Maroussia/12

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J. Hetzel (p. 148-159).

XII
PAROLES ET MUSIQUE

À la brune, le vieux musicien et sa jeune compagne se trouvaient déjà en vue du camp russe, dont les tentes établies sur une colline s’étageaient sur des pentes fleuries jusqu’au bord.

Les ombres du soir commençaient à s’étendre sur la terre ; quelques bandes de feu éclairaient encore l’horizon.

Le camp était tranquille. La lassitude du dernier combat avait éteint toute animation. Les sentinelles, dorées par les derniers rayons du soleil couchant, étaient si immobiles à leur poste qu’on les aurait prises pour des statues. Quelques militaires allaient encore et venaient, errant lentement sur les flancs de la colline ; quelques groupes silencieux, plus nombreux qu’on ne l’aurait cru, les uns assis, les autres étendus sur le sol, se distinguaient à peine des ondulations du terrain.

Quoique la soirée ne fût pas encore avancée, on percevait dans une tente la pâle lueur d’une lampe dont la lumière perçait les parois en toile. À mesure qu’on approchait, on entendait quelque bruit discret, celui d’une arme qu’on déplace, un gémissement, un rire étouffé, un lambeau de phrase.

Une sentinelle signala le vieux rapsode et sa compagne. Un petit mouvement s’opéra. Au lieu de se laisser intimider par le : « Qui vive ! » qui l’accueillait, par la vue de tous les guerriers ; au lieu de rebrousser chemin, comme beaucoup d’autres l’eussent fait à sa place, le vieillard marchait droit au camp.

C’était un vieux qui voulait tout voir, sans doute, et de très-près, qui certainement aimait les soldats, et qui probablement avait été soldat lui-même. Autrement il ne se serait pas avancé avec une telle confiance. Cette confiance produisit un bon effet. Quand on affronte si gratuitement un danger, c’est qu’on n’a rien à en redouter. Après avoir respectueusement salué un groupe d’officiers qui, assis ou à demi couchés, devisaient de leurs faits de guerre, il leur demanda naïvement s’il ne leur plairait pas qu’il leur fît un peu de musique et même qu’il leur chantât quelque chose.

Toute distraction a son prix à certaines heures de la vie. Son offre fut acceptée avec bonté.

On jugea aux premiers accords qu’il savait son métier et on l’écouta avec plaisir. La musique a le don d’arracher la pensée aux soucis du jour et de l’emporter loin des réalités.

Bientôt les conversations cessèrent, les regards perdus dans le vide attestaient que chacun, remontant le courant du passé, évoquait quelque cher souvenir : le père ou la mère, l’enfant ou la femme dont la guerre l’avait séparé. Quelques soldats, la tête entourée de bandages ensanglantés, se soulevaient sur leurs coudes pour mieux entendre. Le musicien chantait la famille, l’enfance et la jeunesse. Tout cela était si loin ! On savait gré à sa chanson de faire apparaître au milieu de ces abris d’un jour la maison où l’on était né, la pierre solide du foyer, de rappeler à chacun que la guerre n’est pas toute la vie.

Les morts de la veille n’étaient déjà plus là pour dire : « Si ! la guerre prend toute la vie ; » et les mourants, ces morts de demain, n’auraient pas eu la force de protester !

Plus d’un œil farouche se mouilla. Le succès du vieillard était grand, si grand que, quand il eut cessé de chanter, bien des mains avaient déjà tiré de leur poche quelque menue monnaie pour la lui offrir.

« Approche donc, petite sorcière ! » cria un gros officier.

Et montrant à Maroussia un kopeck :

« C’est pour ton père, viens donc à la recette. »

La petite ne bougeait pas ; elle était tout entière dans le rêve évoqué par le chant de son ami ; que c’était bon ce qu’il avait chanté et, qui l’eût cru ? comme il chantait bien !

« Viendras-tu, petite sauvage ? lui criait un autre. Arriveras-tu, petite cane ? »

Quelques-uns commençaient à se fâcher.

« Il faut remercier ces braves messieurs, ma fille, dit le vieux ; va et tends-leur la main. »

Maroussia tressaillit ; mais il avait ordonné, elle obéit. Comme sa petite main tremblait en recevant ces offrandes ! Cet argent de l’ennemi lui brûlait les doigts.

« Cette petite n’est pas laide, dit l’un.

— Elle a une paire d’yeux que l’on prendrait pour une paire d’étoiles, disait l’autre.

— Quand tu seras grande, ma mignonne, je viendrai pour t’épouser.

— C’est convenu, n’est-ce pas ? » disait un troisième.

Mais le théorbe du vieux se fit entendre de nouveau et avec un accent nouveau. On oublia la petite et on se remit à écouter.

Voici ce que cette fois disait en résumé la chanson du vieux chanteur : « Oiseau libre des steppes, ne fais point de nid près du fleuve de Desna, car ce fleuve grossit tous les jours et ses eaux implacables vont engloutir tes petits ! » En écoutant le récit de la mort de ces pauvres oiseaux et les plaintes déchirantes du père et de la mère, impuissants à les défendre de l’invasion des eaux, quelques graves visages de bronze se mirent à sangloter.

La veille, ils avaient tout saccagé, tout massacré sans sourciller. Ils avaient été l’invasion et ne s’en doutaient pas.

Un jeune officier, joli comme une peinture, content de sa personne, alerte, aux manières décidées, était dès le premier morceau sorti de sa tente.

Peu à peu sa figure s’était adoucie, son petit air avait disparu ; il avait laissé éteindre sa pipe et était devenu tout pensif. La chanson du vieillard lui avait rappelé qu’il avait pourtant été créé à l’image de Dieu avant de s’être fait à l’image de son général. Il allait l’oublier.

Après ce second chant, on en demanda un autre ; le vieux musicien se fit un peu prier.

« J’ai peur, dit-il, qu’il ne vous convienne pas d’entendre celui auquel je pense. Il est triste et sévère.

— Va tout de même, lui dit un grand et maigre officier à la figure rude et austère. Notre métier nous sèche assez les yeux ; n’aie pas peur de nous les mouiller. Il est d’une sage hygiène de varier ses émotions, et tu es arrivé à point.

— Vous le voulez ? dit le vieillard. Eh bien, écoutez :

« Il y a longtemps, bien longtemps, quelques braves gens avaient une patrie ; ah ! une petite patrie, mais pour eux c’était le monde entier. Ils la chérissaient. Leurs ancêtres l’avaient fécondée, leurs mères l’avaient parée, leurs sœurs en avaient fait un paradis embaumé. Ils vivaient tranquilles sans s’occuper de leurs puissants voisins. Un jour ces voisins se dirent : Ce pays-là est heureux, il est riche, il est charmant, cela ferait une jolie bague à notre doigt. Et le petit pays prospère fut soudain envahi. Les coursiers du peuple fort foulèrent aux pieds les enfants du peuple faible. Les sabres des jeunes officiers imberbes abattirent les têtes blanchies par l’âge des vieillards et des femmes même restées à la garde de leurs foyers. Les garçons robustes et intrépides, succombant sous le nombre, périrent dans les combats. Les jeunes filles courageuses et aimantes devaient attendre en vain leurs frères, leurs fiancés. Des maisons, des villages, des villes entières disparurent. XII

« quel crime expiait donc ce petit peuple ? »

« Quel crime expiait donc ce petit peuple ? Aucun ! Il était bon à prendre.

« Qui sait cependant si un jour ce peuple fort, attaqué par un peuple plus fort encore, n’aura pas à subir la peine du talion ?

« Et si cela arrive, au nom de quelle justice les vainqueurs d’aujourd’hui, devenus les vaincus de demain, essayeraient-ils de faire monter leurs plaintes jusqu’au Très-Haut ? »

En écoutant le simple rapport des faits, dont quelques-uns ne cherchaient pas l’application, d’autres la faisaient. Pour ceux-ci, cela était clair.

Des conversations animées s’engagèrent.

« Diable ! diable ! se dit l’officier qui tout à l’heure se plaignait d’avoir eu trop longtemps les yeux secs. Cette vieille chanson des temps passés va bien droit à notre adresse. Le vieux chanteur s’en serait-il douté ? Il faut croire que le monde n’a guère changé depuis des centaines d’années qu’on la chante.

— Attrape ! dit le petit jeune homme. Ce chanteur n’a pas tort, après tout, mais à quoi servira sa leçon ? L’ordre est donné, il faut marcher.

— De quoi se plaignent-ils ? dit un autre : « L’Ukraine aux Ukrainiens, » que veut dire ce cri ? On ne veut pas la manger, leur Ukraine. Ces atomes sont fous. Est-il donc si désolant, alors qu’on n’était rien qu’une fourmilière inconnue, de faire enfin partie d’un grand empire ?

— Cependant, dit le jeune officier blond, mettons-nous à leur place. Ce qu’ils font, ne le ferions-nous pas ? Il est toujours désagréable d’être pris de force, que diable ? Vous me direz que dans cent ans ils n’y penseront plus ; — pour ceux qui vivront dans cent ans vous parlez bien ; — mais pour ceux dont les chaumières sont en feu, parce qu’ils ont voulu les défendre, la question n’est pourtant pas la même.

— Un si petit peuple, une parcelle de peuple n’a pas le droit de vivre à sa guise. Il faut de grands empires pour accomplir de grandes choses.

— C’est possible. Mais vivre à sa guise dans un bon petit chez soi qu’on adore est une bonne affaire, sans contredit.

— L’amour de la patrie, bon pour les grandes nations, ne saurait être mauvais pour les petites, dit un jeune capitaine.

— Tu as d’autant plus raison, lui répondit philosophiquement le vieil officier, que ce qui est trop grand à la fin se disloque. J’ai parfois peur de toutes nos grandeurs. »

On voit que chacun parlait sans contrainte. Cela n’étonnera que ceux qui n’ont pas vécu dans les camps. La discipline n’y règne que sur les corps. Les langues y sont souvent moins qu’ailleurs asservies. L’âme libre se donne partout ses revanches.

On revint peu à peu sur la bataille de la veille et du matin.

« Ces paysans se battent comme des héros, disait celui-ci.

— Comme des diables d’enfer, répondait un robuste gaillard qui avait le bras en écharpe. S’ils avaient des chefs et de l’instruction, il ne serait pas déjà si facile d’en venir à bout.

— Mourir d’un coup de fourche n’est pas gai pour un soldat, dit un autre. Qui aurait dit à notre pauvre colonel qu’il finirait ainsi : « Quoi ! pas même d’un coup de pique ? » s’est-il écrié en tombant. Peste soit de cette guerre ! Quelles vilaines blessures ; les chirurgiens n’y comprennent rien. Ils sont tous déroutés ; et que de blessés, et que de morts ! Ce sont des loups, de vrais loups enragés. On les croit finis ; pas du tout, ils se relèvent pour vous mordre. Encore deux victoires comme celle-là, et, si des renforts n’arrivent pas, nous ne pourrons pas tenir la campagne.

— Si nos soldats se battaient comme ces gens-là ! dit un vieil officier.

— Ils se battraient comme cela, dit un soldat blessé, s’ils défendaient leurs femmes et leurs enfants, et le toit de leurs pères. »

Comme il était pâle, le pauvre soldat, et quel effort il avait fait en se relevant à demi pour faire entendre une telle vérité à son supérieur ! L’officier lui répondit. Mais le soldat s’en tint là. Il était retombé : il était mort.

Le vieux musicien n’avait rien perdu de tout ce discours. Jugea-t-il qu’il en avait assez entendu ou assez fait entendre ?

Tout à coup il entonna un air si enjoué, si entraînant, si gai, qu’il eût donné envie de danser même à des ermites.

C’était l’histoire d’une jeune et solide fille qui vendait son jupon pour acheter une pipe à son fiancé et qui la lui portait tout allumée à travers une grêle de balles sur le champ de bataille. Tout de suite l’humeur générale avait changé. Les plus vieux battaient la mesure ; les jeunes faisaient chorus au chanteur : « Quel fameux chanteur ! disait-on, et quels sons il tire de son théorbe ! La bonne soirée, et qui pouvait s’y attendre ! »

Le vieux chanta encore quelques chansonnettes du même genre, à la grande joie des soldats, qui de tous les coins du camp avaient fini par accourir ; puis il se leva et fit ses adieux à ses nombreux amis. Quelques-uns lui firent la conduite.

« Reste donc, vieil entêté, reste jusqu’à demain. Les nuits sont froides, et les routes ne sont pas sûres. Dis-lui donc, petite, de rester jusqu’au matin. Bon gîte et bon souper valent bien qu’on attende. Il n’est pas si pressé, que diable ! La recette a été bonne. Le petit officier blond t’a mis dans la main une pièce d’or. Je l’ai vue ; avec cela ton grand-père pourra t’acheter une belle robe. »

Le vieillard tint bon.

« On n’est pas chanteur ambulant pour ne pas ambuler, » dit-il en riant.

Et il disparut avec la petite fille dans les ténèbres du soir.

« Sais-tu ? lui dit Maroussia, j’ai entendu dire à trois officiers que le dernier combat avait été si rude, qu’ils ne seraient pas de quinze jours en état d’attaquer Tchiguirine. »