Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/338

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quand je vous vois, je ne vous en parle jamais : mais c’est qu’alors je ne souffre plus. Comment n’aimerait-on pas un peu une créature à qui l’on fait tant de bien, et surtout à qui l’on fait tant de mal ? Ah ! pourquoi aime-t-on, ou pourquoi n’aime-t-on pas ? Qui sont les sots, ou les âmes de glace qui ont jamais su en rendre compte ? Le chevalier ne manquerait pas de nous l’apprendre, et il sera toujours bien plus content d’avoir fait un raisonnement que d’éprouver un sentiment. L’on m’a dit qu’il en avait eu un pénible, ces jours passés, à une représentation d’une pièce de M. de Savalette qui fut applaudie avec transport, et que mesdames de Grammont et de Beauveau ne pouvaient cesser de louer. Le chevalier en était dépité, et il ne put jamais cacher son mécontentement. Madame de Gléon fit de même, et tous deux jouèrent le plus détestable rôle dans leur société. Je vous dis là le secret de l’église, et non pas celui de la comédie. Pour remonter un peu leur amour-propre, il donne aujourd’hui Roméo et Juliette, suivie d’Agathe. Madame de Beauveau a retardé son départ pour assister au triomphe, et pour le faire ; mais je me meurs de crainte que Roméo ne tue le succès d’Agathe. Ce Roméo, nom ami, le connaissez-vous ? Cela n’est pas mauvais, cela n’est pas médiocre, cela n’est pas même ennuyeux ; mais cela est monstrueux, cela est à faire fuir. J’ai entendu dire à la comtesse de B.... que cela était beau comme Corneille, et meilleur que la pièce anglaise. J’étais avec elle à la première représentation ; et moi, j’étais animée si différemment, que je désirais de m’évanouir pour être emportée de cette salle. C’était moi sans doute qui avais tort ; mais il m’est impossible d’être à froid, et de me composer un avis contre mon sentiment.