Échalote et ses amants/09

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 95-105).

IX

Une Vocation.


C’était une nouvelle occasion de s’exalter. Il en profita. Il se vit sauvant héroïquement de la ruine celle à qui il avait donné son cœur.
Tristan Bernard.
(Mémoires d’un Jeune homme rangé.)


Il n’y avait pas à en douter, M. Plusch avait son idée. Il lancerait Échalote au concert, si elle avait de la voix, au music-hall si elle n’avait que des jambes. Cette manie malheureuse (nous avons vu que la duchesse du Luxembourg, Ranavalo et Loin-du-ciel l’avaient lâché après leurs premiers succès) ne le rebutait pas. Il supposait Échalote plus douée de gratitude que ses devancières et il y avait là un moyen de s’attirer quelques dédommagements en vue de charges nouvelles à assumer.

Plus il y pensait, plus il jugeait ignoble de laisser Mlle Sophie Laquette s’étioler dans un sombre rez-de-chaussée. La blonde enfant n’avait pas eu besoin de rappeler les conseils du docteur pour convaincre M. Plusch et, si celui-ci n’avait pas pallié sur-le-champ à un état de choses débilitant, c’est qu’il savait son portefeuille chlorotique, lui aussi, et que la maigre pension servie par sa famille ne l’autorisait pas à multiplier ses domiciles. Dans la belle saison les choses se fussent arrangées d’elles-mêmes : il fût parti pour quelque ville d’eaux où, avec la protection des tenanciers de cercles, on fait sans effort une grosse matérielle. Mais l’hiver finissait à peine et plusieurs mois s’écouleraient dans un déplorable statu quo si, une fois de plus, son imagination millionnaire ne venait à son secours. « Tout s’arrange, en bien ou en mal » répétait-il toujours. Il convenait que les événements allassent au mieux des intérêts de sa compagne et il faciliterait leur cours.

— Chante voir un peu, — dit-il à Échalote, un matin que celle-ci vaquait à sa toilette et arpentait l’appartement, vêtue d’un pantalon et d’une chemise dont le pan, non rentré, lui chatouillait les mollets.

— Pourquoi faire ?

— Chante toujours, peuh, peuh, je te le dirai après. La petite entonna ce chef-d’œuvre de littérature et d’harmonie parisiennes :

Tout ça n’vaut pas l’amour,
La belle amour
La vraie amour,
L’amour d’une bergère
Qu’a sur l’étagère
Deux pomm’s fait’s au four.

— Mais, peuh, peuh, tu as de la voix, — déclara-t-il.

— Tiens, tu ne t’en étais pas aperçu, quand je tirais la voiture avec Chouchon ?

— Blague pas. Que dirais-tu si je te faisais entrer au Casino de Clignancourt ?

La petite le regarda, interloquée.

— Tu te paies ma cafetière ?

— Pas le moins du monde. Le directeur est mon ami, peuh, peuh, avec quelques leçons tu auras un répertoire et il t’engagera.

— Des leçons d’qui ?

— Eh bien et notre Saint-Pont, qu’en fais-tu ?

Maintenant que la conversation de M. Plusch était précise, la petite ne doutait plus. Un septième ciel s’ouvrait à son imagination jusqu’ici prosaïque. Elle s’y voyait, court vêtue d’étoffes scintillantes, les joues enluminées, les yeux passés au kohl, avec un rayon électrique braqué sur sa tignasse.

— C’est possible, mon Mimi, tu crois que j’pourrai faire du théâtre ?

— Du théâtre, nous verrons plus tard, peuh, peuh ; aujourd’hui contentons-nous du beuglant.

À midi, au restaurant Robinet, on fit part à M. Saint-Pont de la découverte d’un galoubet sympathique dans le corps microscopique de Mlle Sophie Laquette.

— Encore, — fit le musicien, — mais il a donc juré de transformer la France en un immense bouiboui ?

Puis, s’adressant à M. Lapaire :

— Et vous, cher ami, vous sied-il de hisser Mme d’Ersigny sur les tréteaux du café-concert ? Pendant que nous y sommes, ne vous gênez pas. Une de plus, une de moins…

— Mille grâces ! Je laisse ce soin à notre Plusch international. Moi, je me fiche que les femmes montrent leurs cuisses au public, ce qu’il me faut c’est qu’elles ne les voilent pas chez moi.

On connaissait la spécialité de M. Lapaire. Elle consistait à photographier, dans le simple costume de leurs appâts charnus, les bergères introduites chez lui. Une pièce de son appartement était transformée en salle de pose et l’appareil cher à M. Pierre Petit n’en bougeait pas. Depuis le temps qu’il opérait, M. Lapaire, qui avait effeuillé les plus charmantes fleurs du xviiie arrondissement, possédait une collection hors ligne mais non point sans cadre. C’étaient, en effet, du haut en bas des murs de son appartement, une exposition permanente des meilleures épreuves. On y voyait des sujets longs et maigres, gras et courts, des bras en couronne au-dessus des têtes, des mains tutrices de seins pesants, des torses plats ou ballonnés, des jambes droites comme des i, d’autres affectant la courbe elliptique des sécateurs ; il y avait des pieds potagers où germaient les oignons, des orteils à retroussis, des grains de velours impertinents et des envies évoquant l’aspect des lentilles et des cornichons. Certaines de ces dames avaient, sur le visage, le loup des amoureuses mondaines, d’autres élevaient un éventail protecteur. Mais la
plupart, le jarret tendu, et un petit doigt polisson dans la bouche, étalaient crânement leur impudeur et leur beauté. Quelques-unes, soucieuses de leur civilisation raffinée, avaient gardé leurs bijoux. Une femme du monde avait, au bout d’un sautoir d’or, son face à main arrêté aux genoux, une fillette gracile s’ornait, au creux de l’estomac, de la médaille de Sainte-Hélène de son arrière-grand-père.

M. Lapaire, qui ne faisait les honneurs de ses galeries qu’à quelques privilégiés, avait l’autorité voulue pour prendre la parole sur les questions de prostitution extérieure et d’exhibition publique.

— Je ne voudrais pas être désagréable à Échalote, nouvelle venue parmi nous et que nous estimons à sa valeur, mais je dois à l’expérience de blâmer les tentatives d’affranchissement féminin exercées par les hommes contre leur propre bonheur. Échalote, cette âme de suavité et d’innocence, est charmante. Le sera-t-elle mêmement quand nous l’aurons émancipée et, si oui, sera-ce nous qui profiterons de ses qualités foncières ?

— Lapaire parle d’or, — appuya M. Saint-Pont, — je sais trop, pour leur seriner leurs airs, ce que valent les grues chanteuses. Le plus délicat d’elles-mêmes disparaît vite dans le pince-machin des coulisses, et les applaudissements de la foule sont ennemis de nos galanteries d’alcôve. La cabotine, tout en nous mettant sur la paille, se déclarera notre victime et nous répétera que tous les grands-ducs de la Néva et tous les lords de la Tamise ne demandaient qu’à se ruiner pour elle et à se suicider à ses pieds.

— Parfaitement, — opina M. de Flibust-Pélago. — J’ai beaucoup connu Gérard de Nerval, qui souffrit par une actrice. Oui, messieurs, j’ai vu ça, moi, un homme de talent, un poète chéri des dieux, vivre dans l’ombre d’une courtisane et, finalement, se pendre à une lanterne.

— Et vos petites fesses ? — s’exclama Échalote, pour qui ces discours étaient des coups de pierre ponce sur les nerfs.

— Plaît-il ? — fit le chevalier, qui craignait d’avoir bien entendu.

— Je vous demande si vos petites fesses ont trouilloté dans l’ombre et, fi-na-le-ment, se sont pendues à une lanterne ?

— Échalote ! — s’écria M. Plusch, — ah ! ça, tu deviens folle.

Ce rappel au bon ton eut pour effet d’exagérer la fureur de l’enfant :

— Non, mais, viens encore à la rescousse, donne-leur raison. Quand on pense que c’est toi qui m’as fourré ce projet dans le siphon et que bientôt tu vas être de l’avis de cette bande de navets.

Dressée sur ses ergots, représentés par des talons Louis XV, elle gesticulait en tous sens, prenait des attitudes de vestale outragée et de furie vengeresse.

— D’abord calme-toi, — conseilla M. Plusch qui, au fond de lui-même, s’amusait fort de cette séance. — Saint-Pont ne demande qu’à me faire plaisir et te donnera des leçons. Tu en tireras un si bon parti que ces messieurs seront les premiers à te féliciter et à t’applaudir. Ceci dit, peuh, peuh, tu vas me faire le plaisir de présenter tes excuses à M. de Flibust-Pélago, dont les fesses ne te regardent pas, mais qui en revanche a des cheveux d’argent devant lesquels doivent s’incliner toutes les Échalotes du monde.

Mlle Laquette avait bon caractère. Sa fureur exercée elle ne s’en souvenait plus. Elle marcha vers le chevalier et lui tendit la main :

— Tope là, mon vieux zigoto, et à l’avenir n’attends pas que je t’aie manqué pour me rappeler aux convenances.

Le chevalier prit la main de la coléreuse repentie et voulut la porter à ses lèvres.

— Ah ! non, — fit Échalote, pas de cochonneries ! — On connaît les hommes, ça commence par la main et ça finit…

— Attention Échalote, — interrompit M. Plusch, — tu vas encore être incongrue.

La petite vira sur ses talons.

— Grue toi-même, espèce de malappris, — lança-t-elle à M. Plusch. — Non, mais on n’a pas bientôt fini de m’insulter, des fois ?

Un rire de nègre interrompit l’altercation. C’était Mme d’Ersigny qui, se croyant déjà au spectacle, y prenait part à sa façon. Elle gloussait avec fracas et défonçait sa chaise par les mille sauts de son buste agité.

— Du calme, — du calme, conseilla M. Lapaire.

— Eh ben quoi, — fit la Bretonne, — on est chez soi ici, s’pas ! on paie, s’pas ? Alors on peut rire, s’pas !

Et elle reprit ses bonds épileptiques.

— Allons, plie ta serviette, on se trotte, — ordonna M. Lapaire, lequel commençait à trouver compromettante une liaison aussi tapageuse.

— Une minute ! — réclama Mme d’Ersigny, qui se mit aussitôt à récolter sur la table commune des morceaux de pain, deux quartiers de pomme et quelques petits fours.

— Qu’est-ce que tu ramasses encore ? — interrogea son amant.

— Eh ben quoi, ce s’rait perdu. J’peux bien penser à mon p’tit quatre heures.

Mme d’Ersigny faisait disparaître, au plus profond de sa poche, les débris d’un déjeuner de dix personnes, cependant que Mme Robinet regardait, avec tristesse, escamoter les croûtons destinés à la pâtée de son dogue bordelais.

Tant de laisser-aller stupéfiait M. de Flibust-Pélago qui, toujours à ses comparaisons et à ses parallèles, éprouvait le besoin de monologuer sur les femmes actuelles.

— Certes, — déclarait-il, — la gourmandise et les planches ont toujours été l’apanage des courtisanes, pourtant il convient de limiter les appétits et le cabotinage, de cataloguer les échantillons et les modèles. Mmes Échalote et d’Ersigny sont d’un modernisme déplorable. Indignes l’une et l’autre d’être élevées au rang des prêtresses de Vénus, sans vocation, sans feu sacré, elles nous déconcertent. Que de grâces perdues depuis l’empire ! J’ai vu, moi, Mlle Schneider accepter, d’une princesse russe un peu déclassée, un match de champagne. C’était au grand 16 du café Anglais et elles n’utilisaient que du cliquot. J’ai entendu Cora Pearl, les ailes au dos, dire dans Orphée aux Enfers : « Ye souis Kioupidon » et j’ai deviné l’instant où le public de l’amphithéâtre allait lui jeter les épluchures de ses oranges. Et pourtant, en sablant exagérément le champagne comme en arborant des maillots collants, elles étaient lionnes en diable et avaient une divine allure. Ah ! c’était le bon temps de la cascade à crinolines et à mitaines. Les hommes portaient merveilleusement l’habit noir, les femmes savaient la révérence. On était viveur par amour des belles et celles-ci ne se faisaient point cocodettes par besoin, sinon par besoin d’aimer ! Elles refusaient les millions d’un banquier pour les violettes d’un prince de sang et chérissaient les gens bien nés au détriment de la canaille enrichie et prodigue. Oui, j’ai vu ça, moi, messieurs…

— Et ça, l’as-tu vu ? — s’exclama Échalote en faisant au chevalier un de ces gestes soldatesques en faveur dans la cavalerie ?

— Oui, — répondit le chevalier, qui tenait à se mettre au diapason montmartrois et qui avait, malgré ses soixante-dix ans, la repartie prompte, — mais c’était aux colonies et il en cuit à l’exhibitionniste !… d’un coup de sabre, j’en fis un Abélard.

— Et voilà comment l’on apprend à vivre aux cochons dans l’armée ! — conclut le Torpilleur, lequel restait indemne de vices maritimes et tropicaux.

— Dans ce cas, — termina Échalote en faisant un adieu de la main aux convives attardés, — on pourrait convoquer un bataillon de troufions chez Adonis’s Bar, ils auraient de quoi tailler dans le vif.

— Quand nous y conduirez-vous ? — demanda M. Lapaire à M. Plush. — Voilà longtemps que je médite cette initiation sentimentale, mais, pour m’y rendre seul, des dattes ! Nous autres, on n’a qu’un petit capital, et, ma foi, pour aller le risquer…

— Il vous faut une garde du corps. Eh bien, dites votre jour et votre heure, on vous y chaperonnera.

— Ce soir, ça va ?

— Si vous voulez. Venez nous prendre à Cocardasse. Par exemple, je ne conseille pas à M. de Flibust-Pélago de nous suivre. À son âge, de telles tentations…

— Et puis, — répliqua M. Lapaire, — il n’aurait qu’à séduire une de ces dames et alors bernique pour mes trente mille balles… elles serviraient tout juste à boucher des trous.

Le chevalier le rassura :

— Soyez sans crainte, je ne suis plus à l’âge des folies et je n’ai pas, comme M. de Morny, de puissants aphrodisiaques à ma disposition. Savez-vous qu’un chimiste en renom monopolisait pour lui les cantharides ? Je l’ai connu, moi, monsieur…

— Oui, c’est bon, au revoir, vous nous raconterez cela un autre jour.

Et la bande s’enfuit, laissant le chevalier, son masticateur en main, s’escrimer sur une côtelette de veau.