L’Héritage de Charlotte/Livre 03/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 122-131).

CHAPITRE IV

LE CAPITAINE PAGET PATERNEL

Paget quitta La Pelouse, après l’entrevue que nous venons de raconter, pleinement convaincu que l’unique désir de Sheldon était de le mettre de côté, pour continuer la chasse à lui tout seul.

« Ma dernière lettre lui a donné connaissance de quelque fait qui l’a amené à changer tout son plan d’action, pensa le capitaine ; cela est parfaitement clair. Il a quelque peu manqué de tact en me rappelant si vite, mais je crois qu’il a cru pouvoir me jeter facilement de la poudre aux yeux ! Mes pauvres yeux !… Quelle peut être la chose qui l’a fait changer ainsi ? Voilà la grande question. »

Le capitaine dîna seul ce soir-là dans un restaurant du West End : il dîna bien, car il avait un peu d’argent ; son patron lui en avait avancé et il n’était pas homme à lésiner.

Il resta ensuite quelque temps à méditer en compagnie d’une bouteille de chambertin.

Sheldon fut le sujet presque unique de ses méditations.

« Oui, murmura-t-il enfin, le mystère est dans le nom de Meynell. S’il en était autrement, pourquoi m’aurait-il questionné au sujet de l’orthographe de ce nom ? Je lui ai envoyé des renseignements relatifs à Matthieu Haygarth et les lettres de sa femme, il n’a pas paru y attacher une grande importance. C’est seulement lorsque le nom de Meynell a surgi qu’il a changé de tactique et a cherché à se débarrasser de moi. Il a sans doute quelque connaissance particulière de cette branche Meynell, ce qui lui fait penser qu’il peut maintenant agir seul et me jeter à l’eau. Me jeter à l’eau !… se répéta lentement à lui-même le capitaine, c’est ce que nous verrons… oui, nous verrons, nous verrons !… »

Le jour suivant, dans l’après-midi, le capitaine se présenta de nouveau à la villa, où sa fille mangeait le pain de la servitude.

Il y apparut cette fois avec un caractère purement paternel : il venait rendre visite à son seul enfant. Avant de rendre cette visite, le capitaine avait employé les chaudes heures du jour à une étude soigneuse du volume de l’année et des deux ou trois précédentes du Dictionnaire des Postes et de l’Almanach des Adresses ; mais toutes ses recherches n’avaient pu lui révéler l’existence dans la métropole d’aucune personne du nom de Meynell.

« Les Meynell connus de Sheldon peuvent être dans l’intérieur du pays. »

Il faisait une belle matinée d’automne.

Mlle Paget se trouvait libre ce jour-là : son affectionné père l’engagea à venir avec lui faire une promenade dans les jardins de Kensington.

Une pareille proposition avait peu d’attraits pour la jeune personne, mais elle éprouvait une vague idée qu’elle avait à remplir envers son père une sorte de devoir, et, en dépit de la négligence de celui-ci, elle ne s’en sentait pas affranchie.

Elle consentit donc en souriant et sortit avec lui.

Elle était jolie et très-bien habillée ; sa toilette était simple, mais élégante, bien comprise ; il n’y avait pas un ruban de cette toilette, hélas ! que son père lui eût donné.

Le capitaine la considérait avec une sorte d’orgueil.

« Sur ma parole, ma chère, vous me faites honneur ! s’exclama-t-il avec une sorte d’air protecteur et satisfait ; en vérité, tout homme pourrait être fier d’avoir une pareille fille. Vous êtes vraiment une Paget des pieds à la tête !

— J’espère que non, papa, » dit-elle involontairement.

Mais la délicatesse chez le capitaine s’était considérablement émoussée dans le tourbillon et les luttes de la vie, et il ne comprit pas ce qu’il y avait de tristesse insolente dans cette remarque.

« Vous avez peut-être raison, mon amour, répliqua-t-il vaguement, les Paget sont une famille peu chanceuse. Comme ces Grecs, les Atri… quel est le nom ?… l’homme qui a été tué dans sa baignoire, vous savez… sa femme ou l’autre jeune personne qui était venue rendre visite à ses filles avait trop fait chauffer l’eau ou quelque autre bévue… je ne me rappelle pas bien l’histoire. C’est une de ces faiblesses que l’on fait apprendre aux jeunes gens dans les collèges. Oui, ma chère, j’éprouve un extrême plaisir à voir combien vous avez gagné en bonne tenue. Ces Sheldon vous habillent très-bien, et je considère votre séjour dans cette famille comme un très-heureux arrangement pour tout le monde. Vous faites honneur à la fille et la mère vous assure une résidence confortable. Tout ce qui m’étonne, c’est que vos beaux yeux n’aient pas déjà produit leur effet sur quelque riche compagnon boursier de Sheldon.

— Nous voyons fort peu, à La Pelouse, de ces compagnons boursiers, comme vous les appelez, papa.

— Vraiment ! je croyais que Sheldon recevait nombreuse compagnie.

— Oh ! non. Il donne un dîner de temps à autre, un dîner d’hommes habituellement, et la pauvre Mme Sheldon se tourmente beaucoup pour que tout aille bien, comme elle dit ; mais je ne vois pas qu’à présent il se soucie d’avoir du monde.

— Comment, à présent ?…

— Son esprit paraît complètement absorbé par les affaires. Cette horrible poursuite du gain semble occuper sa pensée en tout temps. Il lit continuellement les journaux financiers : Le Moniteur Financier, Le Bulletin de la Bourse, le Guide du Spéculateur, et autres publications de ce genre. Lorsqu’il ne lit pas, il réfléchit, et, à ses manières on pourrait croire que ses pensées sont toujours sombres, tristes. Quelle misérable, odieuse, et vilaine existence ! Pour tout l’or du monde je ne voudrais pas être cet homme ! Mais il y a de l’indiscrétion de ma part à dire de pareilles choses. M. Sheldon est très-bon pour moi. Il me laisse m’asseoir à sa table, partager le bien-être de sa maison, je serais ingrate si j’en parlais mal. Je n’ai pas l’intention de rien dire contre lui, vous comprenez, papa ; je veux dire seulement qu’une vie uniquement vouée à gagner de l’argent a en soi quelque chose d’odieux.

— Ma chère enfant, vous pouvez être certaine que tout ce que vous me direz n’ira pas plus loin, dit avec dignité le capitaine ; en qui donc auriez-vous confiance, si ce n’était en votre père ? J’ai un profond respect pour Sheldon et sa famille… Oui, mon amour, un profond respect, et je pense que la fille Sarah… non, je veux dire Charlotte, est une très-aimable jeune personne. Est-il nécessaire de vous dire que les moindres détails de votre existence dans cette famille ont pour moi le plus vif intérêt ? Je ne suis pas sans éprouver les sentiments d’un père, Diana, bien que les circonstances ne m’aient jamais permis d’en remplir les devoirs. »

Et ici une larme, que le rusé Horatio avait le don de faire surgir à volonté, trembla au bord de sa paupière.

Cette larme solitaire était toujours à sa disposition : au prix de sa vie il n’aurait pu en trouver une seconde, mais celle-là ne lui faisait jamais défaut.

Il trouvait d’ailleurs qu’une larme produisait autant d’effet qu’en aurait produit une douzaine pour donner du poids et du fini à un discours pathétique.

Diana le regarda avec un air de surprise et de doute.

Hélas ! elle ne le connaissait que trop bien ! Toute autre aurait pu être trompée, mais pas elle. Elle avait vécu avec lui, elle avait goûté l’amertume d’être sous sa dépendance, dépendance dix fois plus amère que celle qu’elle acceptait des étrangers.

Jour par jour, elle lui avait montré ses vêtements usés en le suppliant de lui donner quelque argent et avait été éconduite par des phrases, des mensonges.

Depuis longtemps elle lui avait pardonné, parce qu’elle était généreuse ; mais il lui était impossible de ne pas se souvenir quelle espèce d’homme il était.

Elle savait le poids de ses belles paroles et les considérait comme non avenues.

Ils parlèrent quelque temps encore de Sheldon et de sa famille ; mais Diana se surveilla, ne dit rien de plus.

Elle répondit sans restriction à toutes les questions de son père, parce que la nature de ces questions lui permit d’y répondre sans trahir la confiance de personne.

« Dans les connaissances de Sheldon avez-vous jamais entendu parler de quelqu’un portant le nom de Meynell ? demanda enfin Paget.

— Oui, répliqua Diana, après avoir réfléchi un moment, ce nom m’est certainement très-connu ; puis après une pause elle s’exclama : Je me rappelle… Les Meynell étaient parents de Charlotte ! Oui, sa grand’mère était une demoiselle Meynell. Je me souviens parfaitement d’avoir entendu Mme Sheldon parler des Meynell ; mais je ne pense pas qu’aucun descendant de cette famille soit encore de ce monde. Pourquoi me demandez-vous cela, papa ? Quel intérêt peuvent avoir pour vous les Meynell ?

— Peu importe, ma chère, j’ai mes raisons ; mais elles ne concernent en aucune façon M. Sheldon ou sa famille. Je vous demanderai même de faire attention à ne pas mentionner ce sujet de conversation devant ces dignes gens. J’ai besoin de me renseigner sur tout ce qui a rapport à la famille Meynell. J’ai eu l’occasion, par hasard, de me rencontrer avec des personnes de ce nom, et je veux m’assurer du degré de parenté qui peut exister entre elles et les Sheldon ; mais les Sheldon ne doivent avoir, quant à présent, aucune connaissance de cette recherche. Les personnes dont je parle sont pauvres et fières, elles aimeraient mieux mourir de faim que de faire aucune démarche auprès d’un richard avant qu’elles soient justifiées par une parenté bien établie. Je suis sûr que vous comprenez cela, Diana ?

— Pas très-clairement, papa.

— Voyez-vous, ma chère, c’est une position délicate, difficile peut-être à comprendre pour un tiers. Tout ce qu’il importe que vous sachiez, c’est que tout renseignement ayant rapport à la famille Meynell aura un intérêt vital pour mes amis, et, à cause d’eux, me rendra service. Au fait, je puis bien vous le dire, il s’agit d’un legs que ces amis pourraient être en droit de réclamer sur un certain testament lorsqu’ils seront une fois assurés de leur parenté avec la famille de votre amie Charlotte, du côté des Meynell. Leur fournir les moyens d’établir leurs droits à ce legs sera contribuer à un acte de justice, et je suis bien certain, Diana, que vous serez désireuse de le faire.

— Certainement, papa, si je le puis sans manquer à la confiance de ceux qui m’emploient. Pouvez-vous me promettre qu’il ne résultera aucun préjudice pour M. Sheldon, particulièrement pour Charlotte, des renseignements que je pourrai me procurer pour vous, au sujet de la famille Meynell ?

— Certainement, Diana, je puis vous promettre cela. Je répète de la façon la plus solennelle qu’en me procurant ces renseignements vous viendrez en aide à la cause de la justice. »

Si jamais Paget avait été capable d’affirmer une chose vraie, il parut à sa fille que c’était en ce moment : ses paroles semblaient être l’expression de la vérité, et en y réfléchissant Diana ne vit rien qui pût nuire à ses amis dans l’assistance qu’elle prêterait à son père en cette occasion.

« Laissez-moi le temps de réfléchir, papa, dit-elle.

— Quelle folie, Diana ! de quelle réflexion avez-vous besoin à propos d’une pareille bagatelle ? Je ne vous ai jamais rien demandé. Vous ne pouvez certainement pas me refuser une chose aussi simple, après la peine que j’ai prise de vous en expliquer les motifs. »

Après avoir risqué encore quelques questions, Diana consentit à faire ce que son père lui demandait.

« Et vous aurez soin de vous y prendre adroitement, dit avec insistance le capitaine au moment où ils se séparaient.

— Je ne vois pas qu’il y ait besoin d’aucune adresse, papa, répliqua Diana, la chose est très-facile. Mme Sheldon aime beaucoup à parler de ses affaires personnelles. Je n’aurais qu’à lui adresser une question encourageante au sujet dès Meynell et elle m’en parlera pendant une heure en entrant dans les plus minutieux détails sur tout ce qui a rapport à eux dans l’histoire de la famille. Il est probable que j’ai déjà entendu cette histoire tout au long, sans y faire attention. Il m’arrive souvent de penser à autre chose pendant que Mme Sheldon parle. »

Trois jours après cette conversation, Paget alla voir Sheldon dans la Cité.

Il reçut une très-belle récompense pour ses travaux à Ullerton et rentra en possession des extraits qu’il avait faits des lettres de Matthieu Haygarth, mais non de la lettre autographe de ce même Matthieu ; Sheldon avoua qu’il avait égaré ce document.

« Il a égaré la lettre originale et il a eu amplement le temps de copier mes extraits. Me croit-il assez dépourvu d’intelligence pour ne pas voir cela ? » pensa Horatio, au moment où il quittait le bureau de l’agent de change, enrichi, mais non satisfait.

Dans le cours de la même journée, il reçut une longue lettre de Diana, contenant l’histoire entière de Meynell, telle que Mme Sheldon la connaissait.

Une fois en train de parler, Georgy avait dit tout ce qu’elle pouvait dire, ravie de se voir écoutée avec intérêt.

« J’ai foi dans ce que vous m’avez promis, mon cher père, » concluait Diana, après avoir raconté l’histoire Meynell. « La chère dame a agi avec tant d’abandon et de confiance, elle semblait si satisfaite de l’intérêt que je paraissais prendre aux affaires de sa famille, que je ne me pardonnerais jamais s’il pouvait résulter quelque dommage, pour elle ou pour les personnes qu’elle aime, des renseignements ainsi obtenus. »

Les renseignements étaient très-complets.

Mme Sheldon avait une bonne et aimable nature, mais ce n’était pas une de ces âmes délicates qui reculent instinctivement devant le récit d’une chose honteuse ou affligeante.

Elle avait raconté à Diana, avec force lamentations et non moins de réflexions banales et orthodoxes, la triste histoire de la fuite de Susan, puis son retour, quatorze ans après, dans un état de complet dénuement.

La pauvre petite malle, avec le nom du fabricant à Rouen, avait même été minutieusement mentionnée par Mme Sheldon.

Une certaine pudeur féminine l’avait toujours empêchée de raconter cette histoire en présence de son beau-frère, dont les façons d’homme du monde n’étaient nullement engageantes pour une révélation sentimentale.

Il était résulté de là que George n’avait jamais entendu prononcer le nom de Meynell à l’occasion de la famille de son ami Halliday, ou tout au moins si rarement, que sa mémoire n’en avait conservé aucun souvenir.

Pour Horatio, la lettre de sa fille avait une inappréciable valeur ; elle le mettait tout d’un coup en aussi bonne position que Philippe ou George et son collaborateur Valentin.

Il y eut dès lors trois intérêts distincts engagés à la poursuite de l’héritage du révérend John Haygarth.

Paget resta assis, ce soir-là, dans sa chambre à coucher, devant un bon feu, fumant un excellent cigare, méditant sur la généalogie suivante :

« Charlotte MEYNELL, mariée à James HALLIDAY ;

« Thomas HALLIDAY, seul fils des sus-nommés, marié à Georgina, maintenant Mme SHELDON,

« Charlotte HALLIDAY, seul enfant.

« Susan MEYNELL, sœur aînée et unique sœur de Charlotte, ci-dessus nommée, s’est enfuie de chez ses parents, dans le comté d’York, avec un M. Kingdon, frère de lord Durnsville. — Sort inconnu pendant quatorze ans de sa vie. — Décédée à Londres en 1835 — Enterrée sous son nom de fille ; mais aucune preuve positive qu’elle ne fût pas mariée. »