Échalote et ses amants/14

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 147-163).

XIV

Il y a violons et violon.

Sonnez, tambours chinois, et dansez, bayadères.
Voici les palanquins et les hauts dromadaires.

Léon Gozlan. (Les Bayadères.)


Les débuts de Mlle Sophie Laquette, dite Échalote et, en cette nouvelle occasion, baptisée par M. Plusch du pseudonyme grisant de Mominette, furent un événement montmartrois. Ceci se passa au Casino de Clignancourt, où le président des Embêtés du Dimanche avait décroché pour sa maîtresse un engagement honorable de trente francs par semaine, plus les amendes. C’était coquet, surtout à une époque où les cabotines ont accoutumé les directeurs à les dédommager de leurs frais généraux et il n’y avait, pour Échalote, qu’à ne pas trop blaguer et à se présenter à l’heure pour toucher sa paye intégrale.

La robe de chez Schameusse, habilement réparée par une couturière de la rue Clémence, permit à Échalote-Mominette de se présenter au public sertie dans un écrin de paillettes multicolores et de taffetas glacé.

Décolletée en haut et dépantalonnée en bas, la débutante montrait tout et même au delà de ce que la pudeur tolérait. On voyait ses épaules, ses petits seins rosés et, après soixante centimètres de costume, ses cuisses empapillotées à leur sommet de tulle très illusion. Seules, des chaussettes noires habillaient le bas de la jambe et amincissaient légèrement une attache vulgaire que M. Plusch ne cessait de déplorer. « Tu es jolie, tu es bien faite, c’est dommage, — ajoutait-il, — que tu aies la cheville ouvrière. » Échalote, pour suivre jusqu’au bout les conseils de son protecteur, avait dû renoncer à de hautes bottines vert d’eau contemplées à l’étalage d’un costumier de la rue de Douai, bottines qui s’agrémentaient d’aiguillettes et de lacets d’or assez semblables à la graine d’épinard, orgueil des armées, et se contenter de souliers découverts. Ce bon goût obligatoire la navrait. Volontiers elle eût arboré, même à la ville, des bas arc-en-ciel, des chaussures panachées et des talons jaunes : il est des gens qui confondent l’élégance avec la coquetterie des Malgaches et des Caraïbes. Échalote, livrée à elle-même, avait des instincts d’Apache mexicain ; par bonheur elle avait Victor, apache parisien, pour les atténuer et M. Plusch, amateur-expert, pour les combattre.

De sa tête qu’on ne pouvait changer et qui était toujours, vu les proportions du corps, celle d’un têtard géant, M. Plusch avait composé un minois de baby casqué de boucles blondes et de plumes de paon dressées en antennes. Pas de gants : les bras pygméens, ronds et fermes, présentés en liberté et les mains de moutard au maillot entraînées aux baisers de remercîment et d’au revoir.

Pour cette exhibition initiale et sensationnelle, M. Plusch avait convoqué le ban et l’arrière-ban de ses relations mondaines. Sophie Laquette, de son côté, n’avait pas oublié ses aminches, parmi lesquels Nini-la-moche, Lucie-aux-poux, la môme Tirelire et Chouchou, dont la principale mission était d’escorter Victor et de le maintenir dans le ton d’un spectateur ordinaire, qui n’applaudit pas à se faire remarquer et ne fait pas d’esclandre à se faire sortir.

Malgré toutes les objections d’Échalote, l’amant de cœur n’avait pu, en effet, se décider à passer cette soirée en ville. Il lui fallait voir son amie, enregistrer son succès et supputer ce que ce métier pourrait procurer par la suite. Ses idées de mariage tenaient toujours et ne céderaient pas devant les sacrifices de M. Plusch, au contraire. Il savait par Échalote que l’appartement de l’impasse Blanche-Neige se meublait lentement mais confortablement. Il ne manquait que le superflu pour le rendre habitable ; les gros meubles, acquis à bon compte à l’hôtel Drouot, y occupaient leur place rationnelle. Restait le vide des planches à combler et la nudité des fenêtres à vêtir. Une bonne aubaine s’annonçait : M. Plusch, plus que jamais à la piste des affaires, était à la veille de signer une combinaison avantageuse qui l’éloignerait de Paris pour un ou deux mois. Jusqu’ici il lui plaisait d’aller, de temps en temps, promener son abdomen en province et s’assurer, dans les villes de ressources, si sa figure qui attirait ou la gifle ou le baiser en était toujours à ce second emploi. Il avait eu de Lille à Marseille et de Nancy à Bordeaux les aventures les plus flatteuses. Même il s’amusait parfois à se les remémorer comme, par exemple, cette saison à Vichy, où, durant chaque nuit passée à deux, il s’était plu à solliciter de l’affable compagne, après l’abandon de tout elle, celui de sa chemise en linon. Ainsi que Rollinat, il pouvait chanter, en regagnant son home : « Elle me la donna, sa chemise en dentelle », car peu de femmes lui refusaient ce souvenir de leurs étreintes chiffonnantes. M. Plusch n’agissant, même dans ses plus délirantes minutes, que par principes, en avait là aussi. De ces preuves d’amour il composait un trousseau et, quand il revint à Paris cette saison-là, il put offrir à Ranavalo, sa maîtresse d’alors, une pile respectable de chemises précieuses et parfumées.

Mais, si les villégiatures ont du bon, il est des périodes où elles ont du pire. Cette fois M. Plusch ne se décidait à s’éloigner qu’avec peine. Plus qu’il n’eût jamais supposé, Échalote lui tenait au cœur. On n’arrive pas à la cinquantaine sans s’attendrir sur les qualités affectueuses d’une femme. Or, Échalote était savante sur le chapitre de l’enjôlement et M. Plusch, comme un éphèbe, s’y était laissé prendre. Toutefois, pour partir avec la tranquillité du devoir accompli, il faisait des dettes pour installer sa maîtresse. Moins que jamais il ne fallait songer à la laisser se moisir dans un rez-de-chaussée et l’appartement d’en face devait se garnir. Il était convenu entre eux que, si les débuts au concert étaient brillants et précurseurs d’une situation durable, il demanderait des avances sur l’affaire à terminer et compléterait aussitôt l’installation personnelle de la nouvelle étoile.

Pour ces différentes raisons Échalote avait suivi, selon les moyens de sa cervelle d’oiseau, de sa voix suraiguë, de ses bras et de ses jambes agiles, les conseils de M. Saint-Pont. Pour plaire à l’ami Plusch celui-ci avait consenti à écrire une musique nouvelle sur des paroles non moins inédites et, après un morceau d’orchestre, après les trois coups frappés par le régisseur, après un solo de petite flûte, la toile s’enroulait jusqu’aux cintres, Échalote-Mominette apparaissait, nimbée de lumière électrique et, immédiatement, au diapason de la crécelle, piaillait en gesticulant :

Si vous n’savez pas c’que c’est
Qu’un’ p’tit’ femm’ qu’a pas d’corset,
Regardez mon maintien,
Mon chic très parisien.
Rien qu’en me voyant passer
Les homm’s commenc’nt à s’trémousser.
À moi les fêt’s et les conquêtes,
J’suis la môme, la Mominette.

Des bravos nourris, voire engraissés par M. Plusch et ses amis, accompagnaient les ritournelles des cuivres et, à la suite du quatrième et dernier refrain, qui se terminait par une invite aux messieurs présents à venir pincer

Les jamb’s et la taill’ si bien faites
De la môme, d’la Mominette.

ce fut, de la part de certains spectateurs habilement semés, un délire d’applaudissements et de rappels.

M. Bouci piétinait avec fracas, le docteur Benoît tapait de la canne, le Petit Vieux de la Plaine Monceau, levé dans un transport d’enthousiasme, cognait son fauteuil à bascule sur son support de fer, l’Homme au Supplice Indien battait ses paumes à en faire éclater la peau, M. Schameusse, ayant
découvert le matin même, dans les débarras de son magasin, un claquoir d’école, s’en servait avec rage. « Plus fort ! Plus fort ! On ne t’entend pas ! » criait M. Lapaire à la duchesse d’Ersigny, et tous deux, munis des soucoupes de leurs consommations et de leurs petites cuillers s’en servaient comme de tambours. « Hurrah ! Hurrah ! » aboyait le Torpilleur, « Bis ! Bis ! » hurlait M. Plusch. « Une autre ! Une autre ! » répliquait M. Gratin, tandis que M. de Flibust-Pélago, qui n’avait qu’à frotter ses tibias pour produire des bruits de castagnettes, usait de ce moyen pour participer à l’harmonie d’un tel succès. Aux galeries Nini-la-moche, Lucie-aux-poux, Chouchon, aidée par Victor, étaient le soprano de ce vacarme. Près d’eux Plumage et Blandine, sollicités par Échalote qui, afin de les décider à venir l’entendre, leur avait procuré une de ses parentes pour garder leur loge, ne boudaient pas à la besogne. « Elle chante aussi bien que notre locataire qui jouait à «  l’Eldérido » décrétait Blandine en agitant les bras, « Bien sûr que ça va faire un beau brin d’artiste » ajoutait Plumage, qui croyait de son devoir de répondre aux baisers d’Échalote par d’autres baisers cueillis dans sa barbe de vieux Pandore.

Rentrée dans la loge commune aux goualeuses de lever de rideau, Mominette y trouva, avec les mines stupéfaites et envieuses de ses camarades, ces quelques lignes griffonnées au dos du programme et remises par une ouvreuse :


« Impossible de gagner ma carrée sans t’avoir vue. Grouille-toi pour semer ton vieux pendant quelques broquilles. Je t’attends devant le métro de la place Pigalle. Si tu ne venais pas, je serais capable de rappliquer à Cocardasse.

« Toto. »


— La barbe et la jambe ! — s’écria Échalote qui, toute à son succès, n’avait nulle envie d’être inquiétée par des gêneurs.

— Quoi, — fit une gommeuse, — ce chahut ne te suffit pas ?

— S’agit bien d’ça. Ah ! les hommes ! Quelle plaie ! Quelle engeance !

Déjà il lui poussait, avec les rayons de la gloire, les ailes du génie de l’orgueil. On n’est pas artiste sans se révolter contre les contingences bourgeoises et l’autorité des mâles ne va pas de pair avec les aspiration des femmes affranchies. Volontiers, ce soir, elle eût accepté de souper en la compagnie d’hommes chics et sous des flots de lumière qui lui eussent permis de ne point vaseliner son maquillage et d’apparaître, devant un nouveau public, dans tout l’éclat de son blanc de perle et de son carmin.

— Ce n’est pas assez du gros Mimi qui m’attend, il faut encore que Victor m’attende aussi ! Dieu que la vie est compliquée !

M. Plusch lui avait donné l’ordre de se rhabiller vivement pour les retrouver en groupe à la sortie et, selon la quotidienne habitude, pour les suivre dans les estaminets.

Ils étaient tous là, en effet, gesticulant sur le trottoir et émettant leurs avis sur l’avenir théâtral d’Échalote.

— Elle a les cuisses en pain de sucre, c’est une bonne chose, — déclarait le Petit Vieux de la Plaine-Monceau.

— Son sourire est aguichant et sa bouche est bien garnie, — ajoutait l’Homme au Supplice Indien.

— Du chien ! — remarquait M. Schameusse.

— Du brio ! — spécifiait M. Lapaire.

— Du montant, — soulignait le Torpilleur.

— De la branche, — attestait le chevalier de Flibust-Pélago.

— Dommage, ce bas de jambe défectueux ! — déplorait le docteur Benoît qui, dans la soixantaine, estimait surtout les pieds et les attaches.

Soudain, le Roi des Terrassiers éleva la voix :

— C’est pas tout ça, — manifesta-t-il en s’adressant à M. Plusch, — maintenant que ta poule chante, nous pouvons être assurés qu’elle cessera d’être drôle. Faudrait voir à ne plus l’imposer aux Embêtés du Dimanche. Tu sais, mon vieux, moi j’ai horreur des cabotines.

— Peuh, peuh, puisque je la mets dans ses meubles, — riposta M. Plusch qui, indéniablement, était dans son tort vis-à-vis de ses associés.

— Encore une belle bourde que tu commets là ! N’importe, dépêche-toi, on est venu un soir ici pour te faire plaisir, mais tu ne nous y reprendras pas.

— Jaloux, va, — lui lança M. Plusch.

M. Bouci, qui avait encore à parler, ne se formalisa pas de ce qualificatif.

— Non, vois-tu, je ne crois pas au dévouement des poules. Tu avais pris celle-ci dans les pommes, il fallait l’y laisser. Tu verras qu’elle te plaquera au premier tournant.

— C’est toi le tournant, le mal blanc, le panari, — repartit M. Plusch. — Je te dis que tu crèves d’envie.

— Oui, — approuva M. Bouci, — d’envie de f… le camp. Non, mais elle ne va pas nous faire poireauter toute la nuit sur l’asphalte, ta Patti de mes souliers ?

À ce moment, Échalote parut par la sortie des artistes.

— Hein ! ça a un peu marché ! Ils en sont comme deux ronds de flan dans les coulisses.

— Épatant ! épatant ! — approuva M. Plusch tout en hélant des fiacres.

— C’est pas fini, — annonça Échalote, qui déjà ne s’offrait plus à occuper le strapontin et s’installait au fond de la voiture, quitte à laisser l’assiette de M. Plusch ou celle de M. Bouci en mauvais équilibre, — va falloir que je retrouve une copine qui me passera des chansons.

— Tu la verras demain, — conseilla M. Plusch.

— Demain ! tu n’y penses pas ! Je lui ai donné rendez-vous pour tout à l’heure au Rat Mort.

— Nous t’y mènerons.

Échalote, on le conçoit, ne l’entendait pas ainsi.

— C’est bien ça, — ronchonna-t-elle, — tu vas commencer à me faire remarquer en ne décanillant pas de mes jupes. Si c’est pour me conduire par la main, il fallait me mettre au couvent. Ce n’est pas votre avis, monsieur Bouci ?

— Moi ? — opina le Roi des Terrassiers, mais comment donc ! — Si vous le laissiez faire il jouerait les madame Cardinal.

Cette fois M. Plusch accueillit mal la plaisanterie.

— En voilà assez sur ce ton. À t’entendre on croirait, ma parole, que j’ai l’intention de me faire entretenir par Échalote. D’ailleurs ce n’est pas la première fois que tu agis ainsi, peuh, peuh. Je ne t’en ai jamais fait le reproche, mais je tiens à te dire que je n’ignore pas les boniments que tu fis autrefois à la duchesse du Luxembourg.

M. Bouci, stupéfait, se révolta :

— Quoi ? moi, des boniments à la duchesse du Luxembourg ? Ah ! bien, elle est raide celle-là !

— Raide ou pas raide, — reprit M. Plusch sentencieux, — ce doit être la vérité, puisque c’est la duchesse elle-même qui me l’a raconté. J’ajoute avoir tout lieu de la croire, car, que tu en doutes ou non, j’avais été bon pour cette femme et elle m’aimait.

Il est des révélations si inattendues qu’elles vous paralysent. M. Bouci se sentait devenir gâteux. Un instant il réfléchit sur le parti à prendre en de pareils cas, puis, subitement résolu à ne pas laisser un ami de vingt ans dans l’incertitude de sa loyauté, il se risqua à manger un léger morceau de ce qu’on nomme la vérité.

— Elle t’aimait, dis-tu, eh bien, un soir où tu me prias, faute de pouvoir le faire toi-même, de l’accompagner en voiture jusque chez elle, je te prie de croire qu’elle s’y est pris d’une drôle de manière pour me le prouver, qu’elle t’aimait !… Non, vois-tu, mon vieux, entre camarades comme nous, il ne faut pas s’arrêter à ce petit jeu d’écouter les potins des femmes.

M. Plusch qui, au fond, n’avait jamais eu qu’une confiance relative en la fidélité de cette maîtresse, n’insista pas. Seule, Échalote, qui avait à cœur de défendre une corporation dont elle était le seul spécimen dans ce fiacre, crut devoir mettre son grain de sel.

— Vous me faites gondoler, tenez, avec les potins des femmes. Sur quoi jaspinez-vous donc entre vous, si ce n’est sur les absents. Des potins ! mais il n’y a pas plus commères, pas plus débineurs que vous !

M. Plusch tenta de freiner cette belle éloquence :

— Princesse, je vous ferai respectueusement observer que nous ne nous occupons pas de vous. — Alors quand vous dégoisez sur les femmes, je n’ai pas le droit d’en recevoir les éclaboussures ? Qu’est-ce que je suis donc ? une bouse ? une chaussette ?

Elle se dressait, tel un coq en colère, et ne remarquait pas que le cocher, qui avait pris des chemins raccourcis, les déposait place Blanche.

— Zut ! et mon rendez !

— C’est bien pressé ? — insinua M. Plusch qui, encore sous l’impression des aveux de M. Bouci, doutait de tout.

— Viens avec moi si tu tiens à être ridicule, — proposa Échalote.

— Ça n’a jamais été dans mes habitudes et je ne commencerai pas à mon âge. Va à tes affaires, — concéda cet amant modèle, — et, si tu me trompes, fais en sorte de balader tes gigolos ailleurs que dans mon quartier, peuh, peuh. Je ne suis pas despote, mais j’ai horreur qu’on se paie ma tête.

Échalote, qui avait gain de cause, se fit câline. Prenant les joues de M. Plusch à pleines mains, elle se mit à les becqueter sans s’inquiéter des flâneurs qui la regardaient faire :

— Je l’adore, cette grosse figure qui attire la gifle ou le baiser. Ah ! ta mère n’était pas une poire en dépensant quinze cents francs de bougies pour la regarder dormir. Ça, c’est de l’argent bien employé. Pas, mon loulou ?

Elle caressait le crâne, les yeux et les moustaches de son amoureux Mécène.

— Et, qu’est-ce qui est contente ? qu’est-ce qui fera tout pour que le gros Mimi soit heureux ? C’est la fifille à son pépère, c’est Échalote, c’est la petite Mominette.

M. Plusch, enfin récompensé de ses sacrifices, souriait, béat. Que demandait-il, en somme ? un peu de dévouement et quelques mignardises. Résolu à ne jamais voir en cette pouparde majeure qu’une enfant précoce, tout le charmait de ce qu’elle pouvait employer pour lui plaire. Les années accumulées ont des fantaisies, et les vieux messieurs qui se font pincer dans les bras des petites filles doivent profiter de circonstances plus qu’atténuantes. Pour lui, il avait tous les agréments réunis en une seule personne : il pouvait jouer au satyre avec impunité et afficher une maîtresse, haute comme les gamines qui vont à l’école, sans craindre l’immixtion dans ses affaires privées d’un fonctionnaire maladroit et envieux. Il croyait fermement en la reconnaissance de cette petite. Ses gentillesses, ses minauderies, voire ses mauvaises humeurs, étaient, selon lui, des manifestations primesautières qui ne trompaient pas.

— Va, ma cocotte, va retrouver ta camarade et reviens vite. Nous t’attendons à Cocardasse.

Échalote prit ses jambes à son cou dans la direction de la place Pigalle.

— Regardez-la, — monologuait M. Plusch, — tout à l’heure ses talons vont taper son derrière. Ma parole, on dirait une écolière pour qui vient de sonner la récréation, peuh, peuh.

— T’excite pas, — préconisa M. Bouci. — Les petites filles comme ça en remontreraient à tous les professeurs de notre âge.

Cependant Échalote courait toujours et, méditant, malgré cette gymnastique, sur le temps employé à se transformer de chanteuse en promeneuse, se demandait si Victor ne serait pas furieux d’avoir attendu si longtemps.

Comme elle traversait, près de son but, la chaussée du boulevard de Clichy, elle aperçut un rassemblement étrange aux abords de la station du métropolitain. Que se passait-il ? Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à Victor ? En quelques bonds elle fut près des curieux. Horreur ! Deux gardiens de la paix, taillés en lutteurs de chez Marseille, d’une main maîtrisaient un jeune homme blond et nerveux et, de l’autre, lui administraient des coups de poing savants, tantôt dans les côtes, tantôt sur la tête. C’était le passage à tabac en règle, et Échalote, la poitrine dans un étau, ne voulait pas encore en croire ses yeux, car, son cœur le lui avait dit : c’était Victor que l’on malmenait, son Victor bien-aimé, son gosse, son blondin aux moustaches en accroche-cœur ! Qu’avait-il fait ? Quel crime avait-il commis ? Poltronne, même dans l’affection, elle n’osait s’approcher. La force armée était une des choses qui la faisaient fuir : tout le monde n’est pas né avec une âme de conquistador et elle eût peut-être vu assassiner sa famille entière sans s’interposer. Chacun sa nature, n’est-ce pas, et l’être humain a ses faiblesses. Elle questionna quelques pierreuses assemblées, lesquelles ne perdaient pas une bouchée du spectacle.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi arrête-t-on ce jeune homme ?

— Tiens parbleu, c’est sa faute, — expliqua une albinosse, — y a des râfles partout ce soir. Il était comme un empoté à attendre sa marmite. Les flics lui ont demandé ce qu’y faisait là. Il a pas voulu répondre. Alors y z’ont voulu voir ses papiers. Y n’en avait pas. Alors y l’ont empoigné pour le conduire au poste et, comme y f’sait la rouspèt’, y z’ont tapé d’sus. L’est beau môme, c’est dommage, i’va s’défriser au violon.

Puis, soudain, regardant autour d’elle, l’albinosse remarqua des mines de « mœurs » qui suivaient son discours.

— Cré ! cré ! — fit-elle en s’adressant à ses compagnes. — Faut caleter, ça sent la rousse !

Elles s’enfuirent comme un vol de pierrettes.

Sur le terre-plein, devant la gueule béante et puante du métro, Échalote, caponne à en mourir sur place, resta paralysée, tandis que Victor, qui avait sa ration de gnions et de coups de pied, se laissait traîner au commissariat voisin.