Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/336

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verriez qu’il est bien supérieur aux gens qui le jugent avec prévention et avec passion. — Il y a quelques jours que vous me mandiez, sans doute pour me ravir jusqu’au ciel : c’est d’ici que je vous dis que je vous aime, d’ici où je suis aimé, où je suis occupé, tranquille, etc., etc. Eh, mon ami ! cela court les rues que d’être aimé lorsqu’on est jeune, lorsqu’on a une figure aimable, lorsqu’on a les soins et les manières d’un homme qui prêtent à plaire, et lorsque surtout toutes les actions de sa vie prononcent que l’on ne tient fortement à rien ; et, comment ne seriez-vous pas aimé ? les fats et les sots le sont bien ! M. de B… est adoré de sa femme qui est jeune, jolie et aimable ; et ce qui me confond, c’est qu’il n’a pas la tête tournée : il ne croit pas comme le comte de C…, qu’il aurait été choisi ; il se souvient que ce sont 25,000 liv. de rente qui ont fait son mariage. Mais savez-vous ce qui est piquant, ce qui est rare, ce qui est extraordinaire, ce qui tient du prodige, quoiqu’il y en ait quelques exemples, comme ceux de Diane de Poitiers, de madame de Maintenon, de mademoiselle Clairon ? c’est de pouvoir dire : je suis aimée, lorsqu’on est vieille, laide, triste, malade et abîmée dans le malheur, et surtout lorsqu’on peut se dire : je suis aimée d’un homme aimable et honnête, et qui est dans cette saison de la vie où l’on est plus délicat et plus difficile, et où l’on est cependant en droit de prétendre à tout et de mériter d’être préféré : voilà, mon ami, ce qui vaut la peine d’être dit, parce que cela est miraculeux. Mais tirer vanité d’être aimé de sa femme, lorsqu’on est charmant, et que, du matin jusqu’au soir, et du soir au matin, on veut lui persuader et lui prouver qu’on en est passionnément amoureux ! eh ! fi donc ; cela est si commun. Le comte de C… dit de même et