La Fiancée de Corinthe/Acte III

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Camille Dalou (p. 39-53).

ACTE III

La nuit peu à peu se fait sur les jardins et les collines. C’est un soir clair d’été. Au delà de la brèche, parmi les dernières lueurs du crépuscule, une croix étend ses bras noirs dans l’or des brumes.


Scène première

MÉNŒCHOS, DÉMOPHOS
(Menœchos, assis sur un banc. Démophos debout devant lui.)
Démophos

Karmidas de Sicyone est venu chercher les chèvres blanches ; il les paiera aux vendanges.

Ménœchos, relève la tête.

Autrefois, parmi les rochers de la plage, le long de la mer retentissante, Apollonia conduisait elle-même ces chèvres qu’elle aimait. Je me souviens… Elle riait en faisant jaillir le lait écumant de leurs mamelles… Elle avait promis d’offrir aux dieux la plus belle de ces chèvres le jour où elle reverrait Manticlès. Elle ne te reverra pas, jeune homme aux douces paroles ; je ne sais en quelle terre lointaine tu te caches ; mais elle, je sais trop bien où elle est : il y a près de la maison sous les noirs cyprès une tombe où l’on a mis les signes du dieu étranger.

Démophos

Ne prononce pas son nom ; il pourrait jeter sur toi des enchantements. Vois Apollonia : depuis le jour mauvais où le prêtre l’a entraînée loin des autels, elle n’est plus venue visiter les vignes et nous avons connu des vendanges tristes. Elle a langui, pâle et affligée. Et maudit soit le mois où elle est morte, entourée de ces chrétiens !

Ménœchos

Jadis les femmes thessaliennes jetaient des charmes sur les hommes qu’elles haïssaient. Maintenant, on dirait que des magiciens puissants ont enchanté la Hellas entière et tout le vaste univers. Ils ont vaincu les anciennes évocatrices. Peut-être ont-ils vaincu les dieux qu’elles appelaient ; peut-être, à la voix des sorcières, Sélènè ne descendrait plus sur la terre, parce que Sélènè aurait vécu.

Démophos

Pourquoi ne serait-elle pas morte la déesse aux flèches d’argent ? Des présages inouïs troublent la terre et le ciel ; des bruits funèbres ont résonné parmi les chênes de Dodone et les hommes se répètent d’étranges récits. Un soir les pêcheurs qui viennent vendre leur poisson aux vignerons sont entrés en frissonnant dans la maison et leurs paroles nous ont glacés d’épouvante. Ce soir-là, Ménœchos, les vagues de la mer avaient rejeté sur le rivage le corps sacré d’une Néréide expirante. Elle tordait ses bras blancs et levait éperdûment ses mains divines vers les étoiles ; et, sur la plage où retentissaient des rumeurs mystérieuses, les pêcheurs avaient vu mourir la fille auguste du vieux Néreus.

Ménœchos

Hélas ! hélas ! si les Olympiens périssent, si la race des dieux est vaincue, comment résisterons-nous ? Partout, dans la Hellas fleurie et dans le noir pays des Barbares, des prodiges éclatent aux yeux effarés. On dit que des guerriers surnaturels se lèvent contre les dieux. Dans la lointaine contrée d’Asie où triompha Bakhos un héros inconnu a surgi. Il était suivi d’hommes armés de thyrses et vêtus de peaux de lions. Pacifique, il a traversé la Phrygie et la Thrace. Il est venu en Khalkédoine, et, la nuit, il a accompli de terrifiants sacrifices. Puis il a disparu.

Démophos

Aujourd’hui dans les champs de blé et dans les vignes splendides, les travailleurs ne connaissent plus l’antique joie ; de vagues terreurs serrent le cœur des jeunes filles. La terre est triste, Ménœchos.

(À ce moment, on entend au dehors un grand bruit.)
Ménœchos

Quel est ce bruit ? On dirait qu’un cavalier passe sur la route.

(Il sort par la porte de gauche. Démophos reste sur le seuil pour écouter. Bérénikè entre par la porte de droite.)

Scène II

DÉMOPHOS, BÉRÉNIKÈ
Bérénikè

Où est Ménœchos ? Tes comptes sont-ils rendus ?

Démophos

Oui.

Bérénikè

C’est bien, iras-tu demain à la maison des champs ?

Démophos

Je partirai dans la nuit. Je veux être là-bas avant l’heure matinale où sortent les laboureurs et les bergers.

(Il sort par la brèche.)

Scène III

MÉNŒCHOS, BÉRÉNIKÈ
Ménœchos

Bérénikè ! Manticlès arrive. Un messager vient de l’annoncer ; avant une heure il sera ici.

Bérénikè

Manticlès ! Je ne veux pas le voir…

Ménœchos

Lui refuseras-tu l’hospitalité ?

Bérénikè

Je ne le verrai pas.

(Un silence.)
Ménœchos

Quand Manticlès est parti, Apollonia l’a accompagné sur le seuil de la porte… Aujourd’hui l’hôte revient dans la maison, ne trouvera-t-il personne pour le recevoir ?

Bérénikè, tombant sur le banc, les mains jointes.

Jésus, Christ tout-puissant, lumière du monde, ai-je bien agi ? Je t’ai consacré ma fille et tu as accueilli mon offrande puisque tu m’as sauvée de la mort. Et pourtant tu m’as encore châtiée. Avais-je de nouveau failli ? Dieu souverain qui as frappé les premiers-nés d’Égypte, pour lequel de mes péchés as-tu pris ma fille ? Est-ce ta colère qui me frappe, Seigneur ? Ou bien, en ta divine bonté, as-tu voulu me purifier ? As-tu voulu racheter ma fille et la convier aux félicités éternelles ? Voici maintenant qu’il revient, le fiancé qui devait la conduire aux autels mauvais. Est-ce une dernière épreuve que tu m’imposes, Seigneur ; et le fais-tu venir vers moi pour réclamer celle que je t’ai donnée. Que faire ? Faut-il le chasser de cette demeure à présent chrétienne, ou faut-il essayer de gagner à la foi révélée et à la vérité sainte le gentil qui vient vers moi ? Faut-il lui enseigner ta parole et le réunir à sa fiancée dans l’éternité de ta gloire ? Jésus conseille-moi…

Ménœchos

L’heure avance. Qu’as-tu décidé ?

Bérénikè, relevant la tête, parle d’un air inspiré.

Écoute. Je vais me retirer. Reçois Manticlès. Seulement, ne lui parle pas d’Apollonia. Il ne faut pas qu’il connaisse déjà notre deuil. Demain je lui parlerai. Ce soir je n’en aurais pas la force.

(Bruit au dehors.)
Ménœchos

Le voilà.

Bérénikè

Je m’en vais.

(Elle sort. On frappe à la porte de gauche. Ménœchos ouvre.)

Scène IV

MANTICLÈS, MÉNŒCHOS
Manticlès

Je te salue, Ménœchos, au nom des dieux immortels.

Ménœchos

Sois le bienvenu dans la maison, Manticlès.

Manticlès

Me voici enfin dans la maison d’Apollonia. Des dieux cruels m’ont frappé et, loin de la blanche Khalkis, enchaîné parmi les esclaves sur le banc des rameurs, j’ai fatigué des mers étrangères. Mais qu’importent ces malheurs puisque ce soir j’ai passé le seuil de cette porte… Mais pourquoi ma fiancée ne vient-elle pas comme jadis à ma rencontre ? Sans doute mon messager est arrivé trop tard.

Ménœchos

Oui, trop tard.

Manticlès

Sans doute elle s’était déjà retirée dans l’appartement des vierges. Elle dort.

Ménœchos, d’une voix grave.

Oui, elle dort.

Manticlès

Demain, avant le jour, j’attendrai le réveil d’Apollonia. Prie Bérénikè de ne pas la faire prévenir par ses servantes. Quand elle sortira de la chambre, je veux qu’elle me trouve sur son chemin.

Ménœchos, à part.

Tu ne la trouveras plus sur ton chemin, la douce vierge. (Il regarde la croix qu’on aperçoit à travers les arbres.) Là-bas elle dort l’éternel sommeil. Pourquoi Zeus a-t-il permis de telles choses ? Apollonia ! pourquoi le fiancé ne t’a-t-il pas prise sur ses vaisseaux ? Pourquoi, avant le jour maudit où ces prêtres sont venus, ne t’avait-il pas conduite à son lit ?

Manticlès

Bérénikè doit, selon sa coutume, prier son dieu. Je ne troublerai pas ses invocations.

Ménœchos

Tu as fait une longue route, viens te reposer dans la maison.

Manticlès

Je n’entrerai pas dans cette demeure où seules les femmes reposent, et moi, qui ne suis encore qu’un étranger pour vous, je passerai la nuit près de l’autel et j’attendrai l’aurore.

(Il s’assied sur le banc.)
Ménœchos

C’est bien. Il sied aux jeunes gens de respecter les daïmones du foyer.

(Il sort.)

Scène V

MANTICLÈS, se lève et s’avance vers la haie.
Manticlès

La déesse au manteau d’argent fait errer ses baisers sur le jardin embaumé de chèvrefeuilles et les arbres paraissent pâles d’amour. Jadis, en des soirs adorables, je marchais avec Apollonia sous les ramures en fleurs et il me semble qu’elle va paraître et glisser paisiblement dans les allées silencieuses. Mais je ne sais pourquoi, dans l’amicale paix de la nuit une étrange crainte m’oppresse. Là-bas, les oliviers des collines sont pareils à des fantômes ; la brise bruit dans les feuillages et j’ai cru surprendre un sanglot. Souvent, bien souvent, cette terreur inexplicable m’a saisi. Elle sort sans doute des choses et tout semble tressaillir d’effroi dans l’attente des jours nouveaux. Le souvenir me revient de cette soirée où j’écoutais un pilote revenu des pays lointains. C’était sur les côtes de l’Asie mystérieuse et l’homme racontait : Un jour, sur la mer tyrrhénienne, dans les airs brusquement obscurcis, un grand cri avait retenti : « Pan est mort, le grand Pan est mort. »

Quels événements terribles se préparent pour qu’ainsi d’effrayantes voix viennent nous avertir ? Mais je veux oublier et ne songer qu’à ma bien-aimée. Les heures vont se traîner, lentes. Puis quand resplendira la vermeille aurore, Apollonia s’avancera vers moi et nous irons cacher notre amour parmi les lauriers et les troënes… La peur malgré tout étreint mon âme et, je le sens, toi seule, douce amante, la dissiperas. Pourquoi n’as-tu pas quitté ta couche de vierge, Apollonia !


Scène VI

MANTICLÈS, LE SPECTRE D’APOLLONIA
(Pendant les dernières paroles de Manticlès, le spectre d’Apollonia entre par la brèche.)
Apollonia

Manticlès !

Manticlès

Toi ! Tu as donc entendu mes paroles dans le profond gynécée. Tu t’es levée et tu as franchi les portes pour venir me trouver ?

Apollonia

Oui, elle est profonde la demeure où ta voix m’a éveillée. Oui, j’ai franchi les portes qui ne s’ouvrent jamais.

Manticlès

Que de fois sur les trirèmes errantes, à l’heure où tu reposais en ton lit d’ivoire j’ai crié ton nom au vent de la mer et tu ne m’as pas répondu !

Apollonia

Les temps n’étaient pas venus. Aujourd’hui, quand tu serais plus loin que les colonnes d’Héraklès, je t’entendrais.

Manticlès

Ne pensons plus aux épreuves passées. Je veux effacer sous tes baisers la mémoire des jours mauvais. Mes mains sont encore endolories par les rames, mes épaules sont encore meurtries par le fouet, et cependant il me semble que mes souffrances sont un songe frivole, maintenant que je sens sur moi la caresse de ton haleine. Je veux, ainsi qu’autrefois, t’étreindre dans mes bras. Je veux tes lèvres sur mes lèvres.

(Il s’avance vers Apollonia, les bras ouverts. Apollonia l’arrête d’un geste.)
Apollonia

Mes lèvres sont trop froides pour répondre aux baisers.

Manticlès, la regardant.

Comme tu es pâle ! (Lui prenant la main.) Ta main est glacée !…

Apollonia

J’ai pâli loin du soleil, et l’hiver est éternel dans les ténébreuses cellules où l’on m’a descendue.

Manticlès

Que veux-tu dire, Apollonia ?

Apollonia

Apollonia n’est plus. Au printemps dernier, quand les jardins embaumés s’emplissaient de nouvelles roses, on m’a emportée hors de la chambre en deuil, et sur ma tombe pleure un morne dieu.

Manticlès

Pourquoi me parles-tu ainsi, mon aimée ? Quel délire te saisit ?

Apollonia

Mais regarde-moi donc !

Manticlès, la contemplant épouvanté.

Ah ! laisse-moi te regarder encore… mes cheveux se dressent sur ma tête… ma raison est troublée… j’ai peur… car je te crois vision !

Apollonia

Oui, il m’a entraînée, le Christ jaloux, celui qui étend sur la croix honteuse ses membres décharnés. Je suis morte de l’avoir adoré.

Manticlès

C’est impossible… Dis-moi que tu vis, mon âme… Dis-moi que demain nous échangerons les anneaux… Tu ne réponds pas ? Tu sembles pâlir davantage… Spectre adoré, je dois te croire et je ne te crois pas… Cependant, tu t’avances vers moi revêtue de lumière et ton visage resplendit. Tes pieds blancs ne touchent pas le sol, et ta voix n’est pas celle d’une mortelle…

Apollonia

J’ai voulu te revoir. J’avais juré de venir saluer ton retour, et j’ai quitté mon sépulcre humide pour te souhaiter la bienvenue.

Manticlès

Que m’importe la terre qui a pressé ton corps ? Que m’importe la mort même ? Tu revis pour moi et tu seras l’éternel soleil vers qui se tourneront mes pensées.

Apollonia

Le glorieux Éros m’a prêté sa force divine pour lever les pierres de la tombe ; la nuit funèbre n’a pu fermer mes yeux qui te cherchaient au loin.

Manticlès

Viens, Apollonia. Regarde : comme autrefois la lune baigne les jardins, le vent nous apporte l’odeur des plaines fleuries. Écarte ton voile pour que je contemple tes yeux pareils aux tranquilles étoiles, pour que je respire comme une moisson de fleurs ta chevelure dénouée… Mais je suis insensé ! Tu ne peux répondre à mes embrassements… et pourtant tu es là, devant moi… Est-ce un rêve ? Es-tu vivante, ou vas-tu disparaître quand le coq sonnera le jour ?

Apollonia

Pour toi, si tu le veux, je ne disparaîtrai plus.

Manticlès

Aucune puissance ne pourra maintenant l’arracher à mes étreintes. Je te garde.

Apollonia

C’est moi, si tu le veux, qui te garderai…

Apollonia

Oublions tout, mon aimée. Viens ; mes lèvres réchaufferont tes lèvres, tes mains ranimées presseront les miennes, tu me rendras mes baisers et je m’endormirai sur ta poitrine.

Apollonia

Oui, si tu le veux, tu t’endormiras près de moi et nous nous réveillerons pour nous aimer d’un éternel amour. Mais il faut que tu me suives ; il faut que tu descendes les degrés funèbres et que tu traverses de noirs pays. Alors nous arriverons à la couche où nous serons heureux. Plus jamais les étrangers ne viendront nous lasser de leurs paroles, et les soleils qui luiront sur nous seront radieux comme notre tendresse.

Manticlès, l’enlaçant dans ses bras.

Je t’aime.

(La porte de la maison s’ouvre et Bérénikè paraît une lampe à la main.)

Scène VII

MANTICLÈS, APOLLONIA, BÉRÉNIKÈ
Bérénikè

Quelles paroles ai-je entendues ? A-t-on perdu dans la Hellas le respect de l’hospitalité ? Quel vent de corruption est passé sur nous pour que l’hôte souille la maison, pour que les servantes impudiques se livrent aux étrangers ?

(Apollonia s’avance.)
Bérénikè

Qui es-tu, prostituée ?

Apollonia, arrachant son voile.

Ma mère !

Bérénikè la regarde et laisse tomber sa lampe.

Dieu !

Apollonia

Que viens-tu faire ici ? Viens-tu troubler ma première nuit d’amour ?

Bérénikè, terrifiée.

Apollonia !

Apollonia

Va-t’en ! Tu n’as plus de pouvoirs sur moi. Jadis tu m’as arrachée aux sanctuaires vénérés. Pour te sauver de la mort, tu m’as vouée à ton dieu. Tu m’as condamnée à vieillir parmi les vierges, à jamais exilée du bien-aimé. Ils ont menti, tes prêtres ! Il a menti, ton dieu !

Bérénikè

Seigneur, ceux que tu ressuscites se lèvent-ils contre toi ?

Manticlès

Bérénikè, qu’as-tu fait ? Iphis me l’avait promise. Toi, tu l’as donnée au roi des Juifs impurs, et les paroles magiques de tes chrétiens ont fait mourir ma fiancée.

Apollonia

Tu as accompli le sacrifice et le sacrifice est inutile ; car mon amour est plus puissant que Jésus.

Bérénikè

Christ, tu l’entends et tu ne parais pas ?

Apollonia

Qu’il vienne, le supplicié ! Qu’il règne sur la terre triste, sur les bois où ne résonne plus le rire des amants, sur les villes où retentissent les lamentations des vierges. Partons, Manticlès. Tu devais préparer la maison nuptiale. Je t’ai devancé : la maison nuptiale, c’est le tombeau.

Manticlès

N’ai-je pas promis d’être toujours à toi ? Oui, je te suivrai, ma fiancée ! Nous quitterons les pays moroses où l’on ne connaît plus la divine joie.

Apollonia, à Bérénikè.

Reste seule au pied de tes autels. Meurtris tes genoux sur les pierres, implore ton dieu qui ne peut rien.

à Manticlès

Nous, par des routes merveilleuses, nous monterons au clair Olympos. Envolons-nous vers les dieux anciens.

(Enlacés, ils reculent vers les arbres, où s’éveillent de mystérieuses harmonies, et bientôt ils se perdent dans la nuit resplendissante de surnaturelles clartés.)

Bérénikè, les regarde disparaître ; puis elle se jette à genoux, et, les bras tendus vers la croix, qui se dresse plus grande dans la lumière blanche, elle crie :

Sauveur du monde, donne à leur âme le repos éternel.

FIN