples de la manière dont les Romains se servirent de la religion pour opérer des réformes dans l’État, et pour l’exécution de leurs entreprises : Tite-Live en présente un grand nombre ; je me contenterai des suivants.

Quand aux consuls eurent succédé les tribuns militaires avec un pouvoir consulaire, il arriva une année que le peuple romain les choisit tous parmi les plébéiens, à l’exception d’un seul : cette année-là même une peste et une famine accompagnées de nombreux prodiges exercèrent leurs ravages. Les nobles, lors de la nouvelle élection des tribuns, profitant de cette circonstance, publièrent que les dieux étaient irrités contre Rome, parce qu’elle avait compromis la majesté de l’empire, et que le seul moyen de les apaiser était de choisir désormais les tribuns dans l’ordre où ils devaient être pris. Le peuple, épouvanté et craignant d’offenser la religion, choisit tous les nouveaux tribuns parmi les patriciens.

Le siége de Véïes offre un exemple de la manière dont les généraux d’armée se prévalaient de la religion pour disposer leurs troupes à une entreprise. Le lac d’Albe avait crû cette année d’une manière prodigieuse ; et les Romains, fatigués de la longueur du siége, voulaient retourner à Rome, lorsque l’on fit courir le bruit qu’Apollon et d’autres oracles avaient prédit que la ville de Véïes se rendrait l’année où les eaux du lac d’Albe s’élèveraient au-dessus de leurs bords. Cette espérance de prendre bientôt la ville rendit supportables aux soldats les lenteurs de la guerre et les ennuis du siége. Ils poursuivirent donc leur entreprise avec plaisir, jusqu’au moment où Camille, nommé dictateur, s’empara de Véïes après un siége de dix années. Ainsi l’intervention de la religion, employée avec adresse, fut utile et pour conquérir cette ville et pour obliger à choisir les tribuns dans l’ordre de la noblesse. Sans ce moyen, ces deux événements auraient souffert sans doute de grandes difficultés.

Je ne veux pas laisser échapper un autre exemple.

Des désordres s’étaient élevés dans Rome à l’occasion du tribun Térentillus, qui voulait promulguer une loi dont nous dirons plus bas les motifs. Parmi les moyens que la noblesse employa contre lui, la religion fut un des plus puissants ; et elle s’en servit dans un double but. D’abord on consulta les livres sibyllins, auxquels on fit prédire que la ville était menacée cette année même de perdre sa liberté si l’on se livrait aux discordes civiles. Cette supercherie, quoique découverte par les tribuns, excita une si grande terreur parmi le peuple, qu’elle glaça soudain toute son ardeur à les suivre. L’autre avantage qu’ils en tirèrent est celui-ci. Un certain Appius Erdonius, suivi d’une foule de bannis et d’esclaves, au nombre de plus de quatre mille, s’était emparé de nuit du Capitole, en sorte que l’on pouvait craindre que si les Èques ou les Volsques, éternels ennemis du nom romain, étaient venus attaquer Rome, ils l’auraient emportée d’assaut ; et cependant les tribuns ne cessaient d’insister avec opiniâtreté sur la nécessité de promulguer la loi Térentilla, disant que ce danger dont on menaçait la ville n’avait pas le moindre fondement. Un certain Publius Rubétius, homme grave et considéré, sortit alors du sénat, et dans un discours moitié flatteur, moitié menaçant, il exposa les dangers qui environnaient la ville, montra au peuple combien sa demande était hors de saison et parvint à lui faire jurer de ne point s’écarter des ordres du consul. La multitude obéit, et l’on reprit par force le Capitole. Le consul Publius Valérius ayant été tué au milieu de l’attaque, Titus Quintius fut sur-le-champ nommé à sa place. Ce dernier ne voulut pas laisser respirer le peuple ni lui donner le temps de penser à la loi Térentilla : il lui ordonna donc de sortir de Rome et de marcher contre les Volsques, disant que le serment qu’ils avaient prononcé, de ne point abandonner le consul, les forçait à le suivre. Les tribuns s’y opposaient en disant que ce serment avait été fait au consul expiré et non point à lui. Néanmoins, Tite-Live fait connaître comment le peuple, dans la crainte de violer la religion du serment, aima mieux obéir au consul que d’écouter ses tribuns, et il ajoute ces paroles en faveur de l’antique religion : Nondum hæc, quæ nunc tenet sæculum, negligentia deum venerat, nec interpretando sibi quisque jusjurandum et leges aptas faciebat. Les tribuns, craignant alors de perdre leur crédit, s’accordèrent avec le consul, consentirent à lui obéir et s’engagèrent à laisser une année s’écouler sans parler de la loi Térentilla, à condition que pendant cette même année les consuls ne pourraient conduire le peuple à la guerre. Et c’est ainsi que la religion offrit au sénat les moyens de vaincre une difficulté qu’il n’eût jamais surmontée sans un tel secours.



CHAPITRE XIV.


Les Romains interrogeaient les auspices suivant la nécessité, et mettaient la plus grande prudence à paraitre observer la religion, même quand ils étaient contraints de la violer, et punissaient ceux qui témoignaient témérairement du mépris pour elle.


Ainsi que je l’ai dit plus haut, non-seulement les augures étaient en grande partie le fondement de la religion des gentils, mais ils furent une des sources de la grandeur de la république romaine. Aussi c’était de toutes les institutions religieuses celle à laquelle les Romains attachaient le plus d’importance. L’ouverture des comices, les commencements de toutes les entreprises, l’entrée des armées en campagne, le moment de livrer bataille, enfin toute affaire importante, soit civile, soit militaire, rien ne se faisait sans prendre les auspices, et jamais on n’eût entrepris une expédition sans persuader aux soldats que les dieux leur promettaient la victoire.

Parmi les augures, il y avait les gardiens des poulets sacrés, qui suivaient toujours les armées. Lorsqu’on se disposait à livrer bataille à l’ennemi, ces gardiens prenaient les auspices. Ils étaient bons si les poulets mangeaient avec avidité, et alors on combattait avec confiance ; si au contraire ils refusaient la nourriture, on s’abstenait d’en venir aux mains. Néanmoins, quand la raison faisait sentir la nécessité d’une entreprise, quoique les auspices fussent contraires, on ne laissait pas de l’exécuter ; mais on avait soin de s’y prendre de manière à ne pas être accusé de mépris pour la religion.

C’est ainsi que se conduisit le consul Papirius lors d’une bataille très-importante contre les Samnites, qui acheva d’affaiblir et d’abattre ce peuple redoutable. Papirius était campé en face des Samnites ; la victoire lui paraissait certaine s’il pouvait leur livrer bataille ; impatient de profiter d’une circonstance aussi favorable, il ordonna aux gardiens des poulets sacrés de prendre les auspices ; mais les poulets refusèrent de manger. Le chef des gardiens, voyant l’ardeur des troupes pour le combat, et la conviction où étaient le général et l’armée de vaincre, ne voulut pas faire perdre l’occasion d’un aussi grand succès ; il fit dire au consul que les auspices étaient favorables. Mais tandis que Papirius rangeait son armée en ordre, quelques-uns des gardiens dirent à plusieurs soldats que les poulets n’avaient pas mangé. Ceux-ci le redirent à Spurius Papirius, neveu du consul, qui alla en instruire son oncle. Papirius lui répondit sur-le-champ qu’il eut à bien faire son devoir, que quant à lui et à l’armée les auspices étaient parfaitement en règle, et que si le chef des gardiens en avait imposé, c’était sur lui seul que devait retomber la faute. Et pour que l’effet répondît aux promesses, il donna ordre à ses lieutenants de mettre les gardiens des poulets sacrés au premier rang de l’armée. Il arriva qu’en s’avançant contre l’ennemi, un javelot lancé par un soldat romain atteignit par hasard le chef des augures et le tua. Le consul, en apprenant cet accident, s’écria que tout allait bien, et que les dieux étaient favorables, puisque l’armée s’était lavée de son erreur par la mort de l’imposteur, et avait éteint dans son sang la colère que les dieux pouvaient avoir contre elle. C’est ainsi que, conciliant avec prudence ses projets et les oracles, il engagea le combat sans que l’armée pût soupçonner qu’il eût négligé en rien les ordres sacrés de la religion.

Lors de la première guerre punique, Appius Pulcher se conduisit en Sicile d’une manière tout opposée. Il voulait livrer bataille aux Carthaginois. Il fit consulter les poulets sacrés ; on lui répondit qu’ils refusaient de manger : « Voyons s’ils voudront boire, » dit-il ; et il les fit jeter à la mer. On se battit, et il fut vaincu. Sa conduite fut condamnée à Rome, tandis qu’on loua Papirius. Cette différence de traitement vint bien moins de ce qu’un l’un avait été vaincu, et l’autre vainqueur, que de ce que le premier avait usé avec prudence des oracles, tandis que le dernier les avait témérairement méprisés. Or cet usage de consulter les auspices n’avait d’autre but que d’exciter les soldats à marcher au combat avec assurance, parce que la confiance enfante presque toujours la victoire. Cette pratique n’était pas suivie seulement par les Romains, mais par les étrangers. J’en citerai un exemple dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XV.


Comment les Samnites eurent recours à la religion comme à un dernier remède dans leurs maux.


Les Samnites, après avoir été vaincus plusieurs fois par les Romains, venaient d’être totalement défaits en Toscane ; leurs soldats, leurs capitaines, tout avait péri ; leurs alliés, tels que les Toscans, les Gaulois, les Umbriens avaient partagé leur désastre. Nec suis nec externis viribus jam stare poterant, tamen bello non abstinebant ; adeo ne infeliciter quidem defensœ libertatis tœdebat, et vinci quam non tentare victoriam malebant. Ils résolurent de faire une dernière tentative. Mais comme ils savaient que le succès dépend en grande partie de l’opiniâtreté des soldats, et que, pour l’entretenir, le plus sûr moyen est de faire intervenir la religion, ils imaginèrent de renouveler un ancien sacrifice, en se servant à cet effet d’Ovius Paccius, grand prêtre, et ils en réglèrent les cérémonies de la manière suivante. Après un sacrifice solennel, on fit approcher tous les chefs de l’armée entre les corps des victimes égorgées et les autels allumés ; on leur fit jurer de ne point abandonner un instant le combat ; on appela ensuite tous les soldats les uns après les autres ; puis, au milieu de ces autels et d’une foule de centurions qui tenaient l’épée nue à la main, on leur fit d’abord prêter serment de ne rien répéter de ce qu’ils verraient ou entendraient, après quoi on exigea d’eux de promettre devant les dieux avec des imprécations horribles et les formules de serment les plus épouvantables, de se précipiter partout où leurs chefs le leur commanderaient, de ne quitter le combat sous aucun prétexte, et de massacrer tous ceux qu’ils verraient fuir ; appelant la vengeance du ciel sur leur famille et leurs descendants s’ils trahissaient leur parole. Quelques-uns d’entre eux, effrayés, refusèrent de jurer : soudain leurs centurions leur donnèrent la mort ; de manière que ceux qui survinrent, épouvantés par l’horreur de ce spectacle, jurèrent unanimement. Et pour donner plus de pompe à cette assemblée, où plus de quarante mille hommes étaient réunis, ils en habillèrent la moitié de blanc, avec des aigrettes et des panaches sur leur casque, et ainsi disposés, ils allèrent camper près d’Aquilonia. Papirius vint à leur rencontre, et, pour animer ses soldats, il leur dit : Non enim cristas vulnera facere et picta atque aurata scuta transire romanum pilum. Et, afin d’affaiblir la crainte que son armée aurait pu concevoir du serment de leurs ennemis, il dit qu’il contribuerait plutôt à répandre l’épouvante parmi eux qu’à enflammer leur courage, parce qu’ils auraient à redouter tout à la fois leurs concitoyens, les dieux et leurs ennemis. On en vint alors au combat, et les Samnites furent vaincus, car le courage des Romains et la terreur qu’inspiraient les défaites passées, éteignirent toute l’ardeur dont auraient pu les enflammer le pouvoir de la religion et la sainteté du serment. On voit néanmoins, par cette conduite des Samnites, qu’ils ne crurent point avoir une autre ressource, ni pouvoir tenter un autre remède pour réveiller leur courage abattu par les revers ; ce qui prouve toujours d’une manière évidente quelle confiance peut inspirer un bon emploi de la religion.

Quoique ce fait puisse être regardé comme étranger à l’histoire romaine, néanmoins, comme il tient à l’une des institutions les plus importantes de cette république, j’ai cru devoir le rapporter en ce lieu, pour ne pas diviser mon sujet et n’avoir plus à y revenir.


CHAPITRE XVI.


Un peuple accoutumé à vivre sous un prince, et qui devient libre par accident, ne maintient qu’avec peine la liberté qu’il a conquise.


Une foule d’exemples démontrent à ceux qui consultent les souvenirs de l’antiquité combien il est difficile à un peuple, accoutumé à vivre sous les lois d’un prince, de conserver sa liberté, lorsque quelque accident heureux la lui a rendue, comme à Rome, après l’expulsion des Tarquins. Cette difficulté est fondée sur la raison même. Un tel peuple ressemble à un animal abruti, qui, bien que d’une nature féroce et né dans les forêts, aurait été toujours nourri dans une prison et dans l’esclavage, et qui, venant par hasard à recouvrer sa liberté et à être jeté au milieu des campagnes, ne saurait trouver ni la pâture, ni l’abri d’une caverne, et deviendrait bientôt la proie du premier qui voudrait l’enchaîner de nouveau. C’est ce qui arrive à un peuple accoutumé à vivre sous les lois d’autrui ; ne sachant ni pourvoir à sa défense, ni préserver la chose publique des atteintes de ses ennemis, et ne connaissant pas plus les princes qu’il n’est connu d’eux, ce peuple retombe en peu de temps sous un joug souvent plus intolérable que celui dont il vient de se délivrer.

C’est le danger que court une nation dont la masse n’est pas entièrement corrompue ; car chez celle où le poison a gagné toutes les parties du corps social, la liberté, loin de pouvoir vivre quelques instants, ne peut pas même naître, comme je le prouverai ci-après. Aussi, je ne veux parler que des nations dont la corruption n’est point invétérée, et chez lesquelles le bon l’emporte sur le mauvais.

À cette difficulté que je viens de signaler, il faut en joindre une autre ; c’est qu’un État qui recouvre sa liberté se fait des ennemis qui sont gens de parti, tandis que ses amis ne le sont point. Il trouve pour ennemis tous ceux qui, à l’ombre du gouvernement tyrannique, se prévalaient de sa puissance pour se nourrir de la substance du prince, et qui, déchus des moyens d’en profiter, ne peuvent vivre tranquilles, et déploient tous leurs efforts pour ressaisir la tyrannie afin de la faire servir à recouvrer leur autorité. Les amis qu’il acquiert ne sont point gens de parti ; car sous un gouvernement libre on n’accorde des récompenses ou des honneurs que pour des actions bonnes et déterminées, hors desquelles personne n’a droit à être récompensé ou honoré ; et quand quelqu’un possède les honneurs ou les avantages qu’il croit avoir mérités, il ne pense point devoir de reconnaissance à ceux de qui il les a obtenus. D’un autre côté, cette utilité générale, qui appartient à une manière d’exister égale pour tous, ne se fait point sentir tant qu’on la possède ; elle consiste à pouvoir jouir librement et sans crainte de son bien, à ne trembler ni pour l’honneur de sa femme, ni pour celui de ses enfants, et à ne rien craindre pour soi : or personne n’avouera jamais qu’il ait des obligations à celui qui ne l’offense pas.

Ainsi, tout gouvernement libre et qui s’élève nouvellement a des gens de parti pour ennemis, tandis que ses amis ne le sont point. Pour remédier aux inconvénients et aux désordres que ces difficultés entraînent à leur suite, il n’y a pas de remède plus puissant, plus fort, plus sain, ni plus nécessaire, que de tuer les fils de Brutus, qui, ainsi que nous l’enseigne l’histoire, ne furent entraînés avec d’autres jeunes Romains à conspirer contre la patrie, que parce qu’ils ne pouvaient plus se prévaloir, sous les consuls comme sous les rois, d’un pouvoir illégitime. De manière que la liberté du peuple était pour eux comme une servitude.

Celui qui veut gouverner la multitude, sous une forme républicaine ou sous une forme monarchique, doit s’assurer de ceux qui se montrent ennemis du nouvel ordre de choses, s’il ne veut établir un gouvernement d’une existence éphémère. Il est vrai que je regarde comme réellement malheureux les princes qui, ayant la multitude pour ennemie, sont obligés, pour affermir leur puissance, d’employer des moyens extraordinaires. En effet, celui qui n’a d’ennemis que le petit nombre peut s’en assurer sans beaucoup de peine et sans éclat ; tandis que celui qui est l’objet de la haine générale n’est jamais sûr de rien ; et plus il se montre cruel, plus il affaiblit sa propre puissance. La voie la plus certaine est donc de chercher à gagner l’affection du peuple.

Ce que je viens de dire a peu de rapport, je le sais, avec le titre de ce chapitre, puisque je parle ici d’un prince et là d’une république ; néanmoins, pour ne plus revenir sur le même sujet, je veux en dire encore quelques mots.

Ainsi donc, un prince qui voudrait s’attacher un peuple qui serait son ennemi, — et je parle ici des princes qui se sont emparés du pouvoir dans leur patrie, — devrait examiner d’abord ce que le peuple désire. Il trouvera toujours qu’il veut surtout deux choses : la première est de se venger de ceux qui ont appesanti sur lui les chaînes de l’esclavage ; la dernière de recouvrer sa liberté.

Le prince peut remplir entièrement le premier de ces vœux, et satisfaire en partie au dernier. Quant au premier, je citerai l’exemple suivant.

Cléarque, tyran d’Héraclée, avait été chassé : pendant son exil, il s’éleva des dissensions entre le peuple et les grands. Ces derniers, se voyant les plus faibles, résolurent de favoriser Cléarque ; et, après s’être concertés avec lui, ils le ramenèrent dans Héraclée, malgré l’opposition du parti populaire, auquel ils ravirent la liberté. Dans cette situation, Cléarque, placé entre l’orgueil des grands, qu’il ne pouvait contenir ni réprimer, et la fureur du peuple profondément irrité de la perte de sa liberté, résolut tout à la fois de se délivrer de la gêne des grands et de gagner le peuple. Ayant saisi une occasion favorable, il tailla en pièces tous les nobles. A la grande joie de la multitude, dont il satisfaisait ainsi l’un des désirs les plus ardents, celui de se venger.

Le prince, ne pouvant contenter qu’en partie le désir qu’ont les peuples de recouvrer leur liberté, doit examiner les causes qui leur font désirer d’être libres : il verra que le plus petit nombre ne désire la liberté que pour commander, mais que le nombre infini des autres citoyens l’implore pour vivre avec sécurité. A l’égard des premiers, comme dans toutes les républiques, de quelque manière qu’elles soient organisées, quarante ou cinquante citoyens au plus peuvent parvenir au pouvoir, et que c’est un bien petit nombre, il est facile de s’en assurer, soit en les faisant disparaître, soit en leur accordant assez d’honneurs pour qu’ils puissent être satisfaits, jusqu’à un certain point, de leur situation présente. Quant à ceux qui ne veulent que vivre avec sécurité, il n’est pas difficile non plus de les contenter ; il suffit d’établir des lois et des institutions où la puissance du prince se trouve conciliée avec la sûreté de tous. Si un prince suit cette route, et que le peuple soit convaincu que lui-même ne cherche dans aucune circonstance à violer les lois, il commencera en peu de temps à vivre heureux et tranquille. On en voit un exemple frappant dans le royaume de France, dont la tranquillité ne repose que sur l’obligation où sont ses rois de se soumettre à une infinité de lois qui n’ont pour but que la sécurité des sujets. Dans ce royaume, les législateurs ont voulu que ses rois pussent disposer à leur gré des armées et des revenus, mais qu’en toute autre chose ils fussent obligés de se conformer aux lois.

En conséquence, le prince ou la république qui, dès le principe, n’a pas bien affermi son pouvoir, doit, ainsi que les Romains, saisir la première occasion favorable pour le faire. Quiconque laisse échapper cette occasion en éprouve bientôt un repentir tardif. Le peuple romain n’était point encore corrompu lorsqu’il recouvra sa liberté : il put la consolider, après la mort des fils de Brutus et la destruction des Tarquins, par tous les moyens et toutes les institutions que nous avons développés. Mais si ce peuple avait été corrompu, ni dans Rome, ni ailleurs, on n’eût trouvé de remèdes assez puissants pour la maintenir, ainsi que nous le démontrerons dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XVII.


Un peuple corrompu qui recouvre sa liberté ne peut que très-difficilement se maintenir libre.


Il fallait nécessairement, à mon avis, ou que Rome cessât d’avoir des rois, ou qu’elle tombât en peu de temps dans une telle faiblesse, qu’elle serait devenue un État sans aucune importance : en considérant à quel degré de corruption ses rois étaient parvenus, si deux ou trois règnes nouveaux s’étaient succédé, et si cette corruption était passée du chef dans les membres, ces membres, une fois atteints du poison, il eût été impossible d’y porter remède. Mais la tête ayant été tranchée lorsque le tronc était encore intact, on put facilement asseoir l’ordre et la liberté.

Il est incontestable qu’une cité corrompue qui vit sous le pouvoir d’un prince ne recouvrera jamais sa liberté, quand même ce prince et sa race viendraient à être détruits ; il est même nécessaire à cette cité qu’un prince chasse l’autre, et qu’elle passe ainsi de maître en maître, jusqu’à ce qu’il s’en trouve un plus vertueux et plus éclairé qui la rende libre. Et ce bienfait encore ne s’étendra pas au delà de la vie de ce prince. Dion et Timoléon, à Syracuse, en sont un exemple frappant. Aux diverses époques où ils vécurent, leur vertu fit fleurir la liberté : mais le lendemain même de leur mort la ville retomba sous la tyrannie.

L’exemple que Rome présente est plus convaincant encore. Après l’expulsion des Tarquins, elle put conquérir soudain et conserver sa liberté. Mais après la mort de César, de Caligula, de Néron, après l’extinction de tous les Césars, il lui fut impossible, je ne dis pas de la conserver, mais d’en ranimer seulement la moindre étincelle. Des résultats si opposés dans des événements semblables, et qui se sont passés dans la même cité, viennent uniquement de ce que le peuple romain, sous le règne des Tarquins, n’était point encore corrompu, tandis que, dans les derniers temps, une profonde corruption infectait tout l’empire. A la première époque, pour affermir l’État et inspirer la haine des rois, il suffit de faire jurer que Rome ne souffrirait jamais de voir personne régner dans ses murs ; tandis qu’à la dernière, l’exemple et le stoïcisme d’un Brutus, appuyé de toutes les légions de l’Orient, ne purent décider les Romains à conserver la liberté, qu’à l’exemple du premier Brutus il venait de leur rendre. Cette corruption avait été introduite dans le corps de l’État par le parti de Marius, et César, devenu chef suprême, sut tellement aveugler la multitude, qu’elle n’aperçut point le joug qu’elle-même s’imposait.

Quoique l’exemple de Rome soit plus décisif qu’aucun autre, je veux néanmoins, à ce propos, citer à mes lecteurs quelques peuples connus de notre temps : j’ose donc avancer que quelque catastrophe, quelque sanglante révolution qui arrive, jamais Milan ou Naples ne sauront être libres ; la corruption a trop gagné tous les membres de l’État. On en a vu la preuve après la mort de Philippe Visconti, lorsque Milan, voulant recouvrer sa liberté. ne put ni ne sut la maintenir.

Ce fut un grand bonheur pour Rome, que ses rois eussent dégénéré si promptement qu’on pût les chasser avant que leur corruption eût pénétré les entrailles de l’État ; et cette corruption fut cause que les nombreux désordres qui survinrent dans Rome, loin d’avoir des résultats funestes, lui furent au contraire avantageux, parce que les intentions des citoyens étaient bonnes.

On peut donc conclure que partout où la masse du peuple est saine, les désordres et les tumultes ne sauraient être nuisibles ; mais, lorsqu’elle est corrompue, les lois même les mieux ordonnées sont impuissantes, à moins que, maniées habilement par un de ces hommes vigoureux dont l’autorité sait les faire respecter, elles ne tranchent le mal jusque dans sa racine.

Je ne sais si ce prodige s’est jamais offert, ou s’il est même possible qu’il arrive. S’il se faisait qu’une ville, entraînée vers sa ruine par la corruption de ses habitants, vînt à se relever de sa chute, ce n’est qu’à la vertu d’un homme existant à cette époque qu’on pourrait attribuer un tel bienfait, et non à la volonté générale du peuple de voir régner de bonnes institutions ; et à peine la mort aurait-elle frappé ce réformateur, que la foule reviendrait à ses anciennes habitudes. C’est ce qu’on vit à Thèbes. Tant qu’Épaminondas vécut, la vertu de ce grand homme lui conserva l’empire de la Grèce et une forme de gouvernement ; mais à peine fut-il mort, qu’elle retomba soudain dans ses premiers désordres. En effet, il n’est point d’homme dont la vie soit assez longue pour suffire à la réforme d’un gouvernement longtemps mal organisé ; et si cette réforme n’est pas l’ouvrage d’un prince dont la vie se prolonge au delà du terme ordinaire, ou de deux règnes également vertueux ; si cette hérédité de bons princes vient à manquer, il faut nécessairement que l’État soit promptement entraîne dans un abîme dont il ne pourrait sortir qu’à force de dangers et de sang répandu. En effet, la corruption et l’inaptitude à vivre libre proviennent de l’inégalité qui s’est introduite dans l’État ; et, pour détruire cette inégalité et y ramener tout au même niveau, il faut avoir recours à ces remèdes tout à fait extraordinaires que peu d’hommes savent ou veulent employer. C’est ce que nous dirons plus spécialement ailleurs.



CHAPITRE XVIII.


De quelle manière on peut maintenir dans une cité corrompue le gouvernement libre, lorsqu’elle en jouit déjà, ou l’y établir lorsqu’il n’existe point.


Je ne crois pas qu’il soit hors de propos, ni étranger à ce que j’ai avancé dans le chapitre précédent, d’examiner si l’on peut maintenir un gouvernement libre dans une cité corrompue où il existe déjà, ou si l’on peut l’y établir lorsqu’il n’y est point encore. L’une et l’autre entreprise présentent d’égales difficultés ; et quoiqu’il soit presque impossible de donner sur ce point des règles fixes, attendu la nécessité de procéder selon les différents degrés de corruption, néanmoins, comme il est bon de tout examiner, je ne veux pas laisser ce sujet en arrière.

Je supposerai d’abord une cité parvenue au dernier terme de la corruption, ce qui présente la question dans toute sa difficulté ; car là où le déréglement est universel, il n’y a ni lois, ni institutions assez puissantes pour le réprimer. En effet, si les bonnes mœurs ne peuvent se conserver sans l’appui des bonnes lois, de même l’observation des lois exige de bonnes mœurs.

De plus, les institutions et les lois établies à l’origine d’une république, et lorsque les citoyens étaient vertueux, deviennent insuffisantes lorsqu’ils commencent à se corrompre. Et si les événements déterminent des changements dans les lois, comme le plus souvent les institutions ne varient pas, les lois nouvelles restent sans effet, parce que les institutions primitives qui demeurent debout les corrompent bientôt.

Pour mieux me faire entendre, je dirai qu’il y avait à Rome des institutions qui réglaient le gouvernement, ou plutôt l’État, et ensuite des lois qui, à l’aide des magistrats, refrénaient les désordres des citoyens.

Les institutions comprenaient l’autorité du peuple, du sénat, des tribuns, des consuls, la manière d’élire les magistrats, et la formation des lois. Les événements apportèrent peu de changements dans les institutions.

Il n’en fut pas de même des lois qui réprimaient les citoyens, telles que les lois sur les adultères, sur le luxe, sur la brigue, et toutes celles qu’exigea l’altération successive des mœurs. Mais comme on conservait des institutions qui n’étaient plus bonnes au milieu de la corruption générale, les lois nouvelles ne suffisaient plus pour maintenir les hommes dans la vertu. Pour les rendre complétement utiles, il aurait fallu qu’en même temps les institutions anciennes eussent également été changées.

Et qu’il soit évident que les mêmes institutions ne conviennent plus à une cité corrompue, c’est ce que prouvent deux points capitaux : la création des magistrats et la formation des lois.

Le peuple romain ne donnait le consulat et les autres principales magistratures de la république qu’à ceux qui les demandaient. Cette institution était excellente dans son principe, parce qu’il n’y avait que les citoyens qui s’en croyaient dignes qui les sollicitassent, et que c’était une honte d’être rejeté ; de sorte que, pour les mériter, chaque citoyen s’efforçait de bien faire. Mais cette méthode, lorsque la cité vit ses mœurs se dégrader, devint extrêmement pernicieuse ; les magistratures furent briguées non par les plus vertueux, mais par les plus puissants ; et les citoyens sans crédit, quoique doués de toutes les vertus, n’osèrent les demander, dans la crainte d’être refusés. Ce vice ne se manifesta pas tout d’un coup ; on n’y tomba que par degrés, ainsi qu’il en arrive de tous les inconvénients. Les Romains ayant dompté l’Afrique et l’Asie, enchaîné à leurs lois une partie de la Grèce, et se croyant désormais assurés de leur liberté, ne redoutaient plus aucun ennemi. Cette sécurité et l’impuissance de leurs rivaux furent cause que les citoyens, dans l’élection des consuls, ne s’arrêtèrent plus à la vaillance, mais à la faveur, élevant à cette haute magistrature ceux qui savaient le mieux captiver les suffrages du peuple, et non ceux qui savaient le mieux vaincre les ennemis. Plus tard, on descendit encore de ceux qui avaient un plus grand crédit à ceux qui avaient le plus d’autorité ; de sorte que, par ce vice des institutions, les hommes de bien se trouvèrent exclus de toutes les dignités.

Un tribun, ou tout autre citoyen, pouvait proposer au peuple une loi, et chacun avait le droit de l’appuyer ou de la combattre, avant qu’on la mît en délibération. Cette mesure était bonne lorsque les citoyens étaient vertueux, parce qu’on doit regarder comme un bien que chacun puisse proposer tout ce qu’il regarde comme utile au bien public, et qu’il est bon également qu’il soit permis de dire librement son avis sur ce que l’on propose, afin que le peuple, éclairé par cette discussion, puisse adopter le parti qu’il regarde comme le meilleur. Mais les citoyens s’étant corrompus, cette institution devint sujette à de nombreux inconvénients : ce n’étaient plus que les hommes puissants qui proposaient les lois, non dans l’intérêt de la liberté, mais dans celui de leur pouvoir ; et personne n’osait parler contre leurs projets, parce qu’on était retenu par la crainte qu’ils inspiraient ; de manière que le peuple, ou trompé, ou contraint, se voyait obligé de décréter lui-même sa propre ruine.

Pour que Rome, au milieu de sa corruption, eût pu maintenir sa liberté, il eût fallu qu’aux diverses époques de son existence, en portant de nouvelles lois, elle eût en même temps établi de nouvelles institutions. Car, pour un peuple corrompu, il faut d’autres d’institutions que pour celui qui ne l’est pas, et la même forme ne peut convenir à des matières entièrement différentes.

Le changement des institutions peut s’opérer de deux manières, ou en les réformant toutes à la fois, lorsqu’il est reconnu qu’elles ne valent plus rien, ou peu à peu et à mesure qu’on en pénètre les inconvénients. Or l’une et l’autre manière présentent des difficultés presque insurmontables.

La réforme partielle et successive doit être provoquée par un homme éclairé qui sache voir de fort loin les inconvénients et aussitôt qu’ils apparaissent. Il est possible que de pareils hommes ne se produisent jamais dans une cité, et s’il s’en élevait un, il ne pourrait jamais convaincre ses concitoyens des vices que sa prévoyance lui découvre ; car les hommes habitués à une manière de vivre n’en veulent point changer, surtout lorsqu’ils ne voient pas le mal en face et qu’on ne peut le leur montrer que par des conjectures.

Quant à la réforme totale et simultanée de la constitution, lorsque chacun est convaincu qu’elle est défectueuse, je crois qu’il est difficile de remédier à ce défaut, même quand il frappe tous les yeux ; car, dans cette circonstance, les moyens ordinaires sont insuffisants : il devient indispensable de sortir de la voie commune, comme, par exemple, de recourir à la violence et aux armes, et le réformateur doit se rendre, avant toute chose, maître absolu de l’État, afin de pouvoir en disposer à son gré. Comme, d’un côté, pour réformer un État dans sa vie politique et civile, un homme de bien est nécessaire ; que, de l’autre, l’usurpation violente du pouvoir dans une république suppose un homme ambitieux et corrompu, il arrivera bien rarement ou qu’un citoyen vertueux veuille envahir la puissance par des moyens illégitimes, même dans les meilleures intentions, ou qu’un méchant, devenu prince, veuille opérer le bien, et qu’il lui vienne à l’esprit de faire un bon usage du pouvoir qu’il aurait mal acquis.

De tout ce que je viens d’exposer, naît la difficulté ou l’impossibilité de maintenir le gouvernement républicain dans une ville corrompue, ou de l’y établir. Dans l’un ou l’autre cas, il vaudrait encore mieux pencher vers la monarchie que vers l’état populaire, afin que ces hommes dont les lois seules ne peuvent réprimer l’insolence fussent au moins subjugués par une autorité pour ainsi dire royale. Vouloir les régénérer par un autre moyen, serait une entreprise atroce ou tout à fait impossible, ainsi que je l’ai déjà dit en parlant de Cléomène. Et si ce prince, pour réunir en ses mains toute l’autorité, massacra les éphores ; si Romulus, poussé par les mêmes motifs, fit mourir son frère et Titus Tatius ; et si tous deux firent ensuite un bon usage de l’autorité qu’ils avaient obtenue de cette manière, il faut remarquer qu’ils avaient affaire à des peuples qui n’étaient point encore souillés de cette corruption dont il est parlé dans ce chapitre. Ils purent donc se livrer sans obstacle à leurs desseins et les couvrir d’un voile favorable.



CHAPITRE XIX.


Un prince faible peut se maintenir après un prince ferme et sage ; mais un royaume ne peut subsister quand deux princes faibles succèdent l’un a l’autre.


Lorsque l’on considère les qualités diverses et la

conduite de Romulus, de Numa et de Tullus, les trois premiers rois de Rome, on ne peut trop admirer son bonheur, qui lui donne d’abord un roi belliqueux et plein de courage, puis un prince pacifique et religieux, et enfin un troisième monarque d’un courage égal à celui de Romulus, et plus épris des dangers de la guerre que des douceurs de la paix. Il fallait que, parmi les premiers rois de Rome, il se rencontrât un législateur qui établit les bases des institutions civiles ; mais il était nécessaire que ses successeurs suivissent de nouveau les traces de Romulus, si l’on ne voulait pas que Rome tombât dans la mollesse, ou devînt la proie de ses voisins.

On peut donc conclure qu’un roi, quoique doué de qualités moins éminentes que son prédécesseur, peut cependant conserver un État par l’effet même des vertus du prince qui gouvernait avant lui, et jouir du fruit de ses travaux. S’il arrive cependant que son existence se prolonge, ou qu’après le trône soit occupé par un prince qui ne rappelle plus les vertus du premier, la ruine de l’État devient inévitable. Par une conséquence contraire, si deux princes doués de grandes qualités se succèdent immédiatement, ils exécutent les entreprises les plus glorieuses, et acquièrent une renommée qui s’élève jusqu’au ciel.

David fut sans doute un prince éclairé et illustre dans la guerre ; sa sagesse et son courage l’élevèrent si haut, qu’après avoir vaincu et terrassé tous ses voisins, il laissa à Salomon son fils un royaume tranquille, dans lequel celui-ci put cultiver les arts de la paix et de la guerre, et jouir sans trouble de toutes les vertus de son père. Mais Salomon ne put léguer le même héritage à Roboam son fils, qui, ne possédant aucune des grandes qualités de son aïeul, ni le bonheur de son père, ne parvint à conserver qu’avec peine la sixième partie de son royaume.

Bajazet, sultan des Turcs, quoiqu’il préférât la paix à la guerre, put profiter des fatigues de Mahomet son père, qui, ayant, comme David, abattu tous ses voisins, lui laissa un trône affermi, qu’il était facile de conserver au milieu des délices de la paix. Si son fils Soliman eût ressemblé à son père, et non à son aïeul, cet empire se fût écroulé. Mais ce prince semble aujourd’hui vouloir surpasser la gloire même de son aïeul.

Je dirai donc, en m’appuyant sur ces exemples, qu’après un prince d’un grand caractère, un prince faible peut régner encore ; mais après un règne sans vigueur, un autre règne semblable ne peut subsister longtemps, à moins que de tels États, comme le royaume de France, ne soient soutenus par leurs anciennes institutions. Et j’appelle princes faibles ceux qui négligent les arts de la guerre.

Je conclus que le génie guerrier de Romulus conserva une assez longue influence pour permettre à Numa Pompilius de plier, pendant un grand nombre d’années, le peuple romain aux arts de la paix. Après lui régna Tullus, dont le caractère belliqueux rappela le souvenir de Romulus. Son successeur Ancus fut si heureusement traité par la nature, qu’il excellait également et dans la paix et dans la guerre. Il essaya d’abord de rester en paix avec ses voisins ; mais, ayant bientôt connu qu’ils le regardaient comme un prince efféminé, et paraissaient mépriser sa faiblesse, il vit que, s’il voulait maintenir Rome, il fallait se livrer à la guerre, et ressembler à Romulus plutôt qu’à Numa.

Que cet exemple éclaire tous les souverains qui occupent un trône. S’ils ressemblent à Numa, ils le conserveront ou le perdront selon les temps ou les caprices de la fortune ; mais, s’ils ressemblent à Romulus, dont la prudence et le courage dirigèrent toujours les armes, ils sont assurés de le conserver malgré tous leurs ennemis, à moins qu’une force opiniâtre et invincible ne parvienne à les en précipiter. Il est évident que si le sort eût donné à Rome, pour son troisième roi, un homme dont les armes n’eussent pas su lui rendre sa considération, elle n’aurait jamais pu, dans la suite, du moins sans les plus grands efforts, prendre pied en Italie, ni exécuter aucune des grandes choses qui l’ont illustrée. Tant qu’elle vécut soumise à la puissance des rois, elle dut craindre de disparaître sous un prince faible ou souillé de tous les vices.



CHAPITRE XX.


Le règne successif de deux princes vertueux présente les plus heureux résultats ; et comme les républiques bien organisées ont nécessairement une succession de citoyens vertueux, leurs succès et leurs conquêtes doivent avoir plus d’extension.


Après que Rome eut expulsé ses rois, elle fut à l’abri des dangers dont elle portait le germe dans son sein si un prince faible ou vicieux eût monté sur le trône. L’autorité suprême passa en effet dans les mains des consuls, qui n’en recevaient le dépôt ni par héritage, ni par supercherie, ni par violence, mais par le libre suffrage des citoyens. C’étaient toujours les hommes les plus vertueux. Rome profita sans cesse de leurs vertus, quelquefois de leur fortune, et il ne lui fallut pas plus de temps pour parvenir aux dernières limites de sa grandeur, que celui pendant lequel elle vécut sous ses rois.

Pour prouver comment la succession de deux princes courageux suffit pour conquérir le monde, il ne faut que montrer Philippe de Macédoine et Alexandre le Grand. Cet avantage doit être d’autant plus le partage d’une république, que le système des élections lui offre le moyen d’avoir non-seulement deux successions, mais une suite de chefs vertueux qui se succèdent à l’infini : héritage propice, qui appartiendra toujours à une république bien organisée.


CHAPITRE XXI.


Combien sont dignes de blâme le prince ou la république qui n’ont point d’armée nationale.


Les princes qui règnent de nos jours, et les modernes républiques qui n’ont point de soldats tirés de leurs propres États pour attaquer ou pour se défendre, devraient rougir, et voir, dans l’exemple que leur offre Tullus, que ce n’est pas au manque d’hommes propres à la guerre que cette erreur doit être imputée, mais que la faute en appartient à eux seuls, qui n’ont pas su faire des soldats de leurs sujets.

Rome, pendant quarante ans, avait joui des douceurs de la paix ; aussi Tullus, en montant sur le trône, ne trouva pas un seul Romain qui eût porté les armes. Néanmoins, quoiqu’il eût l’intention de faire la guerre, il ne voulut se servir ni des Samnites ni des Toscans, ni d’aucun autre peuple accoutumé à combattre ; mais, en prince éclairé, il résolut de ne s’aider que de ses propres sujets, et déploya dans ce projet une telle habileté, qu’en peu de temps il réussit à former d’excellents soldats.

C’est une des vérités les mieux démontrées, que si on manque de soldats là où il existe des hommes, la faute en est uniquement au prince, et que l’on ne doit en accuser ni le sol ni la nature. Nous en avons sous les yeux un exemple récent. Personne n’ignore que, dans ces derniers temps, le roi d’Angleterre ayant attaqué la France, ne tira ses troupes que du sein de son peuple ; et comme son royaume avait joui de plus de trente ans de paix, il ne s’y trouvait ni soldat ni capitaine qui eût porté les armes. Cependant il ne craignit pas d’assaillir avec eux un royaume rempli de chefs habiles et d’armées exercées, qui n’avaient cessé de combattre en Italie. Mais tout cela provint de la sagesse de ce roi et de la bonne administration de son royaume, où, même pendant la paix, on cultivait les exercices de la guerre.

Épaminondas et Pélopidas, après avoir affranchi Thèbes, leur patrie, et l’avoir soustraite au joug que les Spartiates faisaient peser sur elle, virent qu’ils se trouvaient au milieu d’une ville façonnée à l’esclavage, et d’un peuple plongé dans la mollesse. Éclairés par leur propre courage, ils ne doutèrent pas de pouvoir former leurs concitoyens au métier des armes, d’entrer avec eux en campagne pour s’opposer aux progrès des Spartiates, et de parvenir à les vaincre. Les historiens rapportent en effet que ces deux illustres capitaines prouvèrent en peu de temps que ce n’était pas seulement à Lacédémone qu’on trouvait des guerriers, mais dans tous les lieux où il naît des hommes, pourvu qu’il y en ait un qui sache les plier au service militaire, comme on dit que Tullus sut instruire les Romains. Et Virgile ne pouvait mieux exprimer cette opinion, ni montrer qu’il la partageait également, que par ces vers où il dit :


« . . . Desidesque movebit
« Tullus in arma viros. »




CHAPITRE XXII.


Ce qu’il y a de remarquable dans le combat des Horaces et des Curiaces.


Tullus, roi de Rome, et Métius, roi d’Albe, étaient convenus que le peuple dont les trois guerriers désignés seraient vainqueurs donnerait des lois à l’autre. Les trois Curiaces, Albains, furent tués : du côté des Romains, un seul des Horaces resta vivant ; et c’est ainsi que Métius et son peuple demeurèrent sujets des Romains. Horace vainqueur, rentrant à Rome, rencontra une de ses sœurs qui était fiancée à l’un des trois Curiaces tués : elle pleurait la mort de son futur époux ; il la poignarda. On le mit en jugement pour ce crime : après de longs débats il fut absous ; mais il dut son salut bien plus aux prières de son père, qu’à ses propres services.

Il y a trois choses à remarquer ici :

La première, qu’il ne faut jamais hasarder toute sa fortune avec une partie de ses forces ;

La seconde, que dans un État bien gouverné les services rendus ne doivent jamais être la compensation d’un crime ;

La troisième, qu’il faut regarder une résolution comme peu sage, toutes les fois qu’on peut ou qu’on doit douter que les traités soient observés : car l’esclavage est une chose tellement funeste, qu’il était impossible de croire que ces deux rois ou ces deux peuples ne se repentiraient point par la suite d’avoir fait dépendre leur liberté du sort de trois de leurs concitoyens. Métius le fit bien voir quelque temps après. Quoique ce prince, après la victoire des Romains, s’avouât vaincu, et jurât d’obéir à Tullus, néanmoins, lorsqu’à la première expédition contre les Véïens il fut obligé de se joindre à ce dernier, on sait comment il chercha à le tromper, s’apercevant trop tard de l’imprudence du parti qu’il avait embrassé.

Comme je me suis assez étendu sur cette dernière remarque, je parlerai seulement des deux autres dans les chapitres suivants.


CHAPITRE XXIII.


On ne doit pas mettre en danger toute sa fortune sans déployer en même temps toutes ses forces ; et c’est pourquoi il est souvent dangereux de garder les passages.


On doit regarder comme une extrême imprudence d’exposer toute sa fortune sans déployer en même temps toutes ses forces ; ce qui a lieu de plusieurs manières.

L’une est d’agir comme Tullus et Métius, qui firent dépendre toute la fortune de leur patrie, et la valeur de tant de guerriers qui composaient leurs armées, du courage et du bonheur de trois de leurs concitoyens, bien faible portion des forces de chacune d’entre elles. Ils ne s’aperçurent pas que, par cette mesure, toutes les peines que s’étaient données leurs prédécesseurs pour établir l’État, lui assurer une existence libre et prolongée, et créer des citoyens défenseurs de leur propre liberté, s’évanouissaient pour ainsi dire, en remettant à un si petit nombre de mains toutes les chances de la fortune. Il était impossible à ces rois de prendre un parti plus imprudent.

Ce même inconvénient a presque toujours lieu encore, lorsque, pour arrêter la marche de l’ennemi, on se détermine à défendre les endroits difficiles, et à garder les passages. Une telle résolution sera dangereuse chaque fois que l’on ne pourra pas établir commodément toutes ses forces dans les lieux dont la défense est difficile. Si ce dernier parti est possible, il faut le suivre ; mais si le lieu est d’un rude accès, et qu’on ne puisse y tenir toute une armée, ce parti devient dangereux. Ce qui m’a donné cette opinion, c’est l’exemple de tous ceux qui, attaqués par un ennemi puissant, dans un pays entouré de montagnes escarpées et de lieux arides, n’ont jamais essayé de combattre l’ennemi dans les défilés ou sur les montagnes, mais ont été à sa rencontre au delà, ou, lorsqu’ils n’ont pas voulu agir de la sorte, l’ont attendu en deçà dans les lieux ouverts et d’un facile accès. J’en ai déjà dit le motif. En effet, comme on ne peut employer un grand nombre d’hommes à la défense des lieux sauvages, tant à cause de la difficulté des vivres, que de la gêne du terrain, il est impossible de résister au choc d’un ennemi qui vient vous attaquer avec des forces considérables. Il est facile à l’ennemi de venir en grand nombre, car son dessein est de passer, et non de s’arrêter ; tandis que ceux qui l’attendent ne peuvent déployer des troupes nombreuses ; car ils doivent camper longtemps dans des lieux stériles et resserrés, et ils ignorent l’instant où l’ennemi voudra tenter le passage. Si l’on perd ce défilé, que l’on croyait pouvoir défendre, et dans lequel et le peuple et l’armée avaient mis toute leur confiance, la terreur, ainsi qu’il arrive souvent, s’empare des habitants et du reste de l’armée, et l’on demeure vaincu sans avoir pu faire l’essai de son courage : c’est ainsi que l’on court à sa perte pour n’avoir employé qu’une partie de ses forces.

Chacun sait avec quelles difficultés Annibal parvint à franchir les Alpes qui séparent la Lombardie de la France, et ces montagnes qui s’élèvent entre la Lombardie et la Toscane. Cependant les Romains crurent devoir l’attendre d’abord sur le Tésin, et ensuite dans les plaines d’Arezzo ; et ils préférèrent voir leur armée détruite par l’ennemi dans des lieux où du moins ils pouvaient le vaincre, que de la conduire sur des montagnes où l’âpreté des lieux l’aurait détruite. Celui qui lira l’histoire avec attention verra que peu d’illustres capitaines ont tenté de défendre de semblables passages, et par les motifs que j’ai déjà rapportés, et parce qu’on ne peut les fermer tous. Les montagnes ont, comme toutes les campagnes ouvertes, non-seulement des routes connues et fréquentées, mais une foule de sentiers, ignorés, il est vrai, des étrangers, mais connus des habitants du pays, qui sauront toujours vous en indiquer le passage malgré ceux qui voudraient vous arrêter.

Nous en avons un exemple tout récent arrivé en 1515. Lorsque François Ier, roi de France, résolut de passer en Italie pour recouvrer la Lombardie, ceux qui s’opposaient à son entreprise fondaient les plus grandes espérances sur les Suisses, qu’ils croyaient capables d’interdire le passage des Alpes. Mais l’expérience leur prouva bientôt combien leur confiance était vaine ; car le roi, ayant laissé de côté deux ou trois défilés que défendaient les Suisses, s’en vint par un autre chemin entièrement inconnu, pénétra en Italie, et se trouva devant ses ennemis avant qu’ils se fussent doutés de son passage. Effrayées de son approche, leurs troupes se réfugièrent dans Milan, et toute la population de la Lombardie se réunit aux Français, lorsqu’elle vit s’évanouir l’espoir d’arrêter leur armée à la descente des monts.



CHAPITRE XXIV.


Les États bien organisés établissent des peines et des récompenses pour les citoyens, et ne font jamais des unes une compensation pour les autres.


Les services d’Horace avaient été bien grands lorsque sa valeur vainquit les Curiaces ; mais la mort de sa sœur fut un crime horrible. Aussi cet homicide inspira une telle horreur aux Romains, qu’ils intentèrent contre lui une action capitale, malgré la grandeur de ses récents services. Si l’on s’arrête à la superficie des choses, le peuple paraîtra coupable d’ingratitude. Mais si l’on examine avec plus d’attention, et si l’on réfléchit plus mûrement aux vrais principes du gouvernement, on blâmera plutôt ce peuple d’avoir absous le coupable que d’avoir voulu le condamner. La raison en est que jamais, dans un empire bien gouverné, les services d’un citoyen n’ont effacé ses crimes, et que des récompenses étant décernées aux belles actions, et des châtiments réservés aux mauvaises, lorsqu’un citoyen a été récompensé pour s’être bien conduit, si par la suite il se comporte mal, on doit le punir sans égard pour ce qu’il a pu faire de bon. Lorsque de pareilles institutions sont religieusement observées, un État jouit longtemps de sa liberté : dans le cas contraire sa ruine est bientôt consommée.

En effet, si un citoyen illustré par une action éclatante joignait à l’audace que lui donnerait sa célébrité la confiance de pouvoir tenter avec impunité une entreprise criminelle, son insolence monterait bientôt à un tel excès, que toutes les lois seraient renversées. Mais si l’on veut que la crainte des châtiments puisse effrayer les criminels, il faut, en retour, que les services rendus à l’État ne manquent jamais de récompense. C’est ainsi que Rome se conduisit toujours. Quelque pauvre que soit un État, quelque médiocres que soient ses récompenses, cette médiocrité ne doit pas le retenir ; car le don le plus simple, quoique offert comme prix de la plus belle action, acquiert aux yeux de celui qui le reçoit la plus grande valeur.

Rien n’est plus connu que l’histoire d’Horatius Coclès et de Mutius Scaevola. On sait que l’un contint l’ennemi jusqu’à ce que le pont à la tête duquel il le retenait fût rompu ; que l’autre se brûla la main pour s’être trompé en voulant poignarder Porsenna. L’État, pour les récompenser, leur décerna à chacun deux arpents de terre.

On connaît aussi l’histoire de Manlius Capitolinus. Il avait sauvé le Capitole des Gaulois qui l’assiégeaient ; ceux qui avaient partagé avec lui les dangers de la défense lui donnèrent une petite mesure de farine. Cette récompense, si l’on considère la fortune de Rome à cette époque, parut tellement glorieuse à Manlius, que cet ambitieux, excité par la jalousie, ou par ses penchants criminels, entreprit de faire naître une sédition dans Rome ; mais lorsqu’il cherchait à soulever le peuple, il fut, sans égard pour ses services passés, précipité du haut de ce Capitole qu’il avait sauvé jadis avec tant de gloire.



CHAPITRE XXV.


Quiconque veut réformer l’ancienne constitution dans un pays libre doit y conserver au moins l’ombre des antiques usages.


Celui qui, prétendant réformer le gouvernement d’un État, veut voir ses projets accueillis et ses nouvelles institutions soutenues par l’assentiment général, doit nécessairement conserver au moins l’ombre des antiques usages, afin que le peuple ne puisse soupçonner aucun changement, quand même, en effet, la nouvelle constitution différerait entièrement de l’ancienne ; car l’universalité des hommes se repaît de l’apparence aussi bien que de la réalité ; et souvent même l’erreur a plus de pouvoir que la vérité. Aussi, lorsqu’ils commencèrent à jouir des prémices de la liberté, les Romains, convaincus d’une telle nécessité, avaient créé deux consuls à la place d’un roi ; mais ils ne voulurent pas que ces consuls eussent plus de douze licteurs, pour ne pas outrepasser le nombre de ceux qui servaient les rois. Bien plus, lorsque l’on célébrait dans Rome un certain sacrifice annuel, qui ne pouvait être fait que par le roi en personne, les Romains, pour empêcher l’absence des rois de faire regretter au peuple quelques cérémonies des temps antiques, créèrent, pour présider à cette solennité, un chef auquel ils donnèrent le nom de roi du sacrifice, et le subordonnèrent au souverain pontife : de sorte que le peuple, par ce moyen, put jouir de ce sacrifice, et n’eut point lieu de se servir du prétexte qu’on l’en privait, pour désirer le retour des rois.

Telle est la conduite que doivent suivre tous ceux qui veulent effacer jusqu’aux moindres traces des anciennes mœurs d’un État, pour y substituer des institutions nouvelles et un gouvernement libre. Car si les innovations finissent par changer entièrement l’esprit des hommes, il faut s’efforcer de conserver à ces changements le plus qu’on peut de leur antique physionomie ; et si les magistrats diffèrent des anciens par le nombre, l’autorité et la durée de leurs fonctions, ils doivent conserver au moins leurs noms primitifs.

Voilà, dis-je, ce que doit observer quiconque prétend établir la souveraine puissance, soit républicaine, soit monarchique. Mais celui qui veut se borner à fonder cette autorité absolue que les auteurs nomment tyrannie, doit changer entièrement la face des choses, ainsi que je le dirai dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XXVI.


Un prince établi récemment dans une ville, ou dans une contrée qu’il a conquise, doit y renouveler la face de toutes les institutions.


Quiconque obtient la souveraineté d’une ville ou d’un État, surtout quand son pouvoir est assis sur de faibles fondements, et qu’il ne veut point d’un gouvernement établi sur les lois monarchiques ou républicaines, n’a pas de moyen plus sûr de se maintenir sur le trône que de renouveler, dès le commencement de son règne, toutes les institutions de l’État ; comme, par exemple, d’établir dans les villes de nouveaux magistrats sous des dénominations nouvelles, de rendre les pauvres riches, ainsi que fit David lorsqu’il devint roi, qui esurientes

implevit bonis, et divites dimisit inanes. Il faut en outre qu’il bâtisse de nouvelles villes, qu’il renverse les anciennes, qu’il transporte les habitants d’un lieu dans un autre ; en un mot, qu’il ne laisse rien d’intact dans ses nouveaux États, et qu’il n’y ait ni rang, ni ordre, ni emploi, ni richesses que l’on ne reconnaisse tenir de lui seul. Il doit avoir sans cesse les yeux sur Philippe de Macédoine, père d’Alexandre, qui, par une semblable politique, devint, de petit roi qu’il était, monarque souverain de la Grèce. Ses historiens disent de lui qu’il promenait les hommes de province en province, comme les pasteurs transportent leurs troupeaux.

Ces procédés sont tout à fait barbares et contraires à toute espèce de civilisation. Non-seulement le christianisme, mais l’humanité les repoussent. Tout homme doit les fuir, et préférer la vie d’un simple particulier à celle d’un roi qui règne par la ruine des humains. Néanmoins, quiconque, pour se maintenir, ne veut point marcher dans la route du bien que nous lui avons d’abord indiquée, doit entrer nécessairement dans cette carrière funeste. Mais la plupart des hommes croient pouvoir s’avancer entre ces deux routes, et s’exposent ainsi aux plus grands dangers ; car ils ne savent être ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. L’exemple que nous allons rapporter dans le chapitre suivant éclaircira notre pensée.



CHAPITRE XXVII.


Les hommes savent être rarement ou entièrement bons ou entièrement mauvais.


Le pape Jules II, se rendant à Bologne, en 1505, pour en chasser la famille des Bentivogli, qui avait possédé la souveraineté de cette ville pendant cent années, voulait encore éloigner de Pérouse Jean-Paul Baglioni, qui en était le tyran, prétendant agir comme s’il eût résolu la perte de tous les tyrans qui occupaient les possessions de l’Église. Arrivé près de Pérouse, et rempli de cet esprit audacieux et délibéré que chacun lui a connu, il ne voulut point attendre, pour entrer dans la ville, l’armée qui l’aurait pu défendre, et y pénétra seul et désarmé, quoique Jean-Paul s’y trouvât avec un assez grand nombre de troupes réunies pour sa défense. Emporté par cette impétuosité qui dirigeait toutes ses actions, il se confia, avec sa simple garde, aux mains de son ennemi, qu’il emmena ensuite avec lui, laissant dans la ville un gouverneur pour y commander au nom de l’Église.

Les gens éclairés qui suivaient le pape remarquèrent la témérité du pontife et la lâcheté de Baglioni. Ils ne pouvaient concevoir que ce dernier, par une action qui l’eût à jamais rendu fameux, n’eût pas écrasé d’un seul coup son ennemi, et ne se fût pas enrichi de la proie facile que lui présentaient les cardinaux, traînant à leur suite tous les raffinements du luxe et de la volupté. On ne pouvait croire qu’il se fût abstenu d’en agir ainsi par bonté ou par conscience, car le cœur d’un homme assez scélérat pour abuser de sa propre sœur, et pour avoir fait mourir ses cousins et ses neveux afin de régner, ne pouvait renfermer le moindre sentiment d’une piété respectueuse ; mais on en tira la conséquence que les hommes ne savent conserver aucune dignité dans le crime, ni être parfaitement bons ; et que lorsque la scélératesse présente quelque apparence de grandeur ou de générosité, ils tremblent de s’y livrer. Aussi Jean-Paul, qui ne rougissait ni d’un inceste, ni d’un parricide reconnu, ne sut pas, ou, pour mieux dire, n’osa pas, lorsqu’il en avait une occasion légitime, tenter une entreprise où chacun eût admiré son courage, et qui eût laissé de lui une mémoire éternelle, ayant le premier montré aux chefs de l’Église le peu d’estime qu’on devait faire de ceux qui gouvernaient comme eux, et exécuté une action dont la grandeur eût effacé l’infamie et détourné tous les périls qui auraient pu en résulter.



CHAPITRE XXVIII.


Pourquoi les Romains furent moins ingrats envers leurs concitoyens que les Athéniens.


Lorsqu’on parcourt l’histoire des républiques, on voit qu’elles ont toutes montré de l’ingratitude envers leurs citoyens ; mais on en trouvera moins d’exemples à Rome que dans Athènes, et même que dans tout autre gouvernement populaire. Et, pour parler de Rome et d’Athènes, si l’on veut en trouver la cause, je crois qu’elle dépend de ce que les Romains avaient moins de motifs de craindre que les Athéniens l’ambition de leurs concitoyens. Rome, en effet, depuis l’expulsion des rois, jusqu’aux temps de Marius et de Sylla, ne vit aucun de ses citoyens usurper la liberté. Elle n’avait donc contre eux aucun motif de défiance, et par conséquent aucun motif de les outrager gratuitement.

Il arriva tout le contraire dans Athènes : sous le voile d’une fausse bonté, la liberté fut ravie à cette ville par Pisistrate, lorsqu’elle était encore dans toute sa fleur. Aussi dès qu’elle fut redevenue libre, le souvenir de ses offenses et de son esclavage la rendit extrêmement vindicative, et elle punit ses citoyens, non-seulement de leurs crimes, mais de l’ombre même d’une erreur. De là l’exil et la mort de tant d’hommes illustres ; de là l’institution de l’ostracisme ; de là toutes les violences exercées à tant d’époques diverses contre les habitants les plus distingués,

Et rien n’est plus vrai que ce que disent quelques écrivains politiques, que les peuples sont plus âpres dans leurs vengeances, lorsqu’ils ont recouvré leur liberté, que quand ils ne l’ont jamais perdue.

Si l’on réfléchit à ce que j’ai dit précédemment, il ne faut ni blâmer Athènes ni louer Rome de leur conduite ; il faut seulement en accuser la nécessité où les réduisirent les événements divers arrivés dans leur sein. On verra, en effet, si l’on examine attentivement la chose, que, si Rome s’était vue comme Athènes ravir sa liberté, elle n’eût pas été moins cruelle envers ses citoyens. Sa conduite à l’égard de Collatinus et de P. Valérius, lorsqu’elle eut chassé ses rois, en est une preuve évidente. Le premier, quoiqu’il eût contribué à la délivrance de Rome, fut envoyé en exil, seulement parce qu’il portait le nom de Tarquin ; le second fut sur le point de subir le même sort, pour avoir fait bâtir sur le mont Cœlius une maison qui éveilla les soupçons de ses compatriotes. On peut conclure de la conduite soupçonneuse et sévère de Rome, envers ces deux grands personnages, qu’elle n’eût pas été moins ingrate qu’Athènes, si, dans l’origine de sa liberté et à la naissance de sa grandeur, elle eût reçu de ses citoyens les mêmes offenses.

Et pour ne plus revenir sur ce qui regarde l’ingratitude, j’en ferai encore l’objet du chapitre suivant.



CHAPITRE XXIX.


Quel est le plus ingrat d’un peuple ou d’un prince.


La matière que je traite me conduit naturellement à examiner lesquels, des peuples ou des princes, ont donné les exemples d’ingratitude les plus frappants et les plus nombreux. Pour mieux éclaircir la question, je dirai que le vice de l’ingratitude naît de l’avarice ou du soupçon.

Lorsqu’un peuple ou un prince a chargé un général d’une expédition importante et lointaine dans laquelle la victoire couvre ce général de gloire, le peuple ou le prince doit aussi le combler de récompenses ; si au contraire on le déshonore ou on l’outrage par une avarice secrète qui empêche de satisfaire à ses justes prétentions, on commet une faute qui n’a point d’excuse, et la honte reste attachée à une pareille conduite. Cependant elle est celle d’un grand nombre de princes. Cette sentence de Tacite en donne la raison : Proclivius est injuriæ : quam beneficia vicem exsolvere, quia gratia oneri, ullio in quœstu habetur.

D’un autre côté, si l’on refuse une récompense, ou, pour mieux dire, si l’on offense le vainqueur, non par avarice, mais par défiance, alors et le peuple et le prince méritent quelque excuse. Les exemples de cette ingratitude remplissent toutes les histoires. En effet, le capitaine dont la valeur a conquis un empire à son maître, en triomphant de ses ennemis, en se couvrant de gloire et en comblant ses soldats de richesses, doit nécessairement acquérir auprès de ses soldats, des ennemis et de ses concitoyens une telle considération, que la victoire qu’il a remportée ne peut être agréable au prince qui l’avait employé. Or, comme l’ambition et la méfiance sont naturelles à l’homme, et qu’on met difficilement des bornes à sa fortune, il arrive nécessairement que les soupçons, éveillés tout à coup dans le cœur d’un prince par les succès de son général, ne peuvent manquer de s’accroître par suite de quelque action imprudente ou hautaine du vainqueur. Le prince est donc forcé de s’assurer de lui, et pour y parvenir il forme le dessein, ou de lui arracher la vie, ou d’affaiblir la réputation qu’il a obtenue parmi le peuple ou dans l’armée, en employant tous ses efforts à prouver que ce n’est point à lui que la victoire est due, mais au hasard, mais à la lâcheté des ennemis, mais au talent des autres capitaines qui ont concouru au succès de l’entreprise.

Vespasien se trouvait en Judée lorsque son armée le proclama empereur. Antonius Primus, qui était alors en Illyrie à la tête d’une autre armée, embrassa soudain le parti de Vespasien, et courut en Italie combattre Vitellius, qui occupait le trône : il le défit complétement deux fois, et se rendit maitre de la capitale de l’empire, de manière que quand Mutianus arriva à Rome, où Vespasien l’avait envoyé, il trouva qu’Antonius s’était rendu maître de l’Italie par son courage, et qu’il ne restait plus aucun obstacle à surmonter. Pour récompenser le vainqueur, Mutianus lui enleva d’abord le commandement de l’armée, et peu à peu toute l’autorité qu’il avait acquise dans Rome. Alors Antonius, affligé de cette conduite, se rendit en Asie auprès de Vespasien qui s’y trouvait encore ; mais il en reçut un tel accueil, que, rejeté bientôt au dernier rang, le désespoir abrégea ses jours.

L’histoire est féconde en pareils exemples. Toutes les personnes actuellement vivantes savent avec quelle prudence et quel courage Gonzalve de Cordoue a conquis de nos jours le royaume de Naples en combattant contre les Français pour le roi Ferdinand d’Aragon. Quelle récompense a-t-il obtenue de sa victoire ? A peine est-il maître de Naples, que Ferdinand arrive d’Aragon, lui ôte d’abord le commandement de ses hommes d’armes, ensuite des places fortes, et finit par l’emmener à sa suite en Espagne, où il le laisse mourir peu de temps après dans l’oubli.

La méfiance est tellement naturelle aux princes, qu’ils ne peuvent s’en préserver, et il leur est impossible de payer de reconnaissance celui qui, conduisant leurs drapeaux à la victoire, s’est illustré par de vastes conquêtes. Et si un prince ne peut résister à ses soupçons, est-ce donc un miracle, et même une chose étonnante, que tout un peuple s’y abandonne ? Une ville qui jouit des bienfaits de la liberté est animée par deux passions : la première de s’agrandir, la seconde de rester libre ; mais souvent ces passions l’égarent. A l’égard de la faute où la plonge le désir de s’agrandir, j’en parlerai en son lieu. Quant aux fautes que l’amour de la liberté lui fait commettre, elles consistent, entre autres, à outrager les citoyens qu’elle devrait récompenser, et à noircir de ses soupçons ceux qui sont les plus dignes de sa confiance.

Et quoique cette conduite dans une république qui a perdu ses mœurs puisse occasionner les plus grands désastres et donner trop souvent naissance à la tyrannie, comme on le vit dans Rome, lorsque César arracha par la force ce que l’ingratitude de ses concitoyens lui refusait, néanmoins dans une république vertueuse elle produit un grand bien ; elle prolonge la liberté, parce que la crainte qu’inspire la honte du châtiment rend les hommes tout à la fois plus sages et moins ambitieux. :

Il est vrai que, de tous les peuples qui ont obtenu l’empire, Rome, par les causes que j’ai rapportées, fut la moins ingrate ; et l’on peut dire qu’elle n’offre d’exemple réel d’ingratitude que celui de Scipion. Coriolan et Camille furent exilés tous deux pour avoir offensé le peuple. La haine invétérée du premier contre les plébéiens ne put lui obtenir son pardon ; l’autre, non-seulement fut rappelé, mais pendant le reste de sa vie il fut entouré de tous les respects dont on honore les princes.

Quant à l’ingratitude que Rome fit éclater envers Scipion, on doit l’attribuer aux soupçons que la haute renommée de ce grand homme éveilla contre lui, et qu’aucun citoyen n’avait jusqu’alors excités. La puissance et la grandeur de l’ennemi qu’il avait vaincu, la gloire qu’il s’était acquise en terminant une guerre si longue et si périlleuse, la rapidité de sa victoire, sa jeunesse, sa prudence, le crédit que lui attiraient tant d’autres vertus admirables, tout devait exciter contre lui la jalousie de ses compatriotes. Une si grande influence éveilla jusqu’aux craintes des magistrats, et les bons citoyens ne pouvaient voir sans épouvante une chose aussi inouïe jusqu’alors dans Rome. Son existence parut tellement hors des voies ordinaires, que Caton l’ancien, si respecté pour la sainteté de ses mœurs, fut le premier à s’élever contre lui et à déclarer qu’une ville ne pouvait se vanter d’être libre, dans laquelle un citoyen se faisait redouter des magistrats. Si donc le peuple en cette circonstance se rangea de l’avis de Caton, il doit être absous, parce que j’ai dit plus haut que les princes et les peuples sont dignes de pardon lorsqu’ils ne sont ingrats que par méfiance.

Je conclus donc de ce discours que l’ingratitude ayant pour principe l’avarice, ou la défiance, les peuples ne sont jamais ingrats par le premier sentiment ; quant au dernier, ils y sont encore plus rarement sujets que les princes, attendu qu’ils ont moins de motifs de s’y abandonner. C’est ce que je développerai ci-après.



CHAPITRE XXX.


Moyens que doit employer un prince ou une république pour éviter le vice de l’ingratitude, et ceux dont doit user à son tour tel capitaine ou tel citoyen pour n’en être pas victime.


Un prince qui ne veut pas vivre dans des alarmes continuelles, ou qui craint d’être ingrat, doit marcher lui-même à la tête de toutes ses expéditions, comme firent dans les commencements les empereurs romains, comme fait de nos jours le Grand-Turc, comme ont fait et font encore tous les princes courageux. S’il demeure vainqueur, la gloire et la conquête, tout lui appartient en propre. Mais quand il ne commande pas lui-même, la victoire lui devient étrangère, et il ne croit pouvoir jouir de ses conquêtes qu’en éteignant dans autrui les rayons de cette gloire dont il n’a pu se couvrir, ce qui le rend de toute nécessité ingrat ou injuste, et certainement il a plus à perdre qu’à gagner en agissant ainsi. Quand, par indolence ou par imbécillité, il reste en son palais plongé dans la mollesse, et qu’il se fait remplacer par un de ses sujets, je n’ai d’autre conseil à lui donner que celui de suivre ce que lui inspire son propre instinct.

Mais je dirai à ce capitaine, certain de ne pouvoir éviter la morsure de l’ingratitude, qu’il n’a que deux partis à prendre. Aussitôt après la victoire, il faut qu’il quitte son armée et vienne se jeter dans les bras de son maître, évitant avec soin toute démarche qui marquerait de l’orgueil ou de l’ambition, afin que, dépouillant tout soupçon, son prince ait un motif de le récompenser ou du moins de ne point lui faire injure. S’il ne croit pas pouvoir suivre cette conduite, qu’il prenne sans délibérer et avec courage le parti contraire, que toutes ses actions tendent à prouver qu’il regarde ses conquêtes comme sa propriété et non comme celle de son prince, qu’il se rende affable aux soldats et aux sujets, qu’il contracte de nouvelles alliances avec ses voisins, qu’il fasse occuper les places fortes par des troupes qui lui soient dévouées, qu’il tâche de gagner les principaux chefs de son armée, qu’il s’assure de ceux qu’il ne peut corrompre, et qu’il cherche, par toute sa conduite, à punir son souverain de l’ingratitude dont il soupçonne qu’il pourrait user envers lui. Il n’y a pas ici d’autre chemin. Mais, comme je l’ai déjà dit, les hommes ne savent être ni tout à fait vertueux, ni entièrement criminels. Des généraux ne veulent point abandonner leur armée aussitôt qu’elle a vaincu ; ils ne peuvent se comporter avec modération, et ne savent point hasarder une détermination violente, qui serait du moins glorieuse pour eux. Ainsi, toujours flottants dans le doute, ils balancent, ils diffèrent, et ils se trouvent opprimés au milieu de leurs incertitudes.

On ne peut conseiller aux républiques, ainsi qu’aux princes pour éviter l’ingratitude, de commander par elles-mêmes les armées et non par des lieutenants, puisqu’elles sont dans la nécessité d’en confier la conduite à l’un de leurs concitoyens. Mais je dois leur donner pour conseil d’adopter les moyens qu’employait la république romaine pour être moins ingrate que les autres, moyens qui tenaient à la marche de son gouvernement. Ils verront que Rome, employant indistinctement à la guerre et la noblesse et le peuple, il en résultait qu’à toutes les époques elle voyait fleurir dans son sein tant d’hommes de courage, tant de citoyens couronnés par la victoire, qu’elle n’en craignait aucun en particulier, rassurée par leur grand nombre et par la surveillance qu’ils exerçaient mutuellement sur leur conduite. Leur vertu ne se laissait donc point corrompre, et ils veillaient avec tant de soin à ne laisser paraître aucune ombre d’ambition, ni aucun motif qui pût porter le peuple à les punir de leurs sentiments ambitieux, que celui qui parvenait à la dictature obtenait une gloire d’autant plus grande, qu’il se dépouillait plus promptement du pouvoir.

Une semblable conduite, ne pouvant donner naissance aux soupçons, ne produisait point l’ingratitude. Ainsi, une république qui veut fuir l’occasion de se montrer ingrate doit imiter Rome, et le citoyen qui cherche à éviter les atteintes de l’envie doit suivre dans toutes ses actions l’exemple des citoyens romains.


CHAPITRE XXXI.


Quelques erreurs qu’eussent commises les Romains, ils ne furent jamais punis d’une manière extraordinaire, leur ignorance ou les mauvais partis qu’ils avaient pris ne leur attirèrent jamais aucun châtiment, même lorsque la république en avait éprouvé des dommages.


Non-seulement les Romains, comme je l’ai dit ci-dessus, furent moins ingrats que les autres républiques, mais ils furent plus humains et plus remplis d’égards dans les châtiments qu’ils crurent devoir infliger à leurs généraux. Si l’un d’entre eux commettait une erreur dans une intention criminelle, ils le punissaient, mais sans rigueurs inutiles ; si c’était par ignorance, loin de le châtier, ils le récompensaient et lui décernaient des honneurs. Cette conduite leur paraissait bien vue, car ils pensaient qu’il était tellement important, pour ceux qui commandaient leurs armées, d’avoir l’esprit libre et exempt de craintes, et de pouvoir prendre un parti sans être retenus par aucune considération étrangère, qu’ils ne voulaient pas ajouter à une chose déjà si difficile et si périlleuse par elle-même, des difficultés et des périls nouveaux, persuadés que ces craintes continuelles empêcheraient de conduire jamais aucune entreprise avec la vigueur nécessaire. Par exemple, envoyent-ils une armée en Grèce contre Philippe de Macédoine, ou en Italie, soit contre Annibal, soit contre les peuples qu’ils avaient primitivement domptés, le général qui commandait l’expédition était tourmenté par tous les soins qu’entraînaient les mesures infiniment graves et importantes qu’exigeaient les circonstances. Si à de pareils soucis se fût mêlée l’idée de généraux romains crucifiés ou condamnés à quelque autre supplice pour avoir perdu une bataille, il eût été impossible à ce capitaine, au milieu des craintes qui l’auraient assiégé, de prendre son parti avec vigueur ; on pensait au contraire que la honte d’une défaite était un assez grand supplice, et on ne voulait pas l’épouvanter par la perspective d’une peine plus rigoureuse.

Voici un exemple d’une erreur qui n’eut pas l’ignorance pour principe. Sergius et Virginius étaient tous deux au camp devant la ville de Véïes ; chacun commandait une division de l’armée. Sergius était campé du côté par lequel pouvaient venir les Toscans ; Virginius du côté opposé. Sergius, ayant été attaqué par les Falisques et d’autres peuples, aima mieux être battu et mis en fuite que de demander des secours à Virginius. De son côté, Virginius, attendant qu’il s’humiliât devant lui, aima mieux voir le déshonneur de sa patrie et la honte de son collègue, que de voler à son secours. Cette conduite, vraiment criminelle, méritait d’être vouée à une infamie éternelle, et aurait compromis l’honneur de la république romaine, si ces deux généraux n’avaient été punis. Cependant, lorsque toute autre république les eût punis de mort, Rome se contenta d’une amende. On se borna à une aussi faible punition, non parce que le délit n’en méritait pas une plus grande, mais parce que les Romains, dans cette circonstance, et par les motifs que j’ai déjà exposés, voulaient maintenir les maximes de leurs ancêtres.

Quant aux erreurs que produisit l’ignorance, on ne peut citer un exemple plus convaincant que celui de Varron. Sa témérité était cause qu’Annibal avait détruit entièrement l’armée romaine à Cannes, et mis en danger la liberté de la république ; néanmoins, comme il y avait dans son malheur de l’ignorance et non de la perfidie, loin de le punir, on le combla d’honneurs ; à son arrivée à Rome, tout le sénat fut à sa rencontre, et, ne le pouvant le féliciter sur le succès de la bataille, on le remercia de ce qu’il était revenu dans Rome et n’avait pas désespéré du salut de la république.

Quand Papirius Cursor voulut envoyer Fabius au supplice pour avoir, malgré son ordre, combattu les Samnites, parmi les raisons alléguées contre le dictateur par le père du coupable, la plus puissante fut que, dans leurs plus grands revers, les Romains n’avaient jamais traité leurs généraux vaincus avec la sévérité que Papirius voulait qu’on exerçât envers un homme qui avait remporté la victoire.



CHAPITRE XXXII.


Une république ou un prince ne doit jamais différer trop longtemps à soulager le peuple dans ses besoins.


Les Romains réussirent une fois à se montrer sans inconvénient généreux envers le peuple, à l’instant même du danger ; ce fut lorsque Porsenna vint assiéger Rome pour y remettre les Tarquins sur le trône. Le sénat, comptant peu sur la multitude, qu’il soupçonnait d’être prête à servir les rois plutôt qu’à soutenir la guerre, la déchargea de l’impôt sur le sel et des autres contributions, afin de se la rendre favorable, en disant « que les pauvres faisaient assez pour le bien public en élevant leurs enfants ; » le peuple, gagné par ce bienfait, ne balança pas à soutenir l’assaut, et à supporter la famine et la guerre.

Mais que cet exemple n’engage point à attendre jusqu’au moment du péril pour tâcher de gagner le peuple ; ce qui réussit une fois aux Romains ne peut plus désormais réussir. La multitude ne dira pas que c’est de vous qu’elle tient un pareil bienfait, mais qu’elle le doit à vos ennemis ; elle craindra sans cesse que le péril une fois passé vous ne lui retiriez le bienfait que la contrainte avait arraché de vos mains, et elle croira ne vous devoir aucune reconnaissance. Si les Romains tirèrent un avantage du parti qu’ils avaient adopté, c’est que l’État était encore dans sa nouveauté et à peine affermi, et que le peuple avait vu comment déjà plusieurs lois à son avantage avaient été rendues, telles que celle de l’appel au jugement du peuple ; de sorte qu’il put croire que le nouveau bienfait qui lui était accordé avait moins pour cause l’approche de l’ennemi, que le penchant du sénat à faire son bonheur. D’ailleurs, le souvenir des outrages et du mépris dont ses rois l’avaient accablé était encore vivant dans sa mémoire.

Mais, comme de pareilles causes se réunissent rarement, il est rare aussi que les mêmes remèdes puissent être efficaces. En conséquence, république ou prince, on doit examiner d’abord de quels orages on est menacé, et de quels hommes on peut avoir besoin au moment du danger ; ensuite on doit se conduire envers eux de la manière dont on s’y croirait obligé dans le cas où quelque malheur surviendrait. Quiconque en agit différemment (soit prince, soit république, mais surtout un prince), et croit au moment du péril pouvoir regagner les hommes en les comblant de bienfaits, se trompe profondément. Loin de s’assurer leur appui, il ne fait que hâter sa ruine.



CHAPITRE XXXIII.


Lorsque quelque grand danger s’est élevé, soit au dedans, soit au dehors, contre un État, il vaut mieux temporiser avec le mal que de le heurter de front.


A mesure que la république romaine croissait en puissance, en force et en étendue, ses voisins, qui d’abord n’avaient pas prévu tous les dommages que pouvait leur apporter cet état nouveau, commencèrent, mais trop tard, à reconnaître leur erreur ; ils voulurent remédier alors à ce qu’ils n’avaient point su empêcher dès le principe, et plus de quarante peuples conjurèrent la perte de Rome. Les Romains alors, entre autres remèdes qu’ils avaient coutume d’employer dans leurs dangers les plus pressants, prirent le parti de créer un dictateur, c’est-à-dire de donner à un simple citoyen le droit de prendre une résolution sans consulter l’avis de personne, et de l’exécuter sans qu’on pût en appeler. Cette mesure, qui fut utile en cette occasion et fit surmonter les périls les plus imminents, fut également de la plus grande utilité dans toutes les circonstances critiques qu’amena l’agrandissement de l’empire, pour repousser les périls qui menacèrent tant de fois l’existence de la république.

Cette circonstance me fournit d’abord l’occasion d’établir que, quelle que soit la cause des dangers qui menacent une république, soit au dedans, soit au dehors, si ces dangers s’accroissent de manière à donner à tout citoyen des motifs de trembler, c’est un parti plus sûr de temporiser avec le mal que de chercher à l’étouffer sur-le-champ. Les efforts qu’on fait pour le détruire ne font qu’ajouter à ses forces et qu’en précipiter l’explosion.

Les accidents de cette nature que l’on signale au sein des républiques dérivent plutôt de quelque source intérieure que d’une cause étrangère ; ils naissent le plus souvent ou de ce qu’on souffre qu’un citoyen prenne une plus grande autorité qu’il n’est convenable, ou de ce qu’on laisse altérer une loi qui était le nerf et la vie de la liberté. On souffre que le mal s’étende au point qu’il devient plus dangereux de tenter d’y remédier, que de l’abandonner à son cours. Il est d’autant plus difficile de discerner ces dangers à leur naissance, que les hommes ont un penchant naturel qui les porte à favoriser toutes les nouveautés. Cette faveur éclate surtout lorsqu’il s’agit de ces entreprises qui annoncent du courage et qu’exécutent des jeunes gens. En effet, si l’on voit s’élever au sein d’une république un jeune homme doué d’un esprit noble et d’un courage extraordinaire, tous les regards des citoyens commencent à se tourner sur lui ; on lui prodigue imprudemment les honneurs, et s’il ressent l’aiguillon de l’ambition, profitant avec habileté et des dons de la nature et de la faveur des circonstances, il arrive bientôt à un point où les citoyens, revenus trop tard de leur erreur, ne peuvent lui opposer que de faibles obstacles, dont l’emploi même ne fait que l’élever au dernier degré du pouvoir. On pourrait en citer une foule d’exemples ; je me contenterai d’en rapporter un seul qui s’est passé dans notre ville.

Côme de Médicis, qui jeta dans Florence les fondements de la grandeur de sa famille, parvint, par sa sagesse et l’aveuglement de ses concitoyens, à un tel degré d’autorité qu’il commença à inspirer des craintes au gouvernement, de sorte que les autres citoyens pensaient que s’il était dangereux de l’offenser, il l’était bien plus encore de le laisser se maintenir. Niccolô da Uzzano, qui vivait à cette époque, et qui possédait une grande expérience des affaires, ne voulut point, tant qu’il vécut, qu’à la première faute que l’on avait commise en s’aveuglant sur les dangers qui pouvaient résulter de l’influence de Côme, on en ajoutât une seconde, en cherchant à le renverser, convaincu que cette tentative serait la ruine de l’État. Cette prédiction ne s’accomplit que trop après sa mort ; car les citoyens qui lui survécurent, loin de suivre ses conseils, armèrent toutes leurs forces contre Côme et le chassèrent de Florence, où bientôt son parti, qu’avait irrité cette injure, le rappela et le fit pour ainsi dire prince de la république ; élévation à laquelle il n’eût jamais pu atteindre sans l’opposition manifeste qui s’était prononcée contre lui.

La même chose arriva dans Rome avec César. Pompée et les autres citoyens avaient d’abord favorisé son courage ; mais leur bienveillance se changea bientôt en craintes, ainsi que le témoigne Cicéron, lorsqu’il dit que Pompée commença trop tard à se méfier de César. La crainte leur fit penser aux remèdes, mais ceux qu’ils employèrent ne firent qu’accélérer la ruine de la république.

Ainsi, puisqu’il est difficile de prévoir, à leur origine, des maux que cache l’illusion qui environne toutes les institutions nouvelles, il est plus prudent de les endurer avec patience lorsqu’ils deviennent manifestes, que de vouloir les combattre imprudemment. En prenant le temps pour auxiliaire, ces maux s’évanouissent d’eux-mêmes, ou du moins on recule la catastrophe. Il faut donc que les chefs de l’État aient toujours les yeux ouverts sur les dangers qu’ils cherchent à éloigner, ou dont ils veulent réprimer la force ou la violence. Qu’ils craignent, en cherchant à les affaiblir, de leur donner une nouvelle force, de les attirer sur leur tête en croyant les repousser, d’étouffer la plante en pensant l’arroser. Mais il faut bien sonder la profondeur de la plaie : si vous croyez pouvoir la guérir, que nulle considération ne vous arrête, sinon il faut l’abandonner à la nature et ne tenter aucun remède ; autrement il en résulterait tous les inconvénients que j’ai déjà rapportés, et ce qui arriva aux peuples voisins de Rome.

Cette ville étant devenue pour eux trop puissante, il leur eût été bien plus avantageux de chercher à l’apaiser et à la retenir en arrière par les avantages de la paix, que de lui donner, par la guerre, la pensée d’employer de nouveaux moyens d’attaque et de défense. La ligue de tant de peuples contre sa liberté ne fit que fortifier dans Rome la concorde et le courage, et la porter à chercher de nouveaux moyens d’accroître le plus promptement possible sa puissance. La création d’un dictateur fut du nombre de ces moyens. Cette institution fit surmonter les dangers les plus imminents, et permit d’obvier à une infinité de malheurs dont la république eût été accablée sans un tel secours.



CHAPITRE XXXIV.


L’autorité du dictateur fut toujours avantageuse et jamais nuisible à la république romaine ; et c’est le pouvoir qu’usurpent les citoyens, non celui qu’ils obtiennent par de libres suffrages, qui peut nuire à la vie civile.


Quelques auteurs ont blâmé les Romains d’avoir créé un dictateur qu’ils ont regardé comme la cause de la tyrannie sous laquelle Rome fut enchaînée par la suite. Ils disent pour raison que le premier tyran qui asservit cette ville la gouverna sous ce titre de dictateur, et que si cette dignité n’eût pas existé, César n’aurait pu couvrir sa tyrannie d’un voile légitime.

Celui qui a avancé cette opinion n’a pas examiné les faits avec attention, et c’est à tort qu’il a été cru. Ce n’est ni le nom ni la dignité de dictateur qui plongèrent Rome dans les fers, mais ce fut le pouvoir usurpé par les citoyens pour se maintenir dans le commandement. Si le nom de dictateur n’eût point existé dans Rome, ils en auraient pris un autre. La force trouve aisément les titres, mais les titres ne donnent point la force.

Tant que la dictature fut décernée dans les formes légales, et qu’elle ne fut point usurpée par l’autorité privée des citoyens, cette institution fut le soutien de la république. En effet, ce ne sont que les magistrats créés par des moyens extraordinaires, et le pouvoir obtenu par des voies illégales qui sont dangereux pour l’État ; tout ce qui suit les voies légales ne peut jamais nuire. Si l’on examine la marche des événements dans les siècles pendant lesquels subsista la république romaine, on verra que tous les dictateurs ne firent jamais que lui rendre d’éminents services. Et les raisons en sont de la dernière évidence.

Pour qu’un citoyen puisse nuire à l’État et usurper un pouvoir extraordinaire, il faut d’abord le concours d’une foule de circonstances qui ne se rencontrent jamais dans une république qui a conservé la pureté de ses mœurs. Il a besoin d’être extrêmement riche et d’avoir un grand nombre de clients et d’amis, ce qui ne peut avoir lieu là où règnent les lois ; et en supposant qu’un pareil citoyen existât, il parait tellement redoutable qu’il ne peut obtenir les suffrages libres du peuple.

D’ailleurs le dictateur n’était nommé que pour un temps limité, et sa puissance ne durait qu’autant que les circonstances qui l’avaient créé. Son autorité consistait à pouvoir prendre par lui-même toutes les mesures qu’il croyait convenables dans le danger présent ; il n’avait besoin de consulter personne, et il pouvait punir sans appel ceux qu’il regardait comme coupables ; mais il ne pouvait rien faire qui pût porter atteinte au gouvernement établi, comme d'ôter leur autorité au sénat ou au peuple, et de renverser les anciennes institutions de la république pour en établir de nouvelles ; de sorte que la courte durée de sa dictature, les limites dans lesquelles son pouvoir était resserré, les vertus du peuple romain, le mettaient dans l’impuissance de sortir des bornes de son autorité, et par là de nuire à l’État, auquel on sait qu’il fut toujours utile.

Certes, parmi toutes les institutions romaines, il en est peu qui méritent plus d’attention, et l’on doit compter la dictature au nombre de celles qui ont le plus contribué à la grandeur de ce vaste empire ; car il est difficile qu’un État, sans un pareil ordre de choses, puisse se défendre contre les événements extraordinaires. La marche du gouvernement dans une république est ordinairement trop lente. Aucun conseil, aucun magistrat ne pouvant prendre sur soi-même d’agir, il est besoin de se consulter mutuellement ; et la nécessité de réunir toutes les volontés au moment nécessaire rend toutes les mesures extrêmement dangereuses quand il faut remédier à un mal inattendu et qui n’admet point de délai. Il est donc nécessaire, parmi les institutions d’une république, d’en avoir une semblable à la dictature.

La république de Venise, qui, dans les temps modernes, s’est rendue célèbre entre tous les gouvernements de ce genre, a confié à un petit nombre de citoyens le pouvoir d’agir de concert dans les besoins urgents et sans prendre de plus longs avis. Dans une république où manque un semblable pouvoir, il faut ou que l’État respecte toutes les formalités des lois, et sa chute alors est certaine, ou qu’il cherche son salut dans leur violation. Il serait à désirer qu’il ne survînt jamais dans une république d’événements auxquels on dût remédier par des moyens extraordinaires. Car, bien que les voies extralégales fussent utiles alors, l’exemple néanmoins en serait toujours dangereux. On commence d’abord par porter atteinte aux institutions existantes dans la vue de servir l’État, et bientôt, sous le même prétexte, on les renverse pour le perdre. Ainsi, une république ne sera jamais parfaite si ses lois n’ont point prévu tous les accidents, si elles n’ont point obvié à ceux qui pourraient survenir, et enseigné les moyens de les diriger. Je conclus donc en disant que les républiques qui, dans les périls imminents, ne peuvent recourir ni à un dictateur, ni à toute autre institution semblable, ne sauraient éviter leur ruine.

Une chose digne de remarque dans cette nouvelle institution, c’est la sagesse que montrèrent les Romains dans la manière de procéder à l’élection du dictateur. Comme cette dignité avait quelque chose d’offensant pour les consuls, qui, de chefs du gouvernement, devaient, comme le reste des citoyens, reconnaître une autorité supérieure à la leur, on put supposer qu’elle ferait naître le mécontentement, et l’on décréta que l’élection serait faite par les consuls. On pensa que s’il arrivait quelque événement où Rome eût besoin de s’appuyer de ce pouvoir royal, ils y recourraient sans peine, et qu’ayant à nommer eux-mêmes le dictateur, ce privilége adoucirait leur regret. En effet, les blessures que l’homme se fait spontanément et de propos délibéré sont bien moins douloureuses que les maux qui lui viennent d’une main étrangère. Dans les derniers temps même, les Romains, au lieu de créer un dictateur, confièrent une autorité semblable au consul, en se servant de cette formule : Videat consul ne respublica quid detrimenti capiat.

Pour en revenir à mon sujet, je conclus que les peuples voisins de Rome, en cherchant à la soumettre, lui firent créer des institutions propres non-seulement à se défendre contre eux, mais à lui permettre de les attaquer à son tour avec des forces plus nombreuses, une plus grande puissance et des conseils mieux dirigés.



CHAPITRE XXXV.


Pourquoi la création du décemvirat fut nuisible dans Rome à la liberté de la république, quoique cette magistrature eut été établie par les suffrages libres du peuple.


Le choix de dix citoyens élus par le peuple romain pour donner des lois à Rome paraîtra contraire à ce que nous avons dit ci-dessus, que ce n’est que le pouvoir usurpé par la violence, et non celui que confèrent les suffrages de tout un peuple, qui peut nuire à un État. En effet, ces décemvirs devinrent bientôt des tyrans, et se jouèrent impudemment de la liberté. Sur cela, on doit faire attention à la manière de conférer l’autorité, et au temps pour lequel on l’accorde.

Si une autorité qui n’est limitée par aucune loi est accordée pour un long espace de temps, et j’appelle ainsi une année et davantage, elle sera toujours dangereuse ; et les résultats nuisibles ou avantageux qu’elle pourra avoir dépendront de la perversité ou de la vertu des hommes auxquels on l’aura confiée.

Si l’on fait attention au pouvoir qu’avaient les décemvirs et à celui des dictateurs, on verra combien celui des premiers était incomparablement supérieur. Le dictateur, laissant subsister les tribuns, les consuls, le sénat, avec toute leur autorité, ne pouvait ravir cette autorité ; et quand il aurait pu ôter le consulat à un citoyen, ou chasser un sénateur du sénat, il lui eût été impossible de détruire en entier cet auguste corps, et d’établir des lois nouvelles. Il en résultait que le sénat, les consuls et les tribuns, ayant toujours en main la même puissance, se trouvaient être comme ses surveillants, et l’empêchaient de s’écarter des bornes du devoir.

Mais la création des décemvirs offrit un spectacle tout opposé. A peine institués, ils abolirent les consuls et les tribuns, s’arrogèrent le droit de faire des lois, et affectèrent en tout l’autorité qui n’appartenait qu’au peuple. Placés seuls ainsi à la tête du gouvernement, délivrés des consuls, des tribuns, et de l’appel au peuple, aucun regard ne veilla plus sur leur conduite, et, dès la seconde année, l’ambition d’Appius suffit pour faire éclater toute leur insolence.

Il faut donc remarquer qu’en avançant qu’une autorité conférée par les libres suffrages d’un peuple ne pouvait offrir de dangers, je supposais l’exemple d’une république qui ne se décide à donner cette autorité qu’avec toutes les précautions nécessaires, et pour un temps toujours limité. Mais quand un peuple, ou séduit ou aveuglé, se résout à la confier aussi imprudemment que les Romains le firent aux décemvirs, on doit s’attendre aux mêmes conséquences.

La preuve en est facile à donner, si l’on veut considérer les causes qui maintinrent les dictateurs dans le devoir, et celles qui corrompirent les décemvirs, ainsi que la conduite qu’ont toujours tenue les républiques bien gouvernées, dans la délégation d’un long pouvoir, tel qu’était celui que les Spartiates donnaient à leurs rois, ou que les Vénitiens confèrent encore aujourd’hui à leurs doges. On verra, dans ces deux derniers gouvernements, des surveillants établis pour empêcher les rois ou les chefs d’abuser de leur autorité. Il ne suffit pas dans ce cas que l’État ne soit pas infecté par la corruption : le pouvoir absolu a bientôt corrompu le gouvernement, et ne se fait que trop aisément des amis et des complices. Peu importe au nouveau tyran d’être pauvre ou sans famille ; car toujours les richesses et les faveurs du peuple courent au-devant de la puissance. C’est ce que nous ferons voir spécialement en parlant de l’institution des décemvirs.



CHAPITRE XXXVI.


Les citoyens qui ont obtenu les premières dignités de l’État ne doivent pas dédaigner les dernières.


Les Romains, sous le consulat de Marcus Fabius et de Cn. Manlius, avaient remporté sur les Véiens et les Étrusques une mémorable victoire dans laquelle périt le frère du consul, Quintus Fabius, qui, lui-même, avait obtenu la dignité consulaire trois ans auparavant.

Cet exemple prouve à quel point toutes les institutions de l’État servirent à sa grandeur, et combien toutes les républiques qui s’éloignent de ce système sont dans une grave erreur. En effet, quoique les Romains fussent épris de la gloire, ils ne regardaient pas cependant comme un déshonneur d’obéir aujourd’hui à ceux auxquels ils commandaient la veille, et de servir dans l’armée qui les avait eus pour généraux, coutume entièrement opposée à la manière de voir, aux institutions et aux mœurs des peuples de nos jours. Venise elle-même nourrit ce faux préjugé, qu’un citoyen se déshonore en acceptant un emploi inférieur, après en avoir rempli un plus important, et le gouvernement lui permet de le refuser. Cette conduite, fût-elle honorable dans un particulier, n’a rien d’avantageux pour le bien général, parce qu’une république doit concevoir plus d’espérances, et attendre davantage d’un citoyen qui, d’un rang supérieur, descend à un emploi moins élevé, que de celui qui, d’un emploi moins élevé, monte à un rang supérieur ; car ce dernier ne peut raisonnablement inspirer la confiance qu’autant qu’on le verra environné d’hommes dont la vertu inspire un tel respect, que son inexpérience puisse être dirigée par la sagesse et l’autorité de leurs conseils.

Si, à Rome, comme à Venise et dans les autres États modernes, un citoyen, après avoir été consul, n’avait plus voulu servir dans l’armée qu’à ce même titre, que serait-il arrivé ? Rome aurait vu naître une foule d’atteintes à la liberté, soit par l’effet des erreurs dans lesquelles des hommes sans expérience n’auraient pas manqué de tomber, soit parce que ces hommes nouveaux, délivrés de la présence des citoyens dont le regard leur eût fait craindre de commettre une faute, se seraient livrés avec moins de retenue à leur ambition. C’est ainsi qu’ils auraient bientôt commencé à relâcher les liens de la loi, et la république en aurait cruellement souffert.


CHAPITRE XXXVII.


Des tumultes qu’excita dans Rome la loi agraire, et combien il est dangereux de faire, dans une république, des lois qui aient des effets rétroactifs et qui choquent d’antiques coutumes.


C’est une remarque qu’on trouve dans les écrivains de l’antiquité : que les hommes se plaignent dans le mal et se tourmentent dans le bien : et que ces deux inclinations, quoique d’une nature différente, produisent cependant les mêmes résultats. S’ils ne combattent point par nécessité, c’est par ambition qu’ils combattent. Cette passion a de si profondes racines dans leur cœur, que, quelque élevé que soit le rang où ils montent, elle ne les abandonne jamais. C’est que la nature a créé les hommes avec la soif de tout embrasser et l’impuissance de tout atteindre ; et le désir d’avoir l’emportant sans cesse sur la faculté d’acquérir, il en résulte un dégoût secret de ce qu’ils possèdent, auquel se joint le mécontentement d’eux-mêmes. De là naissent les changements qu’éprouve leur fortune. Les uns, en effet, désirant acquérir davantage, les autres craignant de perdre ce qu’ils ont acquis, on en vient à la rupture, puis à la guerre, qui enfante à son tour la destruction d’un empire pour servir à l’élévation d’un autre.

Ce que je viens de dire m’a été inspiré par la conduite que tint le peuple romain lorsqu’il eut créé les tribuns pour s’opposer aux prétentions de la noblesse. Cette mesure, à laquelle il avait été poussé par la nécessité, lui était à peine accordée, qu’elle ne put suffire à son ambition, et il recommença le combat avec la noblesse, dont il voulut partager les richesses et les honneurs, les deux biens les plus estimés des hommes. De là ces dissensions qui, semblables à une épidémie, envahirent toute la ville à l’occasion de la loi agraire, et qui, enfin, entraînèrent la ruine de la république.

Comme dans un gouvernement bien organisé l’État doit être riche et les citoyens pauvres, il fallait que cette loi fût défectueuse dans Rome : soit que dès le principe on ne l’eût point instituée de manière à n’être pas obligé d’y revenir chaque jour, soit qu’on eût tant différé de l’établir, qu’il aurait été dangereux de lui donner un effet rétroactif, soit enfin que, quoique sagement combinée d’abord, la manière de l’exécuter eût fini par la corrompre, jamais il ne fut question de cette loi dans Rome, que tout l’État ne fût bouleversé.

Elle roulait sur deux points principaux : l’un établissait que nul citoyen ne pourrait posséder qu’un certain nombre d’arpents de terre ; l’autre, que toutes les terres dont on dépouillerait les ennemis seraient partagées entre tout le peuple romain.

Cette loi blessait les nobles de deux manières : d’abord ceux qui possédaient plus de bien que ne le voulait la loi, et c’était le plus grand nombre, devaient être privés de cet excédant ; en second lieu, le partage des terres conquises devant être fait entre tout le peuple, ils ne pouvaient plus accroître leurs richesses. Toutes ces attaques, dirigées contre des hommes revêtus de l’autorité, et qui, en les repoussant, croyaient défendre l’État, excitaient dans Rome, chaque fois qu’on les renouvelait, des troubles capables de renverser la république. Les nobles s’efforçaient alors de détourner le danger par la patience ou l’adresse. Ils mettaient tantôt une armée en campagne ; tantôt, au tribun qui proposait cette loi, ils opposaient un autre tribun ; tantôt ils cédaient en partie aux désirs du peuple, ou bien ils envoyaient une colonie sur le territoire qu’il s’agissait de partager. Ainsi, les contestations que faisait naître cette loi s’étant renouvelées à l’occasion d’Antium, on y envoya une colonie tirée du sein de Rome, et à laquelle on assigna la propriété de ce pays. Tite-Live se sert à cette occasion d’une phrase remarquable, en disant qu’à peine si l’on trouva dans la ville un seul homme qui voulût donner son nom pour se rendre dans cette colonie, tant le peuple aimait mieux désirer dans Rome que posséder dans Antium.

Le torrent que déchaînait cette loi continua ses ravages jusqu’au moment où les Romains commencèrent à porter leurs armes dans les contrées les plus reculées de l’Italie ; après cette époque, son cours parut se ralentir. On peut en attribuer la cause à l’éloignement où les terres des ennemis se trouvaient des yeux du peuple, et à leur situation dans des lieux où il ne lui était pas facile de les cultiver, ce qui affaiblissait en lui le désir de les obtenir. D’ailleurs, le peuple romain préférait punir ses enfants d’une autre manière, et quand il dépouillait une ville de son territoire, il y distribuait des colonies.

C’est à ces différentes causes qu’il faut attribuer le sommeil où cette loi parut plongée jusqu’au temps des Gracques ; réveillée tout à coup par eux, elle entraîna dans l’abîme la liberté romaine. Elle avait trouvé la puissance de ses adversaires plus formidable que jamais ; elle enflamma plus que jamais la haine qui divisait le peuple et le sénat ; elle arma tous les bras, fit couler le sang, et renversa toutes les barrières élevées pour le maintien de l’ordre civil. Les magistrats ne pouvant plus s’opposer au désordre, ni les partis se reposer sur eux, on eut recours aux remèdes privés, et chacun chercha à se choisir un chef qui pût le défendre. Au milieu de ces troubles et de ces dissensions, le peuple, ébloui par la réputation de Marius, jeta les yeux sur lui et le nomma quatre fois consul ; et ses consulats furent tellement rapprochés, qu’il put se faire lui-même consul trois autres fois. La noblesse, n’ayant point d’autre remède à opposer à ce fléau se tourna du côté de Sylla, le combla de ses faveurs, et l’ayant mis à sa tête, la guerre civile s’alluma, le sang coula par torrents, et, après de nombreuses vicissitudes, la noblesse resta victorieuse. Ces commotions agitèrent de nouveau la république au temps de César et de Pompée, lorsque le premier, devenu chef du parti de Marius, et le second, du parti de Sylla, César vit la victoire se déclarer pour lui, et parvint à se rendre le premier tyran de Rome. Dès ce moment la liberté fut étouffée pour jamais.

Tels furent les commencements et la fin de la loi agraire ; et si ce que j’avance ici des résultats qu’eut cette loi paraît en contradiction avec ce que j’ai prouvé ailleurs, que les inimitiés qui régnaient entre le peuple et le sénat maintinrent la liberté dans Rome, en faisant naître les lois qui furent établies en sa faveur, je répondrai que je ne m’écarte en aucune manière de mon opinion ; car l’ambition des grands est telle, que si dans un État on ne s’efforce, par tous les moyens et par toutes les voies, de l’écraser sans pitié, elle l’entraîne bientôt dans sa chute. Et si la loi agraire travailla trois cents ans à rendre Rome esclave, Rome serait bien plus tôt tombée dans les chaînes, si le peuple, au moyen de cette loi et de ses autres prétentions, n’eût toujours réussi à refréner l’ambition des nobles.

Cet exemple prouve encore combien les hommes font plus d’estime de la richesse que des honneurs mêmes. En effet, la noblesse romaine céda toujours sans de trop vives dissensions une partie de ses honneurs au peuple ; mais lorsqu’il fut question de ses richesses, son opiniâtreté à les défendre fut telle, que le peuple, pour satisfaire la soif de l’or qui le dévorait, fut contraint de recourir aux voies extraordinaires. Les Gracques furent les moteurs de ces désordres ; et l’on doit plutôt louer leurs intentions que leur prévoyance. Tenter la destruction d’un abus qui s’est introduit dans le gouvernement d’un État, en créant une loi dont les dispositions s’étendent jusque dans le passé, est une mesure mal prise, ainsi que je l’ai exposé longuement ci-dessus, et qui ne fait qu’accélérer le mal où ce désordre vous précipite déjà ; mais lorsque l’on emploie le remède du temps, ou le mal est lent dans sa marche, ou il s’éteint de lui-même avant d’arriver à son terme.



CHAPITRE XXXVIII.


Les républiques faibles sont irrésolues et ne savent point prendre un parti ; ou si elles parviennent à en adopter un, c’est plutôt à la nécessité qu’à leur choix qu’il faut l’attribuer.


Le fléau de la peste ravageait Rome ; les Èques et les Volsques crurent que le temps était arrivé de pouvoir la dompter ; ils rassemblèrent en conséquence une armée formidable, et attaquèrent d’abord les Latins et les Herniques, qui, voyant leur pays ravagé, furent contraints de faire connaître aux Romains leur fâcheuse position et d’implorer leur secours. Les Romains, accablés par la contagion, leur répondirent qu’ils n’avaient qu’à se défendre eux-mêmes et avec leurs propres armes, parce qu’ils ne pouvaient leur prêter aucun appui. La grandeur d’âme et la sagesse du sénat éclatent dans cette réponse. On y voit qu’en toutes les circonstances il voulut toujours être le maître des résolutions des peuples qui lui étaient soumis, et qu’il ne rougit jamais de prendre une résolution contraire à sa manière ordinaire d’agir, ou même à une détermination qu’il avait déjà embrassée, lorsque la nécessité le lui commandait.

Il faut remarquer en effet que précédemment il avait défendu à ces mêmes peuples de s’armer et de se défendre, de manière qu’un sénat moins éclairé aurait cru déchoir de son autorité en leur permettant de pourvoir à leur défense. Mais il porta toujours un jugement sain des choses ; il regarda toujours comme le meilleur le parti le moins funeste. S’il lui était pénible de ne pouvoir défendre ses sujets, il lui paraissait également dur de les voir s’armer sans sa permission, et par les motifs que j’ai déjà exposés, et par une foule d’autres que l’on comprend aisément. Convaincu que la nécessité contraindrait sans faute ces peuples à s’armer afin de se soustraire à l’ennemi qui les pressait, il prit le parti le plus honorable, et voulut que ce qu’ils avaient à faire fût autorisé par lui, de peur qu’ayant désobéi une fois par nécessité, ils ne s’habituassent dans la suite à désobéir par caprice. Il semble que dans de pareilles circonstances toute république aurait pris le même parti ; mais les États faibles ou mal conseillés ne savent jamais se résoudre, ni se faire honneur de la nécessité.

Le duc de Valentinois s’était emparé de Faenza et avait forcé Bologne de traiter avec lui. Comme il se disposait à traverser la Toscane pour retourner à Rome, il envoya à Florence un de ses affidés, demander le passage pour lui et pour son armée. On délibéra dans la ville sur le parti qu’il y avait à prendre, et personne ne proposa d’accueillir sa demande. C’était s’éloigner entièrement de la politique des Romains ; car le duc avait des forces redoutables, et les Florentins étaient trop faibles pour l’empêcher de passer ; il eût été bien plus honorable pour eux de paraître lui avoir accordé le passage, que de se le voir arracher par force. Toute la honte en rejaillit sur eux, et ils s’en seraient préservés en partie, s’ils s’étaient conduits d’une manière différente ; mais le plus grand vice de toutes les républiques faibles, c’est l’irrésolution ; en sorte que chaque parti qu’elles prennent leur est dicté par la force ; et s’il en résulte quelque bien, c’est à la nécessité et non à leur sagesse qu’elles doivent en rendre grâces.

Je veux en donner deux autres exemples contemporains, arrivés dans les États de notre république en 1500.

Après que le roi de France Louis XII se fut emparé de Milan, il désira de prendre Pise aux Florentins, pour en obtenir en retour cinquante mille ducats, qu’ils lui avaient promis pour prix de cette restitution : il envoya ses armées du côté de Pise, sous le commandement de monseigneur de Beaumont, qui, quoique Français, avait obtenu la confiance des Florentins. Ce général conduisit en effet son armée entre Cascina et Pise, dans l’intention d’attaquer cette dernière ville. Il y séjournait déjà depuis plusieurs jours pour diriger les apprêts du siége, lorsque des députés pisans vinrent le trouver, et offrirent de remettre la ville à l’armée française, si le roi voulait promettre de ne point la livrer avant quatre mois aux Florentins. Cette proposition fut rejetée sur tous les points par ces derniers ; on voulut prendre Pise par force, mais on ne retira de cette démarche que la honte de l’avoir entreprise.

Le refus d’écouter cette proposition venait de la méfiance que les Florentins avaient conçue contre le roi, entre les mains duquel ils avaient été obligés de se remettre par suite de la faiblesse de leurs résolutions. Ils ne s’apercevaient pas non plus qu’il valait bien mieux pour eux que le roi fût en position de leur restituer la ville de Pise après y être entré, ou, en ne la rendant pas, de dévoiler alors sa mauvaise foi, que de les obliger, en leur promettant une chose dont il n’était pas maître, à n’acheter que des promesses. Ils auraient bien mieux fait de consentir que Beaumont s’en fût emparé sous une condition quelconque, ainsi que l’expérience le fit voir en 1502.

Arezzo s’était révolté ; le roi de France envoya au secours des Florentins une armée française commandée par monseigneur Imbault. Arrivé à peu de distance de la ville, Imbault entama des négociations avec les habitants, qui consentaient à livrer la place sous des conditions à peu près semblables à celles qu’avaient proposées les Pisans. Cette proposition fut encore rejetée par les Florentins ; mais monseigneur Imbault, qui vit la faute où leur aveuglement allait les précipiter, commença à traiter en son nom avec les Aretins, sans y faire intervenir les commissaires de Florence ; et à la faveur du traité, qui fut bientôt conclu comme il le désirait, il entra dans Arezzo avec son armée, faisant sentir aux Florentins l’imprudence de leur conduite et leur peu d’expérience des affaires de ce monde. Il ajouta que s’ils désiraient Arezzo, ils n’avaient qu’à en instruire le roi, qui avait bien plus de facilité de leur donner cette ville, maintenant que ses troupes l’occupaient, que quand elles étaient encore hors de son sein. Cependant on ne laissait pas dans Florence de déchirer monseigneur Imbault et de l’accabler de reproches, jusqu’à ce qu’on reconnût enfin que si Beaumont eût agi comme ce dernier, Florence eût possédé Pise comme elle obtint Arezzo.

Ainsi, pour en revenir à notre sujet, les républiques dont les volontés sont incertaines ne savent jamais prendre un bon parti que quand la nécessité les y oblige ; parce que leur faiblesse les empêche de se déterminer dès qu’il y a le moindre doute ; et si ce doute n’était surmonté par une violence qui les précipite, elles flotteraient dans une éternelle incertitude.



CHAPITRE XXXIX.


On voit souvent arriver des événements semblables chez des peuples différents.


Quiconque étudie les événements contemporains et ceux qui se sont passés dans l’antiquité, s’aperçoit sans peine que les mêmes désirs et les mêmes passions ont régné et règnent encore sous tous les gouvernements et chez tous les peuples. Il est donc facile pour celui qui approfondit les événements du passé de prévoir ceux que l’avenir réserve à chaque État, d’y appliquer les remèdes dont usaient les anciens, ou, s’il n’en existe pas qui aient été employés, d’en imaginer de nouveaux d’après la similitude des événements. Mais comme on néglige ces observations, ou que celui qui lit ne sait point les faire, ou que s’il les fait, elles restent inconnues à ceux qui gouvernent, il en résulte que les mêmes désordres se renouvellent dans tous les temps.

Après l’année 1494, la ville de Florence ayant perdu une partie de ses possessions, telles que Pise et quelques autres villes, on se vit forcé de faire la guerre à ceux qui s’en étaient rendus maîtres, et comme ces nouveaux possesseurs étaient puissants, il en résulta pour l’État des frais énormes sans aucun avantage ; ces grandes dépenses entraînèrent des charges plus pesantes encore, qui excitèrent de toutes parts les murmures du peuple. Comme cette guerre était dirigée par un conseil de dix citoyens, que l’on nommait les dix de la guerre, la multitude commença à concevoir contre eux de violents soupçons, comme s’ils eussent été les seuls moteurs des hostilités et des dépenses qu’elles occasionnaient ; on crut que si l’on abolissait cette magistrature, on étoufferait les causes de la guerre ; en conséquence, lorsqu’arriva l’époque du renouvellement des dix, on ne procéda point aux élections, et après avoir laissé expirer leur commission, on en confia les pouvoirs à la seigneurie. Cette résolution eut les suites les plus funestes ; car non-seulement elle ne mit point de terme à la guerre, comme l’universalité des citoyens l’espérait, mais elle éloigna les hommes qui la dirigeaient avec sagesse. C’est ainsi qu’outre la ville de Pise on perdit Arezzo et une foule d’autres cités. Le peuple reconnut alors son erreur ; il vit que la cause de son mal était la fièvre, et non le médecin, et il rétablit le conseil des dix.

La même méfiance éclata dans Rome contre le nom de consul, lorsque, voyant la guerre naître de la guerre, et le repos fuir toujours devant ses vœux, le peuple, au lieu de penser que cet état d’hostilités continuelles prenait sa source dans la jalousie des peuples voisins, crut que la guerre naissait de l’ambition des nobles, qui, ne pouvant parvenir à le punir dans Rome, où il était défendu par la puissance des tribuns, voulaient que les consuls le conduisissent au loin pour l’opprimer à leur aise dans des lieux où il ne pouvait espérer d’appui. Il jugea, en conséquence, qu’il était de son intérêt, ou d’abolir le consulat, ou de limiter tellement son pouvoir, que cette autorité ne pût s’étendre sur le peuple, ni au dehors, ni dans les murs de Rome. Le premier qui proposa cette loi fut le tribun Terentillus ; il demanda que l’on créât cinq citoyens chargés d’examiner l’autorité des consuls, et d’y imposer des limites. Cette proposition irrita profondément la noblesse, qui crut voir une véritable insulte à la majesté de l’empire dans l’abaissement auquel on voulait la réduire en l’écartant du gouvernement de la république. Néanmoins l’opiniâtreté des tribuns fut tellement puissante, que le nom de consul fut aboli ; et après avoir essayé différentes mesures, on aima mieux établir des tribuns avec le pouvoir consulaire que de renommer des consuls ; c’était plutôt leur nom qu’on avait pris en haine, que leur autorité. Cette nouvelle magistrature subsista de longues années ; mais enfin le peuple, ayant reconnu son erreur, rétablit de nouveau ses consuls, comme les Florentins revinrent au conseil des dix.


CHAPITRE XL.


De la création du décemvirat à Rome ; de ce que cette institution a de remarquable, et comment, entre une infinité d’autres considérations, le même événement peut sauver ou renverser un État.


Dans le dessein où je suis de m’étendre particulièrement sur les événements que produisit dans Rome l’établissement du décemvirat, je ne crois pas superflu de rapporter d’abord tout ce qui résulta de cette institution, et j’examinerai ensuite parmi tous ces résultats ceux qui me paraissent les plus dignes d’être remarqués ; ils sont en grand nombre, et méritent une attention particulière de la part de ceux qui veulent maintenir une république dans sa liberté, et de ceux qui formeraient le projet de l’asservir ; car la suite de mon discours mettra dans tout leur jour les nombreuses erreurs que le sénat et le peuple commirent au préjudice de la liberté, et les fautes non moins nombreuses par lesquelles Appius, chef des décemvirs, nuisit à la tyrannie qu’il croyait déjà pouvoir établir dans Rome.

Après des contestations infinies et des débats sans terme entre le peuple et la noblesse, pour établir dans Rome des lois capables de maintenir la liberté dans l’État, les deux partis convinrent d’un commun accord d’envoyer Spurius Posthumius, avec deux autres citoyens, à Athènes, afin d’y prendre pour modèle les lois de Solon, et de les faire servir de base à celles qu’il conviendrait de donner à la république romaine. Ces députés se rendirent à Athènes, et à leur retour on procéda à la nomination de ceux qui seraient chargés d’examiner et de rédiger ces lois ; on choisit dix citoyens qui devaient rester en fonction pendant un an. Parmi eux se trouvait Appius Claudius, homme éclairé, mais turbulent. Afin qu’ils pussent procéder sans obstacle à la rédaction de ces nouvelles lois, on supprima dans Rome tous les autres magistrats, particulièrement les tribuns et les consuls ; on abolit l’appel au peuple, en sorte que cette nouvelle magistrature vint à être maîtresse souveraine dans Rome.

Appius, comblé en toute occasion des faveurs du peuple, réunit bientôt dans ses seules mains l’autorité de ses collègues. Il affectait les manières les plus populaires, et chacun s’étonnait qu’il eût changé sitôt de nature et de caractère, après avoir passé jusqu’alors pour le persécuteur le plus impitoyable du peuple. Les décemvirs montrèrent d’abord une grande modération : ils n’avaient que douze licteurs qui précédaient ordinairement celui qu’ils choisissaient pour les présider. Quoiqu’ils fussent investis d’une autorité absolue, ayant eu à condamner un citoyen romain pour assassinat, ils le citèrent par-devant le peuple, auquel ils abandonnèrent le soin de le juger.

Ils écrivirent leurs lois sur dix tables, et ils commencèrent par les exposer en public, afin que le peuple pût les lire et les discuter, et que si l’on y remarquait quelque chose de défectueux, ils pussent les corriger avant de les promulguer. Sur cela, Appius fit circuler dans Rome le bruit que si à ces dix tables on en ajoutait deux nouvelles, on leur donnerait toute perfection ; cette opinion, accréditée dans la ville, servit de prétexte au peuple pour prolonger le décemvirat d’une année, et il s’y porta d’autant plus volontiers, qu’il espérait ne plus voir le rétablissement des consuls, pouvoir se passer de l’appui des tribuns, et, comme nous venons de le dire, rester juge des affaires.

Lorsqu’on eut pris la résolution de renommer les décemvirs, toute la noblesse s’empressa pour obtenir cette magistrature. Appius se mit le premier sur les rangs ; il affectait dans ses démarches une telle popularité, qu’il commença à devenir suspect à ses collègues : Credebant enim haud gratuitam in tanta superbia comitatem fore. Mais incertains de pouvoir lui résister ouvertement, ils résolurent d’employer l’artifice, et quoiqu’il fût le plus jeune de tous, ils lui donnèrent le pouvoir de proposer au peuple les décemvirs futurs. Ils croyaient que se conformant à la conduite des autres, il ne se proposerait point lui-même ; démarche inusitée jusqu’à cette époque dans Rome, et qu’on y regardait comme une ignominie : Ille vero impedimentum pro occasione arripuit. Il se nomma le premier, au grand mécontentement de toute la noblesse, étonnée de son audace, et désigna ensuite ceux qu’il voulut pour collègues.

Cette nouvelle nomination, faite pour une autre année encore, commença à dessiller les yeux de la noblesse et du peuple ; car aussitôt Appius (finem fecit ferendæ alienæ personæ) ne cacha plus son orgueil, et inspira bientôt aux autres décemvirs les sentiments qui l’animaient. Pour exciter plus d’épouvante parmi le peuple et le sénat, au lieu de douze licteurs, ils en prirent cent vingt. Les craintes furent générales pendant quelques jours. Ils commencèrent bientôt à tenir le sénat en alarmes et à opprimer le peuple ; et si un citoyen maltraité par l’un d’entre eux en appelait aux autres, il encourait dans son appel une sentence plus rigoureuse encore que dans le premier jugement. Le peuple alors, reconnaissant sa faute, commença, dans son désespoir, à tourner ses regards vers les nobles : et inde libertatis captare auram, unde servitutem timendo, in eum statum rempublicam adduxerant. La noblesse jouissait de sa douleur, ut ipsi, tædio præsentium, consules desiderarent.

L’année venait de finir ; les deux nouvelles tables des lois étaient terminées, mais non publiées. Les décemvirs saisirent ce prétexte pour se maintenir dans leur charge ; ils retinrent le gouvernement par la violence, et se firent des satellites de la jeune noblesse, en lui donnant les biens de ceux qu’ils avaient condamnés : Quibus donis juventus corrumpebatur, et malebat licentiam suam, quam omnium libertatem.

Dans ces entrefaites, les Sabins et les Volsques déclarérent la guerre aux Romains. Les craintes que cette guerre fit naître montrèrent aux décemvirs toute la faiblesse de leur autorité ; ils ne pouvaient soutenir la lutte sans le sénat, et réunir le sénat leur semblait la ruine de leur puissance. Cependant, pressés par la nécessité, ils embrassèrent ce dernier parti. Lorsque les sénateurs furent rassemblés, un grand nombre d’entre eux s’élevèrent contre la tyrannie des décemvirs, particulièrement Valérius et Horatius.

Le décemvirat touchait à sa fin ; mais le sénat, toujours jaloux du peuple, ne voulut pas user de toute son influence ; il espérait que si les décemvirs déposaient volontairement leur magistrature, il serait possible de ne point rétablir les tribuns du peuple. La guerre fut donc résolue, et on mit en campagne deux armées commandées par une partie des décemvirs. Appius demeura dans Rome, chargé de la gouverner. C’est alors qu’il s’éprit de Virginie, et que, voulant l’arracher par force à sa famille, il réduisit son père Virginius à la poignarder lui-même pour la délivrer de ses mains. De là les tumultes qui s’élevèrent dans Rome et dans les deux armées, qui, se réunissant au reste de la multitude, se retirèrent sur le Mont sacré, où elles restèrent jusqu’à ce que les décemvirs eussent déposé leur charge, qu’on eût rétabli les tribuns et les consuls, et que la république eût recouvré les anciennes institutions protectrices de sa liberté.

On peut conclure de ce passage que le malheur de voir naître dans Rome une semblable tyrannie eut pour origine les mêmes causes qui produisent presque toutes les autres tyrannies dans un gouvernement, c’est-à-dire le désir trop ardent du peuple d’être libre, et celui non moins vif de la noblesse de dominer. Lorsque les deux partis ne s’accordent point pour établir une loi en faveur de la liberté, mais que l’un d’entre eux se laisse emporter à favoriser un citoyen, la tyrannie élève soudain sa tête hideuse. Le peuple et le sénat s’entendirent pour instituer les décemvirs ; mais ils ne les revêtirent de tant d’autorité que parce que chaque parti avait l’espoir, l’un d’éteindre le nom de consul, l’autre le nom de tribun. Aussitôt qu’ils furent établis, le peuple, qui crut voir dans Appius le soutien de ses droits et le fléau de la noblesse, répandit sur lui toutes ses faveurs. Lorsqu’un peuple en est venu à se tromper au point de mettre en crédit un citoyen pour qu’il puisse abattre les objets de sa haine, si ce favori du peuple est habile, il ne peut manquer de devenir le tyran de l’État. Il se servira d’abord du peuple pour détruire la noblesse, ensuite ; mais seulement après l’avoir détruite, il entreprendra d’opprimer le peuple à son tour ; et le peuple alors se trouvera esclave, sans savoir à qui recourir.

Telle est la marche qu’ont suivie tous les tyrans pour enchaîner une république. Si Appius avait su s’y conformer, sa tyrannie aurait jeté de plus profondes racines, et elle n’eût point été si promptement renversée ; mais sa conduite fut toute différente, et l’on ne pouvait agir avec plus d’imprudence. Pour retenir la tyrannie, il se fit l’ennemi de tous ceux qui la lui avaient mise entre les mains, et qui pouvaient la lui conserver, et l’ami de ceux qui n’avaient concouru en aucune manière à la lui donner, et qui n’auraient jamais pu le maintenir. Il perdit ainsi l’amitié de ceux qui d’abord avaient été ses amis, et chercha à gagner l’affection de ceux qui ne pouvaient pas l’être. Et, en effet, quoique les nobles aiment à tyranniser, ceux d’entre eux qui ne participent pas à la tyrannie sont toujours ennemis du tyran, qui ne peut jamais les gagner entièrement, tant sont vastes leur ambition et leur insatiable avarice ; car de quelques richesses, de quelques honneurs que puisse disposer un tyran, jamais il ne peut satisfaire au désir de tous. C’est ainsi qu’Appius, abandonnant le peuple pour se rapprocher de la noblesse, commit une erreur manifeste : pour retenir l’autorité par la force, il faut être plus fort que celui contre lequel on la dispute. Aussi les tyrans que favorise la multitude, et qui n’ont d’ennemis que la noblesse, jouissent d’une bien plus grande sécurité, parce que leur violence est soutenue par de plus grandes forces que ceux qui n’ont d’appui contre l’inimitié du peuple que l’amitié de la noblesse. Favorisés par le peuple, il leur suffit, pour se maintenir, des forces intérieures. C’est ainsi que Nabis, tyran de Sparte, attaqué par la Grèce entière et le peuple romain, put résister à leurs efforts. Après s’être assuré du petit nombre des nobles, et soutenu par l’affection du peuple, il ne craignit pas de se défendre. Il n’aurait osé l’entreprendre si le peuple avait été son ennemi.

D’un autre côté, lorsqu’on n’a que peu d’amis au dedans, les forces du pays ne peuvent suffire ; il faut aller chercher des appuis au dehors. Il y en a de trois espèces : l’une consiste dans les satellites étrangers destinés à la garde de votre personne ; l’autre dans les armes qu’on donne aux habitants des campagnes pour qu’ils rendent les mêmes services qu’auraient rendus les citoyens ; la troisième enfin, dans l’alliance avec des voisins puissants qui vous défendent. Celui qui suivrait cette marche sans s’en écarter pourrait encore, quoiqu’il eût le peuple pour ennemi, parvenir à se sauver.

Mais Appius ne pouvait gagner les habitants de la campagne ; car la montagne et Rome ne formaient qu’un même peuple, et ce qu’il pouvait, il ne sut point le faire : aussi son pouvoir s’écroula lorsqu’il s’élevait à peine.

Le peuple et le sénat commirent des erreurs graves dans l’institution des décemvirs. Et quoique, dans le chapitre qui traite du dictateur, j’aie avancé que les seuls magistrats dangereux pour la liberté sont ceux qui s’emparent eux-mêmes du pouvoir, et non ceux que nomme le peuple, néanmoins ce dernier, quand il établit de nouveaux magistrats, doit les instituer de manière à ce qu’ils éprouvent quelque crainte à se laisser corrompre.

Une surveillance active aurait dû entourer sans cesse les décemvirs, et les maintenir dans le devoir ; les Romains ne les surveillèrent pas. Ils devinrent dans Rome l’unique tribunal ; tous les autres furent abolis. Et, comme nous l’avons déjà dit, c’est ainsi que l’extrême désir qu’avaient, et le sénat d’abolir les tribuns, et le peuple de détruire les consuls, aveugla tellement le peuple et le sénat, qu’ils ne balancèrent point à concourir tous deux au désordre général.

Aussi, le roi Ferdinand disait que les hommes imitent souvent ces faibles oiseaux de rapine, qui poursuivent avec un tel acharnement la proie que la nature leur indique, qu’ils ne s’aperçoivent pas d’un autre oiseau plus fort et plus puissant qui s’élance sur eux pour les déchirer.

On verra donc par ce que je viens de dire, ainsi que je me l’étais proposé en commençant ce chapitre, dans quelles fautes le désir de sauver la liberté précipita le peuple romain, et celles que commit Appius pour s’emparer de la tyrannie.



CHAPITRE XLI.


Passer subitement de la modestie à l’orgueil, de la clémence à la cruauté, sans intermédiaire, c’est une conduite imprudente et sans but.


Parmi les moyens dont Appius se servit imprudemment pour conserver la tyrannie, un des plus remarquables fut de changer trop subitement de caractère et de direction. La dissimulation avec laquelle il sut tromper le peuple en feignant d’être son ami fut utile à ses vues ; il en est de même de la conduite qu’il tint pour faire renouveler le décemvirat ; on peut également applaudir à l’audace qu’il déploya, en osant se désigner lui-même, contre l’attente de la noblesse ; il fit bien encore de s’adjoindre des collègues à son choix ; mais il se conduisit avec imprudence, lorsqu’ayant réussi il changea tout à coup de caractère, et se montra l’ennemi du peuple, de son ami qu’il était ; lui, qu’on avait vu affable et accessible à tous, on le vit plein de roideur et d’orgueil, et il se jeta si subitement dans des défauts contraires à ses premières qualités, que la fausseté de son âme dut frapper sans peine les yeux les plus prévenus ; car celui qui pendant un certain temps a paru vertueux, et prétend se livrer sans contrainte à sa perversité naturelle, doit y parvenir par degrés. Il faut se servir de toutes les facilités que présente l’occasion, de manière qu’avant qu’une conduite tout à fait opposée vous ravisse les anciennes faveurs du peuple, vous en ayez acquis d’un autre côté tant de nouvelles, que votre autorité n’en souffre point d’atteinte. En vous conduisant d’une manière différente, vous vous trouvez à découvert, sans amis, et votre perte est assurée.



CHAPITRE XLII.


Combien les hommes peuvent aisément se corrompre.


Le décemvirat nous fournira encore un exemple de la facilité avec laquelle les hommes se laissent corrompre, et avec quelle promptitude ils changent de caractère, quoique d’un naturel heureux et cultivé par l’éducation. Il suffit de considérer comment toute cette jeunesse qu’Appius avait choisie pour l’avoir sans cesse autour de lui se familiarisa bientôt avec la tyrannie, et s’en déclara l’amie, séduite par les faibles avantages qu’elle en retirait ; il ne faut que voir également comment Quintus Fabius, l’un des membres du second décemvirat, homme renommé par ses vertus, mais que l’ambition aveugla un moment, se laissa séduire par la perversité d’Appius, abandonna la vertu pour se plonger dans le vice, et devint en tout l’émule de son collègue. Ces faits, mûrement examinés, engageront plus vivement encore les législateurs des républiques ou des royaumes à mettre un frein aux passions des hommes, en leur ôtant l’espoir de pouvoir impunément s’égarer.



CHAPITRE XLIII.


Ceux qui combattent pour leur propre gloire sont des soldats braves et fidèles.


Le sujet que nous venons de traiter montre encore la grande différence qui existe entre une armée satisfaite, qui combat pour sa propre gloire, et celle qui, déjà mal disposée, ne combat que pour servir l’ambition d’un maître. Aussi, les armées romaines, qui, sous leurs consuls, avaient toujours été victorieuses, furent toujours vaincues lorsqu’elles suivirent les décemvirs. Cet exemple peut démontrer également en partie l’inutilité des soldats mercenaires, qui n’ont d’autre lien qui les attache à vos intérêts que le faible salaire qu’ils reçoivent de vos mains. Ce motif n’est ni ne saurait être assez puissant pour les rendre fidèles et leur faire pousser l’attachement jusqu’à vouloir mourir pour vous. Les armées qui ne portent pas à celui pour lequel elles combattent une affection capable de lui donner un partisan dans chaque soldat, n’ont point assez de courage pour résister à un ennemi qui montrerait la moindre valeur. Et comme cet attachement et cette émulation ne peuvent exister que dans des sujets, il faut, lorsqu’on veut gouverner et maintenir un État, soit républicain, soit monarchique, armer ses peuples, ainsi que l’ont fait tous ceux dont les armées ont exécuté de grandes conquêtes.

Les Romains, sous les décemvirs, avaient bien le même courage ; mais comme leurs sentiments n’étaient plus les mêmes, leurs succès étaient également bien différents. Aussi, après l’abolition du décemvirat, à peine eurent-ils recommencé à combattre sous l’influence de la liberté, qu’ils déployèrent leur ancienne valeur, et par conséquent leurs entreprises furent couronnées du succès, selon leur ancienne coutume.



CHAPITRE XLIV.


Une multitude sans chef n’est d’aucune utilité, et il ne faut pas d’abord menacer, et demander ensuite l’autorité.


Après la mort de Virginie, le peuple romain s’était réuni en armes sur le Mont sacré. Le sénat lui envoya des messagers pour s’informer par quels ordres il avait abandonné ses chefs et s’était retiré en ce lieu. On avait tant de respect pour l’autorité du sénat, que le peuple, n’ayant point de chef à sa tête, n’osait répondre à cette demande. Et Tite-Live ajoute que ce n’était pas les raisons qui lui manquaient, mais quelqu’un qui osât prendre sur lui de répondre. Ce fait montre évidemment l’incapacité d’une multitude sans chef.

Virginius comprit d’où venait cette confusion, et par son ordre on créa vingt tribuns militaires, que l’on reconnu comme chefs, et qui furent chargés de répondre et de conférer avec le sénat. Le peuple alors demanda qu’on députât vers lui Horatius et Valérius, pour leur faire part de ses prétentions ; mais ces deux sénateurs ne voulurent se rendre sur le Mont sacré, que lorsque les décemvirs auraient déposé leur pouvoir ; et lorsqu’ils arrivèrent au lieu où la multitude était réunie, on leur dit que l’intention du peuple était qu’on rétablit d’abord les tribuns ; qu’on appelât devant lui de toutes les sentences des magistrats, et qu’on livrât en ses mains les décemvirs sans exception, afin qu’on pût les brûler vifs. Valérius et Horatius applaudirent aux premières demandes ; mais ils blâmèrent la dernière comme impie, en disant : Crudedelitatem damnatis, in crudelitatem ruitis. Ils conseillèrent donc au peuple de ne plus parler des décemvirs, mais de chercher à reconquérir sur eux la puissance et l’autorité, ce qui lui fournirait des moyens certains de satisfaire sa vengeance.

On voit clairement par cet exemple combien il y a d’imprudence et de folie, en demandant une chose, de dire d’abord : Je veux m’en servir contre vos intérêts. Il ne faut point ainsi manifester tout à coup son dessein, mais s’efforcer d’obtenir à tout prix ce que l’on désire. C’est ainsi qu’en demandant ses armes à un homme, on ne doit pas lui dire : Je veux m’en servir pour te tuer ; mais une fois qu’on les a en main, on peut satisfaire sans peine son désir.



CHAPITRE XLV.


C’est donner on mauvais exemple que de ne pas observer une loi, surtout lorsqu’on en est l’auteur ; et renouveler chaque jour les offenses envers le peuple ne peut qu’offrir les plus grands dangers à celui qui gouverne.


Cet accord arrêté, et Rome rétablie dans son ancienne constitution, Virginius cita Appius devant le peuple pour y défendre sa cause. Il comparut accompagné d’une foule de nobles. Virginius ordonna qu’on le mît en prison. Appius commença à jeter des cris et à en appeler au peuple : Virginius prétend qu’il n’est pas digne d’avoir recours à cet appel qu’il a lui-même détruit, et d’obtenir pour défenseur ce peuple qu’il a si cruellement offensé. Appius répond à son tour qu’on ne doit pas violer cet appel, dont on a rétabli l’usage avec un si vif empressement. Cependant il fut mis en prison, et, avant le jour du jugement, il se tua lui-même. Quoique les crimes d’Appius méritassent les plus grands supplices, ce n’en était pas moins porter atteinte à la liberté que de violer les lois à son égard, et particulièrement celle qui venait d’être établie ; car le plus funeste exemple qu’on puisse, à mon avis, donner dans un État, c’est de créer une loi et de ne point l’observer, surtout quand elle est violée par ceux qui l’ont faite.

Après l’année 1494, la république de Florence avait réformé son gouvernement par l’influence du frère Jérôme Savonarola, homme dont les écrits témoignent la science, la sagesse et la vertu. Parmi les règlements établis pour assurer la liberté des citoyens, il y avait une loi qui permettait d’appeler au peuple de tous les jugements rendus pour crime d’État par le conseil des huit ou par la seigneurie. Cette loi, que Savonarola avait conseillée longtemps et qu’il n’obtint qu’avec difficulté, était à peine confirmée, que cinq citoyens furent mis à mort par la seigneurie pour attentat contre la sûreté de l’État, ils voulurent former appel ; mais on ne le permit pas, et la loi fut violée. Cet événement, plus qu’aucun autre, diminua le crédit du frère Jérôme. S’il regardait l’appel comme utile, il devait faire observer la loi ; s’il lui paraissait inutile, il ne devait pas employer tant d’efforts pour la faire passer.

On fut d’autant plus frappé de cet événement, que, dans toutes les prédications que fit Savonarola après qu’on eut violé la loi, on ne l’entendit jamais ni blâmer ni excuser ceux qui l’avaient ainsi foulée aux pieds, parce qu’il ne voulait pas désapprouver une chose qui tournait à son avantage et qu’il ne pouvait excuser. C’est ainsi qu’il dévoila son caractère factieux et l’ambition de son âme, qu’il perdit tout son crédit, et s’attira le blâme général.

Rien encore n’est plus funeste dans un État que de réveiller chaque jour, dans le cœur des citoyens, de nouveaux ressentiments par des outrages prodigués sans cesse à tels ou tels d’entre eux, ainsi qu’il arriva dans Rome après le décemvirat. En effet, tous les décemvirs, ainsi qu’un grand nombre d’autres citoyens, furent, en divers temps, accusés et condamnés. L’épouvante était universelle parmi les nobles, qui ne voyaient de terme à ces condamnations que la destruction de toute la noblesse. Il en serait résulté pour la république les inconvénients les plus désastreux, si le tribun Marcus Duellius n’y eût mis un terme par un édit qui interdisait, pendant un an, à qui que ce fût, la faculté de citer ou d’accuser aucun citoyen romain, ce qui rendit aux nobles toute leur sécurité.

On voit par cet exemple combien il est dangereux pour une république ou pour un prince de tenir l’esprit des citoyens dans les terreurs continuelles, en faisant planer sans cesse sur eux les outrages et les supplices. Rien de plus dangereux qu’une pareille conduite ; car les hommes qui commencent à trembler pour eux-mêmes se précautionnent à tout prix contre les dangers ; leur audace s’accroît, et bientôt rien ne les arrête dans leurs tentatives.

Il est donc nécessaire ou de n’offenser personne, ou de satisfaire à la fois tous ses ressentiments, puis de rassurer les citoyens, et de leur rendre la confiance et la tranquillité.


CHAPITRE XLVI.


Les hommes se jettent d’une ambition dans une autre ; on cherche d’abord à se préserver des offenses, et ensuite à opprimer ses rivaux
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Le peuple romain avait recouvré sa liberté et repris sa première place ; ses priviléges mêmes s’étaient étendus, grâce aux nombreuses lois dont on avait fortifié sa puissance ; on pouvait donc espérer avec raison que Rome jouirait enfin de sa tranquillité. Cependant l’expérience prouva bientôt le contraire : chaque jour voyait naître de nouveaux désordres ou de nouvelles dissensions. Et comme Tite-Live, avec sa sagesse ordinaire, fait connaître les causes qui occasionnèrent ces troubles, je crois à propos de répéter ici ses propres paroles. Le peuple, ou la noblesse, dit-il, témoignait d’autant plus d’orgueil que son adversaire montrait plus de modération. Le peuple jouissait-il tranquillement de ses droits, la jeune noblesse commençait à l’insulter. Les tribuns, dont le pouvoir même était outragé, ne pouvaient s’y opposer que faiblement. De leur côté, les nobles, quoiqu’ils trouvassent un peu d’emportement dans la conduite des plus jeunes d’entre eux, voyaient sans peine, puisqu’on devait passer les bornes, que les leurs se livrassent à ces excès plutôt que le peuple. C’est ainsi que la chaleur avec laquelle chaque parti défendait sa liberté était cause que toujours l’un d’entre eux était opprimé ; car la marche ordinaire de ces événements, c’est que les hommes, en cherchant à se mettre à l’abri de la crainte, commencent dès lors à se faire redouter ; l’offense qu’ils écartent loin d’eux, ils la rejettent sur leurs adversaires, comme s’il fallait nécessairement être oppresseur ou opprimé.

On voit par là de quelle manière les républiques se détruisent, et comment les hommes n’abandonnent l’objet de leur ambition que pour en poursuivre un autre ; cela prouve également la vérité de cette sentence que Salluste met dans la bouche de César : Quod omnia mala exempta bonis initiis orta sunt.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, les citoyens, qui dans une république se livrent à toute leur ambition, cherchent d’abord à se mettre à l’abri des atteintes non-seulement des simples particuliers, mais même des magistrats. Ils essayent de se faire des amis, et, pour y parvenir, ils emploient des moyens en apparence légitimes ; ils leur prêtent de l’argent dans le besoin ; ils les défendent des attaques des hommes puissants ; ces moyens, qui offrent l’apparence de la vertu, trompent facilement tous les yeux, et l’on ne songe point à porter remède au mal. Parvenus sans obstacles, par une conduite persévérante, à ce degré d’élévation, les ambitieux acquièrent une telle importance, qu’ils se font redouter des simples citoyens et respecter des magistrats. Arrivés à ce point sans qu’on se soit d’abord opposé à leur puissance, ils se trouvent tellement affermis, qu’il devient extrêmement dangereux de chercher même à les ébranler ; et j’en ai déjà dit les raisons en parlant du danger qu’il peut y avoir à tenter de détruire un abus qui a déjà jeté de profondes racines dans un gouvernement ; car alors l’état des choses est tel qu’il faut ou tâcher de déraciner cet abus, au risque d’une ruine soudaine, ou le laisser croître, et se courber sous le joug d’une servitude inévitable, à moins que la mort ou quelque événement heureux ne vienne vous rendre à la liberté. Lorsque les citoyens et les magistrats mêmes tremblent devant un de leurs égaux, et qu’ils craignent de lui faire outrage, ainsi qu’à ses amis, ils sont bien près de rendre la justice ou de prodiguer les offenses au gré de ses caprices.

Ainsi, l’une des institutions les plus importantes d’un État doit être celle qui veille à ce que les citoyens, sous ombre de faire le bien, ne puissent se livrer au mal, et qu’ils ne jouissent que de ce crédit qui peut être utile et non nuisible à la liberté, ce que nous discuterons en son lieu.



CHAPITRE XLVII.


Les hommes, quoique sujets à se tromper sur les affaires générales, ne se trompent guère sur les affaires particulières.


Le peuple romain, fatigué, ainsi que nous l’avons dit, du nom de consul, voulait que les plébéiens pussent parvenir au consulat, ou qu’on en limitât l’autorité ; la noblesse, pour ne point avilir le pouvoir consulaire en faisant droit à l’une de ces deux demandes, prit un terme moyen, et consentit à la création de quatre tribuns revêtus de l’autorité des consuls et tirés indifféremment du sein de la noblesse ou du peuple. Les plébéiens triomphants crurent avoir renversé le consulat, et s’être élevés eux-mêmes à ce haut degré de puissance. Mais un fait digne de remarque, c’est que lorsqu’on procéda à l’élection de ces tribuns, le peuple romain ne nomma que des nobles, quoiqu’il eût pu les choisir tous dans son sein. C’est à cette occasion que Tite-Live dit : Quorum comitiorum eventus docuit alios animos in contentione libertatis et honoris, alios secundum deposita certamina, in incorrupto judicio esse.

Si l’on examine d’où naît cette différence, on verra qu’elle procède, je pense, de ce que les hommes qui se trompent souvent sur les résultats généraux d’une mesure sont moins sujets à l’erreur sur un fait particulier. Les plébéiens étaient persuadés en général qu’ils méritaient le consulat, parce qu’ils étaient plus nombreux dans la ville, et exposés à plus de périls dans la guerre, et parce que Rome ne devait sa liberté et sa puissance qu’à leur bras. Cette prétention leur paraissait raisonnable ; ils voulurent donc obtenir ce pouvoir par tous les moyens. Mais lorsqu’il fallut peser en particulier le mérite de chacun, ils connurent toute leur faiblesse, et jugèrent que nul ne méritait individuellement les honneurs dont tous ensemble ils se croyaient dignes. Alors rougissant d’eux-mêmes, ils eurent recours à ceux qui méritaient leur suffrage. Et Tite-Live, frappé à juste titre d’admiration pour cette conduite, s’écriait : Hanc modestiam æquitatemque et altitudinem animi ubi nunc in uno inveneris, quæ tunc populi universi fuit ?

Pour fortifier cet exemple, je puis en rapporter un autre extrêmement remarquable ; c’est ce qui se passa à Capoue après qu’Annibal eut complètement battu les Romains à Cannes. Cette défaite avait mis en flamme toute l’Italie ; Capoue même était sur le point de se soulever, tant était forte la haine qui animait le peuple contre le sénat. Pacuvius Calanus occupait en ce moment la première magistrature : prévoyant l’imminence de la révolution qui menaçait la ville, il essaya par son crédit de réconcilier le peuple et le sénat. Affermi dans cette résolution, il fit assembler les sénateurs, leur exposa la haine que le peuple nourrissait contre eux, le danger qu’ils couraient d’être massacrés, et de voir la ville livrée à Annibal, par suite des revers des Romains. Il ajouta que, s’ils voulaient le laisser agir, il espérait parvenir à réconcilier les deux ordres ; mais qu’il fallait qu’il pût les enfermer dans le palais, parce que le moyen de les sauver était de laisser croire au peuple qu’il pouvait les punir.

Les sénateurs se rendirent à cette proposition ; Pacuvius alors convoqua le peuple, et après avoir enfermé le sénat dans le palais, il dit aux citoyens assemblés que le moment était enfin arrivé de dompter l’orgueil de la noblesse, et de se venger des injures qu’ils en avaient reçues ; qu’en conséquence il avait renfermé tout le sénat sous sa garde ; mais que, comme il ne croyait pas que leur intention fût de laisser la ville sans gouvernement, il était nécessaire, puisqu’ils voulaient massacrer les anciens sénateurs, d’en créer de nouveaux ; qu’il avait mis les noms de tous les sénateurs dans une bourse ; qu’il allait commencer en leur présence à les en tirer, et qu’à mesure qu’il en sortirait un, on le ferait mourir aussitôt qu’on lui aurait trouvé un successeur.

Il commence alors à tirer le nom d’un sénateur : à ce nom un cri universel s’élève ; on l’accuse d’orgueil, d’arrogance et de cruauté. Pacuvius demande soudain qu’on le remplace : toute l’assemblée rentre dans le silence. Au bout de quelques instants, le nom d’un candidat est prononcé : en l’entendant, l’un commence à siffler, l’autre à rire ; chacun lui adresse un reproche. Après plusieurs épreuves successives, tous ceux qu’on avait désignés furent jugés indignes du rang de sénateur. Pacuvius en prit alors occasion de leur dire : « Puisque vous êtes persuadés que cette ville serait en péril sans un sénat, et que vous ne pouvez vous accorder pour choisir de nouveaux sénateurs, je crois qu’il vaudrait bien mieux vous réconcilier avec les anciens ; car l’épouvante où vous venez de les plonger les aura tellement humiliés, que sans doute vous trouverez désormais en eux cette douceur et cette modération que vous cherchez dans d’autres. » Le peuple suivit cet avis, les deux partis se réconcilièrent, et il reconnut l’erreur dans laquelle il était, lorsqu’il fallut en venir à l’examen des individus.

Les peuples sont encore sujets à se tromper lorsqu’ils jugent les événements et leurs résultats d’une manière générale, et ne s’aperçoivent de leur erreur que lorsqu’ils les examinent en particulier.

En 1494, les principaux citoyens de la ville de Florence avaient été chassés ; il n’y avait plus de gouvernement régulier ; c’était plutôt une anarchie livrée à l’ambition du premier audacieux. Chaque jour l’État s’enfonçait dans l’abîme, et la foule du peuple, effrayée de sa chute, en accusait, ne soupçonnant pas une autre cause, l’ambition de quelque homme puissant qui nourrissait les désordres dans l’espoir d’établir un gouvernement à sa convenance, et d’attenter ensuite à la liberté. Les mécontents, réunis sur les places et dans les loges, médisaient d’une foule de citoyens et les menaçaient, si jamais ils pouvaient faire partie de la seigneurie, de découvrir leurs artifices et de les en punir. Il arrivait souvent que l’un d’entre eux montait aux suprêmes magistratures ; parvenu une fois à cette élévation, et voyant les choses de plus près, il apercevait les sources du mal ainsi que les périls dont l’État était menacé et la difficulté d’y remédier. Convaincu alors que le désordre provenait, non de la faute des hommes, mais de celle des temps, il changeait aussitôt de langage et de conduite, parce que la connaissance des causes particulières le guérissait de cette erreur qu’il avait adoptée en ne considérant que les effets en général ; de sorte que ceux qui l’avaient d’abord entendu parler lorsqu’il n’était que simple particulier, et qui le voyaient si tranquille depuis qu’il était parvenu aux suprêmes dignités, attribuaient ce changement, non à une connaissance plus parfaite des affaires, mais à l’intrigue et à la corruption dont les grands avaient usé envers lui. Ces changements furent si fréquents et se firent remarquer chez tant de citoyens, qu’ils donnèrent lieu à un proverbe qui disait : « Ces hommes ont deux façons de penser, l’une pour la place publique, l’autre pour le palais. »

Si l’on examine donc ce que je viens de dire, on verra qu’il est aisé de faire ouvrir les yeux au peuple lorsqu’il se trompe en examinant les objets en masse ; il suffit de lui donner le moyen de descendre à un jugement particulier, ainsi que fit Pacuvius à Capoue, et le sénat à Rome.

Je crois encore pouvoir conclure qu’un homme sage ne doit point appréhender le jugement du peuple dans les affaires particulières, telles que la distribution des emplois et des dignités ; car c’est en cela seul que le peuple ne se trompe point ; ou si du moins il se trompe quelquefois, ces exemples sont si rares, qu’un petit nombre de citoyens seraient sujets à de bien plus fréquentes erreurs, si le soin de ces distributions leur était confié. Et je ne regarde pas comme une chose superflue de faire voir dans le chapitre suivant la conduite que tenait le sénat pour égarer le peuple dans les élections.



CHAPITRE XLVIII.


Pour empêcher qu’une magistrature ne soit donnée à un méchant ou à un homme incapable, il faut la faire briguer par un homme plus pervers et plus incapable encore, ou par l’homme le plus illustre et le plus vertueux.


Quand le sénat craignait que les tribuns armés de la puissance consulaire ne fussent tirés du sein du peuple, il usait de l’un de ces deux moyens : ou il faisait briguer cette dignité par les hommes les plus renommés de la république, ou bien il corrompait quelque plébéien sordide et sans aveu, et l’engageait à se mêler aux autres plébéiens d’un mérite supérieur qui la sollicitaient ordinairement, et à la demander ainsi qu’eux. Dans ce dernier cas le peuple aurait rougi d’accorder ; dans le premier, il avait honte de refuser. Cela rentre encore dans le sujet du précédent chapitre, où j’ai prouvé que le peuple se trompe sur les objets généraux, mais qu’il est éclairé sur les particuliers.


CHAPITRE XLIX.


Si les villes libres dès leur naissance, telles que Rome, ont de la peine à établir des lois qui conservent leur liberté, cela est presque impossible pour celles qui sont nées dans la servitude.


La marche et les progrès de la république romaine prouvent combien il est difficile d’organiser un gouvernement libre, où toutes les lois ne tendent qu’au maintien de la liberté. Malgré la multitude de toutes celles qu’avaient d’abord données Romulus, Numa, Tullus Hostilius, puis Servius, et en dernier lieu les décemvirs, dont l’établissement n’avait pas d’autre objet, chaque jour la marche du gouvernement découvrait quelque nouveau besoin qui exigeait la création d’institutions nouvelles.

C’est ce qui arriva lorsqu’on établit les censeurs, que l’on peut regarder comme un des remparts les plus fermes que Rome ait élevés pour protéger sa liberté, tant que sa liberté exista ; devenus en effet les suprêmes arbitres des mœurs des citoyens, ils furent une des causes les plus puissantes qui retardèrent la corruption du peuple romain.

On commit bien une faute dès l’origine même de cette magistrature en l’établissant pour cinq années ; mais peu de temps après cette faute fut réparée par la sagesse de Mamercus, dictateur, qui par une nouvelle loi réduisit la durée de cette charge à dix-huit mois. Les censeurs qui se trouvaient alors en exercice furent tellement irrités de cette mesure, qu’ils exclurent Mamercus du sénat ; conduite qui fut généralement désapprouvée et par le peuple et par les patriciens. Et comme on ne dit pas que Mamercus ait pu éviter cet outrage, il faut ou que l’histoire soit ici incomplète, ou que les lois romaines fussent défectueuses en cette partie ; car il ne faut pas qu’une république soit organisée de manière à ce qu’un citoyen, pour avoir osé promulguer une loi conforme à un gouvernement libre, soit exposé à en être puni sans pouvoir se défendre.

Mais pour en revenir à l’objet de ce chapitre, je dis que, par la création de cette nouvelle magistrature, on voit que si les États dont les commencements furent libres, et qui, comme Rome, se sont gouvernés eux-mêmes, ont eu tant de peine à trouver des lois propres à maintenir leur liberté, il ne faut pas s’étonner si les villes qui prirent naissance au sein de l’esclavage ont rencontré, je ne dirai pas de la difficulté, mais de l’impossibilité à jamais organiser une constitution qui leur assurât la liberté et la tranquillité. La ville de Florence en est un exemple. Son origine fut dépendante de l’empire romain : accoutumée à vivre sous le gouvernement d’un maître, elle resta longtemps assujettie et sans s’occuper de sa propre existence ; ayant trouvé depuis l’occasion de respirer, elle commença à établir une constitution qui lui fût propre ; mais ces nouvelles institutions, mêlées avec les anciennes, qui ne valaient rien, ne purent pas non plus être bonnes. C’est ainsi que pendant une période de deux cents ans, dont on possède des traditions certaines, elle languit sans avoir eu jamais de gouvernement qui ait pu lui faire donner avec raison le nom de république.

Les difficultés qu’elle a trouvées dans son sein, on les retrouve dans toutes les cités qui ont eu les mêmes commencements ; et quoique bien souvent les libres suffrages du peuple aient confié à un petit nombre de citoyens le pouvoir d’y établir la réforme, cette réforme n’a jamais été organisée pour l’utilité commune, mais elle l’a toujours été à l’avantage d’un parti ; en sorte qu’au lieu de remettre l’ordre dans la cité, on n’a fait qu’accroître le désordre.

Pour citer à cet égard un exemple particulier, je dis que, parmi les considérations qui doivent fixer la pensée du fondateur d’un État, une des plus importantes est de savoir dans quelles mains il dépose le droit de punir de mort les citoyens. Les institutions romaines étaient admirables sur ce point : ordinairement on pouvait en appeler au peuple ; mais s’il arrivait une circonstance impérieuse où il fût dangereux d’accueillir l’appel et de surseoir à l’exécution, on nommait soudain un dictateur, qui faisait exécuter sur-le-champ la sentence ; remède auquel les Romains n’eurent jamais recours que dans une nécessité pressante.

Mais à Florence, et dans les autres villes d’une origine semblable, et habituées comme elle à la servitude, ce pouvoir terrible était confié à un étranger commis par l’État pour remplir cet office. Quand par la suite ces villes eurent conquis leur indépendance, elles continuèrent à confier ce droit à un étranger, auquel on donnait le titre de capitaine. Cet emploi présentait les plus grands dangers, par la facilité qu’avaient les citoyens puissants de corrompre celui qui le remplissait. Mais le temps ayant amené de nombreuses modifications dans le gouvernement de l’État, on établit huit citoyens pour remplir les fonctions du capitaine. Ce changement ne fit que rendre cette institution plus mauvaise encore, de mauvaise qu’elle était déjà, par la raison que nous avons déjà dite, que le petit nombre est toujours l’instrument du petit nombre et des citoyens puissants.

Venise a su se préserver de ce danger : elle a établi le conseil des Dix, qui peut sans appel punir tous les citoyens. Comme son autorité pourrait être trop faible contre des hommes puissants, quoiqu’il ait cependant le pouvoir de les punir, on a établi les quaranties ; et l’on a voulu de plus que le conseil des pregadi, qui est le sénat, eût le droit de punir les coupables ; de sorte que comme les accusateurs ne manquent pas, il se trouve aussi toujours des juges pour contenir les hommes puissants.

Lorsqu’on voit donc la république romaine, qui dut à sa propre sagesse et à celle de tant d’illustres citoyens les belles institutions qui la régissaient, forcée chaque jour par les événements d’établir de nouvelles lois en faveur de la liberté, il ne faut pas s’étonner si dans d’autres États dont les commencements furent plus désordonnés, il s’élève de telles difficultés, qu’il soit toujours impossible d’y rétablir l’ordre.



CHAPITRE L.


Un conseil ni un magistrat ne doivent pouvoir entraver les affaires d’un État.


T. Quintius Cincinnatus et Cn. Julius Mentus étaient consuls, et leur désunion avait suspendu toutes les affaires de la république. Le sénat alors les pria instamment de nommer un dictateur qui pût du moins exécuter ce que leur inimitié ne permettait pas de faire. Mais les consuls, qui ne pouvaient s’accorder sur rien, n’étaient du même avis que sur un seul point, celui de ne pas nommer de dictateur. Alors le sénat, n’ayant plus d’autre recours, implora l’appui des tribuns, qui, soutenus de leur côté par l’autorité du sénat, forcèrent les consuls d’obéir.

D’abord, il faut remarquer ici l’utilité du tribunat, qui ne se bornait pas à mettre un frein aux prétentions que les nobles déployaient contre le peuple, mais encore à celles qu’ils élevaient entre eux.

En second lieu, il ne faut jamais, dans un État, que l’on permette au petit nombre de prendre aucune de ces résolutions qui sont ordinairement nécessaires au maintien de la république. Ainsi, par exemple, avez-vous donné à un conseil le pouvoir de distribuer des honneurs et des grâces, ou à un magistrat celui de traiter une affaire ; il faut ou lui imposer l’obligation de la terminer d’une manière quelconque, ou pourvoir à ce qu’un autre puisse ou doive remplir son devoir s’il refuse de l’accomplir ; sans cela cette institution deviendrait défectueuse et pleine de danger, comme il serait arrivé à Rome, si l’on n’avait pu opposer le pouvoir des tribuns à l’obstination des deux consuls.

Dans la république de Venise, c’est le grand conseil qui distribue les honneurs et les emplois. Il arrivait quelquefois que tout le conseil, par ressentiment ou par quelque fausse suggestion, ne voulait donner de successeurs ni aux magistrats qui gouvernaient la ville, ni à ceux qui au dehors administraient l’État. C’était une source de désordres sans cesse renaissants, parce que toutes les villes dépendantes, et la capitale elle-même, manquaient tout à la fois de magistrats légitimes ; et l’on ne pouvait sortir de cette confusion qu’en parvenant à satisfaire la majorité de ce conseil ou à la tromper. Cette institution funeste eût entraîné la chute de l’État, si des citoyens sages n’y eussent remédié. Ils saisirent une occasion favorable, et firent passer une loi qui portait que tous les magistrats qui existaient au dedans ou au dehors de la ville ne cesseraient jamais leurs fonctions que lorsqu’ils auraient été remplacés. C’est par cette mesure qu’on arracha au conseil la facilité d’exposer la république à un péril certain, en entravant la marche des affaires publiques.


CHAPITRE LI.


Une république ou un prince doivent paraître exécuter par grandeur d’âme ce qu’ils font par nécessité.


Les hommes que la prudence dirige savent se faire un mérite de toutes leurs actions, même de celles auxquelles la nécessité les contraint. Le sénat de Rome se conduisit avec sagesse lorsqu’il décida qu’on entretiendrait aux dépens du public les hommes qui combattaient pour l’État, et qui jusqu’alors avaient fait la guerre à leurs frais. Le sénat voyait bien qu’en maintenant ce dernier usage, il ne pourrait faire de longues guerres, ni par conséquent assiéger aucune ville, ni conduire les armées loin de Rome, entreprises dont la nécessité était évidente à ses yeux : il ne balança pas à donner aux troupes une solde ; mais il s’y prit de manière à se faire un mérite de la nécessité qui l’y contraignait. Cette faveur fut tellement agréable à la multitude, que Rome entière se livra aux transports de la joie la plus effrénée ; ce bienfait parut si important à ses yeux, qu’elle n’aurait jamais osé l’espérer, qu’elle n’aurait même jamais cherché à l’obtenir d’elle-même. Et quoique les tribuns s’efforçassent d’atténuer cette faveur en faisant voir qu’une semblable mesure, loin d’alléger les charges du peuple, ne faisait qu’aggraver son sort, puisqu’il serait nécessaire d’établir de nouveaux impôts pour subvenir à cette solde, néanmoins ils ne purent empêcher le peuple de l’accepter avec reconnaissance. Le sénat même sut encore ajouter à ce bienfait, par la manière dont l’impôt fut réparti, car les charges les plus considérables furent imposées à la noblesse, et elles furent les premières acquittées.


CHAPITRE LII.


Le moyen le plus sûr et le moins tumultueux de réprimer l’ambition d’un citoyen qui devient tout-puissant dans un État, c’est de le devancer dans les voies mêmes qu’il a prises pour parvenir à la grandeur.


On voit, par le chapitre précédent, quel crédit le sénat acquit sur le peuple en se parant, comme d’un bienfait, de la paye qu’il lui avait accordée, ainsi que de la manière dont il avait assis les impôts. Si la noblesse eût toujours persévéré dans les mêmes sentiments, toute cause de trouble disparaissait à jamais de la ville ; les tribuns perdaient l’influence qu’ils avaient auprès du peuple, et, par une conséquence nécessaire, toute leur autorité. Il est d’ailleurs certain que dans une république, et surtout dans celles qui sont corrompues, on ne peut employer un moyen plus sûr, plus facile, plus exempt de tumulte, pour s’opposer à l’ambition d’un citoyen, que de le devancer dans tous les chemins par lesquels on le voit marcher au but qu’il s’est marqué. Si l’on se fût servi de ces mesures contre Côme de Médicis, ses adversaires s’en seraient bien mieux trouvés que de le chasser de Florence ; et si les citoyens qui lui disputaient le pouvoir avaient pris comme lui le parti d’être les bienfaiteurs du peuple, ils seraient parvenus sans bruit et sans violence à faire tomber de ses mains les armes dont il se prévalait le plus.

Pierre Soderini s’était acquis la plus haute réputation dans Florence par les seuls soins qu’il mettait à protéger le peuple, et il passait dans l’esprit de la multitude pour l’ami le plus sincère de la liberté. Certes il était bien plus facile, bien plus généreux aux citoyens auxquels sa puissance portait ombrage, il était bien moins dangereux pour eux et pour l’État même de le devancer dans les chemins par lesquels il s’élevait à la grandeur, que de chercher à le heurter de front, afin d’entraîner dans sa ruine le reste de la république. S’ils avaient rendu nulles entre ses mains les armes qui faisaient toute sa force, et cela leur était bien facile, ils auraient pu, dans tous les conseils, dans toutes les assemblées publiques, s’opposer à lui sans crainte, et sans être retenus par aucune considération. On dira peut-être que si les citoyens, que la haine animait contre Soderini, commirent une erreur grave en ne le devançant pas dans l’emploi des moyens par lesquels il étendait son influence parmi le peuple, Pierre, de son côté, ne fit pas une faute moins grande en négligeant à son tour de prévenir ses adversaires en tournant contre eux les armes dont ils le menaçaient. Mais Soderini mérite qu’on l’excuse sur ce point, et parce qu’il lui était difficile de suivre cette conduite, et parce qu’il n’eût pu le faire avec honneur : en effet, les moyens dont on se servit pour le renverser, et avec lesquels, après l’avoir combattu, on finit par précipiter sa ruine, consistaient à favoriser les Médicis. L’honneur s’opposait à ce qu’il prît ce parti, parce qu’il n’aurait pu, sans se perdre de réputation, aider à la ruine de cette liberté, dont la garde lui était confiée. De plus, il aurait fallu favoriser les Médicis ouvertement et tout d’un coup, et ce parti l’aurait exposé à de plus grands périls encore ; car, de quelque manière qu’il se fût montré l’ami des Médicis, il serait devenu suspect et odieux au peuple, et ses ennemis, plus que jamais, auraient eu l’occasion de le perdre.

Ainsi, les hommes doivent considérer un parti sous toutes ses faces, et en peser avec soin les inconvénients et les dangers, et ne point l’embrasser lorsqu’ils y voient plus de périls que d’utilité, alors même qu’ils seraient certains de faire adopter leur résolution. En agissant d’une manière différente, on s’exposerait au danger qu’éprouva Cicéron lorsque, voulant détruire l’influence d’Antoine, il ne fit que l’augmenter. Antoine avait été déclaré ennemi du sénat ; il rassembla soudain une armée formidable, composée en grande partie de soldats qui avaient marché sous les aigles de César. Cicéron, pour lui enlever ses soldats, exhorta le sénat à donner toute sa confiance à Octave, et à l’envoyer avec l’armée de la république et les consuls contre Marc-Antoine, alléguant pour motif qu’à peine les soldats, qui suivaient leur ennemi, auraient entendu le nom d’Octave, neveu du dictateur, et qui se faisait aussi nommer César, ils déserteraient le parti opposé et se réuniraient à Octave, de manière que Marc-Antoine, dépouillé de tous ses partisans, serait facilement renversé. L’avis de Cicéron eut une issue tout opposée à celle qu’on présumait. Marc-Antoine sut gagner Octave, et tous deux se réunirent aux dépens de Cicéron et du sénat ; alliance funeste, qui perdit pour jamais le parti des grands. Rien n’était plus facile à prévoir. Ce n’était pas le conseil de Cicéron qu’il fallait suivre ; mais c’était le nom de César qu’on devait craindre, ce nom dont la gloire avait dissipé tous ses ennemis, et qui lui avait acquis dans Rome un pouvoir suprême ; et l’on ne devait attendre des héritiers du dictateur ou de ses complices rien de favorable à la liberté.



CHAPITRE LIII.


Souvent le peuple désire sa ruine, trompé par la fausse apparence ; et rien n’est plus facile que de l’entraîner par de vastes espérances et des promesses éblouissantes.


Après la prise de Véïes, le bruit se répandit parmi le peuple romain qu’il serait avantageux pour Rome que la moitié de ses habitants allât habiter Véïes. On faisait valoir la richesse du pays où était située la ville, le grand nombre de ses édifices, son voisinage de Rome ; cette mesure pouvait facilement enrichir la moitié du peuple romain, et, vu la proximité de Rome, elle n’apportait aucun délai dans le cours des affaires civiles. Cette proposition, au contraire, parut au sénat et aux citoyens les plus éclairés, non-seulement sans avantage, mais tellement dangereuse, qu’ils disaient hautement qu’ils aimaient mieux souffrir la mort que de donner leur assentiment à une telle mesure. Les plus violents débats s’élevèrent bientôt, et le peuple, indigné contre le sénat, allait prendre les armes et répandre du sang, si le sénat ne s’était fait un bouclier de plusieurs citoyens respectables par leur âge et par leurs lumières ; le respect que le peuple avait pour eux arrêta sa fureur, et il ne poussa pas plus loin l’insolence de ses prétentions.

Il faut ici remarquer deux choses : la première, que le peuple, séduit par l’image d’un bien trompeur, désire trop souvent sa propre ruine ; et que si quelqu’un qui mérite toute sa confiance ne l’éclaire pas sur ce qui peut lui nuire ou lui être avantageux, l’État se trouve exposé aux dangers les plus imminents. Si le sort voulait que le peuple ne se fiât à personne, ainsi qu’il est quelquefois arrivé, pour avoir été trompé, ou par les hommes, ou par les événements, l’État ne pourrait éviter sa ruine. C’est à cette occasion que Dante, dans son livre De monarchiâ, dit que souvent le peuple a crié : Vive ma mort ! et périsse ma vie !

De ce défaut de confiance il arrive parfois qu’une république n’ose prendre un parti avantageux, comme je l’ai fait voir en parlant des Vénitiens, quand, assaillis par des ennemis trop nombreux, ils ne purent se résoudre, pour prévenir leur ruine, à en gagner quelques-uns par la restitution de ce qu’ils avaient eux-mêmes enlevé aux autres ; conquêtes qui étaient la cause de la guerre et de la ligue de tant de princes contre eux.

En examinant cependant ce qu’il est facile ou ce qu’il est difficile de persuader à un peuple, on doit faire une distinction. Par exemple, dans le parti qu’on veut lui faire embrasser, le peuple voit au premier coup d’œil une perte ou un gain, de la grandeur ou de la lâcheté. Si, dans les projets qu’on lui soumet, il aperçoit un avantage réel, s’ils lui semblent magnanimes, il sera facile de les lui faire embrasser, quand même sa propre ruine et celle de l’État seraient cachées sous ces apparences trompeuses. De même, il sera toujours difficile de lui faire prendre un parti qui ait l’apparence de la lâcheté ou du dommage, quand même il cacherait un gain véritable ou le salut de l’État.

Des exemples tirés de l’histoire des Romains et de celle des barbares, des temps anciens et des modernes, se présentent en foule. C’est de là que vint l’opinion désavantageuse qui s’éleva dans Rome contre Fabius Maximus, qui ne pouvait persuader au peuple romain qu’il fût utile à la république de temporiser pendant la guerre et de s’opposer aux efforts d’Annibal sans lui livrer bataille. Le peuple voyait de la lâcheté dans cette conduite, et n’en apercevait pas l’utilité ; et Fabius, de son côté, n’avait pas de raisons assez puissantes pour le convaincre. Et ce qui prouve avec quel aveuglement les hommes embrassent toujours les partis où semble briller le courage, c’est que, quoique le peuple romain eût commis la grave erreur de donner pouvoir au général de la cavalerie de Fabius, de combattre, malgré l’opposition du consul, et que, par cette autorisation, l’armée romaine eût été mise en déroute si Fabius n’y avait remédié par sa prudence, cependant cette expérience ne lui suffit pas, et il créa dans la suite Varron consul, non à cause de son propre mérite, mais parce qu’il parcourait les places et les lieux publics de Rome, promettant de vaincre Annibal si on lui permettait de combattre. La défaite de Cannes et presque la ruine de Rome furent les suites de cette conduite.

Je veux à ce sujet rapporter encore un autre fait tiré de l’histoire romaine. Il y avait déjà huit ou dix ans qu’Annibal combattait en Italie ; cette contrée était de toutes parts inondée du sang des Romains, quand un certain M. Centenius Penula, homme du caractère le plus vil, quoiqu’il eût occupé jadis quelque grade dans les armées, se présenta devant le sénat, et offrit, si on lui donnait le pouvoir de former un corps de volontaires dans toute l’étendue de l’Italie, de livrer en peu de temps Annibal mort ou prisonnier. Cette promesse parut téméraire au sénat : réfléchissant néanmoins que s’il la rejetait, et que le peuple en eût connaissance par la suite, il pourrait en résulter du tumulte et des plaintes, et qu’on pourrait en savoir mauvais gré aux sénateurs, on accueillit la proposition de Penula, et l’on aima mieux exposer ceux qui consentiraient à le suivre, qu’irriter de nouveau les ressentiments du peuple, sachant avec quel empressement il accepterait ce parti, et combien il serait difficile de l’en dissuader. Cet insensé, suivi d’une multitude sans ordre et sans discipline, marcha donc au-devant d’Annibal ; mais à la première rencontre, lui et tous ceux qui l’accompagnaient furent défaits ou tués.

Nicias, en dépit de sa prévoyance et de sa sagesse, ne put jamais convaincre les habitants d’Athènes du danger de porter la guerre en Sicile. Cette entreprise, exécutée malgré les conseils des citoyens les plus éclairés, entraîna la ruine totale d’Athènes.

Lorsque Scipion fut nommé consul, il briguait le département de l’Afrique et promettait de renverser Carthage ; mais le sénat, retenu par Fabius Maximus, lui refusait son suffrage : il menaça alors de s’adresser au peuple, parce qu’il savait combien de semblables propositions lui sont toujours agréables.

Notre ville pourrait à ce sujet servir encore d’exemple. Messer Hercule Bentivogli, commandant des troupes de Florence, conjointement avec Antoine Giacomini, après avoir battu Berthelemi d’Alviano à San-Vincenti, alla mettre le siége devant Pise. Cette entreprise fut décidée par le peuple, qu’avaient séduit les magnifiques assurances de Bentivogli, malgré les représentations d’une foule de citoyens éclairés qui la blâmaient hautement ; mais tous leurs efforts furent vains et repoussés par la volonté générale, trop confiante aux vastes promesses du commandant.

Ainsi, le moyen le plus facile d’entraîner la ruine d’un État où le peuple tient toute l’autorité en main, c’est de lui faire entreprendre des expéditions hardies ; car partout où le peuple aura quelque influence, il les embrassera toujours avec enthousiasme, et les hommes sages qui seraient d’un avis contraire ne pourront jamais s’y opposer.

Mais si la ruine de l’État est le résultat inévitable d’une telle conduite, on en voit naître bien plus souvent encore la perte des citoyens chargés de diriger de semblables entreprises : car le peuple, trouvant la défaite là où il comptait sur la victoire, n’en accuse ni la fortune ni les faibles moyens de celui qui dirigeait la guerre, mais sa lâcheté et son ignorance ; et trop souvent il lui fait payer sa propre faute de la mort, des fers ou de l’exil. Une foule de généraux de Carthage et d’Athènes en offrent la preuve : quelques victoires qui eussent couronné leurs entreprises, un seul revers suffisait pour tout effacer. C’est ce qui arriva à Antoine Giacomini, notre concitoyen : n’ayant pu s’emparer de Pise, comme le peuple l’espérait et comme lui-même l’avait promis, il encourut tellement la défaveur populaire, que, malgré tous les services qu’il avait autrefois rendus à la patrie, il dut la vie plutôt à l’humanité de ceux qui avaient en main l’autorité, qu’à tout autre motif qui le défendit auprès du peuple.


CHAPITRE LIV.


Quel est le pouvoir d’un grand homme pour retenir dans le devoir un peuple soulevé.


Le second point important que nous avons indiqué dans le chapitre précédent, c’est que rien n’est plus propre à réprimer la multitude soulevée que le respect qu’elle porte à quelque homme sage dont la vertu est une autorité, et qui se présente tout à coup devant elle. C’est avec raison que Virgile a dit :



Tum, pietate gravem ac ineritis si forte virum quem
Conspexere, silent, arrectisque auribus adstant.


________Virg., Æneid., lib.I., v. 151, 152.


En conséquence, tout chef d’une armée, tout magistrat d’une ville où s’élève une sédition, doit sur-le-champ se présenter au milieu du tumulte, user avec le plus d’adresse qu’il peut de son influence et de sa considération, et s’entourer de toutes les marques de sa dignité, afin d’imprimer plus de respect pour sa personne.

Florence, il y a peu d’années, était divisée en deux factions, nommées fratesche et arrabiate. On prit les armes, et les fratesques furent vaincus. On distinguait parmi eux Paul-Antoine Soderini, l’un des citoyens les plus recommandables de la république : le peuple armé se précipitait en foule vers sa maison pour la piller ; messer Francesco, son frère, alors évêque de Volterre, et aujourd’hui cardinal, s’y trouvait en ce moment. Au premier bruit qu’il entend, à l’aspect de la foule irritée, il revêt ses habits les plus magnifiques, met par-dessus le rochet épiscopal, et s’avance à la rencontre de ces furieux : sa présence, ses discours, tout les arrête ; et, pendant plusieurs jours, sa conduite ferme et courageuse fit l’entretien de toute la ville.

Je conclus donc qu’il n’existe pas de moyen plus puissant et plus nécessaire pour réprimer une multitude soulevée, que la présence d’un homme qui paraisse respectable ou qui le soit réellement.

On voit, en outre, pour en revenir à mon sujet, que l’opiniâtreté du peuple romain à vouloir se transporter à Véïes, provenait de ce qu’il croyait cette mesure utile et ne voyait pas les inconvénients qu’elle cachait ; et que les tumultes qui s’étaient déjà élevés se seraient changés en troubles sérieux, si le sénat n’avait opposé à la fureur du peuple des hommes dont la sagesse et les vertus inspiraient le respect.



CHAPITRE LV.


On gouverne sans peine un État dont le peuple n’est pas corrompu : là où l’égalité existe il ne peut se former une principauté, et là où elle ne se trouve point on ne peut établir de république.


Quoique je me sois déjà étendu sur ce qu’on doit espérer ou craindre d’une ville corrompue, cependant il ne me paraît pas hors de propos de m’arrêter sur une délibération du sénat relativement à un vœu qu’avait fait Camille, de consacrer à Apollon la dixième partie des dépouilles de Véïes. Ce butin était tombé entre les mains du peuple romain, et, comme il était désormais impossible d’en connaître le montant, le sénat rendit un décret pour obliger chaque citoyen à rapporter au trésor public la dixième partie de ce qu’il avait enlevé. Quoique ce décret fût demeuré sans exécution, et que le sénat s’y fût pris d’une autre manière pour satisfaire tout à la fois Apollon et le peuple, néanmoins une telle résolution prouve combien on comptait sur la vertu de ce dernier, et jusqu’à quel point on était convaincu que personne n’oserait retenir la moindre partie de ce que la loi lui ordonnait de rapporter. D’un autre côté, on voit que jamais l’intention du peuple ne fut d’éluder la loi en donnant moins qu’il ne devait, mais d’échapper à ce qu’elle prescrivait en témoignant publiquement son indignation contre ce décret. Cet exemple, et plusieurs autres que j’ai déjà rapportés font éclater les vertus et l’esprit religieux de ce peuple, et tout ce qu’on pouvait en espérer de bien.

Certes, là où cette vertu n’existe pas, on ne peut rien attendre de bon : c’est ainsi que de notre temps il ne faut nullement compter sur tant de contrées où règne la corruption, particulièrement sur l’Italie, quoique la France et l’Espagne soient loin d’être à l’abri de cette licence de mœurs. Si l’on ne voit pas dans ces deux royaumes autant de désordres qu’en enfante chaque jour l’Italie, il ne faut pas l’attribuer à des vertus qui leur sont en grande partie étrangères, mais à la présence d’un roi dont le bras maintient l’union dans l’État, et aux institutions non encore corrompues qui le régissent.

C’est en Allemagne surtout que ces vertus et cet esprit de religion éclatent à un haut degré parmi le peuple, et font que plusieurs États indépendants y vivent en liberté, observant leurs lois de manière à ce qu’elles ne redoutent ni les entreprises des étrangers, ni celles des habitants. Et pour prouver que la plupart des vertus antiques règnent encore dans ce pays, je veux en rapporter un exemple analogue à celui que j’ai cité plus haut du sénat et du peuple romain.

Lorsqu’il arrive que les républiques allemandes ont besoin d’obtenir une certaine somme d’argent pour les dépenses de l’État, il est d’usage que les magistrats ou les conseils chargés du gouvernement imposent tous les habitants de la ville à un ou à deux pour cent de ce que chacun possède. Cette mesure adoptée suivant les formes usitées dans l’État, chacun se présente devant le receveur des impositions ; il prête d’abord le serment de payer la taxe imposée, et il jette ensuite dans un coffre destiné à cet usage ce que, suivant sa conscience, il lui semble juste de payer, et il n’y a de témoin de ce payement que celui là seul qui paye.

On peut conjecturer, par cet exemple, combien il existe encore parmi ces hommes de vertu et de religion. On doit en conclure également que chacun paye la véritable somme : car s’il ne la donnait pas, la contribution n’atteindrait pas la quantité déterminée et communément obtenue : si quelqu’un s’exemptait de payer, la fraude ne serait pas longtemps sans être découverte ; et dès qu’on s’en apercevrait, on aurait bientôt adopté quelque autre mesure.

Cette probité est d’autant plus admirable de nos jours, qu’elle est plus rare et qu’elle n’existe plus, pour ainsi dire, que dans ces pays seuls. Il y en a deux raisons : la première est qu’ils n’ont point eu de grand commerce avec leurs voisins, qui ne sont point venus chez eux, et chez lesquels ils ne sont point allés : contents des biens qu’ils possèdent, ils se nourrissent des aliments, se vêtissent des laines que produit leur sol natal ; ils n’ont eu ainsi aucun motif de rechercher ces relations, principe de toute corruption ; ils n’ont pu prendre les mœurs ni des Français, ni des Espagnols, ni des Italiens, toutes nations qu’on peut regarder comme les corruptrices de l’univers.

La dernière cause à laquelle ces républiques doivent la pureté de leurs mœurs et l’existence politique qu’elles ont conservée, c’est qu’elles ne sauraient souffrir qu’aucun de leurs sujets se prétende gentilhomme ou vive comme s’il l’était. Ces sujets maintiennent au contraire parmi eux la plus parfaite égalité, et sont les ennemis déclarés de tous les seigneurs ou gentilshommes qui pourraient exister dans le pays ; et si le hasard en fait tomber quelques-uns entre leurs mains, ils les massacrent sans pitié, comme une source de corruption et de désordres.

Pour éclaircir ce que j’entends par le mot de gentilhomme, je dirai que l’on appelle ainsi ceux qui vivent, dans l’oisiveté, des produits de leurs biens ; qui coulent leurs jours dans l’abondance, sans nul souci pour vivre, ni d’agriculture, ni d’aucun autre travail. Ces hommes sont dangereux dans toutes les républiques et dans tous les États ; mais on doit redouter par-dessus tout ceux qui, outre les avantages que je viens de détailler, commandent à des châteaux et ont des vassaux qui leur obéissent. Le royaume de Naples, les terres de l’Église, la Romagne et la Lombardie offrent de toutes parts ces deux espèces d’hommes ; c’est pourquoi il n’y a jamais eu dans ces contrées aucun gouvernement régulier, ni aucune existence politique, parce qu’une telle race est ennemie déclarée de toute institution civile. Vouloir introduire un gouvernement dans un pays ainsi organisé, ce serait tenter l’impossible. Mais s’il était possible à quelqu’un d’y établir l’ordre, il ne le pourrait qu’en créant un roi. La raison en est que là où il existe tant de causes de corruption, la loi leur oppose une trop faible digue, il faut lui prêter l’appui d’une force plus irrésistible : c’est dans la main d’un roi qu’elle réside ; c’est son pouvoir absolu et sans limites qui peut mettre un frein à l’ambition excessive et à la corruption des hommes puissants.

L’exemple de la Toscane peut servir de preuve à ce que j’avance. Dans un espace de terrain très-resserré, trois républiques ont subsisté pendant de longues années, Florence, Sienne et Lucques. Les autres villes de cette contrée n’ont point été tellement esclaves, qu’aidées de leur courage et des institutions qu’on y remarque encore, elles n’aient su maintenir leur liberté, ou entretenir du moins le désir de la conserver ; ce qui vient de ce qu’il n’existe dans ce pays aucun propriétaire de château, et qu’on n’y voit aucun gentilshomme, ou du moins qu’on en voit très-peu, et qu’il y règne une telle égalité, qu’un homme sage et instruit de la constitution des anciennes républiques y introduirait facilement une existence légale. Mais le destin de cette contrée a été tellement malheureux que, jusqu’à ce jour, le sort n’a fait naître dans son sein aucun homme qui ait pu ou qui ait su tenter une aussi belle entreprise.

On peut donc conclure de ce que je viens de dire que celui qui veut établir une république dans un pays où il existe un grand nombre de gentilshommes ne pourra y parvenir s’il ne les anéantit tous, et que celui qui prétend établir un royaume ou une principauté là où règne l’égalité, ne pourra réussir qu’en élevant au-dessus du niveau ordinaire les hommes d’un esprit ambitieux et remuant, et en les faisant gentilshommes de fait, et non pas de nom seulement ; en leur donnant des châteaux et des terres, en les environnant de faveurs, de richesses et de sujets : de sorte que, placé au milieu d’eux, il puisse appuyer sur eux son pouvoir, comme ils appuient sur lui leur ambition ; et que le reste soit contraint à souffrir un joug que la force, et nul autre sentiment, peut seule leur faire supporter. La force de l’oppresseur se trouvant en proportion avec celle de l’opprimé, chacun reste à la place où l’a jeté le sort.

Mais comme établir une république dans un pays propre à faire un royaume, ou un royaume dans une contrée susceptible de devenir une république, est l’entreprise d’un homme d’un rare génie ou d’une puissance sans bornes, beaucoup d’hommes l’ont tenté, peu d’entre eux ont su réussir. La grandeur de l’entreprise épouvante la plupart des hommes, ou leur suscite de tels embarras, qu’ils échouent dès les commencements.

Peut-être regardera-t-on comme une chose contraire à ce que j’avance, — qu’on ne peut établir de république là où il existe un grand nombre de gentilshommes, — l’exemple de Venise, où l’on n’élève aux charges de l’État que ceux qui sont gentilshommes.

Mais je répondrai que cet exemple n’est point une objection, parce que dans cette république les gentilshommes le sont plus de nom que de fait, attendu qu’ils n’ont point de grands revenus en biens-fonds, toutes leurs plus grandes richesses consistant en marchandises et en biens mobiliers ; d’ailleurs nul d’entre eux ne possède de châteaux, et n’a de sujets sous sa juridiction ; ce nom de gentilhomme n’est pour eux qu’un titre de dignité et de considération, qui n’est fondé sur aucun de ces avantages que dans les autres villes on attache au titre de gentilhomme. Et comme dans toutes les autres républiques les rangs de la société sont marqués par des dénominations diverses, ainsi Venise se divise en gentilshommes et en bourgeois, et veut que les uns possèdent ou du moins puissent posséder tous les honneurs, et que les autres en soient entièrement exclus. J’ai expliqué les causes pour lesquelles il n’en résulte aucun désordre dans l’État.

Que celui qui veut fonder une république l’établisse donc là où règne ou peut régner une grande égalité ; qu’il fonde, au contraire, une principauté là où l’inégalité existe ; autrement il donnera naissance à un État sans proportions dans son ensemble, et qui ne pourra subsister longtemps.



CHAPITRE LVI.


Les grands changements qui arrivent dans une cité ou dans une province sont toujours précédés de signes qui les annoncent ou d’hommes qui les prédisent.


Je ne sais d’où cela provient, mais on voit, par les exemples tirés des temps anciens et des modernes, qu’il n’arrive jamais, dans une cité ou un pays, un événement important qui n’ait été prédit, ou par des devins, ou par des révélations, ou par des prodiges, ou par d’autres signes célestes. Pour ne point nous éloigner de chez nous, chacun ne sait-il pas que l’arrivée du roi de France Charles VIII en Italie avait été prédite depuis longtemps par le frère Jérôme Savonarola, et le bruit ne se répandit-il pas en outre, dans toute la Toscane, qu’on avait entendu dans les airs et vu au-dessus d’Arezzo deux armées qui combattaient ensemble ?

Personne n’ignore également que quelque temps avant la mort de Laurent de Médicis l’ancien, l’église du Dôme fut frappée à son sommet le plus élevé d’un coup de tonnerre qui endommagea considérablement cet édifice. Chacun sait encore que, peu de temps avant que Pierre Soderini, nommé par le peuple de Florence gonfalonier à vie, eût été chassé et dépouillé de sa dignité, le tonnerre avait également frappé le palais. Je pourrais rapporter une foule d’autres exemples semblables, je les laisse de côté pour ne point fatiguer mes lecteurs. Je raconterai seulement ce que Tite-Live dit qui eut lieu avant l’arrivée des Gaulois à Rome. Un certain Marcus Seditius, plébéien, vint rapporter au sénat que, passant au milieu de la nuit dans la rue Neuve, il avait entendu une voix plus qu’humaine, qui lui ordonnait d’annoncer aux magistrats que les Gaulois marchaient sur Rome. Je crois que, pour expliquer la cause de ces prodiges, il faudrait un homme qui eût des choses naturelles et surnaturelles une connaissance que nous ne possédons point. Il pourrait se faire cependant que les airs, suivant l’opinion de quelques philosophes, soient remplis d’intelligences célestes, qui, par leur nature, connaissent l’avenir, et qui, touchées de pitié pour les hommes, les avertissent par de tels pronostics, afin qu’ils puissent se préparer à la défense. Quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins vrai que, toujours après de semblables prodiges, les empires ont éprouvé des révolutions extraordinaires et inattendues.



CHAPITRE LVII.


Le peuple en masse est fort ; il est faible individuellement.


Après la ruine de Rome par les Gaulois, une foule de citoyens étaient allés s’établir à Véïes, malgré la constitution et les édits du sénat, qui, pour mettre un terme à ce désordre, décréta publiquement que chaque citoyen, dans un certain espace de temps, et sous les peines portées par la loi, eût à revenir habiter Rome. Ceux contre lesquels ce décret était dirigé commencèrent par en plaisanter ; mais lorsque arriva le terme prescrit pour s’y soumettre, personne n’osa désobéir. Et Tite-Live dit à ce sujet : Ex ferocibus universis, singuli, metu suo, obedientes fuere.

Il est impossible de citer un exemple où le caractère de la multitude se manifeste plus clairement. Les hommes poussent souvent l’audace jusqu’à se plaindre hautement des mesures prises par leurs princes ; mais lorsqu’ils voient le châtiment en face, ils perdent la confiance qu’ils avaient l’un dans l’autre, et ils se précipitent pour obéir.

Il est certain qu’on ne doit point attacher trop d’importance à tout ce que dit un peuple de ses bonnes ou de ses mauvaises dispositions, pourvu toutefois que lorsqu’il est bien disposé vous puissiez le maintenir dans ces bonnes dispositions, et que, lorsqu’il l’est mal, vous puissiez l’empêcher de devenir dangereux. On entend par mauvaises dispositions des peuples celles qui ont une autre source que la perte de leur liberté, ou d’un prince objet de leur affection et qui existe encore ; car celles qui naissent de ces causes sont par-dessus tout formidables, et l’on ne peut prendre de trop grandes précautions pour y mettre un frein. Mais le mécontentement est facile à dissiper lorsque les peuples n’ont pas de chef auquel ils puissent recourir ; car si, d’un côté, rien n’est plus redoutable qu’une multitude sans frein et sans chef, rien, d’un autre côté, n’est plus faible ; et quoiqu’elle ait les armes à la main, il est aisé de la réduire, pourvu qu’il existe un asile où l’on puisse se mettre à l’abri de son premier mouvement. En effet, lorsque les esprits sont refroidis, et que chacun voit qu’il faut retourner chez soi, on commence à perdre la confiance qu’on avait dans ses propres forces, on pense à son propre salut, et l’on se décide à fuir ou à traiter.

Une multitude mise ainsi en mouvement, et qui veut éviter de semblables périls, doit choisir dans son sein un chef qui la dirige, qui la tienne unie, et qui pourvoie à sa défense. C’est ainsi qu’agit le peuple romain, lorsqu’il déserta Rome après la mort de Virginie, et qu’il choisit dans son sein vingt tribuns pour veiller à sa sûreté. S’il se conduit différemment, il arrivera toujours ce que dit Tite-Live dans les paroles que nous avons rapportées, que, réunis, les hommes sont remplis de courage, mais que lorsque chacun vient à réfléchir à son propre danger, il devient faible et lâche.



CHAPITRE LVIII.


La multitude est plus sage et plus constante qu’un prince.


Tite-Live et tous les autres historiens affirment qu’il n’y a rien de plus inconstant et de plus léger que la multitude. Souvent dans le récit qu’ils font des actions des hommes, on voit la multitude, après avoir condamné quelqu’un à mort, le pleurer bientôt, et l’appeler de tous ses regrets. C’est ainsi que Rome se conduisit envers Manlius Capitolinus, qu’elle regretta amèrement après lui avoir arraché la vie. Voici quelles sont à ce sujet les paroles de l’historien : Populum brevi, posteaquam ab eo periculum nullum erat. desiderium ejus tenuit. Et dans un autre endroit, lorsqu’il raconte les événements qui suivirent à Syracuse la mort d’Hiéronyme, petit-fils d’Hiéron, il dit : Hœc natura multitudinis est, aut humiliter servit, aut superbe dominatur.

Je ne sais si ce n’est point entreprendre une tâche pénible et tellement remplie de difficultés, que je sois obligé ou de l’abandonner honteusement, ou de la poursuivre au risque de succomber sous le fardeau, que de m’efforcer de défendre une cause qui, ainsi que je viens de le dire, a été attaquée par tous les historiens. Mais, quoi qu’il en soit, je ne regarderai jamais comme un tort de s’appuyer de la raison pour combattre une opinion, lorsqu’on n’y veut employer ni l’autorité ni la force.

Je dirai donc que le défaut dont les historiens accusent la multitude peut être imputé aux hommes en général, et aux princes en particulier : en effet, tous ceux que ne retient pas l’autorité des lois se livreraient aux mêmes erreurs que la multitude sans frein. On peut facilement s’en convaincre : il y a eu et il existe encore beaucoup de princes, mais on en compte parmi eux bien peu de bons ou de sages. Je parle ici des princes qui pouvaient briser tous les freins qui auraient été capables de les retenir. Je n’y comprends pas les rois que vit naître l’Égypte, lorsque ce royaume si ancien se gouvernait sous l’empire des lois ; ni ceux que Sparte a produits ; ni ceux qui de notre temps ont vu la lumière en France, dans ce royaume où les lois ont plus de puissance que dans aucun des empires qui existent de nos jours.

Les rois qui naissent sous de semblables institutions ne sauraient être comptés parmi ceux dont on puisse examiner le caractère naturel pour le comparer à celui de la multitude, parce qu’on ne saurait leur opposer qu’une multitude également soumise aux lois, dont les bonnes qualités seront aussi grandes que les leurs et qui ne montrera ni orgueil dans le pouvoir, ni bassesse dans la servitude. C’est ainsi que parut le peuple romain tant que la république eut des mœurs pures ; jamais il n’obéit d’une manière vile et lâche, et ne commanda avec orgueil ; mais, dans ses rapports avec les différents ordres et avec ses magistrats, il sut garder honorablement le rang qu’il tenait dans l’État. Fallait-il se soulever contre un factieux puissant ; il ne balançait pas. Manlius, les décemvirs, tous ceux qui tentèrent d’opprimer la république, en offrent une preuve. Fallait-il obéir, pour le salut commun, au dictateur ou aux consuls ; les magistrats étaient assurés de son obéissance.

Il ne faut pas s’étonner si le peuple romain regretta la mort de Manlius Capitolinus. C’était ses grandes qualités dont il déplorait la perte, ces qualités si éclatantes, et dont le souvenir excitait les regrets universels. Elles auraient eu le même empire sur un prince ; car tous les historiens s’accordent à penser qu’on admire et qu’on loue la vertu jusque dans ses ennemis mêmes. Si Manlius, au milieu de tant de regrets, avait revu le jour, le peuple romain aurait encore rendu contre lui le même jugement ; il l’eût, comme alors, arraché de sa prison et livré au supplice. On a vu néanmoins des princes réputés sages se souiller du sang de ceux qu’ils aimaient, et se livrer ensuite aux plus amers regrets : comme Alexandre, après la mort de Clytus et de quelques autres de ses amis ; comme Hérode, après celle de Mariamne.

Mais ce que dit notre historien du caractère de la multitude ne concerne pas celle que gouvernent les lois, comme on le voit des Romains, mais celle qui s’abandonne sans frein à tous ses mouvements, comme le peuple de Syracuse, et qui se précipite dans tous les excès où se plongent des hommes effrénés et furieux, tels qu’Alexandre et Hérode dans les circonstances dont j’ai parlé.

Ainsi l’on ne doit pas accuser le caractère de la multitude plus que celui des princes : tous sont sujets aux mêmes erreurs quand rien ne les empêche de se livrer à leurs passions. Et combien ne pourrais-je pas encore citer d’exemples à l’appui de tous ceux que j’ai déjà rapportés ! Combien d’empereurs romains, de tyrans et de rois ont déployé plus d’inconstance et de légèreté dans le cours de leur vie, que n’en offre le peuple le plus frivole !

Ainsi, je conclus contre cette opinion générale, qui veut que les peuples, lorsqu’ils sont les maîtres, soient toujours légers, inconstants et ingrats, en soutenant que ces défauts ne leur sont pas plus naturels qu’aux princes. Accuser à la fois et le peuple et les princes, c’est avancer une vérité ; mais on se trompe si l’on excepte les princes. Un peuple qui commande, sous l’empire d’une bonne constitution, sera aussi stable, aussi prudent, aussi reconnaissant qu’un prince ; que dis-je ? il le sera plus encore que le prince le plus estimé pour sa sagesse. D’un autre côté, un prince qui a su se délivrer du joug des lois sera plus ingrat, plus mobile, plus imprudent que le peuple. La différence qu’on peut remarquer dans leur conduite ne provient pas du caractère, qui est semblable dans tous les hommes, et qui sera même meilleur dans le peuple ; mais de ce que le respect pour les lois sous lesquelles ils vivent réciproquement est plus ou moins profond. Si l’on étudie le peuple romain, on le verra pendant quatre cents ans ennemi de la royauté, mais passionné pour la gloire et la prospérité de sa patrie ; et l’on trouvera dans toute sa conduite une foule d’exemples qui viennent à l’appui de ce que j’avance.

On m’objectera peut-être l’ingratitude dont il usa envers Scipion ; mais je ne ferai que répéter ce que j’ai déjà exposé au long sur ce sujet dans un des précédents chapitres, où j’ai prouvé que les peuples sont moins ingrats que les princes. Quant à la sagacité et à la constance, je soutiens qu’un peuple est plus prudent, moins volage et d’un sens plus droit qu’un prince. Et ce n’est pas sans raison que l’on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit, en effet, l’opinion universelle produire des effets si merveilleux dans ses prédictions, qu’il semble qu’une puissance occulte lui fasse prévoir et les biens et les maux. Quant au jugement que porte le peuple sur les affaires, il est rare, lorsqu’il entend deux orateurs qui soutiennent des opinions opposées, mais dont le talent est égal, qu’il n’embrasse pas soudain la meilleure, et ne prouve point ainsi qu’il est capable de discerner la vérité qu’il entend. Si, comme je l’ai dit, il se laisse quelquefois séduire par les résolutions qui montrent de la hardiesse, ou qui présentent une apparence d’utilité, combien plus souvent encore un prince n’est-il pas entraîné par ses propres passions, qui sont bien plus nombreuses et plus irrésistibles que celles du peuple ! Dans l’élection de ses magistrats, on voit encore ce dernier faire de bien meilleurs choix qu’un prince ; et jamais on ne persuadera au peuple d’élever à une dignité un homme corrompu et signalé par l’infamie de ses mœurs, tandis qu’il y a mille moyens de le persuader à un prince. Lorsqu’un peuple a pris quelque institution en horreur, on le voit persister des siècles dans sa haine : cette constance est inconnue chez les princes ; et sur ces deux points le peuple romain me servira encore d’exemple.

Pendant cette longue suite de siècles qui furent témoins de tant d’élections de consuls et de tribuns, on n’en connaît pas quatre dont Rome ait eu lieu de se repentir. Et, comme je l’ai dit, sa haine pour le nom de roi était tellement invétérée, que quelque éclatants que fussent les services d’un citoyen, dès qu’il tenta d’usurper ce nom, il ne put échapper aux supplices.

D’ailleurs, les États gouvernés populairement font en bien moins de temps des conquêtes plus rapides et bien plus étendues que ceux où règne un prince : comme on le voit par l’exemple de Rome après l’expulsion des rois et par celui d’Athènes dès qu’elle eut brisé le joug de Pisistrate. Cela ne provient-il pas de ce que le gouvernement des peuples est meilleur que celui des rois ? Et qu’on ne m’oppose point ici ce que dit notre historien dans le texte que j’ai déjà cité, et dans une foule d’autres passages ; mais qu’on parcoure tous les excès commis par les peuples, et ceux où les princes se sont plongés, toutes les actions glorieuses exécutées par les peuples, et celles qui sont dues à des princes, et l’on verra combien la vertu et la gloire des peuples l’emportent sur celles des princes. Si les derniers se montrent supérieurs aux peuples pour former un code de lois, créer les règles de la vie civile, établir des institutions ou des ordonnances nouvelles, les peuples à leur tour sont tellement supérieurs dans leur constance à maintenir les constitutions qui leur sont données, qu’ils ajoutent même à la gloire de leurs législateurs.

Enfin, et pour épuiser ce sujet, je dirai que si des monarchies ont duré pendant une longue suite de siècles, des républiques n’ont pas existé moins longtemps, mais que toutes ont eu besoin d’être gouvernées par les lois ; car un prince qui peut se livrer à tous ses caprices est ordinairement un insensé ; et un peuple qui peut tout ce qu’il veut se livre trop souvent à d’imprudentes erreurs. Si donc il s’agit d’un prince soumis aux lois et d’un peuple qu’elles enchaînent, le peuple fera briller des vertus supérieures à toutes celles des princes ; si, dans ce parallèle, on les considère comme affranchis également de toute contrainte, on verra que les erreurs du peuple sont moins nombreuses que celles des princes ; qu’elles sont moins grandes, et qu’il est plus facile d’y remédier. Les discours d’un homme sage peuvent ramener facilement dans la bonne voie un peuple égaré et livré à tous les désordres ; tandis qu’aucune voix n’ose s’élever pour éclairer un méchant prince ; il n’existe qu’un seul remède, le fer. Quel est celui de ces deux gouvernements qu’un mal plus grand dévore ? La gravité du remêde l’indique. Pour guérir le mal du peuple, il suffit de quelques paroles ; il faut employer le fer pour extirper celui des princes. Il est donc facile de juger que là sont les plus grands maux où les plus grands remèdes sont nécessaires.

Quand un peuple est livré à toutes les fureurs des commotions populaires, ce ne sont pas ses emportements qu’on redoute ; on n’a pas peur du mal présent, mais on craint ses résultats pour l’avenir ; on tremble de voir un tyran s’élever du sein des désordres. Sous les mauvais princes, c’est le contraire que l’on redoute ; c’est le mal présent qui fait trembler ; l’espoir est tout dans l’avenir ; les hommes espèrent que de ses excès pourra naître la liberté. Ainsi, la différence de l’un à l’autre est marquée par celle de la crainte et de l’espérance.

La cruauté de la multitude s’exerce sur ceux qu’elle soupçonne de vouloir usurper le bien de tous ; celle du prince poursuit tous ceux qu’il regarde comme ennemis de son bien particulier. Mais l’opinion défavorable que l’on a du peuple ne prend sa source que dans la liberté avec laquelle on en dit du mal sans crainte, même lorsque c’est lui qui gouverne ; au lieu qu’on ne peut parler des princes sans mille dangers et sans s’environner de mille précautions.

Je ne crois donc pas inutile, puisque mon sujet m’y conduit, d’examiner dans le chapitre suivant quelles sont les alliances sur lesquelles on peut le plus s’appuyer, ou celles que l’on fait avec une république, ou celles que l’on contracte avec un prince.


CHAPITRE LIX.


Quelles sont les confédérations ou les ligues qui doivent inspirer le plus de confiance, ou celles faites avec une république, ou celles faites avec un prince.


Comme il arrive chaque jour qu’un prince avec un prince, une république avec une république, forment des ligues et contractent des amitiés, qu’il se trouve même des alliances et des traités entre une république et un prince, je crois devoir examiner quelle est la foi la plus constante, et dont on doive tenir plus de compte, ou celle d’une république, ou celle d’un prince. Après avoir tout bien examiné, je crois qu’ils se ressemblent dans beaucoup de circonstances, mais qu’il en est quelques-unes où ils diffèrent.

Je pense donc que les traités imposés par la force ne seront observés ni par un prince ni par une république ; je suis persuadé que si l’on tremble pour le salut de l’État, l’un et l’autre, pour écarter le danger, rompra ses engagements et ne craindra pas de se montrer ingrat. Démétrius, surnommé le preneur de villes (Poliorcètes), avait comblé de bienfaits les Athéniens. Battu dans la suite par ses ennemis, il résolut de se réfugier dans Athènes, plein de confiance dans la reconnaissance d’une ville amie : on ne voulut pas l’y recevoir ; et ce refus lui parut plus cruel que la perte même de ses États et de ses armées. Pompée, défait par César en Thessalie, alla chercher un asile en Égypte auprès de Ptolomée, qu’il avait autrefois replacé sur le trône, et qui l’en récompensa en lui donnant la mort. Cette conduite semblable fut déterminée par les mêmes causes ; seulement celle de la république fut moins atroce et moins ingrate que celle du prince.

Partout où règne la peur, on retrouve en effet la même bonne foi. Et s’il existe une république ou un prince qui s’expose à sa ruine pour garder sa parole, cette conduite peut naître des mêmes motifs. Quant aux princes, il est très-possible qu’ils soient amis d’un monarque puissant, qui, s’il ne trouve point aujourd’hui le moyen de les défendre, leur laisse au moins l’espoir qu’avec le temps il pourra les rétablir dans leurs États ; ou plutôt qui, l’ayant suivi jusqu’alors comme alliés, n’espèrent trouver ni foi, ni traités avec les ennemis du vaincu. C’est dans cette classe qu’il faut ranger les princes du royaume de Naples qui avaient suivi le parti des Français. Quant aux républiques, voici comme elles se conduisent : Sagonte, en Espagne, attendit sa ruine plutôt que de trahir l’amitié des Romains ; et Florence, en 1512, s’y exposa de même pour rester fidèle aux Français.

Après avoir balancé toutes ces considérations, je suis convaincu que partout où se montre un danger imminent, on trouvera plus de solidité dans une république que dans un prince ; car, bien que la première ait les mêmes passions et les mêmes désirs qu’un monarque, la lenteur qui règne naturellement dans toutes ses résolutions, est cause qu’elle sera plus lente qu’un prince à se déterminer, et par conséquent elle sera moins prompte à rompre sa parole.

C’est l’intérêt qui brise les nœuds de toutes les alliances ; et, sous ce point de vue, les républiques sont bien plus religieuses observatrices des lois que les princes. On pourrait citer une foule d’exemples où l’intérêt le plus faible a engagé le prince à rompre sa foi, tandis que les plus grands avantages n’ont pu déterminer une république à trahir sa parole. Tel fut le parti que conseillait Thémistocle aux Athéniens, dans une des assemblées du peuple. Il avait, disait-il, un projet dont l’exécution serait de la plus grande utilité pour la patrie, et il ne pouvait toutefois le divulguer, parce que l’indiscrétion pourrait ravir l’occasion de l’exécuter. Alors le peuple d’Athènes désigna Aristide pour qu’il lui révélât ce secret, et qu’on pût se conduire ensuite d’après son avis. Thémistocle lui fit voir en effet que toute la flotte de la Grèce, quoiqu’elle se reposât sur leur foi, était placée de manière à pouvoir être facilement prise ou détruite ; ce qui rendrait les Athéniens les seuls arbitres de la Grèce. Alors Aristide exposa aux Athéniens que le parti que conseillait Thémistocle était très-utile, mais aussi très-injuste : c’est pourquoi le peuple le rejeta unanimement. Philippe de Macédoine n’en eût point agi de la sorte, à coup sûr, non plus que les autres princes, qui, dans la violation de leur parole, ont vu un moyen plus certain qu’aucun autre de favoriser leurs intérêts et de s’agrandir.

Je ne parle point ici des infractions faites à un traité, et qui ont pour motif leur inobservation ; c’est une chose trop commune : mais je parle des traités que l’on rompt pour des causes extraordinaires ; et, par ce que je viens de dire, je reste convaincu que les peuples sont sujets à moins d’erreurs que les princes, et qu’on doit se fier à eux bien plus sûrement qu’à ces derniers.



CHAPITRE LX.


Comment le consulat et toutes les autres magistratures se donnaient dans Rome, sans égard pour l’âge.


Les événements successifs que rapporte l’histoire nous font voir qu’aussitôt que les plébéiens purent participer au consulat, Rome l’accorda aux citoyens sans considération d’âge ni de naissance. Jamais dans Rome on n’eut égard à l’âge, et l’on y chercha toujours la vertu, qu’elle fût le partage des jeunes gens ou des vieillards. Valérius Corvinus en est un exemple mémorable : nommé consul à vingt-trois ans, il disait à ses soldats, en parlant du consulat : « C’est le prix du mérite et non de la naissance ; » Erat prœmium virtutis, non sanguinis. Il y aurait beaucoup à dire sur les avantages ou les désavantages de cette coutume.

Quant à la naissance, ce fut une nécessité de n’y avoir point égard ; et cette nécessité existera dans toute république qui voudra obtenir le même empire que Rome. On ne peut exiger des hommes qu’ils se livrent à des travaux qui n’ont point pour but une récompense ; et l’on ne peut leur ravir l’espoir de poursuivre cette récompense, sans exposer l’État aux plus grands dangers. Sans doute il était nécessaire que le peuple eût l’espoir de parvenir au consulat, et qu’il nourrît quelque temps cette espérance ; mais elle ne put suffire par la suite, et il voulut en avoir la possession.

L’État, qui n’emploie ses sujets à aucune entreprise glorieuse, peut, ainsi que nous l’avons vu, les traiter au gré de son caprice ; et celui qui veut obtenir les mêmes succès que Rome ne doit point établir dans son sein de distinction. Si cela est vrai pour la naissance, la question de l’âge est résolue ; elle en est la suite nécessaire. En élevant un jeune homme à une dignité qui exige la prudence d’un vieillard, il est clair, puisque la multitude le choisit, que quelque action éclatante l’a rendu digne d’être porté à ce rang élevé. Et, quand le mérite d’un jeune homme brille de tout l’éclat que répandent sur lui ses belles actions, il serait dangereux que l’État ne pût dès lors en tirer avantage, et qu’il fallût attendre que la vieillesse eût glacé cette force d’âme et cette activité qu’on aurait pu employer au service de la patrie. Ainsi Rome se servit de Valérius Corvinus, de Scipion, de Pompée, et d’une foule d’autres illustres citoyens que leur extrême jeunesse n’empêcha pas de triompher des ennemis.