L’Héritage de Charlotte/Livre 10/Chapitre 02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 209-217).

CHAPITRE II

APRÈS LE MARIAGE

La façon dont Sheldon allait se conduire était un grand sujet de frayeur pour sa femme ; elle avait une vague idée qu’il viendrait la chercher dans son agréable demeure et qu’il insisterait pour qu’elle partageât son triste sort futur.

« Si je pouvais obtenir un divorce, disait-elle tristement en discutant la question avec son beau-fils. On devrait avoir le divorce pour de pareilles choses. Mais je n’ai jamais entendu dire qu’il y en ait eu de ce genre ; Valentin, je ne puis vivre avec lui, je ne pourrais m’asseoir pour dîner en face d’un homme comme celui-là. Et penser que je l’ai connu quand je n’étais encore qu’une petite fille, et que j’ai dansé ma première polka avec lui, quand cette danse fit sa première apparition, quand on portait des bottes polka, des jaquettes polka, qu’on écrivait ses billets d’invitation sur du papier polka, qu’on chantait des airs de polka, et qu’on exécutait en tapisserie, avec des laines de Berlin, des paysans dansant la polka et autres absurdités de ce genre. Oh ! Valentin, à quel homme se fier si ce n’est à celui qu’on a connu toute sa vie ? »

Haukehurst s’engagea à protéger sa belle-mère contre toute tentative de persécution, de la part de son mari : il ne savait guère quelles difficultés il éprouverait dans l’accomplissement de pareil engagement, car dans l’ignorance où il était de l’état désespéré des affaires de Sheldon, il s’imaginait qu’il ferait quelque tentative pour soutenir sa position dans le monde en obligeant sa femme à réintégrer le domicile conjugal.

Il se rendit au cabinet d’affaires de George, quelques jours après son mariage, pour prendre les conseils de cet astucieux homme de loi. Il le trouva à l’ouvrage et en très-bonnes dispositions d’esprit. C’était sur ses conseils que la célébration du mariage avait été précipitée ; l’enlèvement clandestin de Charlotte pendant le sommeil de Philippe avait été effectué sur le plan tracé par lui ; et il était triomphant à l’idée que le complot avait si bien réussi et que son frère, le plus froid et le plus profond des calculateurs, avait été si complètement joué.

« Cette Nancy est un trésor, dit-il, je ne l’aurais pas cru capable de faire ce qu’elle a fait. Rien de plus habile que la façon avec laquelle elle a amusé Philippe. Rien de plus parfait que le tact et l’habileté avec lesquels elle a fait sortir Charlotte et sa mère de la maison pendant que mon frère voyageait dans le pays des songes.

— Oui, elle a été d’une utilité inappréciable pour nous.

— Et cette demoiselle Paget aussi. Elle a été un fier atout dans votre jeu. J’avais conçu une bonne opinion d’elle dans les occasions que j’avais eues de la voir dans la maison de mon frère, mais elle a prouvé qu’elle était du plus pur métal dans la façon dont elle s’est comportée pendant toute cette affaire. C’est une jeune femme dont je ne serais pas éloigné de faire Mme George Sheldon, un de ces jours.

— Vous lui faites trop d’honneur, dit Valentin en frissonnant intérieurement. Malheureusement un engagement antérieur empêchera Mlle Paget de profiter d’une aussi excellente occasion.

— La chance ne serait pas si mauvaise que vous semblez le croire, mon bel ami, répliqua George avec quelque indignation. Quand arrivera l’envoi en possession de la fortune constituant la succession Haygarth, je suis en position d’y gagner cinquante mille livres. Ce qui n’est pas vilain pour entrer dans la vie. Je suppose que vous n’avez pas oublié que votre femme est appelée comme héritière légale à recueillir une succession de cent mille livres ?

— Non, je n’ai pas oublié sa position à l’égard de la succession Haygarth.

— Hum ! je suis tout disposé à le croire. Généralement ce sont de ces choses qu’on n’oublie pas. Mais vous paraissez singulièrement froid pour cette affaire.

— Oui, je viens de passer par une de ces fournaises dans lesquelles tous les millions de la Banque d’Angleterre ne sont d’aucun secours à un homme. Ces sortes d’épreuves confondent toutes les notions sur la valeur de l’argent. Et d’ailleurs, je n’ai jamais sérieusement songé à l’héritage de Charlotte autrement que comme une éventualité éloignée. Ces affaires sont si lentes…

— Oui, mais on a marché, des affidavits ont été lancés et l’affaire est en bonne voie.

— Je suis heureux de l’apprendre. Je n’ai pas la prétention de ne pas apprécier la valeur d’une espérance de fortune. J’ai appris seulement à savoir que l’argent n’est pas le but et la fin de tout. Je serais très-heureux avec ma chère femme si elle n’avait pas en perspective les trésors de la succession Haygarth, mais s’ils doivent nous échoir nous n’en serons que plus heureux. Les millions font voir le monde sous un agréable point de vue. Je serais heureux que cette chère enfant fût propriétaire de la plus belle demeure que l’argent peut procurer.

— Oui, et vous aimeriez aussi à voir votre nom figurer parmi ceux des grands capitalistes. Ne faites pas de sentiment, mon cher Haukehurst, cela ne mène à rien. Dieu merci, nous avons réussi à arracher la fille de Tom des griffes de mon frère. Mais vous ne vous attendez pas à me voir fermer les yeux sur ce fait que l’affaire a été fort avantageuse pour vous et que c’est entièrement à moi que vous devez les chances que vous avez d’arriver à une grande fortune ? C’est un point que vous n’avez pas là prétention d’oublier, je suppose ? dit George avec une certaine acrimonie.

— Pourquoi aurais-je la prétention d’oublier cela, ou toute autre circonstance de nos relations d’affaires ? Je sais parfaitement que c’est vous qui avez lancé la chasse à la succession Haygarth, et que c’est à vos investigations qu’il faut attribuer la découverte des droits de ma femme à cette succession détenue en ce moment par la Couronne.

— Très-bien, voilà qui est parler franchement et honnêtement. Et maintenant, que disons-nous, à l’égard de notre convention ? Convention toute verbale, il est vrai, mais pour un honnête homme une parole vaut un engagement écrit.

— Notre convention ! répéta Valentin avec étonnement. Sur ma parole, j’ai oublié.

— Ah ! je savais bien que nous en viendrions là. Je pensais bien que vous vous arrangeriez pour oublier nos conditions, pour le cas éventuel de votre mariage avec Charlotte. Ma mémoire n’est pas aussi courte que la vôtre, et je puis affirmer sous serment qu’une conversation a eu lieu entre nous, dans cette pièce même, dans laquelle vous avez consenti à ce que la moitié de la succession Haygarth me soit allouée, comme prix de ma découverte et comme la juste récompense de mes travaux.

— Oui, dit Valentin, je me rappelle cette conversation et je me souviens aussi avoir dit que je trouvais la demande un peu raide, mais que quant à moi, comme futur époux de Charlotte, je n’y ferais pas d’opposition.

— Vous vous rappelez cela ?

— Oui, et si ma femme est consentante à accepter vos conditions, je tiendrai ma promesse.

— Le consentement de votre femme n’est pas nécessaire. Elle s’est mariée avec vous sans contrat et ses droits se confondent avec les vôtres. Sous tous les rapports, c’est vous qui êtes l’héritier légal de la succession Haygarth. »

Valentin partit d’un grand éclat de rire : tout ce qu’il venait d’entendre lui semblait une monstrueuse plaisanterie. Lui, le vagabond sans feu ni lieu qu’il était il n’y avait pas plus d’une année, lui, le fils d’un homme qui avait toute sa vie côtoyé l’abîme faute de posséder cinq livres vaillant, lui investi du droit de réclamer à la Couronne une fortune de cent mille livres.

« Toute cette affaire me semble ridiculement improbable, dit-il.

— Mon frère n’aurait pas fait ce qu’il a fait, si elle lui avait paru improbable. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas à discuter les chances pour et contre ; tout ce qu’il faut, c’est un arrangement entre vous et moi, qui m’assure ma part du butin.

— Je suis prêt à conclure tout arrangement raisonnable ; mais je suis tenu de protéger les intérêts de ma femme et je dois charger un sollicitor d’agir pour moi en cette affaire. À un grec il faut opposer un grec, vous le savez.

— Très-bien, j’aurais pu arranger l’affaire sans l’intervention d’étrangers ; mais puisque vous êtes pour les excès de prudence, vous ferez bien de laisser l’affaire entre les mains de MM. Greenwood et Greenwood, qui ont agi jusqu’à présent et qui ont tous les documents en leur possession.

— Greenwood et Greenwood ! Charlotte m’a parlé d’actes qu’elle a signés, d’hommes de lois qu’elle a vus, mais elle ne m’a dit ni la nature des actes, ni le nom des hommes de lois. Je me suis abstenu de lui parler d’affaires. Le traitement qu’elle a subi lui a laissé une grande excitation nerveuse et nous nous efforçons de bannir de son esprit tous les sujets désagréables.

— Oui, tout cela est fort bien, mais les affaires sont les affaires, vous le savez. Vous ferez bien de voir Greenwood et Greenwood, à l’instant. Annoncez-leur votre mariage. Vous laisserez dans l’ombre la conduite de Philippe, c’est convenu entre nous. Vous leur direz que votre mariage a été un mariage d’amour, romanesque et sentimental, accompli contre les idées de mon frère. Ils ne soulèveront aucune objection, du moment que vous manifesterez l’intention de laisser l’affaire entre leurs mains.

— Vous n’avez eu aucune nouvelle de votre frère ?

— Non, rien, ou presque rien. J’ai été hier à son bureau. Il n’y a pas paru depuis la maladie de Charlotte, et Orcott n’a reçu ni lettre, ni message de lui depuis le jour de votre mariage. Les choses semblent s’embrouiller complètement. Orcott donne à entendre que les affaires de Philippe traversent une passe difficile, mais c’est un imbécile qui sait bien peu de chose. Il semblerait, d’après lui, que Philippe était à la hausse, et que la baisse de toutes les valeurs a été la ruine pour lui. Voyez-vous, quand un homme se classe parmi les haussiers, il n’y a jamais chance qu’il passe au camp des baissiers et vice versa. Les spéculateurs sont pris d’une sorte de folle infatuation et l’homme engagé dans une voie y persiste jusqu’à ce qu’il soit entièrement ruiné ; tout au moins, c’est ce que m’ont dit des gens de Bourse, et je crois que c’est bien près de la vérité. »

Ce fut tout ce que Valentin put apprendre pour le moment, sur le compte de Sheldon. Chaque coup de marteau faisait battre le cœur de Georgy. À chaque visite accidentelle qui arrivait à la villa elle s’imaginait que c’était l’aigle fondant sur le colombier.

« Je ne puis m’ôter de l’esprit qu’il viendra et qu’il m’emmènera avec lui, dit-elle. Si la justice pouvait seulement faire quelque chose, de façon à ce que mon second mari ne puisse pas me forcer à vivre dans cette terrible maison où j’ai passé tant de jours et tant de nuits dans l’angoisse, que je suis convaincue que sa vue seule me rendrait malheureuse tout le reste de ma vie.

— Ma chère madame Sheldon, il ne viendra pas, dit Valentin.

— Si je pouvais seulement m’en aller bien loin et savoir que la mer ou quelque autre chose de ce genre est entre nous.

— Nous vous emmènerons de l’autre côté du canal, plus loin encore si cela vous plaît. Diana et M. Lenoble doivent se marier bientôt, et dès que Charlotte sera assez forte, nous nous rendrons en Normandie, dans leur château.

— Un château. En vérité ! s’écria Mme Sheldon avec un peu d’humeur. Dire que Diana, sans un denier, et avec un véritable vagabond pour père, épouse un homme qui a un château, tandis que ma pauvre Charlotte !… Je ne voudrais pas vous blesser, M. Haukehurst, mais réellement cela me paraît bien dur.

— Il est dur que Charlotte n’ait pas épousé un prince, toutes les grandeurs d’un prince des contes de fées n’eussent été que bien juste ce qui lui est dû, mais il se trouve heureusement, chère madame Sheldon, que votre douce et bonne fille a des goûts simples et ne soupire pas après les bijoux et les palais. Si elle devenait jamais riche…

— Ah ! soupira Georgy avec accablement, je n’espère pas cela. Je n’ai jamais rien pu comprendre à cette idée d’une fortune que M. Sheldon lui a mise dans la tête. Je sais que la mère de mon mari était une Meynell, fille d’un marchand de tapis dans la Cité, et je ne vois pas comment une grande fortune pourrait advenir à Charlotte de son chef. Quant aux Halliday les fermes de Hyley et de Newhall sont les seules propriétés qu’ils aient jamais possédées de mémoire d’homme.

— La fortune sur laquelle Charlotte a des droits vient de l’ancêtre maternel de Christian Meynell. Je ne compte pas sur ces biens-là pour assurer notre avenir. S’ils viennent, nous en serons reconnaissants.

— Est-ce qu’il s’agit d’une somme d’argent considérable ?

— Eh ! bien, oui, je crois que la somme est considérable.

— Vingt mille livres peut-être ?

— J’ai entendu parler d’une somme de cette importance. »

Il n’éprouvait pas le besoin de faire entrer dans l’esprit faible de Georgy ces idées de grande fortune. Il se rappela ce qui lui avait été dit par Sheldon le soir du jour de Noël, pendant qu’ils se promenaient ensemble dans le petit jardin de Bayswater et il comprit qu’il y avait un grand fonds de raison dans les avis de cet habile scélérat.