L’Héritage de Charlotte/Livre 10/Chapitre 06

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 251-255).

CHAPITRE VI

LE VOILE SE DÉCHIRE

Diana et son mari ne séjournèrent pas longtemps à Brighton : ils arrivèrent à Londres juste à temps pour assister aux derniers jours de ce vieux pécheur, dont le voyage sur cette terre s’achevait si paisiblement. C’était un port bien calme que celui dans lequel le vieux pirate avait jeté l’ancre après une vie éprouvée par la tempête ; mais il semblait dur au vieux capitaine de n’avoir pas obtenu la grâce de faire une petite excursion sur cette mer si douce sur laquelle se balançait joyeusement l’heureuse barque de Lenoble.

« Nous avons partagé la mauvaise fortune, mon amour, dit-il tristement à sa fille, dans ces derniers jours, mais je ne suis pas appelé à avoir ma part dans votre prospérité. Eh ! bien, je pense que je n’ai pas le droit de m’en plaindre. Ma vie a été une vie d’erreurs, mais la pauvreté est la plus mauvaise compagne de voyage qu’un homme puisse avoir. Si j’étais né avec un revenu de six à sept mille livres, j’aurais été aussi ferme dans mes principes qu’un évêque, mais il fallait vivre, Diana, c’était la première nécessité et j’appris à m’arranger en conséquence. »

Qu’il eût commis des fautes, le capitaine était tout prêt à le reconnaître ; qu’il fût un grand pécheur, et qu’il eût grand besoin de repentir, voilà ce qu’il arrivait plus difficilement à comprendre. Mais parfois, dans le silence de la nuit, quand la faible lumière de la veilleuse, sur la muraille plongée dans l’ombre, était plus triste que l’obscurité complète, quand la garde-malade payée pour le veiller, sommeillait dans un bon fauteuil, la vérité se faisait jour à travers les ténèbres de son âme, Paget comprenait qu’il avait été un pécheur et un très-vil pécheur. Alors, pour un moment, le voile de son aveuglement se déchirait et il voyait sa vie passée, telle qu’elle avait été réellement, égoïste, malhonnête, cruelle outre mesure dans son insouciance du mal qu’il infligeait aux autres. Pour un moment, le livre fatal s’ouvrait à sa vue et le pécheur voyait l’effrayant total inscrit à côté de son nom.

« Comment effacer ce terrible compte ? se demandait-il. Le pardon est-il possible pour une vie aussi inutile qu’égoïste, pour une vie qui n’a été qu’une longue offense envers Dieu et les hommes. »

Dans ces longues nuits d’insomnie, le mourant songeait beaucoup à la vie passée. Un doux et tendre visage lui revenait à la pensée et le regardait avec des yeux tristes et étonnés. Il savait maintenant que ses mensonges et ses actions déshonorantes avaient fait souffrir cette âme simple et bonne. Il se rappelait combien de fois elle avait essayé de défendre la cause de la justice, pendant qu’il tournait en ridicule les arguments et ne tenait aucun compte de ses tendres instances. Il se figurait qu’elle se mettait en hostilité contre lui, quand elle plaidait la cause de quelque créancier irrité ou de quelque humble logeuse abusée. Maintenant qu’une lumière qui n’avait rien de terrestre éclairait le tableau de sa vie passée, il pouvait voir et comprendre des choses, qu’il n’avait jamais vues ni comprises. Il comprenait maintenant que c’était dans son intérêt que plaidait cette femme fidèle et dévouée, dans son intérêt bien entendu qui avait plus de place dans son cœur, que celui des boulangers, des bouchers, des logeuses et des tailleurs.

« Elle aurait pu faire de moi un homme de bien, si je l’avais écoutée, se disait-il, je sais qu’elle est dans le ciel ; consentira-t-elle à plaider ma cause devant le trône suprême ? J’avais coutume de rire de son mauvais anglais, ou de m’emporter contre elle, la pauvre âme, quand elle voulait jouer à la dame, et qu’elle y échouait d’une façon si déplorable. Mais sa voix sera entendue quand les appels de la mienne seront vains. Chère âme, je me demande qui a pu lui apprendre à être si pure, si dépourvue d’égoïsme, si confiante et si fidèle ? Elle était chrétienne sans le savoir. Je te remercie, ô mon père, Souverain Maître du ciel et de la terre, d’avoir caché ces choses aux sages et prudents, pendant que tu les révélais à de simples enfants. »

Il pensait à son lit de mort solitaire et le comparait au sien. Pour lui le luxe ; auprès de lui, une fille dévouée qui lui avait tout pardonné et un généreux ami, son beau-fils. Tout ce qui pouvait adoucir ses derniers moments. Pour elle, rien que la solitude et le chagrin.

« Mais elle pouvait être certaine d’un bon accueil dans sa nouvelle demeure, pensa Horatio, tandis que moi… Ah ! chère et bonne créature, tout l’avantage était pour toi. »

À mesure que le dénouement approchait, il pensait de plus en plus à sa bonne et humble femme, qui avait eu si peu d’empire sur lui pendant sa vie, dont le souvenir jusqu’alors avait occupé une place si insignifiante dans son esprit.

Sa fille le veilla constamment pendant les deux derniers jours et les deux dernières nuits de sa vie. Son esprit s’égarait.

Le jour de sa mort il prit Diana pour sa défunte compagne.

« Je n’ai pas été un bon mari, ma chère Annah, balbutia-t-il. Mais le monde a été dur pour moi… Les dettes… les embarras… un régiment d’apparat… un mess dispendieux… les réunions de joueurs… le peu de pitié qu’on a pour un jeune homme sans fortune… la force de l’exemple… la lourde pierre que je portais au cou avant d’avoir atteint l’âge de vingt et un ans… »

Plus tard, lorsque le médecin lui eut tâté le pouls pour la dernière fois, il s’écria tout à coup :

« J’ai établi mon bilan… les dettes sont nombreuses… l’actif nul… mais je me repose sur la clémence de la Cour… »

Il tomba dans une sorte de stupeur, tenant le milieu entre la veille et le sommeil, et sa vie s’éteignit.