L’Héritage de Charlotte/Livre 09/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 167-172).

CHAPITRE IV

RÉCAPITULATION

Pendant quatre jours et quatre nuits, on resta dans la crainte et dans l’attente dans la maison de Sheldon, pendant tout ce temps, le maître de la maison ne la quittait jamais si ce n’est à la dérobée, au milieu de la nuit ou dès l’aube du jour, pour aller errer sans but et sans savoir où.

Les docteurs venaient et partaient, le docteur Doddleson une fois par jour, le docteur Jedd deux et trois fois dans la journée, et chacun dans les villas voisines, et même dans un cercle plus éloigné, savait que la belle-fille du boursier était en danger de mort : car les chevaux blancs du landau du docteur Jedd étaient comme la pâle monture de la pâle écuyère de la légende, et partout où ils se rendaient, il y avait danger de mort.

Valentin venait plusieurs fois dans la journée, mais entre lui et Sheldon une rencontre n’était pas sûre et l’amoureux se présentait simplement à la petite grille où discrètement la fille de service lui transmettait un petit billet de Diana.

Mlle Paget écrivait une demi-douzaine de billets de ce genre dans la journée, mais elle ne quittait jamais sa porte dans la chambre en face de celle de la malade : elle se plaignait d’un mal de tête ou de quelque vague indisposition pour se dispenser de prendre ses repas dans la salle à manger, et Sheldon feignait de se montrer satisfait des excuses qu’elle alléguait pour expliquer sa conduite.

Elle était sur ses gardes et le misérable maître de la maison savait qu’elle veillait et que si Nancy pouvait être amenée par la crainte à se conformer à ses désirs, cette jeune personne resterait là comme un chien fidèle devant la chambre de son amie.

Il se demanda si par une mesure violente ou par diplomatie il ne pourrait pas se débarrasser de cette seconde surveillante, mais la réponse qu’il s’adressa fut négative. Le cercle tracé autour de lui était un cercle qu’il ne pouvait briser.

Sa femme n’avait encore rien appris des soupçons qui régnaient dans d’autres cœurs : il le savait, car le visage de sa femme n’avait pas encore trahi cette sombre connaissance, et de tous ceux qui l’entouraient elle était celle qui pouvait le moins cacher ses pensées à son regard scrutateur.

Les jeunes servantes de la maison n’avaient pas non plus été admises à partager cet affreux soupçon.

Il avait interrogé la physionomie de la fille qui le servait et il s’en était convaincu.

C’était quelque chose que de savoir que ceux-là du moins n’étaient pas encore ligués contre lui, mais il ne savait à quel moment elles aussi seraient admises dans la société secrète qui s’était formée dans sa propre maison.

Poursuivre l’accomplissement de ses plans à la face de tant de gens, il se sentait dans l’impuissance de le faire. Sur la route qu’il avait parcourue jusqu’alors sans que rien l’eût retardé ou lui eût fait obstacle, s’était élevée tout à coup une insurmontable barrière avec cette fatale inscription : — On ne passe pas.

Cette barrière il ne pouvait la franchir.

Aussi soudain que l’arrêt terrible qui avait frappé la femme de Loth était l’ordre qui l’avait arrêté dans sa marche.

Il était condamné à l’inaction et il n’avait rien à faire qu’à attendre l’arrêt de la destinée.

Il se tenait debout sans se laisser abattre, en face de Némésis, attendant avec calme que le voile se levât.

Il espérait que Charlotte mourrait. Si par sa mort il pouvait se tirer d’embarras et guider sa barque dans des eaux plus calmes, peu lui importait que le docteur Jedd, et le docteur Doddleson, éclairé par son confrère, que Valentin, Diana, et la vieille Nancy gardassent toute leur vie dans leur esprit le soupçon que c’était par son fait que cette belle jeune fille avait trouvé une mort prématurée.

Quelle conséquence cela pouvait-il avoir sur son existence future ?

Des raisons de prudence forceraient ces gens à garder le secret au fond de leurs cœurs. Le docteur le saluerait un peu froidement peut-être quand ils se rencontreraient dans les rues de Londres, ou peut-être encore passerait-il son chemin sans le saluer du tout ; mais cette impolitesse directe du docteur Jedd ne pouvait jeter une ombre sur sa carrière commerciale ou affaiblir sa position sociale.

Si par suite de quelque folie de Haukehurst quelques mauvais bruits parvenaient jusque dans la Cité, qui pourrait y ajouter foi ? Les hommes devant lesquels ils seraient répétés lèveraient les épaules et secoueraient la tête avec incrédulité et quelqu’un d’entre eux dirait : « — Un homme dans la position de Sheldon ne fait pas de semblable choses, vous le savez bien ; » tandis qu’un autre ajouterait : « — J’ai dîné avec lui à Greenwich l’été dernier et quel bon dîner il nous a donné. Dawkins, le grand constructeur de navires, et Mac Pherson, de la maison Mac Pherson et Flinders, les négociants de Glascow, y étaient. C’était magnifique, je vous l’assure. Un vrai gentleman que ce Sheldon. » Et tout se bornerait là.

Y aurait-il une enquête après la mort de sa belle-fille ? Non. Jedd savait qu’en pareil cas les enquêtes post mortem n’amènent que confusion et perplexité ; des rapports et des contre-rapports de médecins qui se contredisent ; chacun persiste avec opiniâtreté dans sa théorie favorite, et les docteurs experts ne voient là qu’une occasion de donner une publicité plus large à leurs opinions et d’accroître leur importance personnelle. Un nombre considérable de sujets appartenant à la race canine seront peut-être mis à mort pendant ces ravissantes expériences, les grands principes de la science chimique seront discutés sous tous les points de vue, dans d’innombrables lettres qui seront publiées dans le Zeus ou le Diurnal Hermès, et le fait qu’une aimable et innocente jeune fille a été cruellement assassinée, sera chassé des esprits, par ce tourbillon de débats techniques. Jedd n’est pas homme à exposer sa réputation à de tels hasards. Non, Sheldon savait qu’il avait conduit son jeu avec prudence et que si, en fin de compte, il ne gagnait pas l’enjeu pour lequel il avait couru tant de risques, ce ne serait que pour avoir été un peu trop prudent.

« Ces choses-là sont ordinairement faites trop vite, se dit-il à lui-même. Mon erreur a été de mener les choses un peu trop lentement. »

Quoi qu’il arrivât et quelles que pussent être les conséquences ultérieures de la maladie ou de la mort de Charlotte, il était sans crainte.

C’est pourquoi chaque jour il affrontait la présence du docteur Jedd, le visage aussi calme et aussi impassible que celui de cet habile médecin lui-même.

Sheldon avait soin de ne montrer que l’anxiété qu’un affectueux beau-père peut naturellement éprouver quand la vie de sa belle-fille est en danger. Rien en lui ne trahissait une anxiété plus grande ou d’une autre nature que celle-là. Il savait qu’il était surveillé et que les gens qui l’entouraient lui étaient hostiles et jamais il ne se laissait prendre hors de ses gardes.

Il eût été nécessaire pour lui de se rendre à Londres pour surveiller, par lui-même, la mer troublée du marché. Mais quelque péril que courût sa barque sur cet océan agité par la tempête, il ne pouvait lui-même tenir le gouvernail. Il était obligé de confier ce soin à Orcott, qu’il assiégeait de dépêches télégraphiques à chaque heure du jour, et dont la vie se passait entre le bureau du spéculateur et sa résidence de Bayswater.

Il semblait que Sheldon voulût maintenir son terrain dans cette maison jusqu’à l’issue des événements.

Valentin et George se réunirent dans le cabinet de l’homme de loi et une longue et sérieuse consultation s’établit entre eux.

« Une chose paraît tout à fait claire, dit George en concluant, c’est que mon frère ne pourra être débusqué de sa maison qu’à l’aide de quelque combinaison. La question est de savoir quelle combinaison sera assez profondément calculée pour faire tomber dans le panneau un homme comme lui, un homme qui sait ce qui se passe dans votre esprit mieux que vous ne le savez vous-même et qui vous fait votre compte aussi facilement qu’il fait la plus simple opération d’arithmétique. »

Les deux hommes continuèrent encore à causer très-sérieusement pendant quelque temps, et le même jour Valentin attendit le docteur Jedd à sa sortie de la maison de Sheldon, et revint en ville dans la voiture du docteur.

Pendant le trajet, il s’établit une très-curieuse conversation entre le médecin et l’amoureux.

Valentin était encore grave et anxieux quand il quitta le docteur Jedd, mais il avait plus d’espoir qu’il n’en avait eu dans ces quelques derniers jours.