L’Héritage de Charlotte/Livre 10/Chapitre 09

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 276-292).

CHAPITRE IX

ÉTÉOCLE ET POLYNICE

George continuait cependant sa carrière, gagnant sa vie du mieux qu’il pouvait, en se faisant le chevaleresque défenseur des droits du faible, ainsi que nous l’avons dit plus haut, et le souvenir de son frère le tourmentait fort peu.

Il pensait à Halliday, à la dernière poignée de main de l’honnête fermier du comté d’York, à la dernière fois que son regard s’était arrêté sur le visage de cet ancien ami, souvenir que ce rude praticien n’était jamais parvenu à exorciser.

Si son frère, après une absence de plusieurs années, était revenu des pays lointains dans son pays natal, avec une fortune colossale et la réputation d’avoir étranglé pas mal de naturels de ce pays durant le temps employé à amasser cette fortune, George Sheldon aurait fort bien accueilli le voyageur, et dans leurs conversations, aurait évité de parler des naturels étranglés. Quelques nègres de plus ou de moins, envoyés avant leur temps dans la sombre vallée, ne lui auraient pas paru un motif suffisant pour chercher querelle à un frère millionnaire et dans de généreuses dispositions.

Mais les circonstances de la mort de Halliday avaient fait voir le crime dans toute son horreur au spectateur de cet assassinat accompli de sang-froid, et avaient produit sur lui une impression qu’aucune autre circonstance n’aurait été capable de faire sur une nature aussi dure que la sienne.

George éprouvait quelque satisfaction à savoir que la fille de son ancien ami avait trouvé un heureux intérieur, et il se faisait un certain honneur de la part qu’il avait prise à la défaite de son frère.

Il rencontrait quelquefois Valentin dans ses pérégrinations dans le voisinage du British Museum, et l’accueil que se faisaient les deux hommes était suffisamment cordial ; mais Haukehurst n’invitait pas son ancien patron à venir à Charlottenbourg, et George pouvait comprendre que la visite d’un Sheldon dans cette maison ne serait pas reçue avec plaisir.

Il menait d’ailleurs une existence assez agréable, selon ses goûts ; il vivait chez lui, et trouvait dans la société de quelques amis choisis, de bons vivants en communauté d’idées avec lui qu’il rencontrait à une vieille taverne et au cercle, ce qui était pour lui le summum bonum en matière de relations sociales. Il se livrait à quelques spéculations sur le turf ; il escomptait les billets de bookmakers dans le besoin ; il leur achetait leurs mauvaises créances, ce qui le mettait en rapport avec les nobles patrons de ces humbles spéculateurs et lui ouvrait un nouveau terrain d’affaires.

Il n’avait pas l’idée qu’une pareille existence pût avoir rien d’ignoble. Non, en vérité, quand il avait payé son loyer, son clerc, sa blanchisseuse, sa note de la taverne, et les rafraîchissements qu’il offrait à ses amis, il allumait un cigare, mettait les mains dans ses poches et se promenait, convaincu qu’il avait accompli tous les devoirs imposés à un homme.

« Il y a des hommes que leur genre d’affaires oblige à avoir une maison montée, à aller deux fois par jour à l’église et à toutes ces sortes de choses, se disait-il. Je n’hésiterais pas à affirmer qu’ils doivent trouver que c’est une rude corvée. Mes clients se soucient fort peu de la manière dont je vis et si je vais à l’église le dimanche. Aussi, je préfère gagner mes cinq livres par semaine en gardant ma liberté, à toutes les plus belles relations de famille du moment. »

Le sort du misérable qui avait disparu de son ancien milieu, et qui était allé vivre on ne savait où, troublait fort peu la tranquillité d’esprit de George.

« Soyez persuadé qu’il est retombé sur ses pieds, disait-il à l’occasion, quand la conversation était mise sur le sort de Philippe, entre lui et Valentin. Il s’arrange pour vivre confortablement de manière ou d’autre, vous pouvez m’en croire. Mais je doute qu’il remontre jamais son nez à Londres après son opération des fausses traites. L’exaspération est grande contre lui dans le monde financier. Il est regardé comme une honte pour la corporation, dont les membres agissent rarement aussi mal qui l’a fait. Non, je ne pense pas que Philippe se remontre jamais à Londres, mais un homme de sa sorte trouve toujours, n’importe où, un théâtre pour y exercer son industrie…

— Et il arrivera au terme de ses jours, dans l’impunité, je suppose, dit Valentin avec une certaine amertume.

— Probablement oui, je ne vois pas ce qui pourrait l’atteindre dans l’avenir… comme de raison, il pourrait être arrêté pour cette affaire des traites, s’il se mettait dans le cas d’être pincé, mais c’est un trop habile homme pour s’y exposer. »

Sur ces observations, George changeait de conversation.

Que l’exil de son frère du pays natal dût durer autant que sa vie, il n’en doutait pas : mais ce qu’il tenait pour certain, c’est qu’en quelque pays lointain qu’il eût été chercher un refuge, il avait dû s’arranger pour prospérer et se montrer la tête haute dans son pays d’adoption.

Sheldon, de Gray’s Inn, resta dans cette croyance jusqu’à la veille de Noël, une année après les événements qu’il désignait laconiquement comme la débâcle de Baÿswater.

Le mois de décembre touchait à sa fin ; il avait été horriblement dur, et le cœur de toute l’Angleterre était ému de passion comme le cœur d’un seul homme.

Les colonnes du Zeus, du Diurnal Hermès, du Flag et de l’Hesper étaient remplies de souscriptions pour des œuvres de charité ; et tous les premiers articles des journaux du matin prêchaient le même sermon sur le même texte.

Les toits étaient couverts d’une forte couche de neige, une boue épaisse s’attachait aux pieds dans les rues fréquentées, et les gueux et les mendiants de la grande cité étaient en joie.

Les idéales fêtes de Noël de nos rêves semblaient arrivées enfin, et les cœurs des vrais enfants de la Grande-Bretagne se réjouissaient pendant que les patineurs prenaient leurs ébats dans les parcs, que les cochers des voitures de place demandaient de fabuleux pourboires à leurs pratiques, et que les chevaux, surmenés et mal nourris, tombaient à chaque détour de rue et que la montée d’Holborn était aussi dangereuse qu’une montagne des Alpes.

Pour George, ni le temps ni Noël n’étaient d’une grande importance.

Le cours monotone de sa vie était peu troublé par les fêtes et les dissipations : un verre de plus à la taverne, une invitation à dîner chez quelqu’un de ses amis, tels étaient les événements probables qui devaient amener quelque changement dans ses habitudes.

Il vit les boutiques briller d’un éclat inaccoutumé, il eut conscience d’un mouvement plus vif et plus gai que le mouvement affairé de chaque jour, mais il se tint à l’écart et fut heureux quand les fêtes de Noël furent passées et que les cours de justice rouvrirent leurs portes.

Sheldon s’était engagé à aller dîner chez un marchand de chevaux retiré des affaires, tout gonflé d’orgueil par la possession de la nouvelle habitation qu’il avait acquise.

« Venez voir ma résidence, Sheldon, dit le gentleman ; je ne prétends pas dire que c’est ce qu’on peut voir de plus beau, mais j’y fais venir dans mes serres des ananas et des raisins et j’y puis trouver un aussi beau dessert que celui que vous pourriez vous procurer au marché de Covent Garden avec un billet de cinq livres. C’est la fantaisie de ma femme et je puis la satisfaire, pourquoi ne le ferais-je pas ? Vous viendrez manger avec nous votre dîner de Noël, Sheldon. J’ai un ami qui chante aussi bien que Mario lui-même, et qui pourrait gagner une fortune, s’il n’était pas au-dessus de cela par sa position. Je vous ferai goûter d’un Madère dont vous ne trouveriez pas le pareil sur la table des plus nobles personnages… si vos affaires vous mettaient en relation avec les gens de la noblesse, ce qui n’est pas, nous le savons l’un et l’autre, mon vieux camarade. »

Et le joyeux garçon gratifia Sheldon d’une tape amicale sur le ventre.

George accepta l’invitation, sans enthousiasme, mais assez satisfait de s’assurer un bon dîner chez un homme qui pouvait devenir un bon client, et dont la maison n’était pas à une distance du centre de la ville exigeant une course en cab sortant des prix raisonnables.

« Les cochers sont assez exigeants, surtout en ce moment, pensa-t-il, mais je ne pense pas qu’ils essayent de me rançonner. Au surplus s’il l’essayait nous avons le bureau de police et d’ailleurs une promenade de cinq milles ne m’effraie pas. »

Ayant disposé ainsi de sa journée de Noël, George s’abstint d’aller jouir des délices de la conversation à sa taverne, la veille de Noël, et resta chez lui à s’occuper de ses affaires.

Son clerc le quitta à l’heure accoutumée, mais le patron resta fort tard à écrire des lettres et à compulser des dossiers pendant que la neige fouettait les carreaux des fenêtres et couvrait d’un tapis blanc la place tranquille sur laquelle était située sa maison.

Il venait de mettre de côté ses papiers et d’allumer un cigare, quand il fut surpris par un coup timidement frappé à la porte extérieure.

Les visites à une heure aussi avancée de la soirée n’étaient pas une chose inaccoutumée pour lui, vu qu’il était connu pour vivre chez lui et pour travailler après les heures où se ferment habituellement les études, mais ce n’était pas le coup de marteau retentissant de ses amis ou de ses clients. S’il avait été un lecteur de romans et imbu des idées de revenants qui s’associent volontiers à cette époque de l’année, il aurait été à la porte s’attendant à voir quelque étrange fantôme portant le costume du dernier siècle, une femme en fraise et en vertugadin, qui de son vivant fréquentait les cours de justice, ou l’ombre du baron de Verulam lui-même, revenant visiter au clair de la lune l’avenue d’ormes plantée d’après ses ordres.

Mais George n’était pas homme à avoir peur des démons ou des fantômes ; ses idées au sujet des revenants se bornaient à un drap blanc au bout d’un balai et à un potiron percé de trous avec une chandelle à l’intérieur, et il aurait accueilli la plus effrayante apparition qui se soit jamais montrée, comme s’il avait eu affaire à l’un des membres de la confrérie des mauvais plaisants qui se servent du drap blanc, du balai, et du potiron creux pour effrayer les gens.

« Je sais comment on s’y prend, aurait-il dit, si le spectre lui était apparu à minuit dans le cimetière d’une église ou d’une abbaye en ruines. Vous feriez mieux d’essayer cela sur quelque autre, mon ami. »

Pour un esprit superstitieux, l’être qui franchit l’obscurité de l’antichambre et se traîna dans le cabinet éclairé au gaz, aurait pu paraître trop dégoûtant pour appartenir à l’espèce humaine.

Un cadavre de pestiféré galvanisé par la pile électrique aurait inspiré moins d’horreur à George, que le visage sur lequel son regard s’arrêta avec une colère mêlée de dégoût.

« Que venez-vous chercher ici ? demanda-t-il. Prenez-vous cette maison pour le workhouse ?

— Non, répondit l’homme d’une voix éteinte, mais je vous prends pour mon frère.

— Comment !… » s’écria George tout interdit.

Il se pencha et regarda cet effrayant visage.

Dans la cavité existant entre ces joues creuses et la proéminence des sourcils osseux, les yeux noirs de Philippe brillaient d’un éclat plus farouche qu’il ne les avait jamais vus briller, même quand la nature sauvage de cet homme se révélait à nu… c’était le feu de la fièvre allumée par la faim.

Cet être horrible, cette masse dégoûtante de haillons ambulants, cette peste vivante, c’était l’ancien spéculateur, un homme qu’il était impossible de se figurer autrement que portant du linge d’une irréprochable blancheur, des habits de drap fin, des bottes bien faites, un chronomètre à remontoir dans la poche de son gilet, et le parapluie de soie des riches commerçants.

« Grand Dieu !… s’écria George frappé d’horreur. Est-ce vous ?…

— Oui, c’est moi, » répondit cette créature avec un accent étrange.

Le changement, ou, pour se servir d’une expression plus juste, la dégradation de la voix était aussi complète que la dégradation de l’homme.

« Oui, George, c’est moi, votre frère. Vous êtes surpris de me voir tombé si bas, je suppose, mais vous ne pouvez en être plus surpris que moi-même. J’ai travaillé dur, pour tenir ma tête au-dessus de l’eau. Il n’y a guère un métier que fasse un mortel pour gagner sa vie que je n’aie essayé et dans lequel je n’aie pas réussi. C’était l’ancienne expérience de Fitzgeorge Street toujours et toujours répétée, dans tous les commerces et dans toutes les professions. Je m’étais posé comme docteur à Philadelphie, et mes affaires allaient bien, jusqu’au jour où l’un de mes malades mourut et où les choses tournèrent contre moi. J’ai été clerc dans plus d’études que vous ne pouvez en compter sur vos dix doigts, mais il survenait toujours quelque chose, mon patron prenait la fuite, ou faisait banqueroute, ou mourait, ou me renvoyait. J’ai travaillé comme dentiste, comme commissaire-priseur, comme courtier, comme colporteur, mais c’était toujours le même résultat, la ruine, la misère, l’hôpital, ou la maison des pauvres. J’ai balayé les rues et campé dans les déserts avec les ours et les bêtes fauves. Un jour, la pensée me vint que je devais revenir dans mon pays. « George est là, me disais-je, et si je puis gagner de quoi payer mon passage à travers l’Atlantique, tout ira bien. George me viendra en aide. Je ne suis pas seul au monde. Un homme ne peut laisser mourir de faim celui qui est de la même chair et du même sang que lui, il ne le peut pas. » Le sang est plus épais que l’eau, vous le savez, George ; aussi je suis revenu. J’ai gagné l’argent qui m’était nécessaire, ne me demandez pas comment. Je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’il m’en a coûté pour amasser une douzaine de livres. Quand un homme est tombé aussi bas que moi, chaque shilling qu’il gagne lui coûte une goutte du sang de son cœur. Il n’y a pas une livre pour laquelle il n’escompte une partie de sa vie. J’ai réuni l’argent nécessaire pour payer mon passage sur un navire d’émigrants, et me voici ici prêt à tout. Je travaillerai comme un nègre. Je ferai le travail de votre clerc pour le quart de ce que vous le payez. Je balaierai votre bureau et ferai vos commissions. Pour cela, vous me donnerez de quoi retenir ensemble mon âme et mon corps, ne le voulez-vous pas, George ? »

Rien de plus abject que le ton sur lequel parlait cet abject misérable.

Cet homme, qui dans la prospérité avait été la personnification de la dureté et de l’insolence, s’était changé en un humble, bas et rampant suppliant, prêt à prosterner son front dans la poussière, aux pieds du frère dont il implorait l’assistance et la charité.

George contemplait son frère avec une sorte de satisfaction qu’il ne cherchait pas à déguiser : il se recula de quelques pas de l’endroit où son frère était tombé à demi assis, à demi couché, et ou il restait se pelotonnant dans ses haillons, trop abject pour avoir bien conscience de sa dégradation.

Une année auparavant, il se serait obstinément tenu à l’écart de ses anciennes connaissances et il se serait déclaré prêt à mourir de faim plutôt que d’implorer un secours de son jeune frère.

Les événements de cette année l’avaient fait passer par des épreuves qui changent une année en siècle. Il avait marché avec la faim pour compagne, il avait couché pendant une longue suite de nuits dans des repaires humides comme ceux où le malheureux peut trouver un refuge, avec la maladie et la douleur pour camarades de lit.

Les creusets par lesquels il avait passé lui avaient laissé à peine l’apparence humaine, car lorsque le moral tombe au niveau de la bête, le physique subit une transformation, moins marquée seulement que celle qui s’opère dans sa nature mentale.

Depuis six mois cet homme n’avait vécu qu’en flattant ou en menaçant ses semblables, par la violence ou par la ruse, par la dégradation du mendiant ou l’audace du voleur ; il n’y avait pas de limites d’infamie jusqu’à laquelle il n’eut été. Vil entre les vils, il avait été chassé des lieux hantés par les mendiants et les scélérats comme indigne de rester dans la compagnie d’honorables voleurs ou d’honnêtes mendiants.

George s’assit à cheval sur une chaise, et, les bras croisés sur le dossier, contempla ce hideux spectacle.

C’était un tableau qu’il n’avait jamais cru voir, et le sentiment qu’il lui faisait éprouver, n’était pas sans mélange de plaisir.

« Quand vous me faisiez sentir trop durement l’aiguillon, je songeais au plaisir que j’aurais à vous rendre la pareille, dit-il, mais jamais je n’avais pensé qu’une occasion semblable se présenterait ; jamais… de par Dieu ! Je croyais que vous resteriez sur vos grands chevaux jusqu’à la fin du voyage ; je ne pouvais penser que jamais ils vous précipiteraient dans le ruisseau. Ainsi donc, vous avez fait tous les métiers, n’est-ce pas ? Et vous êtes tombé sur tous les théâtres ? Et vous avez trouvé que votre habileté n’était d’aucun secours de l’autre côté de l’Atlantique ? Et vous êtes revenu exhaler vos plaintes devant moi ? Et il faut que je vous assiste, que je vous fournisse les moyens de recommencer votre vie, que je vous prenne pour clerc ou pour associé, n’est-ce pas ? ce qui vaudrait mieux. MM. Sheldon et Sheldon ne feraient pas mal sur ma porte. C’est là ce que vous voulez dire quand vous me parlez du sang qui est plus épais que l’eau, n’est-ce pas ! »

Le misérable qui avait été autrefois Philippe Sheldon, sentit que son frère se moquait de lui, qu’il savourait jusqu’à la lie la coupe du triomphe que la fortune avait offerte à ses lèvres.

« Ne faites pas la bête avec moi, George, dit-il d’un ton piteux. Je ne vous demande pas beaucoup… une croûte de pain, un coin pour dormir, et des habits pour me couvrir. Un frère, sans être trop exigeant, peut demander cela à son frère.

— Peut-être, répliqua George. Mais il est bien osé à vous de vous adresser à moi. Vous avez eu votre tour, Philippe, vous en ayez usé, et vous vous êtes efforcé de me tenir à distance. Mon tour est venu enfin, et vous pouvez y compter, je saurai faire en sorte de vous tenir aussi à distance respectueuse. »

Le coupable le regarda avec stupéfaction : il s’était senti sûr de trouver là la nourriture et un abri, et il avait enduré des misères et des privations qui réduisent un homme à un état où la nourriture et l’abri constituent le suprême bien qu’on puisse obtenir en cette vie.

« Vous ne refuserez pas de faire quelque chose pour moi, George ?… dit-il d’un ton larmoyant.

— Je ne ferai rien pour vous, entendez-vous bien cela ? Rien ! Vous m’avez appris que le sang n’est pas plus épais que l’eau, il y a douze ans, quand vous avez épousé la veuve de Tom Halliday et serré les cordons de votre bourse, après m’avoir jeté une misérable somme de cent livres, comme on jette un os à un chien. Vous m’avez donné à entendre que c’était tout ce que je pouvais espérer obtenir de votre amour fraternel, ou de votre peur que je ne dise tout ce que je savais. Vous m’avez donné à dîner de temps à autre, parce qu’il convenait à votre intérêt d’avoir l’œil sur moi et parce que vous aviez toujours quelque sale besogne entre les mains, pour laquelle les conseils d’un habile praticien comme moi vous étaient on ne peut plus utiles. Je ne crois pas que vous m’ayez jamais donné un dîner, sans me faire largement payer mon écot. Ne venez donc pas pleurer misère ici, et essayer de me persuader que le sang est plus épais que l’eau, ou que le lien fraternel qui nous unit est autre chose qu’un simple hasard de la naissance. Je vous ai dit maintenant tout ce que j’avais à vous dire, et plus tôt vous me débarrasserez de votre présence, et mieux cela vaudra pour tous deux

— George ! s’écria Philippe en joignant ses mains osseuses par un mouvement convulsif, et en gémissant d’une voix aussi lamentable que celle avec laquelle il demandait l’aumône dans les rues de New-York, vous ne pouvez me mettre à la porte par une nuit pareille. Regardez-moi, C’est tout ce que j’ai pu faire que de me traîner jusqu’ici. J’arrive à pied de Liverpool. Mes misérables membres ont été mordus par le froid, ulcérés, brisés, et torturés par les rhumatismes. Je suis venu sur un navire d’émigrants, avec un troupeau de misérables créatures qui avaient tenté la fortune de l’autre côté de l’Atlantique et échoué comme moi, et qui revenaient chercher un refuge dans les workhouses de leur mère-patrie. Vous ne savez peut-être pas ce que c’est qu’un navire d’émigrants… Il faut voir l’entrepont d’un de ces navires pour se faire une idée de ce que des êtres humains ont à souffrir, quand c’est la pauvreté qui tient le gouvernail du navire. Je suis descendu à terre à Liverpool, avec un demi-dollar dans ma poche, et je n’ai eu ni une nourriture ni un abri décents depuis que j’ai débarqué. Donnez-moi un trou pour m’y étendre jusqu’au moment où vous aurez obtenu pour moi un ordre d’admission dans le plus prochain hôpital. Il y a gros à parier que je n’en sortirai plus.

— Pensez-vous que je voudrais dormir sous le toit que vous ? s’écria George.

— Pourquoi non ?

— Pourquoi non ! Parce que j’ai peur de vous, parce que j’aimerais autant un serpent pour compagnon ou un loup pour camarade de lit. Je vous connais. J’ai vu ce que vous pouviez faire et comment vous saviez agir. Et si vous avez pu faire ce que vous avez fait, lorsque vous n’aviez d’autre pression que la crainte de vous perdre, si vous étiez découvert, que ne feriez-vous pas maintenant que vous êtes aussi désespéré et aussi affamé qu’un loup et sans autre loi que celle qui gouverne un loup : la loi de la conservation ?… Me fierai-je à un tigre, parce qu’il m’a dit qu’il est affamé ? Non, Philippe. Aussi, ne me fierai-je pas à vous.

— Vous me donnerez au moins quelque argent… assez pour vivre une semaine ou deux ?…

— Pas un denier. Je ne veux pas établir de précédent. Je ne reconnais aucun lien entre nous. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous en aller. Je ne désire pas envoyer chercher un policeman, mais si vous ne partez pas de bonne volonté… il faudra que vous partiez autrement.

— Vous feriez cela ?

— Je ne vous croyais pas capable de vous montrer si dur pour moi, balbutia le misérable avec sa voix affaiblie, qui était devenue de plus en plus faible pendant cet entretien.

— Pensez-vous que je voudrais avoir confiance en vous ? s’écria George. Confiance en vous !… Vous dites que je suis dur parce que je refuse de vous donner un coin pour vous y coucher. Et si je le faisais, vous quitteriez en rampant ce coin pour venir m’empoisonner, ou me couper la gorge. Vous vous glisseriez dans ma chambre au milieu de la nuit, vous me mettriez un oreiller sur le visage, et vous me tiendriez sous votre genou, jusqu’au moment où vous en auriez fini avec moi, puis vous partiriez avec tout ce que vous auriez pu emporter et vous iriez recommencer la même chose contre quelque autre. Je vous le dis, Philippe, je ne veux pas avoir de relations avec vous. Vous avez échappé à la potence, mais il y a quelque chose de pire que la pendaison, c’est l’état d’un homme auquel personne ne peut se fier. Vous en êtes arrivé là, et s’il vous restait un sentiment honnête au cœur, vous auriez acheté une corde et vous vous seriez pendu plutôt que de venir pleurer misère à mes pieds. »

Philippe bondit, et presque au même instant, George entendit le bruit sec d’un couteau qui s’ouvrait.

« Ah ! s’écria-t-il, voilà ce que vous voulez, n’est-ce pas ? »

Il se pencha sur son bureau les yeux fixés sur les yeux enflammés par l’esprit du mal qui conservaient une certaine ressemblance avec les siens et, le bras gauche levé pour protéger sa tête, il chercha avec la main droite quelque chose dans un tiroir.

Ce fut l’affaire d’un moment.

Philippe avait saisi le bras gauche que son frère tenait levé et s’y était accroché avec son couteau entre ses dents, quand George lui présenta la gueule d’un revolver.

« Il y a bon nombre de bêtes féroces à Londres, sans vous compter, dit-il, et je ne suis pas assez fou pour n’avoir pas des moyens d’égaliser les chances en cas d’une visite de gens de votre sorte. Jetez votre couteau et partez. »

Le paria laissa tomber son couteau avec soumission, il était trop faible pour tenter autre chose qu’un acte de violence.

« Ôtez votre pistolet de la direction de ma tête, dit-il d’un ton plaintif.

— Certainement, quand vous aurez repassé le seuil de ma porte.

— Vous pourriez me donner une poignée d’argent, George. Je n’ai plus une semaine à vivre.

— Il n’en vaudrait que mieux si vous n’aviez plus qu’une heure de vie. Partez ! Je suis fatigué de tenir ce revolver dirigé contre votre tête et pourtant je ne l’abaisserai pas que vous n’ayez franchi le seuil de ma porte. »

Philippe vit qu’il n’y avait aucun espoir à garder.

De la nourriture et un abri c’est tout ce qu’il avait espéré, mais même à cela il ne devait plus prétendre.

Il sortit à reculons du bureau, suivi de près par George qui l’ajustait toujours avec son revolver. Sur le seuil il s’arrêta.

« Dites-moi une chose, dit-il. Vous ne voulez pas me donner de quoi acheter du pain et un verre de gin. Eh bien ! donnez-moi une fiche de consolation. Cela ne vous coûtera rien. Dites-moi quelque chose de mauvais de Haukehurst. Est-il allé à tous les diables ou s’est-il noyé ; sa femme l’a-t-elle planté là ou sa maison a-t-elle brûlé de fond en comble ? Dites-moi qu’il a eu sa part de ma mauvaise chance ; et que Nancy Woolper est morte dans un workhouse. Cela me fera autant de bien que de boire et de manger et cela ne vous coûtera rien.

— Si je vous disais quelque chose de semblable, je vous dirais un mensonge. Haukehurst va extraordinairement bien et il a acheté une charmante petite habitation entre Wimbledon et Kingston ; Nancy Woolper est avec lui et elle mène l’existence la plus douce qu’elle ait jamais connue de votre temps. »

Sur ces mots Sheldon poussa son frère dans l’escalier et referma sa porte.

Philippe s’assit sur les marches et rassembla un peu ses haillons contre son corps ; il frotta ses misérables membres pendant que l’homme de loi tirait les verrous et assujettissait les chaînes qui défendaient sa citadelle de l’autre côté de la porte.

« Je me demande s’il n’ira pas faire une visite à Haukehurst, » pensa George en verrouillant sa porte.

Et un méchant sourire de satisfaction se dessina sur son visage à l’idée que les paisibles fêtes de Noël chez Valentin pourraient être troublées par la malencontreuse apparition de cet effrayant visiteur.