Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXXV

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Garnier Frères (p. 303-306).

LETTRE CXXXV

Mardi, quatre heures, 17 octobre 1775.

J’attendais le facteur : je voulais une lettre de vous, mais vous ne l’avez pas voulu. J’ai vu le timbre de Fontainebleau sur une lettre, j’en ai respiré plus à mon aise, et puis j’ai vu ma méprise. Oh ! non, cette lettre n’était pas de vous. Mon Dieu ! que je suis folle et injuste, et surtout que je suis malheureuse ! Mon ami, si je pouvais ne pas vous aimer, si je pouvais aimer ce que je n’aime point, peut-être que ce qui me reste à vivre ne serait pas dévoué à un supplice qui met mon corps et mon âme à la torture. Cependant je suis moins souffrante aujourd’hui : j’ai pris de l’ipécacuanha en grande dose, qui m’a d’abord fatiguée à mourir ; mais il me semble qu’il a rendu de l’air à mes poumons : hier je ne respirais pas. Mon ami, je ne sais pourquoi je vous parle de ma santé ; quand je vous vois, je ne vous en parle jamais : mais c’est qu’alors je ne souffre plus. Comment n’aimerait-on pas un peu une créature à qui l’on fait tant de bien, et surtout à qui l’on fait tant de mal ? Ah ! pourquoi aime-t-on, ou pourquoi n’aime-t-on pas ? Qui sont les sots, ou les âmes de glace qui ont jamais su en rendre compte ? Le chevalier ne manquerait pas de nous l’apprendre, et il sera toujours bien plus content d’avoir fait un raisonnement que d’éprouver un sentiment. L’on m’a dit qu’il en avait eu un pénible, ces jours passés, à une représentation d’une pièce de M. de Savalette qui fut applaudie avec transport, et que mesdames de Grammont et de Beauveau ne pouvaient cesser de louer. Le chevalier en était dépité, et il ne put jamais cacher son mécontentement. Madame de Gléon fit de même, et tous deux jouèrent le plus détestable rôle dans leur société. Je vous dis là le secret de l’église, et non pas celui de la comédie. Pour remonter un peu leur amour-propre, il donne aujourd’hui Roméo et Juliette, suivie d’Agathe. Madame de Beauveau a retardé son départ pour assister au triomphe, et pour le faire ; mais je me meurs de crainte que Roméo ne tue le succès d’Agathe. Ce Roméo, nom ami, le connaissez-vous ? Cela n’est pas mauvais, cela n’est pas médiocre, cela n’est pas même ennuyeux ; mais cela est monstrueux, cela est à faire fuir. J’ai entendu dire à la comtesse de B.... que cela était beau comme Corneille, et meilleur que la pièce anglaise. J’étais avec elle à la première représentation ; et moi, j’étais animée si différemment, que je désirais de m’évanouir pour être emportée de cette salle. C’était moi sans doute qui avais tort ; mais il m’est impossible d’être à froid, et de me composer un avis contre mon sentiment.

J’envoie cette lettre à M. de Vaines ; je ne doute pas que vous ne soyez avec lui à Montigny. Mon ami, les lieux, les personnes, les choses, le charme de tout cela vous aura-t-il laissé la liberté de penser que vous pouviez m’écrire par Nangis ? Vous êtes arrivé dimanche à Fontainebleau ; si vous m’aviez écrit lundi matin, j’aurais eu de vos nouvelles aujourd’hui : mais vous avez voulu voir tout à la fois la Reine, M. de Duras, les ministres, vos amis, vos connaissances, ceux qui ne le sont pas ; enfin il faut bien tout voir, tout entendre, tout savoir. On a des affaires, on les fait mal, mais n’importe, on a beaucoup vu, beaucoup été, et au bout de la journée, l’on est Gros-Jean comme devant ; mais l’on a satisfait à cette charmante activité de l’écureuil, et l’on se dit que, dans dix ans, l’on aura une tête et des affaires mieux réglées, et l’on s’abuse, je vous assure. Mon Dieu ! qu’il était doux d’aimer et de vivre pour quelqu’un qui avait tout connu, tout jugé, tout apprécié, et qui avait fini, comme le sage, par trouver que tout n’est que vanité ! Aimer suffisait à son cœur et à son âme. Ah ! qu’elle était noble, qu’elle était grande, cette âme ! je n’ai jamais vu réunir tant de passion à tant de vertus. Mon ami, je donnerais ce qui me reste à vivre pour que vous l’eussiez connu… — Je veux encore augmenter votre mouvement : je vous prie de chercher chez les gens qui vendent des livres, un Dialogue entre un Évêque et un Curé, sur le mariage des Protestants. On dit que cela est excellent : lisez-le, et envoyez-le-moi par M. de Vaines ; on ne le trouve pas ici. En grâce, ne donnez point de lettre avec cette brochure, parce qu’elle ne serait pas cachetée. Savez-vous ce qu’il y a de pis en vous ? C’est l’indifférence dont vous êtes pour tous les inconvénients et même pour les malheurs attachés à votre manière d’être. Vous en direz tout ce qu’il vous plaira, cette incurie tient à une mauvaise tête. Adieu, mon ami, je vous aime ; mais je me sens bien bête, et il me semble que c’est un grand dégoût d’être aimé par une bête. Qu’en pensez-vous ? Je crois que si je lisais Clarisse ce soir, je n’y trouverais ni amour, ni passion. Mon Dieu ! peut-on tomber plus bas ? — Je n’aime point Fontainebleau, serait-ce parce que vous y êtes ? Mon ami, si vous aviez eu le choix, auriez-vous encore mieux aimé que ce fût moi qui se trouvât à Montigny, que madame la comtesse de B..... ? C’est un bonheur que je n’ai jamais éprouvé que d’être à la campagne avec ce que l’on aime le plus dans le monde.