Le Nom dans le bronze/04

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Éditions du Devoir (p. 47-58).


Personne ne doit soupçonner sa souffrance, pas même son frère Jean, à qui elle se confie d’ordinaire. Pour qu’il ne devine rien, tant que dure le souper, elle lui parle et le taquine. Mais dès qu’il a quitté la table, elle cesse de rire et ne se rend pas compte de l’expression tout de suite douloureuse de son visage. Sa mère, aux aguets, s’inquiète.

Vers huit heures, Marguerite peut enfin monter à sa chambre et, libre de pleurer, elle se jette sur son lit, secouée de sanglots, étouffant des cris, comme au premier moment inacceptable d’un deuil cruel. Elle voit sa vie brisée. Les paroles de Steven avouent l’impossibilité de leur mariage.

Elle ne peut se résigner. Elle se révolte. Que fera-t-elle de toutes ces années qui s’allongent devant elle et qu’elle imagine désormais mornes, sans promesses, mortellement vides et cependant inévitables ?

Son extrême jeunesse ne conçoit aucune consolation capable d’adoucir l’amertume de ces jours désolés. Elle ne se mariera pas, elle n’aimera personne. Elle n’aura ni maison, ni enfants. Cet évanouissement subit d’un bonheur probable, éteint en elle la lumière si forte de ses espérances. Elle s’apitoie sur son sort et pleure la grande pitié de sa jeunesse vouée au chagrin. L’imagination avivée, elle se voit dans dix ans, quinze ans, et elle entend les gens dire d’elle ce qu’ils ont dit d’autres, en sa présence :

— Non, elle ne s’est jamais mariée. Toute jeune, elle a eu une déception et ne s’en est jamais consolée.

Et ses larmes reprennent plus abondantes.

Puis elle se redresse, retrouve son optimisme. Le cauchemar qui l’a désespérée se dissipera bientôt. Ce n’est pas possible que tout finisse ainsi. Elle se défendra. Elle aime trop Steven pour le perdre sans lutter. Elle le persuadera de se convertir, et ensuite qui pourra les blâmer de s’unir ? Pourquoi sacrifier leurs deux vies à des préjugés ? Steven est bon, honnête, intelligent, elle n’est pas coupable de l’aimer, pourquoi souffrirait-elle ? Mais, c’est lui qui a prononce la phrase de division, posé l’obstacle. Il ne l’aurait point fait, si sa conversion avait été décidée.

Son rêve, elle ne peut plus en douter, se heurte à une désapprobation générale. Comment ne l’a-t-elle pas compris plus tôt ? Elle savait l’opposition de sa mère, comment n’a-t-elle pas aussi vu la sourde hostilité autour d’elle, quand elle mentionnait le nom de Steven ? Même Jacqueline Lanoue, sa meilleure amie, détournait la conversation pour n’en pas parler et Marguerite, contrariée, sentait alors comme un mur s’élever entre elles. Et dire que sottement, elle avait attribué cette froideur à un sentiment de jalousie chez Jacqueline qui était sans amour. Ce soir, la douleur lui ouvre les yeux. Jacqueline la plaint, plutôt, au lieu de l’envier, et tout le monde pèse probablement avec une feinte sympathie, les minces chances qu’un ménage pareil aura de rester uni. Marguerite, rougissante, reconstitue les conversations, les papotages dont son avenir a dû faire les frais ; les réflexions narquoises ou mesquines accentuées souvent de moquerie, de gaîté cruelle. Elle en a tant entendu de semblables, dans tous les salons. L’amertume et le dégoût l’oppressent. Elle ne veut pas être discutée.

Ses amies ignorent à quel point elle aime Steven, pourquoi se mêlent-elles de la juger ? Mais n’a-t-elle pas souvent elle-même, interprété des sentiments qu’elle ne connaissait pas non plus ? On n’évite jamais les commentaires d’autrui, qu’on fasse bien ou mal ; alors à quoi bon s’en soucier ? Tout cela n’est rien, ne vaut pas le sacrifice de son amour. Elle endurera tout, courra tous les risques. C’est son bonheur à elle, son propre avenir qui est en jeu. L’obstacle religieux seul, en somme, doit compter. Et puisque la Providence les a mis sur le même chemin, a permis qu’ils s’aiment, en priant, en faisant des promesses au Ciel, Marguerite se dit qu’elle obtiendra la conversion de Steven. Mais elle se souvient tout de suite de nouveau, que c’est lui qui a provoqué son chagrin ; qu’il semble condamner leur union. Il ne veut pas franchir cet obstacle. Tous ses raisonnements s’effondrent et, fougueusement, elle se reprend à pleurer.

Le souvenir brûlant des lèvres de son ami réveille plus fortement en elle le désir qu’elle a de s’appuyer sur lui, dans cette existence si compliquée. Mais justement ce geste d’affection a entraîné la phrase d’alarme, changé sa grande joie en appréhension. Ô la dérision de sa confiance heureuse de l’après-midi, de ses paroles optimistes. Elle serait toujours contente, elle s’arrangerait pour l’être, et déjà la douleur la force à se rendre aux idées acerbes des gens déçus, à apprendre la lourdeur de la vie.

La nuit vient. La ville s’apaise. Marguerite écoute le bruit de la conversation, qui monte de la véranda, où se reposent ses parents ; bruit monotone, calme, agaçant pour sa sensibilité exaspérée. Qu’ils sont tranquilles, satisfaits de peu, ses parents ! Ont-ils déjà subi des crises pareilles à celle qu’elle traverse ? Leur jeunesse fut-elle tourmentée ? En tous cas, leur présent prosaïque paraît bien leur suffire. Comme la jeune fille se représente difficilement que sa mère a été belle, qu’elle a eu vingt ans. Maintenant elle va et vient dans la maison, travaille, prie. Elle ne voyage pas, elle a l’air de ne rien désirer, ou les désirs qu’elle affirme concernent toujours autrui, ses enfants ou petits-enfants. Ses jours coulent uniquement remplis de devoirs. Ses distractions sont médiocres et rares. Marguerite s’est proclamée contente de vivre, mais il lui faut continuellement des joies en perspective. Entre son père et sa mère subsiste bien une tendresse calme, qui jamais ne se dément, mais qui ne ressemble en rien à cette flambée incessante et joyeuse qu’elle-même a rêvée pour son foyer ; c’est un feu amorti qui, sans s’éteindre, ne jette que des lueurs faibles. Elle veut autre chose, et voilà qu’elle n’aura pour partage qu’un incurable chagrin d’amour.

La sonnerie du téléphone égrène ses notes stridentes dans la maison vide. Marguerite se redresse, prête l’oreille. Sa mère rentre pour répondre, et l’appelle ensuite. Va-t-elle descendre le visage gonflé par les larmes ? Mieux vaut simuler le sommeil.

Plus tard, Madame Couillard monte de son pas lourd ; Marguerite, animée d’un espoir vague, veut savoir qui a téléphoné. Il n’y a plus de lumière dans sa chambre. Sa mère entre-bâille la porte pour lui parler, mais reste sur le seuil. Elles sont gênées l’une avec l’autre ; une réserve qui leur est pénible et qu’elles ne peuvent vaincre, qui tient de leur nature, les garde en dehors du domaine des confidences.

Sans savoir que sa phrase est ce soir plus cruelle, Madame Couillard répond :

— Steven voulait se rendre avec toi à l’arrivée du bateau. J’étais contente que tu te sois couchée si tôt. Je préfère que tu ne te promènes pas deux fois avec lui dans la même journée.

Nature fruste, sans détours, Madame Couillard paraît parfois manquer de douceur et de délicatesse. Elle sort d’un milieu rural, n’a connu que les bancs d’un couvent de village. Mariée très jeune, elle n’a eu aucune occasion de se cultiver ; elle s’est ensevelie sous les soins et les devoirs du ménage. La finesse de sentiments et les qualités d’âme qui s’épanouissent en elle restent cachées.

Les enfants sont venus avant la fortune ; l’aisance des jours actuels a succédé à des heures difficiles, mais son courage et son dévouement n’ont jamais fléchi. Chaque épreuve solidifie son optimisme, sa confiance renouvelée en la Providence. D’un naturel gai, elle aime la vie en dépit de ses tracas et l’accepte avec contentement. Elle n’envie personne, ne désire ni la richesse, ni les bonheurs apparents d’autrui. Chacun porte ses fardeaux, assure-t-elle. Sans se plaindre, elle endure les petits et les grands ennuis, avec la certitude qu’en accomplissant son devoir, en servant et en priant bien Dieu, elle n’en sera pas abandonnée. Elle croit fermement que tout, avec la grâce divine, finit par s’arranger. C’est toute sa philosophie, et elle ignore surtout que c’en est une.

En tête à tête avec Marguerite, elle souffre de cette timidité particulière aux mamans que leurs filles dépassent, par l’instruction et le raffinement superficiel que donne l’usage du monde. Pour s’exprimer, les mots lui manquent. Depuis que sa fille est grande, elle ne sait plus causer avec elle. Marguerite a ainsi pris l’habitude de ne rien lui raconter des intérêts et des sentiments de sa vie. Jean lui sert plutôt de confident. Mais elles sont souvent seules toutes les deux à la maison, et la jeune fille regrette de ne pas bavarder avec sa mère, comme elle le fait si naturellement avec ses amies. Un malaise règne toujours dans leurs propos et lorsque la nécessité de faire une observation se présente, Madame Couillard la fait mal, d’un ton bref et brusque, que Marguerite trouve blessant ; et cela, après avoir hésité, après avoir bien médité ce qu’elle veut dire, tant elle redoute sa maladresse et en souffre.

Pourquoi, si pondérée, si prudente, Madame Couillard a-t-elle laissé sa fille s’éprendre d’un Anglais ? Au premier abord, elle n’a pas imaginé que cette amitié prendrait si vite une tournure sérieuse. Steven et Marguerite faisaient partie d’un groupe qui comprenait presque toute la jeunesse de l’endroit, aucune intimité ne semblait possible dans leurs réunions. Et même plus tard, ce fut encore sans défiance qu’elle remarqua les premiers témoignages d’attention du jeune homme. Elle savait Steven bien élevé et honnête, et il fréquentait amicalement, d’ailleurs, d’autres jeunes filles.

Il avait fallu cependant se rendre à l’évidence. Les rumeurs, les commentaires de la petite ville potinière, les insinuations de ses amies l’auraient renseignée complètement, si elle n’eût d’elle-même, à la fin, tout compris. Le jeune Anglais multipliait les occasions pour rencontrer Marguerite. À son anniversaire de naissance, il lui avait offert plus que le banal cadeau d’usage, et souvent, il lui envoyait des fleurs, des livres, des bonbons.

Madame Couillard s’était alors vraiment alarmée, et quand, le dimanche après les Rois, le vieux curé avait expliqué au prône, comme chaque année, le décret sur le mariage chrétien, sa conscience s’était affolée. Elle avait rougi, s’imaginant qu’il appuyait, à son intention, sur les commentaires contre le mariage mixte, que, pour elle, il précisait ses arguments avec plus de sévérité. Ensuite, elle n’avait plus connu de repos.

C’était au temps où, tous les jours, les jeunes gens allaient patiner sur le fleuve. Deux longues semaines, le ciel était resté bleu, le froid sec, et les bordages s’étaient maintenus glissants et lisses. À la fin, comme Marguerite n’allait toujours patiner qu’avec le jeune Anglais, Madame Couillard était intervenue, l’avait mise sur ses gardes :

— Ne vois donc pas Steven si souvent, Marguerite. J’ai peur pour toi.

— Peur de quoi, maman ?

— On s’attache sans le vouloir, quelquefois. Ce serait un grand malheur. Il est anglais et protestant. Tu ne dois pas l’oublier, et c’est assez pour que tu sois prudente.

Marguerite l’avait interrompue pour cacher son trouble.

— Tu te fais des idées, ma pauvre maman, je t’en prie. J’aime à patiner, c’est tout. Il n’a jamais été question d’amour entre nous…

Elle n’avait pas ajouté : « Et il n’en sera jamais question ».

Elle avait fui, sa pudeur effarouchée redoutant l’intrusion, dans ses affaires, d’une autre, fût-elle sa mère. Une légère crainte, déjà, l’empêchait sans doute de s’examiner minutieusement.

Madame Couillard n’avait plus soufflé mot, mais elle avait redoublé ses prières et supplié Dieu de l’éclairer sur la conduite à tenir. Marguerite, moins absorbée, moins égoïste, plus perspicace, aurait pu remarquer les privations que sa mère s’imposait ; des pénitences de toutes sortes s’accumulaient ainsi pour que le mariage de Marguerite fût ce qu’il devait être. Madame Couillard employait les moyens spirituels, parce qu’elle croyait qu’au point où en étaient les choses, ils étaient les seuls efficaces. Des leçons trop directes, une opposition radicale au sentiment de sa fille ne pouvaient aujourd’hui, lui semblait-il, que provoquer une révolte et un regain d’amour. Si souvent, les obstacles ne font qu’augmenter une passion. Mais elle veillait avec une patience angoissée, demandant au ciel de permettre que tout se dénouât naturellement, sans blessures trop douloureuses pour le cœur de son enfant.

Ce soir, Madame Couillard a lu le tourment sur le visage de Marguerite. Cette dernière promenade en canot lui inspire de nouvelles inquiétudes. Toutes ces occasions que les jeunes gens d’aujourd’hui ont d’être seuls ! Elle accorde bien sa confiance à sa fille, mais déplore les usages changeants, et cette excessive liberté de la jeunesse. Se sont-ils avoué leur amour ? Ont-ils décidé de tout braver pour s’unir ? Marguerite s’est endormie ; mais sa mère, angoissée, redoutant moins sa propre peine que le malheur de son enfant, dans l’ombre, cherche une solution à ce torturant problème.