Échalote et ses amants/11

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 119-128).

XI

De la Galette à Cocardasse.


Ah ! Zaïre ! l’amour a-t-il tant de prudence ?
Racine. (Bajazet.)


C’était un jeudi. Le rendez-vous pris pour le soir ne pouvait compromettre le bal de la Galette où Victor serait posté sous la loggia de l’orchestre et, en cas de lapin, n’hésiterait pas à renouveler n’importe où l’incident homérique de chez Robinet. Échalote était trop prudente pour, à la veille d’une situation sociale, s’attirer de tels désagréments. D’ailleurs elle avait à voir son bien-aimé, non point seulement pour se retremper, auprès de lui, dans la gouape et la jeunesse, mais surtout pour lui faire part des événements du jour. Plus que tout l’annonce de la dernière générosité de M. Plusch lui serait agréable. Elle savait quel crève-cœur était, pour sa délicatesse, toute cohabitation avec un amant payeur et combien il estimerait une installation qui l’autoriserait à se croire un peu chez lui.

Ce fut donc avec la joie la moins contenue qu’il écouta le bavardage précipité d’Échalote, et avec tout son intérêt pour elle qu’il y répondit ainsi :

— Ce que tu me dis est charmant, mais c’est à toi, maintenant, de ne pas compliquer les choses. Ton travail va te donner de l’autorité. Ne la perds pas en enfantillages. Il faut tenir les hommes et les rationner. Tu n’as qu’une chose à faire, c’est de ne pas tolérer à ton micheton de faire le maître autre part que dans son rez-de-chaussée. Continue à avoir mal au ventre, ça prend toujours. Fais-le marcher, raconte-lui des bourdes, dis-lui que tu dors mal quand tu couches à deux… Et puis, — termina-t-il, — si tu es bien sage…

— Quoi ? — fit Échalote tendrement anxieuse, — si je suis bien sage ?

— Eh bien, quand ta situation sera bien débrouillée, nous nous marierons.

Comme un magistral applaudissement, les premières mesures de la danse « transatlantique » éclatèrent. L’énergie des archets et le fracas des cuivres enlevaient les groupes. L’enfer musical brûlait les jambes : il fallait se trémousser quand même.

Échalote posa sa main gauche sur l’épaule de Victor et lui saisit l’autre bras. La cadence endiablée l’entraînait, elle aussi. Mais ses pieds ne bondissaient pas seuls. Tout son corps frissonnant abritait mal un cœur gonflé d’émotion.

— C’est vrai, tu feras ça ?

— Pourquoi pas ?
— J’aurais jamais cru.

En déhanchant son torse et en tendant son jarret, il expliqua :

— Tu devais me mériter.

Elle hissa sa bouche jusqu’au faux-col de son ami.

— Ô mon Toto ! descends un peu ton museau que je le bise.

Il s’inclina et, furtivement, cueillit du bout de la moustache, les lèvres offertes.

— Tiens-toi bien, on nous remarquerait.

Prudent, il ne voulait compromettre ni son avenir, ni la femme qui l’assurait. Or, le Moulin de la Galette, d’une clientèle toute différente de celle de Tabarin, était dangereux. Dans la foule joyeuse et sans prétentions qui y fréquente on risque fort de rencontrer d’anciens amis. Les raisons qui vous ont brouillés, partant le plus souvent de motifs amoureux, peuvent trouver leur rationnelle vengeance dans la médisance et la cafardise. En conséquence il convient de rester sur ses gardes et de défendre son intimité contre les curiosités malveillantes. De plus, M. Lapaire ne manquait pas une soirée à La Galette. C’était sa vie de monter, trois fois par semaine, s’y dégourdir les membres, comme, d’autres jours, il allait aux bains de vapeur et chez son pédicure. Une jeunesse tenace, malgré la cinquantaine, lui permettait de ramener des inconnues, tout comme M. Plusch, mais non point seulement pour leur montrer sa cuisine, leur raconter des gaudrioles et leur faire nettoyer ses meubles. C’était à cet endroit d’harmonie tapageuse et d’amour échevelé qu’il était redevable de la plupart de ses bonnes fortunes et c’était en y conduisant ses conquêtes de la rue qu’il avait pu, dans la houle des danseurs, leur arracher la promesse définitive d’aller se faire photographier chez lui. Il opérait au petit lever et, pour bien faire, le modèle devait passer la nuit dans ses bras. C’était après un cours d’esthétique semblable qu’il avait décidé Mme d’Ersigny à rompre avec l’herboristerie et, depuis, pour lui inculquer de plus en plus les notions mondaines de la Parisienne, il tentait de la déshabituer des sons du biniou au profit des flons-flons des ophicléides et des rossignolades des clarinettes.

Cette femme, surtout, effrayait Victor. Raisonnable et chafouin il devinait que M. Lapaire, même s’il découvrait leur manège, le garderait pour lui. Par contre, il convenait d’éviter la Bretonne. L’œil des paysans, qui ne voit pas le fumier tombé dans leur assiette, jouit d’une perspicacité étonnante pour découvrir les malpropretés des esprits. Ceci, allié à leur tendance au bavardage, contraint le monde civilisé à se tenir sur ses gardes. Victor et Échalote devaient à leur éducation, particulièrement poussée à la ruse, de tenir Mme d’Ersigny en suspicion. Aussi, quand ils eurent débattu sur ce que comportaient les circonstances, quand ils eurent échafaudé leur bonheur, en marge de celui de M. Plusch, Échalote dit-elle adieu à son chéri pour aller rejoindre, à l’extrémité de la salle, le couple Lapaire, lequel, fatigué, suant et soufflant, lampait, à l’aide de chalumeaux, des boissons jaunes et glacées.

— Eh bien, les aminches, on s’apprête à aller rejoindre mon gros Mimi ?

— Le gros Mimi n’a pas les pieds dans la boue, n’est-ce pas ? — répondit M. Lapaire, — et Mme d’Ersigny a besoin d’arroser son soufflet. Quant à moi il me plaît de reluquer, quelques instants encore, les cartons d’ici.

Par « cartons », M. Lapaire sous-entendait les femmes présentes, plus ou moins susceptibles de lui servir de cible dès qu’il plairait à Mme d’Ersigny d’étendre, de son côté, le champ de ses connaissances citadines. Les « cartons » de M. Lapaire étaient les « rombières » de M. Plusch, les « poules » de M. Bouci, les « souris » de M. Pochade, les « ménesses » de M. Lièvre, les « puces » de M. Gratin, les « étuis » du docteur Benoît, les « taupes » de M. Schameusse, les « pintades » de M. Saint-Pont et les « lamproies » du Torpilleur. Une fois au courant de ce vocabulaire, on pouvait suivre leurs conversations romanesques du café Cocardasse ou de chez Robinet.

Malgré ce que les derniers conservateurs de la belle langue française pourraient croire, il n’y avait, dans ces appellations distinctes, ni mépris pour un sexe qui leur rendait des services, ni moquerie vis-à-vis des dames désignées.

M. Lapaire, qui commençait à avoir son avenir amoureux derrière lui, n’eût pas été fâché d’autoriser Mme d’Ersigny à se livrer aux péripéties du sien. Des enseignements et des exemples délicatement donnés lui laissaient l’espérance d’avoir, très bientôt, son lit et son cœur veufs. Déjà la Bretonne marivaudait avec un merlan de la place Clichy et, à la Galette, se pâmait aux chatouilles de ce cavalier en rupture de blaireau et de plat à barbe. Bientôt il allait pouvoir les abandonner à leur sort et reprendre son droit de flirter avec les danseuses.

Sur le conseil de M. d’Ersigny, Échalote fuma une cigarette. Le temps nécessité par cette opération concorda avec le sursis sollicité par M. Lapaire. Le tympan déchiré par les coups de fouet, de pistolet et de grosse caisse, complément coutumier des instruments de l’orchestre, les yeux fatigués par les lumières de la salle et le tourbillon des danses, les nerfs et les jarrets à peine remis, on s’élança, par le tobogan naturel des rues Tholozé et Lepic, vers Cocardasse. On y trouva Gratin, le Petit Vieux de la Plaine Monceau, le Roi des Terrassiers et l’Homme au Supplice Indien attelés à un polignac, tandis que M. Plusch et le docteur Benoît, les godets en main, guignaient la dame de retour de leur partie de jacquet.

Près d’eux, à une table vierge de consommations, Nini-la-moche, Lucie-aux-poux et la môme Tirelire, habituées du lieu, se morfondaient sur la faillite de la virilité payante. Vraiment, si ça continuait longtemps ainsi, on n’aurait plus qu’à se tirer des pieds vers le Tonkin, le Sénégal ou Madagascar. D’après les rapports de certains voyageurs il y avait encore « à faire » par là. Ces trois hétaïres, laides, sales et plus ou moins pourries, ne parvenaient pas à s’expliquer leur misère et s’étonnaient que le mal cher à Brieux, uni chez elles aux cheveux rares, aux dents piquées et au désordre des vêtements, n’attirassent pas l’excursionniste en route pour Cythère.

Échalote, qui les connaissait de longue date, crut politique, au début d’une époque où il lui faudrait se ménager un public, de joindre sa voix à leur chœur de revendications érotiques. Bien que tranquille sur la question vitale, il ne lui déplaisait pas, en a parte, de vilipender les hommes. Plus avantagée que ses camarades, n’ayant ni le tour de rein dans l’œil de Nini-la-moche, ni les écrouelles de Lucie-aux-poux, ni la claudication de la môme Tirelire, elle se croyait belle de tout l’éclat de son talent révélé, de ses yeux de ciel et de ses quenottes intactes. Elle ne pensait plus à l’ossature exagérée de sa figure qui, aux heures de fatigue, révélait atrocement la tête squelettique sous les chairs minces. Ragote élevée à la dignité de courtisane, elle se croyait jolie et parfois, aux minutes de ses éclats de rire, ne se trompait pas. Aussi s’arrogeait-elle le droit de critiquer et de juger ses confrères.

— C’est votre faute si vous battez la dèche. Quand vous avez le boyau de la rigolade en l’air, tous les michetons vous z’yeuxteraient que ce serait peau de balle et son ami balai de crin. Vous vous laissez prendre vos places par un tas de vieilles grognasses qui n’ont pas la flemme. Sapristi de sapristi, s’il n’y avait que vous pour maintenir le commerce, on pourrait mettre les voiles vers le suicide. Sans compter que nous avons maintenant la concurrence des tatas et que les richards vidés sont disposés en leur faveur.

— Bah ! — fit Nini-la-moche, — si c’est par là qu’ils s’amusent !

— Si vous croyez que c’est toujours drôle par chez vous ! — rétorqua Échalote qui tenait à maintenir les droits et les qualités de chacun. — Ils sont jolis, ils sont propres et parfumés. C’est pas toutes les femmes qui pourraient en dire autant.

Lucie-aux-poux, dégoûtée de ce dialogue, prit la parole.

— Assez ! Ta bouche ! Si t’es venue ici pour débiner les femmes, tu pouvais rester dans la tôle à Plusch.

Ce à quoi la môme Tirelire ajouta :

— Quand on aime tant qu’ça les tapettes, on consomme chez Adonis.

— C’est justement notre intention. Et puis, tiens, j’vous plaque, v’là les copains qui s’apprêtent.

M. Plusch et le docteur Benoît, leur match fini pour la plus grande gloire de l’amant d’Échalote, guettaient la tombée de l’embarrassant valet de pique du jeu voisin. M. Lapaire et Mme d’Ersigny terminaient l’inspection des journaux illustrés de la semaine.

— On y va ? — s’enquit Échalote en gratifiant M. Plusch d’un coup de poing sur l’abdomen.

Justement Hogier tombait, solutionnant la partie.

— On y court.

— Adieu ! — fit le docteur Benoît en tendant la main aux amis.

— Comment, vous n’en êtes pas ? — s’étonna l’Homme au Supplice Indien.

— Taisez-vous donc, — formula, en s’esclaffant, le Petit Vieux de la Plaine Monceau, — il craint d’y retrouver des connaissances !

— C’est une infamie, — s’écria le docteur Benoît en levant les mains au plafond, — c’est une infamie !

Mais, déjà la bande était dehors et traversait la place Blanche.

— Viens avec nous, va, — lança Nini-la-moche, — ce sera autrement meilleur.

Le docteur lança un regard d’expert sur le trio.

— Merci, mes enfants, ce sera pour un autre jour. À mon âge ces plaisirs-là sont dangereux après dîner.

Et, seul, appuyé sur sa canne à poignée d’acier, il prit le chemin de son nid d’impénitent célibataire.