Tante Gertrude/02

La bibliothèque libre.
Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 14-24).


CHAPITRE II


— Mais, ma tante, pourquoi toutes ces récriminations puisque je vous déclare que jamais, au grand jamais, je ne consentirai à épouser ce comte de Ponthieu.

— Bah ! est-ce qu’on sait avec une écervelée de ton espèce ! Que ce beau monsieur se présente, qu’il te fasse la bouche en cœur, et les millions aidant, tu ne demanderas pas mieux que de convoler en secondes noces !

Et Mlle Gertrude de Neufmoulins redressa d’un brusque mouvement de tête sa coiffure de crêpe qui s’était dérangée dans le feu de la discussion, tandis qu’elle lançait sur sa nièce un regard furibond.

Celle-ci, sans paraître s’émouvoir des boutades de son interlocutrice, continua de s’éventer nonchalamment et resta quelques instants silencieuse. Seul, le mouvement saccadé de son petit pied qui battait nerveusement le sable de l’allée indiquait sa préoccupation.

Ravissante dans son costume de surah noir, qui faisait admirablement ressortir la fraîcheur de son teint de blonde, Mme Wanel, — la belle Paulette, comme l’appelaient ses familiers, — supportait depuis une demi-heure les rebuffades de sa tante. Celle-ci était furieuse du testament de son frère Jean de Neufmoulins, mort la semaine précédente, et elle avait de bonnes raisons pour cela.

Toujours cité pour l’homme le plus original de la contrée, il n’avait pas voulu faire mentir sa réputation et son dernier acte avait été le comble de l’excentricité.

Il laissait sa fortune, se montant à plusieurs millions, et son immense domaine de Neufmoulins, à sa nièce, Mme Wanel, et au neveu de sa femme, le comte Jean de Ponthieu, sous la condition expresse qu’ils seraient mariés ensemble pour la fin de l’année qui suivrait sa mort. Sinon tout son héritage revenait à sa sœur, Mlle Gertrude de Neufmoulins.

On comprend le dépit de la vieille fille.

Elle ne doutait pas que la clause du testament ne fût remplie ; aussi ne se gênait-elle pas pour accabler sa nièce de ses récriminations, quoique cette dernière en fût la cause bien innocente.

Il y avait deux ans que Paule était veuve. M. de Neufmoulins lui avait toujours tenu rancune de son mariage avec l’industriel, et la jeune femme, assez fière, n’avait jamais tenté aucune démarche auprès de son oncle pour se réconcilier avec lui. Dans ces conditions, Mlle Gertrude s’attendait à être l’unique héritière de son frère ; ce testament l’avait absolument bouleversée.

Mme Wanel avait beau l’assurer qu’elle n’avait rien à craindre, elle avait beau lui répéter qu’elle pouvait d’ores et déjà se considérer comme la seule propriétaire de Neufmoulins, la vieille fille ne décolérait pas.

— A-t-on jamais vu pareil original ! répétait-elle pour la centième fois à sa nièce, qui ne pouvait s’empêcher de sourire. Il te détestait, il n’a pas entendu parler de ce Ponthieu depuis plus de quinze ans, et il vous laisse à vous deux tout ce qu’il possédait ! Et à moi qui ai été son souffre-douleur tous ces derniers temps, à moi qui ai supporté toutes ses rebuffades, qui l’ai soigné avec une patience angélique… Oui, ma nièce, avec une patience an-gé-li-que ! accentua la vieille demoiselle d’un air furibond, en voyant le sourire moqueur et amusé de la jeune femme. Ça peut t’étonner, mais c’est comme ça ! Voyons, qu’est-ce que je disais ?… Ah ! oui, je disais qu’à moi, qui ai été admirable de dévouement, cet ostrogoth n’a pas laissé un sou ! pas un sou ! Le nigaud ! il a préféré donner sa fortune à deux jeunes fous qui se sont toujours moqués de lui et s’en moqueront encore bien plus !

— Le notaire a-t-il fini par recevoir des nouvelles du comte de Ponthieu ? demanda tranquillement Mme Wanel.

— Non, il paraît qu’il est introuvable, cet oiseau-là ! Impossible de savoir où il niche ! Oh ! ce n’est rien ! Lorsqu’il aura vent de la bonne aubaine, il ne sera pas longtemps à arriver ! Ne t’ennuie pas, ma nièce ! le godelureau ne tardera pas à venir te faire sa cour pour gagner ses millions !

Cette fois, les grands yeux de pervenche de la belle Paule étincelèrent, tandis qu’elle refermait d’un mouvement nerveux l’éventail de plumes.

— Ma tante, dit-elle d’une voix brève, je vous serai très obligée une fois pour toutes de cesser ces plaisanteries déplacées. Il est probable, il est même certain que je me remarierai avant peu de temps, mais ce ne sera pas avec ce comte de Ponthieu, vous le savez aussi bien que moi. Grâce à la générosité de M. Wanel, je n’ai pas besoin de la fortune de M. de Neufmoulins, mon oncle, et je vais épouser le lieutenant de Lanchères. Je crois, certes, que cette fois vous ne trouverez rien à redire à cette union ! M. de Lanchères est riche et de bonne famille.

— Un joli monsieur, ma foi ! un étourneau ! Ah ! vous serez bien assortis ! La vue d’un muscadin pareil me met hors de moi ! Monsieur porte un corset ! Monsieur se parfume ; on peut le sentir à un kilomètre ! Monsieur se plante dans l’œil un morceau de verre qui le fait grimacer d’une façon ridicule ! Et on appelle ça un homme ! et un officier encore ! Vertudieu ! comme disait le colonel de Neufmoulins, dans quel temps vivons-nous ?

Et Mlle Gertrude, redressant sa longue taille, agita nerveusement ses bras anguleux, tandis que ses lèvres minces ombragées d’une moustache noire se plissaient d’un air méprisant.

— Oh ! ces jeunes gens de nos jours ! continua-t-elle en se levant et en arpentant de son pas vif et saccadé le rond-point où elle se trouvait avec sa nièce, ils me font pitié ! C’est moi qui n’aurais jamais voulu épouser une de ces femmelettes ! Où allons-nous, mon Dieu, où allons-nous ?

En ce moment, la petite bonne qui composait toute la domesticité de Mlle Gertrude, parut au bout de l’allée.

— Hein ? Quoi ? Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que tu veux encore, toi ? gronda sa maîtresse.

— Mademoiselle, c’est le notaire qui est là. Il demande à parler à mademoiselle.

— Bon on y va ! Il vient bien sûr me déranger encore pour la centième fois au moins au sujet de ce maudit testament. Attends-moi là, Paulette, je vais l’expédier tout de suite et je reviens.

— Oui, oui, allez ma tante, je ne suis pas pressée. M. de Lanchères doit me prendre ici avec sa voiture, vers cinq heures, et il est à peine quatre heures.

Mme Wanel, restée seule, reprit sa pose nonchalante. Étendue plutôt qu’assise sur le banc confortable au dossier renversé, elle s’éventait doucement, tout en songeant à ce que venait de lui dire sa tante, et les événements qui s’étaient succédé dans sa vie depuis deux ans se représentaient soudain à son esprit.

À la suite de son mariage, dont la cérémonie s’était terminée de façon si tragique, Paule, devenue veuve, avait hérité de toute la fortune de son mari. Elle avait alors joui pleinement de ces richesses pour lesquelles elle avait tout sacrifié ! Elle avait pu s’entourer de ce luxe qui lui était si cher ; et son deuil passé, elle se jeta à corps perdu dans toutes les distractions mondaines. Elle dépensa largement et sans compter ; aussi bientôt n’avait-il été bruit dans tout le département que des fêtes princières données par la belle Mme Wanel. Quelques familles de la haute société, lui tenant rancune de son mariage, s’étaient abstenues d’y paraître, et plus d’un salon où Mlle de Neufmoulins avait été reçue autrefois était resté fermé pour Mme Wanel. La jeune femme avait-elle était blessée de ces procédés ? Son orgueil en avait-il souffert ? Personne n’eût pu le dire. Éblouissante de beauté et d’élégance, toujours entourée d’un cortège d’admirateurs et de soupirants, un sourire gracieux sur sa bouche au dessin si pur, à l’expression si tendre, un regard ravi dans ses grands yeux candides comme ceux d’un enfant, Paulette allait de plaisirs en plaisirs, de fêtes en fêtes, indifférente à l’opinion de tous, n’ayant qu’une pensée : briller et s’amuser !

Son étonnement, en apprenant les clauses du testament de son oncle, avait été au moins aussi grand que celui de Mlle Gertrude. Celle-ci avait continué de voir Paule après son mariage. Elle ne lui ménageait ni les conseils ni les reproches, la morigénant sans cesse. La jeune femme qui aimait la vieille fille malgré son caractère grincheux, acceptait tout cela très philosophiquement et n’en agissait qu’à sa guise. Elle la savait avare, âpre à la richesse, aussi comprenait-elle la déception que ce singulier testament lui avait causée. Mais Mlle Gertrude n’avait rien à craindre : jamais Paulette n’épouserait ce Ponthieu qui semblait un mythe et dont on ne retrouvait même plus la trace. Depuis quelques mois elle se regardait comme fiancée au lieutenant de Lanchères ; de bonne famille, possédant une assez belle fortune, ce jeune officier lui rouvrirait les portes de ce monde qui lui avait tenu rigueur depuis son mariage avec l’industriel. L’aimait-elle ? Mon Dieu, non ! Cette question lui était indifférente, d’ailleurs. Est-ce que l’amour existait autre part que dans les romans…

Intelligente et douée d’un certain esprit d’observation, Paulette n’avait pas été sans remarquer les travers de son prétendant ; mais bah ! que lui importait ! M. de Lanchères aimait le monde et le luxe, il la laisserait satisfaire tous ses goûts ; pouvait-on en demander davantage ? Frivole à l’excès, la jeune femme redoutait surtout un époux sérieux et chagrin qui eût mis un frein à ses excentricités comme à ses folles dépenses.

— J’ai peur des croquemitaines, disait-elle souvent en riant de son rire d’enfant, si frais et si séduisant, j’aime mieux les jeunes fous, les écervelés !

Et quand sa tante haussait les épaules en grondant :

— Quelle ridicule poupée tu fais, Paulette !

Elle répondait gaiement :

— Que voulez-vous, ma tante, ce n’est pas ma faute !

— C’est pour cela qu’il te faudrait un mari sérieux, un maître…

— Brrou ! Non, non, ma tante, il me mettrait en pénitence !

C’est en vain que la vieille fille gémissait sur les dépenses et les extravagances de sa nièce ; celle-ci continuait à jeter l’argent par les fenêtres. Généreuse à l’excès, elle donnait sans compter ; aucune infortune ne la trouvait indifférente, sa bourse était toujours ouverte pour soulager les malheureux. Aussi était-elle aimée de tous.

— Je le pensais bien qu’on finirait par dénicher l’oiseau, déclara Mlle Gertrude, qui venait rejoindre sa nièce, après avoir reconduit son notaire.

Paulette ouvrit de grands yeux étonnés !

— Est-ce que le comte de Ponthieu…

— Le comte de Ponthieu donne signe de vie !

— Il est venu lui-même ?

— Non. Le personnage n’a pas jugé à propos de se déranger. Il a écrit à Me Saint-Riquier ; il refuse net l’héritage dans les conditions que tu sais ! Et il n’a pas le sou ! Ah ! par exemple ! je n’ai pas à craindre qu’il accepte, celui-là ! Il a l’air trop fier ! « Un comte de Ponthieu n’épouse pas Mme Wanel ! » S’il ne le dit pas en toutes lettres, il le donne à entendre. Je crois que ce doit être un autre homme que ton Lanchères ! Je parierais bien qu’il ne porte pas de corset.

Et Mlle Gertrude, heureuse sans doute de la perspective de l’héritage pour ainsi dire assuré par cette réponse du comte de Ponthieu, se frottait les mains d’un air de jubilation. Elle n’avait plus rien à craindre, elle le sentait ! À la fin de l’année elle régnerait enfin en maîtresse dans ce superbe domaine, objet de ses convoitises.

— C’est égal, continua-t-elle d’un ton malicieux, il fait exception parmi les spécimens de son sexe, celui-là ! Il y en a si peu maintenant qui ne mettent pas l’argent au-dessus de tout. Tout s’achète et se vend de nos jours ! C’est bien l’oiseau rare ! À moins qu’il y ait derrière son beau renoncement une raison cachée et même fort prosaïque. Qui sait ! il n’est peut-être pas mariable, ce Ponthieu ! C’est peut-être un cul-de-jatte !

La vieille fille, satisfaite de sa plaisanterie et de son idée baroque, éclata d’un rire moqueur auquel Paulette ne se joignit pas.

Oh ! non, il n’était pas cul-de-jatte le Jean de Ponthieu qu’elle retrouvait dans ses souvenirs d’enfant !… Son imagination le lui représenta soudain tel qu’il était aux dernières vacances qu’il avait passées au château de Neufmoulins. Elle se revoyait, elle, à peu près âgée de six ans, perchée sur l’épaule de ce grand garçon déjà sérieux comme un homme, qui avait pour elle des précautions de frère aîné, lorsqu’ils couraient à travers les allées du parc. Elle ne se rappelait plus très bien ses traits, ni la couleur de ses cheveux ; il ne lui restait qu’un souvenir vague de deux grands yeux bruns, un peu durs, qui s’adoucissaient singulièrement pour elle, la petite Paulette…

Pourquoi la pensée de ce Jean de Ponthieu, dont elle n’avait jamais entendu parler depuis quinze ans, lui revenait-elle maintenant ? C’était sans doute à cause de ce testament où son nom se trouvait mêlé, et surtout de son refus… La nature humaine est vraiment bien étrange… Mme Wanel n’eût voulu pour rien au monde consentir au mariage stipulé par son oncle, et, d’autre part, elle se sentait froissée par le refus catégorique du jeune homme. Il l’avait oubliée sans doute… il ne l’avait pas revue… il ne soupçonnait pas sa merveilleuse beauté…

La belle Paule, habituée aux hommages et à l’admiration de tous, éprouvait un véritable dépit devant le dédain et l’indifférence de ce Jean de Ponthieu.

Sa tante, comme si elle eût deviné ses sentiments, reprit soudain :

— Tout de même, j’aimerais à le connaître, ce garçon. Bien sûr qu’il est de la famille, celui-là !

Ça se voit à sa façon d’agir. Refuser des millions et la main d’une jolie femme, ce n’est pas ordinaire ! c’est même original ! Et comme disait cet olibrius qu’était mon frère : « Tout le monde ne peut être original. » Pour toi, ma chère, il n’y a pas de mérite à renoncer à cette fortune : tu es déjà si riche. Mais il paraît que Jean de Ponthieu n’a pas le sou ; il travaille pour vivre, comme un simple gueux. S’il n’est pas laid à faire peur ou cul-de-jatte, il doit être amoureux… J’y suis ! voilà la véritable cause de son refus ; il aime bien sûr quelque jeunesse, et il se soucie de Mme Wanel et de l’héritage comme d’une guigne ! Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt !

La cloche de la porte d’entrée résonna en ce moment avec un son fêlé, et la vieille fille s’interrompit pour aller voir à l’entrée de l’allée quel était ce nouvel intrus. Ses sourcils se froncèrent en apercevant un officier qui eut bientôt franchi la courte distance de la grande porte au bosquet, et s’inclina d’un air fort cérémonieux devant la maîtresse du logis.

— Comment allez-vous, mademoiselle ? Cette chaleur tropicale est vraiment insupportable ! Je plains surtout les personnes âgées…

— Trop aimable à vous, cher monsieur ! Moi, je plains encore plus les gens serrés, étriqués dans leur corset, interrompit sèchement Mlle Gertrude, en tournant le dos sans façon à l’officier interloqué. Je vous laisse faire votre cour. Au revoir ! Amusez-vous bien ! Rafraîchissez-vous surtout, car votre visage congestionné m’inquiète !

Et sur cette réplique, la vieille fille s’éloigna tout en maugréant :

— L’insolent ! je lui en donnerai des « personnes âgées ! » Et dire que cet animal-là est en train de devenir mon neveu !

— Toujours charmante, la tante, murmura M. de Lanchères, quand il fut bien sûr que Mlle Gertrude ne pouvait plus l’entendre.

Puis, prenant une chaise, il vint s’asseoir à côté de Paulette, qui paraissait préoccupée. Le jeune homme s’en aperçut.

— Qu’y a-t-il, ma chère amie ? Vous semblez toute triste, toute chagrine ? Est-ce que ce vieux crampon vous aurait encore fait de la peine ?

Mme Wanel se sentit froissée par l’épithète peu respectueuse et répondit assez vivement :

— Je vous assure, Pierre, que ma tante est toujours bonne pour moi, malgré son air désagréable. Elle est âgée et il faut la ménager.

— Oh ! ne craignez rien ; je n’oublie pas que vous serez un jour sa légataire universelle.

— Ce n’est point de cela qu’il s’agit ! Vous m’avez mal comprise ! — et une expression dédaigneuse passa dans ses grands yeux clairs. Ma tante est originale, comme tous les Neufmoulins d’ailleurs, mais je vous assure qu’au fond elle n’est pas méchante et a un grand cœur. Elle est bien meilleure qu’elle ne le paraît.

— Vous êtes l’indulgence personnifiée, chère belle, et je vous admire. N’allez-vous pas me montrer Mlle Gertrude comme une âme désintéressée et généreuse, quand je l’entends depuis huit jours vous accabler de ses récriminations au sujet de cet héritage ?

— Oui… elle est bien étrange, murmura Paulette en rougissant. Elle est même incompréhensible. À de certains moments, elle paraît furieuse de ce testament qui est venu anéantir ses espérances ; et d’autres fois, on la croirait non moins furieuse de voir que nous y avons renoncé.

— Comment « nous » ? A-t-on des nouvelles de ce Ponthieu ?

— Oui, il a écrit à Me Saint-Riquier. Lui aussi refuse catégoriquement.

— Allons, tant mieux ! tout va bien ! déclara l’officier, et ma jolie Paulette sera un jour — quand le vieux crampon aura disparu — dame et châtelaine de Neufmoulins. Mais j’entends les chevaux piaffer devant la porte ; il est d’ailleurs cinq heures et j’avais ordonné qu’on les amenât à cette heure. Venez, ma chère, une promenade en voiture sera délicieuse par cette chaleur. Nous irons du côté de Ferrières, c’est la route la mieux ombragée.

Et l’instant d’après, Paulette ne songeait plus ni au testament ni à Jean de Ponthieu. Crânement assise sur un siège élevé et ayant à ses côtés M. de Lanchères, elle conduisait d’une main habile l’élégant dog-cart attelé à la daumont de deux chevaux fringants.

Les habitants de la petite ville sortaient sur le pas de leurs portes pour voir passer la jeune femme. Tout entière au plaisir de sentir la brise caresser ses boucles blondes, celle-ci s’extasiait devant la beauté de la nature, admirait les fleurs, la campagne radieuse par cette belle après-midi d’été. Tout en écoutant le chant des oiseaux dans les grands arbres touffus, elle babillait joyeusement, insouciante des admirations comme des critiques dont elle pouvait être l’objet. Derrière les jalousies baissées de leur vieil hôtel, les grandes dames de l’endroit, jeunes et vieilles, déchiraient à belles dents Mme Wanel.

— Regardez-moi cette effrontée, s’écriait l’une d’elles. Oser se compromettre de la sorte. Et ce Lanchères, à quoi pense-t-il donc ?

— Quelle odieuse créature ! maugréait une autre. Il n’y a rien qui vous fasse horreur comme ces natures vénales qui ne vivent que pour l’argent.

Effrontée et vénale ?… Elles se trompaient ; Paule n’était ni l’une ni l’autre, il n’y avait qu’à l’approcher quelques instants, qu’à examiner son beau visage d’une pureté idéale pour être convaincu de son innocence d’enfant. Ces grands yeux d’un bleu violet avaient une expression de candeur, on pourrait presque dire d’étonnement ingénu, qui donnaient à la jeune femme le charme si séduisant qui se dégageait de toute sa petite personne.

On ne pouvait pas non plus l’accuser de vénalité. Elle aimait l’argent naïvement, comme un enfant qui aime un jouet pour le plaisir qu’il procure. Habituée dès sa plus tendre jeunesse au luxe et à toutes les recherches du confort moderne, elle ne comprenait pas qu’on pût s’en passer ; il lui semblait aussi nécessaire à sa vie que l’air qu’elle respirait, et lorsqu’à la mort de ses parents elle en avait été privée soudain, elle avait trouvé très naturel d’accepter la main du riche industriel Wanel qui le lui procurait de nouveau. C’est en vain qu’on lui avait représenté la vulgarité de l’individu, qu’on lui avait parlé des bruits qui circulaient sur l’origine douteuse de son immense fortune, Paulette n’avait voulu rien écouter.

— Le monde est méchant, avait-elle répondu en hochant sa jolie tête blonde ; il critique tous ceux qu’il jalouse. Il est très bon ce M. Wanel de me proposer ainsi de l’épouser, moi qui n’ai pas un sou à lui apporter. J’aime mieux être sa femme et partager sa fortune que de rester chez un vieil oncle bougon qui ne veut même pas me donner une robe, qui me reproche ma gourmandise lorsque j’achète un gâteau de deux sous, et me gronde pendant une heure quand je donne cinquante centimes aux pauvres !

Certes, elle était frivole, la jolie Paulette, mais pouvait-il en être autrement avec une mère aussi mondaine que la sienne, dont la vie se passait en visites, en bals, et qui n’avait qu’une pensée : briller, toujours briller.

Lorsqu’elle était enfant et que Mme de Neufmoulins, avant de partir pour un bal, venait comme une apparition dans la chambre de la petite pour l’embrasser à la hâte, Paulette, qui contemplait en une sorte de ravissement la belle créature en toilette éblouissante, les épaules nues couvertes de pierreries, Paulette rêvait déjà fêtes et parures, et elle s’endormait en faisant cette naïve prière : « Mon Dieu, faites-moi grandir bien vite pour que je puisse aller au bal ! Faites surtout que je sois aussi belle que maman ! »

La prière semblait avoir été pleinement exaucée : la fille avait hérité de la beauté et aussi de la frivolité de sa mère.