Maroussia/02

La bibliothèque libre.
J. Hetzel (p. 12-20).

II
UN VOYAGEUR INCONNU

Il y avait une réunion chez Danilo Tchabane. La soirée était sombre, les hôtes pensifs et silencieux. Les maîtres eux-mêmes avaient peine à sourire. On se regardait plus qu’on ne se parlait. Il était visible que tout ce monde avait le même souci.

De temps en temps on s’adressait à Andry Krouk : « Les murs de Tchiguirine étaient-ils de force à résister à un assaut ? Les défenseurs étaient-ils solides ? Si on relisait la dernière proclamation du chef ? Quelques-uns ne la connaissaient pas. Savait-on s’il se présentait beaucoup de volontaires ? »

Andry Krouk, évidemment bien renseigné sur toutes ces choses, répondait très-couramment. Il décrivait les remparts de Tchiguirine, ses fossés, ses portes, ses tranchées, comme un homme qui a passé par là et vu tout cela plus d’une fois, et récemment encore.

Tandis que les hommes parlaient, les fuseaux s’arrêtaient, les femmes écoutaient anxieusement. Et quand les hommes se taisaient et fumaient, elles échangeaient à voix basse quelques paroles.

« Encore une bataille près de Vélika, disait l’une.

— Combien de tués ? demanda Moghila.

— On a incendié Terny ; les maisons ne sont plus que cendres, et le village Krinitza brûle encore.

— Savez-vous, dit une jeune fille, savez-vous si ?… »

Mais elle ne peut achever ; ses lèvres pâlissent, de grosses larmes voilent ses yeux, ses dents serrées par l’angoisse ne peuvent se rouvrir.

Une vieille femme, coiffée d’un mouchoir brun d’où s’échappaient des flots de beaux cheveux gris, au visage froid et rigide, dans lequel deux grands yeux noirs étincelaient comme des étoiles, dit :

« Les miens sont tous morts. Je suis seule au monde. Ils disaient tous : « Nous allons nous battre ; » et je les regardais : « Oui, mes enfants ; » et ils ajoutaient : « L’Ukraine reconquerra son indépendance ; » et j’avais répondu encore : « Oui, mes enfants ! » Tous les trois sont restés sur le champ de bataille, et l’Ukraine n’est pas libre !

— Ah ! disait une jeune femme, on se fait tuer et l’on n’a encore rien gagné. Si encore on pouvait se dire : « Je meurs, mais je laisse aux autres ce que je cherchais… »

La vieille femme l’interrompit :

« Tu ne m’as pas comprise. Quand il s’agit de la patrie, on ne marchande pas, on ne se dit pas : « Réussirai-je ? » mais : « C’est mon devoir, » et on se jette dans la mêlée. Si on est tué, on est bien mort ; c’est un meilleur sort que de mal vivre. Les miens ont agi ainsi. Que Dieu ait leur âme ! Si c’était à recommencer, ils recommenceraient.

— Vous avez raison, vous avez raison, » dirent plusieurs femmes.

D’autres ne disaient rien qui se mirent à pleurer. Les enfants aussi étaient soucieux. Ils ne jouaient pas, ils ne criaient ni ne riaient, mais se tenaient, respirant sans bruit, dans les coins, tout en observant les figures des « grands » et en écoutant leurs discours.

Une petite, toute petite fille, à la chevelure blonde, aux grands yeux extrêmement brillants, aux lèvres purpurines, semblait seule entièrement absorbée par ses propres affaires. Elle prenait des brins de jonc dans son tablier et en tressait une jolie natte.

La soirée s’avançait, devenait de plus en plus sombre, de plus en plus calme. Tout le monde se taisait : la petite fille s’endormit, sa natte inachevée dans les doigts.

La nuit vint et les étoiles étincelèrent.

Tout à coup, on frappa à la fenêtre.

Ce fut si inattendu que personne n’en voulut croire ses oreilles ; mais on a frappé encore, et encore une fois, très-distinctement, très-fort.

Le maître de la maison se leva et marcha vers la porte pour l’ouvrir. Ses hôtes et amis allumèrent leurs pipes et se mirent à fumer. Un dernier coup plus sec, plus net, se fit entendre sur la vitre. Les fumeurs tressaillirent, les enfants se regardèrent. Danilo entr’ouvrit la porte.

« Qui frappe ici ? » demanda-t-il.

Une voix répondit, une voix ferme et mâle, qu’un voyageur égaré demandait l’hospitalité.

« Soyez le bienvenu, » dit Danilo ; et il ouvrit la porte toute grande, en invitant le voyageur à entrer.

On entrevit quelques étoiles, une fraîche bouffée de brise du soir pénétra dans la chambre chaude ; puis, sur le seuil, apparut un homme de grande taille, de si grande taille qu’il fut obligé de baisser la tête pour entrer. II

« soyez le bienvenu, » dit danilo.

La beauté n’est pas une rareté en Ukraine : pourtant le voyageur qui venait d’entrer aurait difficilement trouvé son égal.

Son visage était un de ces nobles visages sur lesquels les regards les plus insouciants s’arrêtent avec un sentiment soudain de respect. Chacun est obligé de se dire en les regardant : « Cet homme doit être un homme entre tous les hommes. » Sa haute taille était élégante et souple. Toute sa personne respirait le calme et la force ; mais jamais diamants, étoiles ou éclairs, n’eurent tant d’éclat que les yeux noirs qui répandaient autour de lui la lumière.

Maître Danilo et ses amis furent frappés de tout cela ; mais les Ukrainiens savent garder leurs impressions pour eux-mêmes, et ils n’en firent rien voir. Ils reçurent le voyageur comme tout voyageur doit être reçu dans une honnête maison, avec cordialité et prévenance. On le plaça près d’une table, et on s’empressa de lui offrir quelques rafraîchissements.

Le voyageur se montra simple, modeste, poli et réservé. Étant un inconnu et n’ayant par conséquent aucun droit à l’intérêt particulier de ses hôtes et de leurs amis, il ne cherchait point à se faire valoir. Il ne racontait pas, comme d’autres eussent pu le faire, ses aventures. Il ne crut pas devoir faire part à des étrangers de ses projets, s’il en avait. Il ne jetait de regards indiscrets ni sur les choses, ni sur les gens. Il ne questionnait pas, il répondait et en peu de mots. S’il causait, c’était des choses qui, dans un tel moment, occupaient tout le monde : des désastres du pays, des villes brûlées, des champs dévastés qu’il avait vus sur sa route. Maître Danilo et ses amis imitèrent sa réserve. Ils se demandaient probablement d’où il venait et où il allait, et aussi dans quel pays il était né ; mais, puisqu’il ne le disait pas, ils ne le lui demandaient pas. On voyait bien que, quoique jeune encore, il connaissait beaucoup de choses : les mœurs turques, les coutumes polonaises, le caractère russe, les usages tartares. Il paraissait que la Setch[1] ne lui était pas inconnue non plus.

Quant à l’Ukraine, il était évident qu’il l’avait parcourue dans tous les sens, qu’il avait visité, habité peut-être les grandes villes aussi bien que les villages et les petites campagnes. Plus d’un s’était interrogé aussi sur la balafre qu’il avait sur la joue gauche : où avait-il reçu, gagné cette belle blessure, faite bien certainement par une arme tranchante ? Cela ne regardait que lui. À chacun ses secrets. Cependant le voyageur, rassuré sans doute par l’accueil qu’il recevait, devenait de lui-même plus expansif. Il décrivit avec une saisissante vigueur les batailles qui venaient d’avoir lieu. C’était à croire qu’on y prenait part avec lui. On l’écoutait, n’osant plus respirer. Les hommes, si habituellement impassibles, s’enflammaient ; les femmes s’écriaient et sanglotaient. Les enfants, ayant perdu toute envie de dormir, étaient suspendus à ses lèvres.

Tout à coup on entendit deux coups de feu, puis plusieurs autres encore. Après un court intervalle, d’autres succédèrent.

On s’était tu. On prêtait l’oreille. Les coups partaient de la steppe. On écouta longtemps, mais le silence s’était refait.

« Eh quoi ! la poudre parle même dans vos paisibles campagnes ? dit alors le voyageur.

— Cela doit venir du côté du grand chemin de Tchiguirine, dit Andry Krouk.

— Cela est venu de tous les côtés successivement, » dit Danilo en remuant la tête.

Il se faisait tard ; les femmes se levèrent pour retourner à leurs maisons. Il fallait faire coucher les enfants. Plus d’une avait pris le sien dans ses bras. Les unes étaient grandes et robustes, d’autres frêles et petites ; elles étaient jeunes ou vieilles, mais toutes avaient la même expression, cette expression de volonté énergique qu’on a quand, après bien des souffrances et des luttes, on est décidé à tout faire avec calme, fût-ce à mourir.

On se disait encore adieu sur le seuil de la porte, on échangeait un sourire d’affection, on se faisait un signe de tête amical. Tout se passait comme d’habitude, et cependant on sentait comme une tempête dans l’air. Les yeux de ces femmes, de ces mères, de ces sœurs, de ces fiancés, de ces filles, jetaient comme des lueurs.

« Adieu ! adieu ! disait-on, bonne nuit ! »

Toute la société se dispersa par les sombres sentiers et disparut. Les deux intimes Andry Krouk et Semène Vorochilo restèrent seuls avec Danilo. Le voyageur resta aussi.

  1. La Setch était une île sur le Dniéper où les cosaques Zaporogues (ce qui veut dire au delà des rapides du Dniéper) tenaient leur camp, où les femmes n’étaient pas admises, et d’où partaient de terribles razzias, principalement sur les terres des Tartares et des Turcs. Gogol en a fait une belle description dans son Tarass Boulba.