Les Quatre Saisons (Merrill)/Le Veilleur des graines

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Les Quatre SaisonsSociété du Mercure de France (p. 171-176).

LE VEILLEUR DES GRAINES

L’Hiver qui ferme les fenêtres sur les visages
Étreint de son silence l’âme frileuse du village
Dont les petites maisons s’assoupissent, portes closes,
Sous la neige qui efface le souvenir des choses.
C’est la nuit. Les hommes sont revenus en chantant
Du cabaret dont la lanterne s’est éteinte toute seule,
Et les femmes ont fini d’endormir leurs enfants
Au son des ritournelles qu’elles apprirent des aïeules.
Tous, au fond des lits, tandis que la neige tombe,
Rêvent, selon leurs ans, de berceaux ou de tombes.


Seul, le vieillard dont on a oublié l’âge,
Et qu’on voit parfois près du puits du village
Marmonnant des mots dont on ne sait plus le sens,
Guette, auprès de son âtre où couve le silence,
Les heures qui choient, lourdes comme est légère la neige,
Du haut de la tour immémoriale de l’église ;
Et lorsqu’aux douze appels de l’horloge le cortège
Des douze apôtres en bois peint, telle une frise,
A passé sous le coq rouge qui agite les ailes,
Le vieillard, endossant sa large houppelande
Et empoignant son bâton, tel un roi de légende,
Ouvre la porte de son logis aux quatre vents du ciel
Et va, comme un souvenir qui s’éveille, vers la lande
Où dorment les semences des futures moissons.

Car il est le seul au village qui se souvienne
De la promesse du soleil et de son saint mystère,
Et qui, pour que le ciel communie avec la terre,
Prie en ce plein hiver pour le destin des graines.

Traînant dans la neige la trace de ses sabots,
Il fait, furtif, des signes de croix sur les maisons

Dont il tapote les murs du bout de son bâton,
En passant, comme pour avertir des moribonds
Que le veilleur de Dieu compte les volets clos.

Mais personne, pour aller prier avec lui, ne s’éveille.

Et le voici, tête basse et les mains aux oreilles,
À cause du vent soudain qui dévoile la lune,
Sur la route où peut-être il passait avec une
Qu’il aimait, au printemps fleuri de sa jeunesse.
Mais il songe à peine à l’amante d’antan,
Celui que le seul souci de l’avenir presse
Et hâtant son pas malgré lui hésitant
Vers la croix du carrefour où le Christ se dresse,
II a l’air, sous son manteau que fait battre le vent,
D’un prophète menant des peuples vers leur Dieu.

Sous le dôme enfin étoile des cieux,
Le village n’est plus qu’un rêve à l’horizon.

*


Droit sous la croix, les bras tendus vers les labours,
Le vieillard qui veille sur le sort des moissons
Entonne, dans le désert de neige, l’oraison
Qui fera fructifier le sol aux prochains jours.

Il évoque tour à tour, selon le rythme de l’année,
La saison ensoleillée où les verts brins de blé,
Parmi les cerisiers parés comme pour l’amour,
Percent à peine les mottes que gonfle la bonne pluie,
Et celle, la plus belle, hélas ! si tôt enfuie,
Où les épis, navettes d’or, tissent un voile de fête
Au front des collines mélodieuses d’alouettes,
Puis celle où, sous la lune qui argente les herbes,
Les moissonneurs, ayant lié en chantant toutes les gerbes,
Reviennent au gai village pour danser sur l’aire,
Enfin celle, la sacrée, où du sein des corbeilles
Les graines d’or tombent, brûlantes comme des abeilles,
Sur le sein ensanglanté de notre mère la Terre.

Et maintenant, c’est l’épouvantable hiver
Où les champs sont de glace sous le ciel de fer.

S’agenouillant pour que Dieu soit propice au sortilège,
Le vieillard écarte d’un geste tremblant la neige
Devant lui, comme pour échauffer de ses pauvres mains
La glèbe dure où dort l’espoir des lendemains.

Et la barbe tremblante, il prie pour le moulin
Qui moudra pour la faim de tous la bonne farine
Et pour le four plein de grillons dont le boulanger
Tirera les pains d’or pour ceux qui n’ont pas mangé.

Mais, soudain, il se dresse, terrible comme une ruine,
Car il évoque en rêve la ville de la famine
Dont les pâles habitants, esclaves de leur enceinte,
Ne connaissent même pas la face de la terre sainte.
Il voit les hommes, sombres au coin des rues, tuer
Pour ravir de quoi vivre l’espace d’un soleil ;
Il voit les femmes aux douces lèvres se prostituer
Parce que le fruit d’amour ne leur fut pas vermeil ;
Il voit les enfants aux fronts têtus de vieillards
Crisper leur doigts en rage contre les mauvaises étoiles.
Et têtes sur têtes, la multitude aux yeux hagards

S’écroule en houles sur le parvis du Temple dont le voile
Se déchire avec un grondement de tonnerre.
Et la ville flambe aux hurlements de la révolte,
Tours dont fondent les cloches, dômes dont brûlent les bannières,
Pour que les pauvres qui n’ont jamais joui des anciennes récoltes
Puissent enfin, fauteurs de la nouvelle histoire,
Cuire leur pain béni aux flammes de sa gloire !

Et le visionnaire, poussant un grand cri sous la croix,
Se renverse, les poings pleins de terre et de neige.

Et le matin, quand les enfants roses de froid,
Suivant ses pas sur la route, viendront en cortège
Voir qui a pu passer dans cette nuit d’effroi,
Ils trouveront le vieillard dont on a oublié l’âge
Et qui marmonnait des mots inconnus au village,
Mort, les bras en croix sous le Christ qui le veille,
Et les yeux revulsés vers le jeune soleil.