Œuvres et correspondance inédites/IIb

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Texte établi par M. G. Streckeisen-Moultou, Michel Lévy frères (p. 21-52).

CORRESPONDANCE

DE J. J. ROUSSEAU ET DE M. DE BUTTAFUOCO


LETTRE PREMIÈRE

M. DE BUTTAFUOCO À J. J. ROUSSEAU.
Mézières, le 31 août 1764.

Voulez-vous bien permettre, monsieur, à un Corse plein d’estime pour vous d’oser vous distraire dans votre retraite ? Vos occupations n’ont pour but que le bonheur des hommes. Cela seul me donnerait de la confiance, quand vous ne détesteriez pas la tyrannie, quand vous ne vous intéresseriez pas aux malheureux qu’elle opprime. Vous avez fait mention des Corses dans votre Contrat social d’une façon bien avantageuse. Un pareil éloge est bien flatteur quand il part d’une plume aussi sincère. Rien n’est plus propre à exciter l’émulation et le désir de mieux faire. Il a fait souhaiter à la nation que vous voulussiez être cet homme sage qui pourrait procurer les moyens de conserver cette liberté qui à coûté tant de sang à acquérir. Les Corses espèrent que vous voudrez bien faire usage pour eux de vos talents, de votre bienfaisance, de votre vertu, de votre zèle pour l’avantage des hommes, surtout pour ceux qui ont été le jouet de la tyrannie la plus affreuse.

Les hommes de génie, ceux qui sont vertueux, ceux qui vous ressemblent, ne dédaignent pas, monsieur, de consacrer quelques veilles à la félicité d’une nation : plus elle est malheureuse, plus elle a droit d’espérer un tel sacrifice. La Corse n’est que trop connue par la cruelle situation où l’a réduite la coupable administration de la république de Gènes : elle a Forcé les peuples à secouer le joug insupportable qui s’appesantissait de plus en plus. L’abus du pouvoir, pouvoir limité par des conventions, a produit cette révolution salutaire et opéré notre délivrance.

Nos progrès ont été très-lents, mais nos moyens étaient et sont encore si médiocres, qu’il est bien étonnant que nous soyons parvenus à ne la plus redouter ; mais l’amour de la liberté rend les hommes capables des choses les plus extraordinaires. Ne serait-il pas cruel de ne pouvoir tirer le plus grand avantage de l’heureuse circonstance où se trouve la Corse, de choisir le gouvernement le plus conforme à l’humanité, à la raison ; le gouvernement le plus propre à fixer dans cette lie le séjour de la liberté ?

Une nation ne doit se flatter de devenir heureuse et florissante que par le moyen d’une bonne institution politique. Notre île, comme vous le dites très-bien, monsieur, est capable de recevoir une bonne législation ; mais il lui faut un législateur ; il lui faut un homme dans vos principes, un homme dont le bonheur soit indépendant de nous, un homme qui, connaissant à fond la nature humaine, et qui, dans les progrès des temps, se ménageant une gloire éloignée, voulût travailler dans un siècle et jouir dans un autre. Daignerez-vous, en traçant le plan du système politique, coopérer à la félicité de toute une nation ?

Dans la position où est le gouvernement de la Corse, on pourrait y apporter sans inconvénient tous les changements nécessaires : mais cette matière est bien délicate, elle doit être traitée par des personnes qui, comme vous, connaissent les vrais fondements du droit politique et civil de la société et des individus qui la composent. La Corse est à peu près dans la situation que vous fixez pour établir une législation. Elle n’a point encore porté le vrai joug des lois ; elle ne craint point d’être accablée par une invasion subite ; elle peut se passer des autres peuples ; elle n’est ni riche, ni pauvre ; elle peut se suffire à elle-même. Ses préjugés ne seraient pas difficiles à détruire ; et j’ose dire qu’on y trouverait les besoins de la nature joints à ceux de la société.

Des personnes qui n’examinent que les apparences des choses, et qui ne jugent pas des effets par les causes, reprochent aux Corses des vices qui ne leur sont pas propres, mais qui sont ceux de tous les hommes abandonnés à eux-mêmes. Les homicides continuels qui désolaient la Corse sous l’administration génoise donnaient lieu à ces sortes d’imputations ; mais vous savez mieux que personne, monsieur, que les hommes ont le funeste droit de tirer par eux-mêmes la vengeance qui leur est refusée par ceux qui ont le pouvoir légitime de l’exercer. Les Corses aiment la justice ; ils la demandaient à leur prince ; il la doit à tous ; il est constitué à cet objet, et le glaive ne lui a été remis qu’à cette condition. Mais si ce prince, au lieu de punir les coupables, les protège ; s’il est le promoteur des désunions, des guerres civiles, des assassinats et de toutes les horreurs qu’il devrait prévenir, à qui doivent alors s’ adresser les malheureuses victimes de la haine, de l’indépendance et de l’impunité ? Ne peut-on pas repousser la violence par la force ? Il est vrai que dans des circonstances aussi critiques la nation rentre dans les droits que vous établissez si bien par le Contrat social ; elle doit pourvoir à l’effusion du sang humain, à la conservation des particuliers ; mais, dans des convulsions aussi affreuses, il n’est pas aisé d’abord de faire entendre raison à cette multitude effrénée, accoutumée à l’insolence et à l’insubordination. Il faut donc du temps pour lui dessiller les yeux ; il en faut pour l’amener, par la raison, à connaître l’artifice des monstres qui ne les gouvernaient que pour le seul plaisir de les faire détruire les uns par les autres. Cet ouvrage n’a pas pu être l’ouvrage d’un moment, parce que, tout étant dans la barbarie, il était bien difficile de trouver de ces hommes supérieurs qui pussent acquérir sur la multitude cet empire si nécessaire pour persuader. Le temps et la patience ont enfin réuni les Corses ; ils sont sortis de leur abrutissement, ils ont vu leur chaînes, en ont senti le poids et les ont brisées. Rendus à la liberté, ils voudraient des liens faits pour des hommes, ils voudraient que leur postérité pût jouir du fruit de leurs travaux. Vous trouverez, j’ose le dire, quelques vertus et des mœurs chez les Corses : ils sont humains, religieux, hospitaliers, bienfaisants ; ils tiennent leur parole ; ils ont de l’honneur, de la bonne foi, et, si on en excepte les cas de vengeance particulière, qui sont à présent très-rares, les exemples d’assassinats y sont moins fréquents que chez les autres peuples. Les femmes y sont vertueuses, uniquement occupées de la conduite de leur maison et de l’éducation de leurs enfants. On ne les voit point rechercher les assemblées, les bals et les festins : elles sont moins agréables que le reste des femmes de l’Europe, mais elles sont très-estimables.

Il n’y a chez les Corses ni arts, ni sciences, ni manufactures, ni richesses, ni luxe ; mais qu’importe, puisque tout n’est point nécessaire pour être heureux ?

Je sens bien, monsieur, que le travail que j’ose vous prier d’entreprendre, exige des détails qui vous fassent connaître à fond ce qui a rapport au système politique. Si vous daignez vous en charger. Je commencerai par vous communiquer ce que mes faibles lumières et mon attachement pour ma patrie m’ont dicté, d’après vos principes et ceux de M. de Montesquieu ; puis je me mettrai à même de vous procurer de Corse, les éclaircissements dont vous pourriez avoir besoin, et que M. Paoli, général de la nation, nous fournira. Ce digne chef, et ceux d’entre mes compatriotes qui sont à portée de connaître vos ouvrages, partagent, avec toute l’Europe, les sentiments d’estime qui vous sont acquis à si juste titre. Ils y admirent l’honnête homme et le citoyen toujours inséparables de l’auteur. Mais je me tais, parce que ce n’est qu’à vos ouvrages et à vos mœurs à faire dignement votre éloge.

Je me flatte, monsieur, que vous ne me saurez pas mauvais gré de la liberté que je prends de m’adresser à vous. Si je connaissais un homme plus capable de remplir mes espérances, je ne balancerais pas, sans contredit, à le consulter, persuadé que ce n’est point désobliger les personnes qui aiment et professent la vertu, en leur fournissant l’occasion d’en faire usage pour une nation infortunée qui, connaissant toute l’horreur de la situation passée et l’instabilité de la présente, voudrait bâtir pour l’avenir un édifice raisonnable sur des fondements fermes et durables à jamais.

J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime et la considération possible, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

LETTRE II

J. J. ROUSSEAU À M. DE BUTTAFUOCO.
Motiers-Travers, 22 Septembre 1764.

Il est superflu, monsieur, de chercher à exciter mon zèle pour l’entreprise que vous me proposez. La seule idée m’élève l’âme et me transporte. Je croirais le reste de mes jours bien noblement, bien vertueusement, bien heureusement employé ; je croirais même avoir bien racheté l’inutilité des autres, si je pouvais rendre ce triste reste bon en quelque chose à vos braves compatriotes ; si je pouvais concourir par quelque conseil utile, aux vues de leur digne chef et aux vôtres ; de ce côté-là donc soyez sûr de moi ; ma vie et mon cœur sont à vous.

Mais, monsieur, le zèle ne donne pas les moyens, et le désir n’est pas le pouvoir. Je ne veux pas faire ici sottement le modeste ; je sens bien ce que j’ai, mais je sens encore mieux ce qui me manque. Premièrement, par rapport à la chose, il me manque une multitude de connaissances relatives à la nation et au pays ; connaissances indispensables, et qui, pour les acquérir, demanderont de votre part beaucoup d’instructions, d’éclaircissements, de mémoires ; et de la mienne beaucoup d’étude et de réflexions.

Par rapport à moi, il me manque plus de jeunesse, un esprit plus tranquille, un cœur moins épuisé d’ennuis, une certaine vigueur de génie qui, même quand on l’a, n’est pas à l’épreuve des années et des chagrins ; il me manque la santé, le temps ; il me manque, accablé d’une maladie incurable et cruelle, l’espoir de voir la fin d’un long travail, que la seule attente du succès peut donner le courage de suivre ; il me manque enfin l’expérience dans les affaires, qui seule éclaire plus sur l’art de conduire les hommes que toutes les méditations.

Si je me portais passablement, je me dirais : « J’irai en Corse ; six mois passés sur les lieux m’instruiraient plus que cent volumes. » Mais comment entreprendre un voyage aussi pénible, aussi long, dans l’état où je suis ? Le soutiendrais-je ? me laisserait-on passer ? — Mille obstacles m’arrêteraient en allant ; l’air de la mer achèverait de me détruire avant le retour ; je vous avoue que je désire mourir parmi les miens.

Vous pouvez être pressé ; un travail de cette importance ne peut être qu’une affaire de très-longue haleine, même pour un homme qui se porterait bien. Avant de soumettre mon ouvrage à l’examen de la nation et de ses chefs, je veux commencer par en être content moi-même : je ne veux rien donner par morceaux. L’ouvrage doit être un : l’on n’en saurait juger séparément. Ce n’est déjà pas peu de chose que de me mettre en état de commencer. Pour achever, cela va loin.

Il se présente aussi des réflexions sur l’état précaire où se trouve votre île. Je sais que sous un chef tel qu’ils l’ont aujourd’hui, les Corses n’ont rien à craindre de Gênes ; je crois qu’ils n’ont rien à craindre non plus des troupes qu’on dit que la France y envoie ; et ce qui me confirme dans ce sentiment, est de voir un aussi bon patriote que vous me paraissez l’être rester, malgré l’envoi de ces troupes, au service de la puissance qui les donne. Mais, monsieur, l’indépendance de votre pays n’est point assurée tant qu’aucune puissance ne la reconnaît, et vous m’avouerez qu’il n’est pas encourageant pour un aussi grand travail, de l’entreprendre sans savoir s’il peut avoir son usage, même en le supposant bon.

Ce n’est point pour me refuser à vos invitations, monsieur, que je vous fais ces objections, mais pour les soumettre à votre examen et à celui de M. Paoli.

Je vous crois trop gens de bien, l’un et l’autre, pour vouloir que votre affection pour votre patrie me fasse consumer le peu de temps qui me reste à des soins qui ne seraient bons à rien.

Examinez donc, messieurs ; jugez vous-mêmes, et soyez sûrs que l’entreprise dont vous m’avez jugé digne ne manquera point par ma volonté.

Recevez, je vous prie, mes trés-humbles salutations.

P. S. — En relisant votre lettre, je vois, monsieur, qu’à la première lecture j’ai pris le change sur votre objet. J’ai cru que vous demandiez un corps complet de législation et je vois que vous demandez seulement une institution politique, ce qui me fait juger que vous avez déjà un corps de lois civiles, autre que le droit écrit, sur lequel il s’agit de calquer une forme de gouvernement qui s’y rapporte.

La tâche est moins grande, sans être petite, et il n’est pas sûr qu’il en résulte un tout aussi parfait ; on n’en peut juger que sur le recueil complet de vos lois.

LETTRE III

M. DE BUTTAFUOCO À J. J. ROUSSEAU.
Paris, 3 octobre 1764.

Je crois inutile, monsieur, de vous exprimer le plaisir que j’ai ressenti en recevant votre lettre. Il est digne de vous, de votre vertu, de la générosité de votre âme, d’embrasser avec chaleur, avec feu, même avec passion, la cause de l’humanité. Les Corses gémiraient malgré leurs succès, si une main bienfaisante ne les conduisait au bien par une sage institution. Je jouis d’avance de la prospérité qui en résultera, et j’apporterai à M. Paoli une nouvelle bien agréable dans le voyage que je vais faire en Corse.

Dès que vous avez du zèle, je suis tranquille, monsieur, sur le reste ; il ne vous manque sûrement rien. Je veux me flatter que vous viendrez sur les lieux prendre, par vous-même, les connaissances relatives au pays et à la nation. Si cet espoir n’est pas rempli, nous ferons de notre mieux pour vous donner les éclaircissements et les mémoires que vous désirez : vous aurez la bonté de nous guider dans ce travail, en nous faisant connaître les objets sur lesquels devra rouler la correspondance. Mais je commence par vous demander de l’indulgence pour moi et pour ceux qui en seront chargés. Je me rends justice en avançant mon insuffisance avec franchise ; je ne puis donner que ma très-bonne volonté : c’est tout ce que j’ai.

Votre santé, monsieur, est un objet qui m’inquiète infiniment. Elle est liée à notre félicité, et en faisant des vœux pour la prospérité de notre patrie, nous devons y en ajouter de bien sincères pour votre conservation. Nous mettrons notre espoir dans la Providence. Elle a voulu que les Corses pussent secouer un joug tyrannique, elle a voulu que malgré leur extrême misère, leur désunion, leurs faibles ressources, ils aient confondu l’orgueil d’une République aussi riche, insolente et cruelle. Cette même Providence veillera à la conservation d’une personne qui se dévoue pour le bien des hommes, d’une personne qui doit être chère à la divinité et à ceux qui aiment la vérité et la justice. Elle voudra que vous trouviez dans un travail aussi saint, aussi noble, un soulagement à vos chagrins, à vos maux, et la récompense d’une vie consacrée uniquement à la vertu.

Je conçois, monsieur, les difficultés que votre voyagé de Corse aplanirait. Un petit séjour vous y donnerait toutes les connaissances qu’il vous sera bien difficile de vous procurer par relation. Votre passage dans le pays ne serait ni long, ni difficile, ni dangereux pour votre santé : il n’y aurait aucun obstacle à craindre. Une fois rendu à Livourne, il ne faut que vingt-quatre heures pour passer en Corse, quelquefois moins. On choisirait le temps le plus favorable et le bâtiment le plus léger. Le pavillon de l’empereur est celui qui fréquente le plus nos plages ; il est très-respecté des Génois. L’air du pays est très-bon. Je ne vous dirai rien du plaisir, de l’ardeur qu’on aurait de vous y recevoir. Vous trouveriez dans nos chaumières la simplicité, la frugalité et surtout le bon cœur de Philémon. Vous jugeriez par vous-même des ravages d’une tyrannie constante ; vous verriez l’état affreux où l’on nous a réduits.

Vous sentez trop bien, monsieur, combien il serait essentiel que la constitution fût fixée incessamment ; cependant il est très raisonnable d’attendre votre travail, et de s’en reposer sur votre zèle. Il est juste que vous commenciez par en être content vous-même. Après ce préalable, je m’assure que les suffrages, je ne dis pas seulement ceux de la nation corse et de ses chefs, mais ceux de toute l’Europe, y applaudiront ; mais, monsieur, sans trop vous presser, et sans faire en même temps languir le bien de la société, ne pourrait-on pas jeter des fondements préliminaires par une forme de gouvernement provisionnelle, relative aux principes sur lesquels roulera le nouveau système ?

Ce ne peut être, monsieur, que dans le cas qu’on ne veuille pas attaquer notre liberté que nous vous demandons le sacrifice précieux de votre temps. Si nous n’avons à combattre que les Génois, elle paraît devoir être fixée ; nous devons nous flatter de les vaincre. Il est vrai que notre extrême pauvreté ne nous permettra pas sitôt de les chasser des places maritimes, quand même les Français ne les garderaient pas ; mais avec le temps nous en viendrons à bout. M. de Montesquieu dit très-bien que l’or à la fin s’épuise, mais que la pauvreté, la constance et la valeur ne s’épuisent jamais.

Quant aux troupes françaises qui passent dans notre île, il ne paraît pas, monsieur, que ce soit pour y faire la guerre : je sens, comme je le dois, la justice que vous voulez bien me rendre à ce sujet, et dans l’occasion je ne la démentirai pas. Je présume que tout au plus elles offriront la médiation du roi pour la pacification ; mais il est croyable qu’elle ne sera pas acceptée. Ainsi, si nos troupes observent une neutralité parfaite, les Corses n’auront de guerre avec la République que pour la ville de Bonifazio qui lui reste. On tournera donc toutes les vues au meilleur état possible de l’intérieur : la forme du gouvernement deviendra l’objet principal : dans cette supposition, ne pourrait-on pas vous engager à faire le voyage de Corse ?

L’indépendance de notre pays n’est pas encore reconnue de toutes les puissances ; mais, monsieur, il est pourtant vrai qu’une grande partie commence à l’admettre. Le pape, dans la mission du visiteur apostolique, a donné l’exemple. Le prélat a été envoyé à la réquisition des Corses, et malgré l’opposition de Gênes, il a été adressé au gouvernement national, et il n’a exercé ses fonctions qu’après avoir fait vérifier sa commission.

La Toscane est toute pour nous. Les bâtiments de cette nation viennent sur nos plages faire un petit commerce ; ils nous apportent tout ce dont nous avons besoin, même des munitions de guerre, sans que les Génois osent les visiter. Le pavillon corse est reçu, considéré, protégé à Livourne. La Régence nous traite en puissance, et se conduit sur les instructions de l’empereur. Les rois de Naples et de Sardaigne permettent à leurs sujets de commercer avec nous ; ce dernier fait plus, il veut qu’on respecte nos bâtiments sur les parages de ses États. Il en a fait rendre un, arrêté par les Génois sur les côtes de Sardaigne ; il a été conduit dans nos ports aux frais de la République, qui a payé les dommages. Enfin les puissances d’Italie nous regardent comme une nation libre, et s’intéressent à notre sort.

Un corps complet de législation serait pour nous, monsieur, le plus grand des bienfaits. Ce sera à vous de choisir la tâche que vous jugerez à propos. Nous ne voudrions pas nous rendre indiscrets à force d’exiger de votre bonne volonté.

Nous avons, il est vrai, un corps de lois civiles : c’est le Statut de Corse. Mais je crois qu’il serait mieux de le refondre ou de l’adapter au système politique, que de former celui-ci sur le Statut. Au surplus, quel que soit le travail que vous voudrez bien entreprendre, il excitera en nous une reconnaissance aussi sincère que l’objet en est louable et sanit.

Je suis à Paris depuis quelques jours ; je vais passer en Provence, et de là en Corse. Si vous voulez, monsieur, me donner de vos nouvelles, je pourrai les recevoir à mon passage à Aix, qui sera du 20 au 25 du mois. Si vous le désirez, je vous ferai tenir le Statut et d’autres ouvrages sur la Corse.

Il y a deux livres de justifications de la présente guerre ; ils ne sont pas faits de main de maître, mais les raisons et les griefs de la nation y sont discutés au long. Il leur manque une forme plus régulière, mais il faut en tout beaucoup d’indulgence pour les Corses, et ce n’est pas absolument leur faute s’ils sont dans l’ignorance. Nous avons aussi une histoire de notre pays jusqu’au seizième siècle, et quantité d’autres écrits, lesquels, réduits à leur juste valeur, feraient un bien petit volume.

Vous voudrez bien avoir la bonté de me marquer par quelle voie je pourrais vous faire parvenir ces différentes pièces ; soit de Corse et de Provence, soit de Mézières où se trouve le régiment et où quelques-unes sont.

j’ai l’honneur d’être avec toute la considération possible, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

LETTRE IV

J. J. ROUSSEAU À M. DE BUTTAFUOCO.
À Motiers, le 13 octobre 1764.

Je ne sais, monsieur, pourquoi votre lettre du 3 ne m’est parvenue que hier ? Ce retard me force, pour profiter du courrier, de vous répondre à la hâte, sans quoi ma lettre n’arriverait pas à Aix assez tût pour vous y trouver.

Je ne puis guère espérer d’être en état d’aller en Corse ; quand je pourrais entreprendre ce voyage, ce ae serait que dans la belle saison. D’ici là le temps est précieux, il faut l’épargner tant qu’il est possible, et il sera perdu jusqu’à ce que j’aie reçu vos instructions. Je joins ici une note rapide des premières dont j’ai besoin ; les vôtres me seront toujours nécessaires dans cette entreprise. Il ne faut point là-dessus me parler, monsieur, de votre insuffisance : à juger de vous par vos lettres, je dois plus me fier à vos yeux qu’aux miens ; et à juger par vous de votre peuple, il a tort de chercher ses guides hors de chez lui.

Il s’agit d’un si grand objet, que ma témérité me fait trembler : n’y joignons pas du moins l’étourderie. J ai l’esprit très-lent, l’âge et les maux le ralentissent encore. Un gouvernement provisionnel a ses inconvénients : quelque attention qu’on ait à ne faire que les changements nécessaires, un établissement tel que celui que nous cherchons ne se fait point sans un peu de commotion, et l’on doit tâcher au moins de n’en avoir qu’une. On pourrait d’abord jeter les fondements, puis élever plus à loisir l’édifice. Mais cela suppose un plan déjà fait, et c’est pour tracer ce plan même qu’il faut le plus méditer. D’ailleurs il est à craindre qu’un établissement imparfait ne fasse plus sentir ses embarras que ses avantages, et que cela ne dégoûte le peuple de l’achever.

Voyons toutefois ce qui se peut faire.

Les mémoires dont j’ai besoin reçus, il me faut bien six mois pour m’instruire, et autant au moins pour digérer mes instructions, de sorte que du printemps prochain en un an je pourrais proposer mes idées sur une forme provisionnelle, et au bout de trois autres années mon plan complet d’institution. Comme on ne doit promettre que ce qui dépend de soi, je ne suis pas sûr de mettre en état mon travail en si peu de temps, mais je suis si sûr de ne pouvoir l’abréger, que, s’il faut, rapprocher un de ces deux termes, il vaut mieux que je n’entreprenne rien.

Je suis charmé du voyage que vous faites en Corse ; dans ces circonstances, il ne peut que vous être très-utile. Si, comme je n’en doute pas, vous vous y occupez de notre objet, vous verrez mieux ce qu’il faut me dire, que je ne puis voir ce que je dois vous demander. Mais permettez-moi une curiosité que m’inspirent l’estime et l’admiration. Je voudrais savoir tout ce qui regarde M. Paoli ; quel âge a-t-il ? est-il marié ? a-t-il des enfants ? où a-t-il appris l’art militaire ? Comment le bonheur de sa nation l’a-t-il mis à la tête de ses troupes ? quelles fonctions exerce-t-il dans l’administration politique et civile ? Ce grand homme se résoudrait-il à n’être que citoyen dans sa patrie, après en avoir été le sauveur ?

Surtout parlez-moi sans déguisement à tous égards ; la gloire, le repos, le bonheur de votre peuple, dépendent ici plus de vous, que de moi.

Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.

mémoire joint à cette réponse.

Une bonne carte de la Corse, où les divers districts soient marqués et distingués par leurs noms, même, s’il se peut, par des couleurs.

Une exacte description de l’île ; son histoire naturelle, ses productions, sa culture, sa division par districts ; le nombre, la grandeur, la situation des villes, bourgs, paroisses ; le dénombrement du peuple aussi exact qu’il sera possible ; l’état des forteresses, des ports ; l’industrie, les arts, la marine, le commerce qu’on fait, celui qu’on pourrait faire, etc.

Quel est le nombre, le crédit du clergé ? quelles sont ses maximes ? quelle est sa conduite relativement à la patrie ? Y a-t-il des maisons anciennes, des corps privilégiés, de la noblesse ? Les villes ont-elles des droits municipaux ? En sont-elles fort jalouses ?

Quelles sont les mœurs du peuple, ses goûts, ses occupations, ses amusements ; l’ordre et les divisions militaires, la discipline, la manière de faire la guerre, etc.

L’histoire de la nation jusqu’à ce moment, les lois, les statuts ; tout ce qui regarde l’administration actuelle, les inconvénients que l’on y trouve, l’exercice de la justice, les revenus publics, l’ordre économique, la manière de poser et de lever les taxes, ce que paye à peu près le peuple, et ce qu’il peut payer annuellement, l’un portant l’autre.

Ceci contient en général les instructions nécessaires, mais les unes veulent être détaillées ; il suffit de dire les autres sommairement. En général, tout ce qui fait le mieux connaître le génie national ne saurait être trop expliqué. Souvent un trait, un mot, une action, dit plus que tout un livre, mais il vaut mieux trop que pas assez.

LETTRE V

M. DE BUTTAFUOCO À J. J. ROUSSEAU.
Fontainebleau, 10 novembre 1764.

Des courses continuelles, monsieur, m’ont empêché de répondre plus tôt à votre lettre du 15 octobre. Je profite de cet instant de repos momentané pour vous en accuser la réception. Je ne veux pas perdre l’espoir de vous voir dans notre île ce printemps ; votre amitié pour les Corses vous donnera des forces. En attendant, vous recevrez ce que j’ai pu ramasser en Provence. Le paquet doit être parti le 2 d’Aix pour M. Boy de la Tour ; vous recevrez aussi du régiment un autre paquet, et de Corse je ferai un envoi le plus tôt possible. La forme provisionnelle une fois établie, on pourra bien attendre le corps complet de législation. Ce terme sera celui qui vous conviendra. Nous sommes persuadés que vous abrégerez ce temps le plus que vous pourrez.

Je vais passer en Corse ; je m’y occuperai sûrement de notre objet ; c’est celui qui m’intéresse le plus. Mais, monsieur, je vois avec peine que vous avez trop de confiance dans mes faibles lumières. Il serait bien flatteur pour moi de pouvoir remplir la bonne idée que vous en avez conçue : plus je sens combien peu je la mérite, plus je voudrais pouvoir y atteindre. Mais, je vous le répète, je n’ai que du zèle, il devra me tenir lieu de ce qui me manque.

J’espère que vous voudrez bien entrer dans quelques détails sur la façon dont la matière doit être traitée, qui est pour moi aussi délicate et difficile que nouvelle.

Je vais vous parler de M. Paoli avec sincérité. Il a trente-neuf ans, il n’est pas marié, il ne l’a jamais été et n’a pas envie de l’être. Lors de la pacification de la Corse, sous le maréchal de Maillebois, son père, qui était un des généraux de la nation, passa à Naples avec titre de colonel. Il y mena son fils très-jeune, pour lequel il obtint une place dans l’académie militaire. Après que les troupes françaises se furent retirées de Corse en 1754, M. Gaforio, général des Corses, fut assassiné par les émissaires de la République. M. Paoli, qui était au service du roi de Naples, passa en Corse, fit une campagne comme volontaire et fut ensuite élevé au généralat. Son zèle, son attachement pour le bien public et ses talents supérieurs l’en rendaient digne. Il n’a point démenti les espérances qu’on avait conçues de lui ; il n’aspira qu’à l’honneur de délivrer son pays du joug le plus cruel ; il n’a d’autre ambition que d’y voir régner la liberté.

Je l’estime trop pour ne pas penser qu’il deviendrait volontiers citoyen dans la patrie, après en avoir été le sauveur, si le bien de la nation l’exigeait. Il me semble même que, quand son amour pour le bien public ne l’y porterait pas, la gloire et la célébrité d’un nom dans les siècles à venir l’y résoudraient. Si l’abdication de Sylla, après avoir été le destructeur de sa patrie, lui attira l’estime et l’admiration de ses compatriotes et de toute la terre, avec combien plus de raison n’admirerait-on pas un tel acte dans le général des Corses, après avoir brisé les fers de sa nation ?

Lors de son élévation, son autorité était exorbitante ; il proposait les matières de délibération. Son avis était d’un très-grand poids et décidait presque toujours les affaires. Il jugeait les procès sans appel, il commandait les troupes, c’est-à-dire toute la nation, parce que tout est soldat. Enfin il n’était pas absolu de droit, mais il l’était de fait. Cependant il n’a abusé de rien, il a débrouillé ce chaos. On a formé des magistrats subalternes pour le civil ; on a exigé le conseil suprême, dont le général est le président. Ce corps représente le souverain, quand l’assemblée générale des pièves n’est point réunie.

M. Paoli est simple et frugal dans sa façon de vivre ; uni dans ses vêtements et ses manières ; intègre, plein de droiture et d’équité ; désintéressé, mais économe des revenus de la nation, dont il dispose, et avec lesquels il a fait beaucoup, quoiqu’ils soient très-médiocres. Il est d’une belle taille, blond, les yeux bleus, vifs et pleins de feu ; l’air grand et spirituel ; enfin, si vous le connaissiez, je m’assure que vous l’aimeriez et l’estimeriez. C’est, je crois, le plus bel éloge que je puisse faire de lui. Je pars demain pour Paris et tout de suite pour me rendre en Corse. Si vous voulez me donner de vos nouvelles, adressez vos lettres à M. le comte de Marbœuf, maréchal des camps et armées du roi, et commandant des troupes françaises en Corse, à Bastia. Comme j’habite l’intérieur du pays, il me les fera parvenir et je l’en préviendrai.

Je suis avec un véritable attachement, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

LETTRE VI

M. DE BUTTAFUOCO À J. J. ROUSSEAU.
Bastia, 26 février 1765.

Je suis dans la plus grande inquiétude, monsieur, sur votre silence. La façon honnête avec laquelle vous avez répondu à mes lettres, l’intérêt que vous prenez à notre situation, et, plus que tout cela encore, votre amour pour le bien de la société, me faisaient espérer de recevoir de vos nouvelles ; je ne puis imaginer la raison qui m’en prive ; je m’examine et n’ai assurément aucun reproche à me faire. Ainsi, monsieur, je vous demande en grâce de me tirer d’incertitude.

Je serais assurément bien fâché que vous eussiez changé d’avis sur le travail qui nous concerne, mais je serais inconsolable si j’avais à me reprocher de vous y avoir porté. Je n’ai confié qu’à des amis sûrs mes lettres et les vôtres ; ainsi je suis bien assuré que les nouvelles qui se sont répandues dans le public, sur vous et sur la Corse, ne partent ni d’eux ni de moi. Je les ai communiquées à M. Paoli. Il est plein d’estime et de reconnaissance pour vous. Depuis l’arrivée des troupes françaises, il a été continuellement en tournée. Le voilà de retour de l’autre côté des monts, où sa présence a rétabli le bon ordre que des émissaires de la République cherchaient à y déranger. Ils s’étaient flattés que les troupes françaises leur en animaient facilité les moyens, mais leur général ayant déclaré que l’intention du roi n’était pas de susciter des troubles dans la nation, mais au contraire de contribuer au maintien de l’ordre et de l’union générale, les bras sont tombés aux séditieux, qui se sont désistés de leurs chimériques projets.

Je vous priais, monsieur, dans ma lettre de Fontainebleau du 10 novembre, d’adresser vos lettres à M. le comte de Marbœuf, à Bastia. Je n’avais alors personne qui pût me les faire parvenir ; mais à présent vous pouvez les envoyer à mon adresse. Je fis passer à celle de M. Boy de la Tour un paquet qui doit vous être parvenu, ainsi qu’un autre, qu’on doit vous avoir adressé de Perpignan.

Quand nous serons sur le courant ici, nous travaillerons à remplir les objets de votre mémoire, et M. Paoli et la nation seront bien satisfaits si vous persévérez dans la bonne volonté que vous m’avez témoigné avoir pour nous.

Je me flatte, monsieur, que vous voudrez bien me répondre et me tirer de la perplexité où je suis. Il me serait dur assurément de devoir renoncer à recevoir de vos nouvelles par rapport à moi-même, mais encore plus par rapport à ma nation, que je suis assuré de servir en la mettant à même de vous avoir des obligations.

Au surplus, quelque chose qui arrive, rien ne pourra jamais altérer l’estime et l’attachement sincères que je fais gloire d’avoir pour vous.

Je suis de tout mon cœur, monsieur, votre très-humble et très-obéissant, etc.

LETTRE VII

J. J. ROUSSEAU A M. DE BUTTAFUOCO.
A Motiers-Travers, 24 mars 1765.

Je vois, monsieur, que vous ignorez dans quel gouffre de nouveaux malheurs je me trouve englouti[1]. Depuis votre pénultième lettre, on ne m’a pas laissé reprendre haleine un instant. J’ai reçu votre premier envoi sans pouvoir presque y jeter les yeux. Quant à celui de Perpignan, je n’en ai pas ouï parler. Cent fois j’ai voulu vous écrire ; mais l’agitation continuelle, toutes les souffrances du corps et de l’esprit, l’accablement de mes propres affaires, ne m’ont pas permis de penser aux vôtres. J’attendais un moment d’intervalle ; il ne vient point, il ne viendra point, et dans l’instant même où je vous réponds, je suis, malgré mon état, dans le risque de ne pouvoir finir ma lettre ici.

Il est inutile, monsieur, que vous comptiez sur le travail que j’avais entrepris : il m’eût été trop doux de m’occuper d’une si glorieuse tâche. Cette consolation m’est ôtée. Mon âme, épuisée d’ennuis, n’est plus en état de penser ; mon cœur est le même encore, mais je n’ai plus de tête ; ma faculté intelligente est éteinte ; je ne suis plus capable de suivre un objet avec quelque attention. Et d’ailleurs que voudriez-vous que fit un malheureux fugitif qui, malgré la protection du roi de Prusse, souverain du pays, malgré la protection de milord Maréchal, qui en est le gouverneur, mais malheureusement trop éloignés l’un et l’autre, y boit les affronts comme l’eau, et, ne pouvant plus vivre avec honneur dans cet asile, est forcé d’aller errant en chercher un autre, sans savoir plus où le trouver ?

Si fait pourtant, monsieur, j’en sais un digne de moi et dont je ne me crois pas indigne. C’est parmi vous, braves Corses, qui savez être libres, qui savez être justes, et qui fûtes trop malheureux pour ne pas être compatissants ; voyez, monsieur, ce qui se peut faire : parlez-en à M. Paoli. Je demande à pouvoir louer dans quelque canton solitaire une petite maison pour y finir mes jours en paix. J’ai ma gouvernante, qui depuis vingt ans me soigne dans mes infirmités continuelles ; c’est une fille de quarante-cinq ans. Française, catholique, honnête et sage, et qui se résout de venir, s’il le faut, au bout de l’univers partager mes misères et me fermer les yeux. Je tiendrai mon petit ménage avec elle, et je tâcherai de ne point rendre les soins de l’hospitalité incommodes à mes voisins. Mais, monsieur, je dois vous tout dire, il faut que cette hospitalité soit gratuite, non quant à la subsistance, je ne serai là-dessus à charge à personne, mais quant au droit d’asile, qu’il faut qu’on m’accorde sans intérêt ; car, sitôt que je serai parmi vous, n’attendez rien de moi sur le projet qui vous occupe. Je le répète, je suis désormais hors d’état d’y songer, et quand je ne le serais pas, je m’en abstiendrais par cela même que je vivrais au milieu de vous, car j’eus et j’aurai toujours pour maxime inviolable de porter le plus profond respect au gouvernement sous lequel je vis, sans me mêler de vouloir jamais le critiquer ou réformer en aucune manière. J’ai même ici une raison de plus, et pour moi d’une très grande force. Sur le peu que j’ai parcouru de vos mémoires, je vois que mes idées différent prodigieusement de celles de votre nation. Il ne serait pas possible que le plan que je proposerais ne fit beaucoup de mécontents, et peut-être vous-même tout le premier. Or, monsieur, je suis rassasié de disputes et de querelles. Je ne veux plus voir ni faire de mécontents autour de moi, à quelque prix que ce puisse être. Je soupire après la tranquillité la plus profonde, et mes derniers vœux sont d’être aimé de tout ce qui m’entoure et de mourir en paix. Ma résolution là-dessus est inébranlable. D’ailleurs mes maux continuels m’absorbent et augmentent mon indolence ; mes propres affaires exigent de mon temps plus que je n’y en peux donner. Mon esprit usé n’est plus capable d’une autre application. Que si peut-être la douceur d’une vie calme prolonge mes jours assez pour me ménager des loisirs, et que vous me jugiez capable d’écrire votre histoire, j’entreprendrai volontiers ce travail honorable qui satisfera mon cœur sans trop fatiguer ma tête, et je serais fort flatté de laisser à la postérité ce monument de mon séjour parmi vous. Mais ne me demandez rien de plus. Comme je ne veux pas vous tromper, je me reprocherais d’acheter votre protection au prix d’une vaine attente.

Dans cette idée qui m’est venue, j’ai plus consulté mon cœur que mes forces ; car dans l’état où je suis, il est peu apparent que je soutienne un si long voyage, d’ailleurs très-embarrassant, surtout avec ma gouvernante et mon petit bagage. Cependant, pour peu que vous m’encouragiez, je le tenterai ; cela est certain, dussé-je rester et périr en route ; mais il me faut au moins une assurance morale d’être en repos pour le reste de ma vie, car c’en est fait, monsieur, je ne peux plus courir.

Malgré mon état critique et précaire, j’attendrai dans ce pays votre réponse avant de prendre aucun parti, mais je vous prie de différer le moins possible, car, malgré toute ma patience, je puis n’être pas le maître des événements. Je vous embrasse et vous salue, monsieur, de tout mon cœur.

P. S. — J’oubliais de vous dire, quant à vos prêtres, qu’ils seront bien difficiles s’ils ne sont contents de moi. Je ne dispute jamais sur rien. Je ne parle jamais de religion. J’aime naturellement même autant votre clergé que je hais le nôtre. J’ai beaucoup d’amis parmi le clergé de France, et j’ai toujours très-bien vécu avec eux. Mais, quoi qu’il arrive, je ne veux point changer de religion, et je souhaite qu’on ne m’en parle jamais, d’autant plus que cela serait inutile. Pour ne pas perdre de temps, en cas d’affirmation il faudrait m’indiquer quelqu’un à Livourne à qui je pusse demander des instructions pour le passage.

LETTRE VIII

M. DE BUTTAFUOCO À J. J. ROUSSEAU.
Vescovado, le 11 avril 1765.

Je vous ai envoyé, monsieur, la réponse de M. Paoli ; il y a quelque temps que je vous ai adressé une de ses lettres qui vous invite à passer en Corse. Vous pourrez juger par l’une et par l’autre du désir qu’il a de vous voir dans ce pays. Quant à moi, je n’ai jamais rien souhaité avec plus de passion.

Je partage très-sincèrement, monsieur, toutes vos peines ; nous serons bien contents si nous pouvons contribuer à les adoucir. Puissiez-vous trouver dans notre île cette paix, cette tranquillité après laquelle vous soupirez ! Puissiez-vous y vivre heureux et assez longtemps pour voir la fin de nos travaux… assez longtemps pour donner de la célébrité à cette nation par vos écrits et vos conseils ! Vous trouverez parmi les Corses des cœurs sensibles, des âmes compatissantes qui souffriront de vous voir souffrir. J’estimerai ma patrie heureuse quand elle aura dans son sein le défenseur de l’humanité, l’ami des arts, des sciences, enfin l’ami de la vertu. L’asile qu’elle vous offre, tel que vous le désirez, l’honore vis-à-vis de la postérité autant que la constance avec laquelle elle a combattu pour la liberté : elle fera voir à vos persécuteurs que si nos mœurs sont encore barbares, nous ne le sommes pas. Ils apprendront du moins de nous à respecter la vertu opprimée.

Au reste, monsieur, vous serez libre en Corse et dégagé de vos engagements ; vous fournirez la tâche qui vous conviendra le plus ; elle sera nulle si vous voulez. Je ne suis point en peine que vous vous fassiez aimer. Tous les étrangers, en général, sont bien vus dans ce pays ; on ne s’informe pas quelle religion ils professent. Les prêtres y sont dans une heureuse ignorance, les moines encore plus. Ils n’ont aucune influence dans les affaires, et hors de leur confessionnal ils n’ont aucune sorte de crédit ; ainsi, de ce côté-là aussi, vous pouvez être très-tranquille.

Quant à votre voyage, je crois, monsieur, qu’il faut vous rendre à Livourne ; vous pourrez vous adresser à M. le comte de Rivalora, consul général du roi de Sardaigne, en Toscane. Il est Corse, il est de mes amis ; honnête, sage, discret et très-bon patriote. J’espère que vous en serez content. Il vous procurera toutes les facilités pour vous rendre en Corse, avec votre gouvernante et votre bagage. Faites, je vous prie, en sorte de venir débarquer à Foce de Golo, près le village que j’habite. Vous voudrez bien y accepter un mauvais gîte, offert de bon cœur, jusqu’à ce qu’on puisse vous procurer celui que vous désirez ; mais je dois vous prévenir que si vous voulez tenir votre ménage, il est nécessaire de porter avec vous de quoi vous coucher, des ustensiles de cuisine et du linge de toute espèce, parce que l’on est sans ressources dans ce pays pour se procurer ces choses. Je vous prie, monsieur, de me donner avis du temps que vous comptez partir, afin que nous puissions savoir positivement quand vous serez à Livourne et quand vous pourrez passer en Corse. J’attends ce moment avec beaucoup d’impatience.

Je vous embrasse de tout mon cœur, et suis très-parfaitement, monsieur, etc.

LETTRE IX

J. J. ROUSSEAU A M. DE BUTTAFUOCO.
Motiers, 26 mai 1765

La crise orageuse que je viens d’essuyer, monsieur, et l’incertitude du parti qu’elle me ferait prendre, m’ont fait différer de vous répondre et de vous remercier jusqu’à ce que je fusse déterminé. Je le suis maintenant par une suite d’événements qui, m’offrant en ce pays sinon la tranquillité, du moins la sûreté, me font prendre le parti d’y rester sous la protection déclarée et confirmée du roi et du gouvernement. Ce n’est pas que j’aie perdu le plus vrai désir de vivre dans le vôtre, mais l’épuisement total de mes forces, les soins qu’il faudrait prendre, les fatigues qu’il faudrait essuyer, d’autres obstacles encore qui naissent de ma situation, me font, du moins pour le moment, abandonner mon entreprise, à laquelle, malgré ces difficultés, mon cœur ne peut se résoudre à renoncer tout à fait encore. Mais, mon cher monsieur, je vieillis, je dépéris, les forces me quittent, le désir s’irrite et l’espoir s’éteint.

Quoi qu’il en fût, recevez et faites recevoir à M. Paoli mes plus vifs, mes plus tendres remerciments de l’asile qu’il a bien voulu m’accorder. Peuple brave et hospitalier ! Non, je n’oublierai jamais un moment de ma vie que vos cœurs, vos bras, vos foyers m’ont été ouverts à l’instant qu’il ne me restait presque aucun autre asile en Europe. Si je n’ai point le bonheur de laisser mes cendres dans votre lie, je tâcherai d’y laisser du moins quelque monument de ma reconnaissance, et je m’honorerai aux yeux de toute la terre de vous appeler mes hôtes et mes amis.

Je reçus bien, par M. le chevalier R***, la lettre de M. Paoli ; mais, pour vous faire entendre pourquoi j’y répondis en si peu de mots et d’un ton si vague, il faut vous dire, monsieur, que le bruit de la proposition que vous m’aviez faite s’étant répandu sans que je sache comment, M. de Voltaire fit entendre à tout le monde que cette proposition était une invention de sa façon ; il prétendait m’avoir écrit, au nom des Corses, une lettre contrefaite dont j’avais été la dupe. Comme j’étais très-sûr de vous, je le laissai dire, j’allai mon train, et je ne vous en parlai pas même. Mais il fit plus : il se vanta, l’hiver dernier, que, malgré milord Maréchal et le roi lui-même, il me ferait chasser du pays. Il avait des émissaires, les uns connus, les autres secrets. Dans le fort de la fermentation à laquelle mon dernier écrit servit de prétexte, arrive ici M. de R… ; il vient me voir de la part de M. Paoli, sans m’apporter aucune lettre ni de la sienne, ni de la vôtre, ni de personne ; il refuse de se nommer ; il venait de Genève, il avait vu mes plus ardents ennemis, on me l’écrivait. Son long séjour en ce pays, sans y avoir aucune affaire, avait l’air du monde le plus mystérieux. Ce séjour fut précisément le temps où l’orage fut excité contre moi. Ajoutez qu’il avait fait tous ses efforts pour savoir quelles relations je pouvais avoir en Corse. Comme il ne vous avait point nommé, je ne voulus point vous nommer non plus. Enfin il m’apporte la lettre de M. Paoli, dont je ne connais point l’écriture ; jugez si tout cela devait m’être suspect ! Qu’avais-je à faire en pareil cas ? lui remettre une réponse dont à tout événement on ne pût tirer d’éclaircissement ; c’est ce que je fis. Je voudrais à présent vous parler de nos affaires et de nos projets, mais ce n’en est guère le moment. Accablé de soins, d’embarras, forcé d’aller me chercher une autre habitation à cinq ou six lieues d’ici, les seuls soucis d’un déménagement très-incommode m’absorberaient quand je n’en aurais point d’autres, et ce sont les moindres des miens. À vue de pays, quand ma tête se remettrait, ce que je regarde comme impossible de plus d’un an d’ici, il ne serait pas en moi de m’occuper d’autre chose que de moi-même. Ce que je vous promets, et sur quoi vous pouvez compter dès à présent, est que, pour le reste de ma vie, je ne serai plus occupé que de moi ou de la Corse : toute autre affaire est entièrement bannie de mon esprit. En attendant, ne négligez pas de rassembler des matériaux soit pour l’histoire, soit pour l’institution ; ils sont les mêmes. Votre gouvernement me parait être sur un pied à pouvoir attendre. J’ai parmi vos papiers un mémoire daté de Vescovado, 1764, que je présume être de votre façon, et que je trouve excellent. L’âme et la tête du vertueux Paoli feront plus que tout le reste. Avec tout cela, pouvez-vous manquer d’un bon gouvernement provisionnel ? Aussi bien, tant que des puissances étrangères se mêleront de vous, ne pourrez-vous guère établir autre chose.

Je voudrais bien, monsieur, que nous pussions nous voir ; deux ou trois jours de conférence éclairciraient bien des choses. Je ne puis guère être assez tranquille cette année pour vous rien proposer ; mais vous serait-il possible, l’année prochaine, de vous ménager un passage par ce pays ? J’ai dans la tête que nous nous verrions avec plaisir, et que nous nous quitterions contents l’un de l’autre. Voyez, puisque voilà l’hospitalité établie entre nous. Venez user de votre droit. Je vous embrasse.

LETTRE X

M. DE BUTTAFUOCO À J. J. ROUSSEAU.
Vescovado, 19 octobre 1765.

Il y a déjà bien du temps, monsieur, que j ai reçu votre dernière lettre, et celle qui y était incluse pour M. Paoli. Nous avons appris avec un extrême plaisir, l’un et l’autre, la protection confirmée du roi de Prusse. Le grand roi, le grand philosophe ne peut faire que de grandes choses, parmi lesquelles la sûreté qu’il vous accorde dans ses États ne sera pas la plus petite et ne lui fera pas le moins d’honneur.

J’ai tardé à vous écrire. Je comptais passer en France et vous aller voir. Comme cela est différé, je me hâte devous donner de mes nouvelles. Vous m’inspirez une bien bonne idée d’un petit manuscrit daté de Vescovado. Mais, monsieur, il n’est pas de moi ; il est à vous, à Machiavel et au président de Montesquieu. Je n’ai que le faible mérite d’avoir cousu vos idées. Trop heureux si ce travail est adoptable au pays pour lequel j’ai fait cette recherche ! Au surplus, ce n’est point par vanité que je l’ai fait. J’aime ma patrie, je voudrais lui être utile, et inspirer à tous le même désir. Si cet écrit ne peut pas servir à fixer la constitution, il sera du moins une preuve de mon zèle pour sa prospérité, un tribut que tout bon citoyen lui doit. Ce mémoire a été lu en pleine consulte, l’année qu’il fut écrit ; on en parut assez content, et plusieurs établissements y furent puisés ; mais l’entière admission demanderait un long travail pour le mettre en pratique. Voyez, monsieur, ce que l’on peut faire ; corrigez, augmentez, diminuez, je vous le livre. Tâchez d’en tirer parti.

Je me réserve de vous confier un autre petit ouvrage sur la révolution de la Corse. Je ne lis pas beaucoup, mais je fais des extraits du peu de lecture que je prends, quand la matière a de la connexité avec ce pays-ci. Cet écrit est puisé dans nos divers livres ; dans J. J. Rousseau, Algernon, Sidney, Montesquieu et Gordon. Je n’ai point la vanité de me parer des plumes du paon mal à propos, et je crois, au contraire, qu’il y a plus de gloire à dire ingénument le vrai, que de chercher avec finesse à paraître ce qu’on n’est absolument pas. Il suffit d’être honnête homme de son cru et sans ostentation ; du reste, il faut rendre à César ce qui est à César, et jouir de ce qui nous appartient.

Comme j’ai vu inséré dans les gazettes que vous n’écriviez ni ne receviez plus de lettres par la poste, j’envoie celle-ci à MM. Boy de la Tour et Cie, à Lyon. Faites-moi l’amitié de me donner de vos nouvelles, et soyez très-assuré de l’attachement inviolable avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.


  1. Rousseau veut parler ici des attaques violentes dont il devint l’objet peu après la publication des Lettres écrites de la Montagne.
    (Note de l’Éditeur)