L’Héritage de Charlotte/Livre 04/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 145-153).


LIVRE QUATRIÈME

GUSTAVE EN ANGLETERRE



CHAPITRE I

JOURS PAISIBLES

Ayant une fois offert en sacrifice sur l’autel du devoir les plus chers désirs de son cœur, Diana n’était pas une personne à s’en repentir.

Après cette nuit de Noël, dans laquelle, agenouillée aux pieds de Charlotte, elle avait avoué son pénible secret, abandonné toutes ses espérances de devenir la femme de celui qu’elle avait aimé si follement, si tendrement, Mlle Paget bannit de son cœur et de son esprit tout souvenir du passé : son cœur et son esprit lui parurent bien vides lorsque les chères images s’effacèrent sous la pression de sa volonté.

Il lui semblait que quelque chose manquait à sa vie.

Ce vide, ce calme plat lui furent d’abord douloureux ; mais par affection pour Charlotte, elle prit soin de dissimuler son chagrin et l’amère tristesse, domptée par la force de sa résolution, disparut.

Pour Valentin et Charlotte, les journées brumeuses qui suivirent celles de Noël furent une période de tranquillité.

L’amoureux agréé était libre de venir à la villa à sa guise, mais comme par le passé, il prenait soin de ne pas abuser de la permission.

Une fois par semaine seulement il se permettait le grand bonheur de venir, à cinq heures, prendre le thé dans le salon de Mme Sheldon.

Il apportait à Charlotte toutes les nouveautés de son petit monde littéraire et un bon nombre de renseignements intéressants puisés dans les brochures, les journaux qu’il avait lus.

Lorsqu’il plaisait à Sheldon de l’engager à venir dîner le dimanche, il acceptait joyeusement ; et ces invitations du dimanche devinrent bientôt une chose entendue, qui allait de soi.

« Vous feriez tout aussi bien de venir passer tous vos dimanches avec nous, lui avait dit un jour Sheldon avec un cordial abandon ; le dimanche doit vous paraître bien triste dans votre appartement meublé ?

— Oh ! oui, papa, s’était écrié Charlotte, il les trouve très-tristes…, affreusement tristes…, n’est-ce pas, Valentin ? »

Elle dit cela en le regardant avec cet air doux et tendre, presque maternel, que les jeunes fiancées sont disposées à accorder à leurs prétendus.

Mlle Halliday était très-reconnaissante envers son beau-père de ses bontés pour son amoureux sans fortune, et montrait combien elle appréciait sa conduite par toutes sortes de petites mines caressantes qui eussent singulièrement séduit un homme plus sentimental.

Malheureusement Sheldon n’était pas sentimental et toute démonstration de sentiment semblait produire sur ses nerfs un effet irritant : par moments même il reculait effrayé devant une brusque caresse de Charlotte, comme devant la piqûre d’un serpent.

Était-ce aversion, crainte, ou surprise qu’exprimait sa figure dans ces moments ?

Quelle que fût cette étrange expression, elle disparaissait trop vite pour qu’on pût l’analyser, et l’agent de change remerciait sa belle-fille avec son sourire habituel, le sourire qu’il avait à la Bourse, le sourire qu’il ne quittait pas, même dans ses heures les plus tourmentées.

Pour Valentin, pendant ces jours charmants, la vie s’écoulait magnifique, pleine d’espérances.

Il avait transporté toutes ses hardes et autres biens mobiliers à l’agréable logement qui le rapprochait de Charlotte en même temps qu’il le mettait hors du chemin de son ex-patron, s’il revenait du Continent.

La fortune le favorisait ; la quiétude, la gaîté que le bonheur lui apportait donnaient à sa plume une grâce facile. Il écrivait de très-jolies choses, pleines de fraîcheur ; tout lui apparaissait éclairé par le charme de l’amour et de la beauté.

Son Pégase pouvait n’être qu’un cheval de louage ; mais la monture, jeune et légère, galopait gaîment en aspirant l’air du matin.

Ce n’est pas à tous les poètes qu’il est donné de franchir d’un seul bond, sur le dos de Pégase, un aussi vaste espace de terre et de mer que celui qu’embrasse l’œil de la vigie placée sur la tour d’un phare perché sur un rocher.

Les écrits de Haukehurst sur Lauzun, Brummel, Sardanapale, Rabelais, Lord Chersterfield, Érasme, le beau Nash, Appelles, Galilée, et Philippe d’Orléans, étaient très-demandés ; le public s’étonnait de cette prodigieuse facilité de production.

Valentin avait commencé à mettre de l’argent de côté et s’était fait ouvrir un compte de dépôt chez un banquier.

Avec quelle joie il considérait ces reçus de dépôt dans le silence de la nuit, toutes les fois qu’il pouvait en ajouter un nouveau.

Lorsqu’il en eut assez pour former une somme de quarante livres, il porta les reçus à Charlotte.

Elle les regarda, et il les regarda lui-même, comme si ces pauvres petits imprimés eussent été des échantillons d’or vierge provenant d’une mine récemment découverte par Haukehurst.

Puis ces deux enfants s’embrassèrent comme William Lee et sa femme ont dû s’embrasser lorsque l’étudiant sans fortune eut achevé son invention du métier à tisser les bas.

« Quarante livres ! s’exclama Mlle Halliday. Tout cela gagné par votre plume et par vos pauvres doigts et par votre pauvre tête ! Comme elle doit vous faire mal après que vous avez travaillé toute une longue journée ! Comme vous devez être savant, Valentin ?

— Oui, chère, étonnamment savant. Assez pour savoir que vous êtes la fille la plus chérie de toute la chrétienté.

— Ne dites pas de sottises, monsieur ; vous n’êtes pas encore assez savant pour obtenir ce privilège avant quelque temps… Je veux dire comme vous devez être instruit pour savoir tant de choses sur Érasme sur Galilée, sur…

— Non, ma chère, pas sur Érasme et sur Galilée. Je savais la semaine dernière tout ce qui concernait Érasme ; maintenant c’est Galilée seul dont je m’occupe. Je fais un extrait de dix pages de tout ce qui a été publié à ce sujet. Je ne demande pas aux autres de se rappeler ce que j’écris, et ne suis pas obligé de m’en souvenir moi-même. Ce ne sont pas des choses destinées à durer. Il reste bien, sans doute, un dépôt au fond du cahier de notes ; mais l’effervescence de la cuvée ne tarde pas à s’évaporer.

— Tout ce que je sais, c’est que vous êtes un homme très-instruit, et que l’on trouve dans vos écrits une immense quantité de choses intéressantes, dit Charlotte.

— Oui, ma très-chère, il y a une sorte de vin qu’il faut convertir en negus[1], pour de jolies buveuses comme vous. Le vin de Cypris, comme l’appelait Mme Browning. Il vaut mieux, pour les jeunes filles, boire du negus, que rien du tout. Quant à moi, ma très-chère, le sort m’a favorisé, j’aime les lettres. Je suis certain que de tous les modes d’instruction il n’y en a pas de meilleur que celui de compiler les livres. Un homme qui commence par des compilations, à moins qu’il ne soit bouché ou imbécile, doit finir par être en état d’écrire lui-même des livres. Ainsi donc vous pouvez espérer qu’il viendra un moment où votre Valentin aura quelque réputation pendant quinze jours. Qui est-ce qui peut espérer plus de quinze jours de réputation par ce temps de vie à la vapeur ? »

Pendant cette période de tranquillité, durant laquelle Haukehurst cultiva alternativement la société des Muses et celle de ses amours, il vit peu ou point George ; il avait renoncé à toute participation au travail pour l’établissement des droits de Charlotte à la fortune du révérend John Haygarth.

En fait, depuis cette entrevue dans laquelle Sheldon avait paru faire si bon marché des chances de sa belle-fille et ratifié son consentement au mariage de celle-ci, avec un aventurier comme lui, Haukehurst en était venu à considérer comme une sorte de rêve l’héritage des Haygarth.

S’il eût été certain ou seulement probable que Charlotte dût hériter de cent mille livres, Sheldon aurait-il jamais pu consentir à encourager une telle alliance ?

Haukehurst répondait toujours négativement à cette question et comme des jours et des semaines s’écoulèrent pendant lesquels il n’entendit plus parler de la fortune des Haygarth, la pensée de la richesse de sa Charlotte s’évanouit de plus en plus pour lui.

Si quelque chose se faisait, c’était par les deux frères, qui travaillaient maintenant ensemble.

George n’avait plus besoin de l’aide de Valentin.

Les deux frères ne travaillaient cependant pas précisément ensemble.

Philippe avait pris l’affaire dans ses solides mains, et George avait beaucoup de difficulté à gagner un pouce de terrain avec ce formidable adversaire.

Les papiers et les renseignements dont George s’était vanté à Valentin, comme étant, à ce qu’il assurait, la véritable clef de l’arche, se trouvèrent en réalité très-peu importants : il finit même par consentir à les céder à son frère contre le simple remboursement de ses déboursés et une allocation supplémentaire de cent cinquante livres, plus l’engagement par écrit de Mlle Halliday de lui abandonner un cinquième de toute somme qui pourrait être recouvrée au moyen de ces papiers.

Cet engagement avait été obtenu avec la plus grande facilité.

« Mon frère a mis dans sa sage tête qu’il y a quelques fonds non réclamés, provenant de votre grand-père auxquels vous avez droit, Charlotte, avait dit un matin Sheldon. Il veut les réclamer pour vous, à condition que vous lui donnerez un cinquième de la somme, quand elle sera recouvrée, Avez-vous quelque objection à faire contre un engagement de ce genre ?

— Cher papa, quelle objection pourrais-je avoir à faire ? s’était gaiement écriée Charlotte. Des fonds… c’est de l’argent, n’est-ce pas ? Quelle chance nous avons et comme nous devenons riches !

— Nous !

— Valentin et moi, murmura la jeune fille en rougissant. Je ne puis m’empêcher de penser à lui quand une bonne fortune m’arrive. Qu’en direz-vous, papa ? Il a mis de côté quarante livres en moins de trois mois… gagnées par sa plume, rien que sa plume ! »

Mlle Halliday prononça ces derniers mots avec un enthousiasme charmant.

Charlotte signa, sans le lire, l’engagement réclamé, que son beau-père régularisa ensuite en signant aussi comme témoin.

« Dans vos conversations avec votre mère et Valentin, je vous conseille de garder le silence sur cette petite affaire, aussi bien que sur le reste de votre fortune personnelle, remarqua aussitôt Sheldon.

— Est-ce que je ne puis le dire à Valentin ? s’écria Charlotte en faisant une très-longue mine. J’aurais été bien contente de lui en parler… seulement de ces fonds. Je présume que lui sait ce que c’est que des fonds, et il aurait été si heureux d’apprendre cette bonne nouvelle après avoir tant fait travailler son pauvre cerveau pour ces quarante livres. Je ne tiens pas autant à en parler à maman, car elle s’extasie et fait tant d’exclamations à propos de rien qu’elle est un peu fatigante, la pauvre chère maman ! Mais je vous en prie, laissez-moi le dire à Valentin ! »

Mlle Halliday avança les lèvres et offrit à son beau-père un de ces baisers qu’elle se sentait depuis quelque temps disposée à lui accorder par reconnaissance.

Sheldon prit le baiser comme s’il eût pris une médecine, mais il refusa de suivre le désir de sa belle-fille.

« Si vous tenez à faire une folie, vous pouvez lui en parler ; mais, si vous voulez agir comme une personne raisonnable, vous ne lui en direz rien. Il a économisé quarante livres à force de travail pendant ces trois derniers mois, dites-vous ; croyez-vous qu’il aurait économisé quarante sous s’il savait que vous avez cinq mille livres à mettre à sa disposition ? Je connais cette espèce d’hommes. Voyez, Goldsmith, celui qui a écrit le Vicaire de Wakefield, et Rasselas, et Clarisse Harlowe, et autres choses encore. J’ai lu quelque part qu’il n’a jamais écrit que lorsqu’il y était forcé…, c’est-à-dire lorsqu’il était sans argent. »

Charlotte reconnut la sagesse de cet argument, et elle s’y soumit. Elle n’était pas ce que l’on appelle une forte tête de femme, et, il faut bien l’avouer, la force d’esprit n’est pas, chez les femmes, un produit naturel ; il faut qu’elle ait été développée par des circonstances exceptionnelles.

Il en résulta que Valentin ne sut rien de l’engagement que la dame de ses pensées venait de contracter.

La vie de Charlotte n’avait eu rien d’exceptionnel ; aussi était-elle en toutes choses douce, souple, facile à convaincre, et disposée à se soumettre.

À la suite de cela Sheldon prit l’avis d’un conseil et se mit résolûment à l’œuvre pour retirer les propriétés du défunt Haygarth des mâchoires toujours ouvertes de ce monstre non féroce, mais vorace, qui s’appelle La Couronne.

Ce travail fut lent et empêtré d’arides détails qu’il est inutile de dire ici ; il ne faisait que de commencer lorsque Paget revint subitement de son expédition sur le Continent et s’installa de nouveau dans son logement garni.


  1. Negus, boisson composée de vin de Porto, d’eau, de citron, de muscade, de cannelle, et de sucre