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À Damme en Flandre/II

La bibliothèque libre.
H. Lamertin, éditeur (p. 69-124).
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II




Quinze ans ont passé depuis le jour où Corneille fut fêté par les courtiers. Dans la lumière terne d’un après-midi d’automne, la grande salle est sévère et triste. Les sièges, les rideaux, le tapis couvrant la table sont usés ; nul objet ne l’égaie.

Gertrude, songeuse, est assise près d’un rouet, sur l’un des bancs voisins de la fenêtre ; elle ne travaille pas.

Son visage n’a plus sa fraîcheur d’autrefois. Une mélancolie en accentue les traits et cette gravité soudaine, qui jadis passait sur eux comme un nuage d’été, semble être devenue leur expression coutumière.

Parfois une chaleur lui vient aux joues, une lueur anime ses yeux ; puis la vie calme lui rend sa pâleur et se rendort dans sa prunelle éteinte.

Elle est plus belle qu’autrefois, plus attirante aussi de toute la consolation que semble demander sa tristesse muette.

Dans l’encadrement de la fenêtre aux carreaux sombres, sa tête nue s’incline sous les tresses enroulées, sans ruban. Une robe unie, sans ceinture, dessine ses épaules et sa poitrine puis, en plis cassés, s’évase autour d’elle ; vieille robe d’un gris déteint, dont le col ouvert en pointe, les poignets et la jupe sont bordés d’une mince fourrure usée de place en place.

Mère-Flandre va et vient, nettoie et met de l’ordre.


MÈRE-FLANDRE, s’arrêtant devant le fauteuil,

On devrait recouvrir ce fauteuil ; il est temps !

GERTRUDE, tournant la tête,

Cela coûterait cher ?

MÈRE-FLANDRE

Cela coûterait cher ? Quinze ou vingt gros.

GERTRUDE

Cela coûterait cher ? Quinze ou vingt gros. Autant !
Tu crois ?

MÈRE-FLANDRE

Tu crois ? Bien sûr !

GERTRUDE

Tu crois ? Bien sûr ! Vingt gros !

MÈRE-FLANDRE

Tu crois ? Bien sûr ! Vingt gros ! Même un florin peut-être
Tout est usé ! Faut-il que je demande au Maître ?

GERTRUDE

Non !

MÈRE-FLANDRE

Non ! Mais voyez : le cuir se détache en éclats !

GERTRUDE

Non ! Quand on l’entretient de ces dépenses-là.
Tu sais bien qu’il refuse et se met en colère.

La servante ne répond rien et reprend sa besogne. Gertrude alors se lève et regarde par la fenêtre entrouverte.
MÈRE-FLANDRE

Que regardez-vous là, Maîtresse ?

GERTRUDE, lentement,

Que regardez-vous là, Maîtresse ? Une galère
Qui s’éloigne, petit à petit, vers les dunes…

MÈRE-FLANDRE

Il n’en est plus entré depuis un mois !

GERTRUDE, repoussant la fenêtre,

Il n’en est plus entré depuis un mois ! Plus une…

MÈRE-FLANDRE

C’est celle qui venait de Hambourg ?

GERTRUDE

C’est celle qui venait de Hambourg ? Oui.

MÈRE-FLANDRE

C’est celle qui venait de Hambourg ? Oui. Quel deuil !

Gertrude s’est rassise. Mère-Flandre, près de la table, soulève un coin du tapis, largement troué

Regardez ; le tapis est comme le fauteuil !

GERTRUDE, avec un geste las,

Laisse…

MÈRE-FLANDRE, bougonnant,

Laisse… Mais c’est pitié de voir que tout s’en aille
Ainsi !

GERTRUDE, après un silence,

Ainsi ! Le Maître est-il sorti ?

MÈRE-FLANDRE

Ainsi ! Le Maître est-il sorti ? Non ; il travaille.
Ah ! Si tous travaillaient comme lui !

GERTRUDE, qui rêvait,

Ah ! Si tous travaillaient comme lui ! Que dis-tu ?

MÈRE-FLANDRE

Je dis que si notre pauvre ville avait eu,
Parmi tous ceux qu’elle a fait vivre, quelques hommes
Comme lui, nous ne serions pas où nous en sommes !

GERTRUDE, indifférente.

Peut-être…

MÈRE-FLANDRE

Peut-être… Regardez ! La cité tout entière
Est comme un béguinage, ou comme un cimetière !
Comptez les volets clos et les toits sans fumée !
Savez-vous bien que trois cents maisons sont fermées ?
C’est Jooris qui l’a dit hier encor ! Oui ! Trois cents !
Voilà Damme ! On était riche, on était puissant,
On était l’un des plus grands ports avec l’Écluse,

(Montrant le fauteuil)

Et l’on n’a pas de quoi remplacer ce qui s’use
À présent !

GERTRUDE

À présent ! Tu sais bien…

MÈRE-FLANDRE

À présent ! Tu sais bien…Je sais ce que je vois !
De tous ceux que la mer faisait vivre autrefois
Combien sont dans la gêne et combien sur la paille ?…

Et s’il arrive encor qu’un navire s’en aille,
Et qu’on regarde au loin s’effacer ses huniers,
On tremble chaque fois que ce soit le dernier !

GERTRUDE, d’une voix lasse,

Que veux-tu ?

MÈRE-FLANDRE

Que veux-tu ? Qu’on travaille !

GERTRUDE, de même,

Que veux-tu ? Qu’on travaille ! On essaie.

MÈRE-FLANDRE

Que veux-tu ? Qu’on travaille ! On essaie. Oh ! Comment ?
Qu’a-t-on fait pour lutter contre l’ensablement ?

GERTRUDE, de même,

Tout ce qu’on peut…

MÈRE-FLANDRE

Tout ce qu’on peut… Mais non ! On se querelle, on doute,
On a peur ! Et ce sont les peureux qu’on écoute !

(Elle ajoute entre les dents)

Ou ceux qui viennent se mêler de nos affaires…

GERTRUDE

Que dis-tu ?

MÈRE-FLANDRE, après un moment,

Que dis-tu ? Savez-vous ce que Pierre vient faire
À Damme ?

GERTRUDE, d’une voix plus vive,

À Damme ? Il vient d’Anvers, s’occuper des travaux
Du canal et du port. On a des plans nouveaux
Paraît-il… En tous cas, le voici revenu…
Après quinze ans bientôt !… L’aurais-tu reconnu ?

MÈRE-FLANDRE, bourrue,

Sans doute ; il a gardé sa mauvaise figure !
En voilà par exemple une étrange aventure !
Il disparaît un beau matin, sans un salut,
Sans un adieu ; personne ici ne le voit plus ;
On le recherche en vain par toute la cité ;
On l’oublie… et voilà qu’il est ressuscité !
Vous croyez que ce sont ces plans qui le ramènent
Chez nous ?

GERTRUDE, s’animant,

Chez nous ? Mais sûrement ! Depuis quatre semaines
Qu’il est à Damme, puis à Bruges, tu sais bien
Qu’ils ont, le Maître et lui, de nombreux entretiens.
Il vient négocier, chargé par les bourgeois
D’Anvers, un prêt que leur demandent les Brugeois,
Et je sais que le Maître escompte son crédit
Pour…

(Elle s’arrête en voyant l’expression narquoise du visage de Mère-Flandre)
MÈRE-FLANDRE

Pour… Vous êtes savante !

GERTRUDE, froidement,

Pour… Vous êtes savante ! Oh, j’entends ce qu’on dit !…
Voilà tout !

MÈRE-FLANDRE, haussant les épaules.

Voilà tout ! Et vous y croyez !… Qu’y connaît-il ?…

GERTRUDE

Tu n’as jamais cessé de te montrer hostile
À ce garçon ; et tu ne sais rien de sa vie…

MÈRE-FLANDRE, se remettant à l’ouvrage.

C’est bon, c’est bon ! Défendez-le ! Je me méfie ;
C’est bien mon droit ! Les gens d’Anvers sont bien connus
Allez ! Tous des voleurs !

À ce moment, Corneille ouvre la porte du palier et descend vers la salle.
Le torse encore droit mais la tête penchée et marchant déjà du pas lourd des vieillards, ce n’est plus le maître de jadis qui réglait son destin ; c’est un homme comme tous les autres qui a subi la vie et que ses coups ont marqué.
Presque blanc, le visage profondément ridé, maigri, le front tendu, l’œil toujours vif, il paraît agité d’une impatience inquiète. Sa brusquerie s’est faite presque brutale. Il semble n’avoir gardé en lui que ses forces défensives, celles dont on use dans la défaite, celles qui n’ont ni la souplesse ni l’élan confiant des forces d’attaque, mais la violence amère de la résistance et de l’obstination.
Lui aussi porte de vieux vêtements qui furent beaux jadis.
Gertrude et Mère-Flandre se sont tues en l’entendant venir.
CORNEILLE, s’adressant à Mère-Flandre,

Allez ! Tous des voleurs ! Pierre n’est pas venu ?

MÈRE-FLANDRE

Non.

GERTRUDE, quitte la fenêtre et, timidement, comme elle
parle toujours à Corneille, demande,

Non. Vous l’attendez ?

CORNEILLE

Non. Vous l’attendez ? Oui.

GERTRUDE

Non. Vous l’attendez ? Oui. À propos des nouvelles
D’Anvers ?

CORNEILLE, en se dirigeant vers la table.

D’Anvers ? Oui.

(Il s’arrête, et d’un ton presque joyeux)

D’Anvers ? Oui. On annonce qu’une caravelle

Espagnole, arrivée aujourd’hui à l’entrée
Du chenal, attendait l’heure de la marée !

GERTRUDE, sans empressement,

Ah !… Mais vient-elle à Damme ?

CORNEILLE

Ah !… Mais vient-elle à Damme ? On l’affirme.

GERTRUDE, indifférente,

Ah !… Mais vient-elle à Damme ? On l’affirme. Tant mieux…

MÈRE-FLANDRE, narquoise,

Tant mieux !… Pourvu qu’elle entre !…

CORNEILLE, brusquement,

Tant mieux !… Pourvu qu’elle entre !… Et pourquoi pas ?

MÈRE-FLANDRE

Tant mieux !… Pourvu qu’elle entre !… Et pourquoi pas ? Bon Dieu,
J’espère comme vous qu’elle arrive à souhait !
Mais n’en a-t-on pas vu déjà qui s’échouaient ?
Ce n’est pas la première fois, je me figure…

CORNEILLE, violent,

C’est ça, croasse encore, oiseau de bon augure !
Nos malheurs sont pour vous une telle habitude
Que lorsque, par hasard, une heure un peu moins rude

Nous permet d’espérer qu’ils vont s’évanouir,
Vous ne parvenez plus même à vous réjouir !

MÈRE-FLANDRE, grognant,

Pour une caravelle ou pour une galère
Au port, se réjouir ! Vraiment, la belle affaire !
Un navire ! Mais c’est le bon Dieu qui l’envoie !
Un navire !… On en pleurerait, de votive joie !

CORNEILLE, s’installant derrière la table,

Vous vous plaindrez toujours ! Soit ; c’est de la manie ;
Assez !…

(À ce moment on frappe à la porte d’entrée)

Assez !… On frappe…

(Mère-Flandre va jusqu’à la porte et l’ouvre et Jooris paraît)

Assez !… On frappe… Ah ! Ah ! Jooris !

JOORIS, sur le seuil,

Assez !… On frappe… Ah ! Ah ! Jooris ! La compagnie.
Bonjour.

Lentement, d’un geste las, le vieux marin a tendu la main à Gertrude puis à Corneille ; il a salué Mère-Flandre d’un mouvement de tête. Un long manteau, fourré d’écureuil, l’enveloppe jusqu’à mi-jambe ; il porte de gros souliers de cuir. Les longues mèches de cheveux qui, de dessous son bonnet, lui tombent sur les oreilles et dans le cou sont grises maintenant.
CORNEILLE, lui dit, montrant le fauteuil devant la table,

Bonjour. Assieds-toi… Rien de neuf ?

JOORIS, s’est assis ; il se tait un instant,

Bonjour. Assieds-toi… Rien de neuf ? Non… je passais…

CORNEILLE

Tu sais qu’une nave espagnole…

JOORIS, haussant les épaules,

Tu sais qu’une nave espagnole… Oui, je sais…
Ils s’échoueront !… Le port n’est plus fait pour ces naves…

CORNEILLE, brutal,

C’est pour m’annoncer ça que tu viens ?…

JOORIS, conciliant.

C’est pour m’annoncer ça que tu viens ?… Non, mon brave
Ami… non… Je venais te parler d’une chose…

CORNEILLE

De quoi ?

JOORIS, très hésitant.

De quoi ? J’ai décidé… Plutôt, je me propose…

CORNEILLE, impatient.

Quoi donc ?

JOORIS

Quoi donc ? Eh bien, je viens te dire que je dois
Quitter Damme, prochainement… au bout du mois…

CORNEILLE

Pour longtemps ?

JOORIS

Pour longtemps ? Mais voilà… C’est que je m’en irais
Définitivement…

CORNEILLE

Définitivement… Toi ?

JOORIS

Définitivement… Toi ? Oui…

CORNEILLE, se levant,

Définitivement… Toi ? Oui… Ce n’est pas vrai !
Ce n’est pas vrai ! Voyons, tu plaisantes ?

JOORIS

Ce n’est pas vrai ! Voyons, tu plaisantes ? Non, certes,
Je ne plaisante pas.

CORNEILLE

Je ne plaisante pas. Alors, quoi ? Tu désertes
Comme les autres, toi, Jooris, toi mon fidèle
Ami ?

JOORIS, embarrassé,

Ami ? Je dois quitter Damme…

CORNEILLE, brusquement,

Ami ? Je dois quitter Damme… Tu doutes d’elle,
N’est-ce pas ? Et de son salut ?

JOORIS

N’est-ce pas ? Et de son salut ? Ah ! oui, j’en doute !

CORNEILLE

Ah, vraiment, de ta part mon vieux Jooris…

JOORIS

Ah, vraiment, de ta part mon vieux Jooris… Écoute,
Corneille, quand on a mon âge, il est permis
D’aller mourir en paix…

CORNEILLE

D’aller mourir en paix… Loin de ses vieux amis !
Loin de sa ville !

JOORIS

Loin de sa ville ! Non ; si le malheur m’exile,
C’est que précisément Damme n’est plus ma ville.

CORNEILLE

Que dis-tu là ?

JOORIS, tristement,

Que dis-tu là ? Ma ville eut ses jours triomphants
Jadis, et nous étions fiers d’être ses enfants !
Sa force était la nôtre et sous sa bonne étoile
Nous parcourions les mers du monde à pleine voile !
Mais depuis que son port est noyé par les sables,
Ma ville, la voilà, pauvre, méconnaissable.
Triste comme un courlis dont on brisa les ailes,
Et mes yeux ont beau la chercher ; ce n’est plus elle !

CORNEILLE

Mais si c’est vrai, soyons encor plus résolus !
Ayons plus de courage encor !

JOORIS

Ayons plus de courage encor ! Je n’en ai plus.

CORNEILLE

Et pourquoi ?

JOORIS

Et pourquoi ? Parce que depuis plus de quinze ans
Je vois tous nos efforts rester insuffisants
Tandis que le péril ne cesse de grandir !
Bruges, l’Écluse et nous, afin d’approfondir
Ce chenal dont dépend toute notre existence,
N’avons-nous pas, en vain, réclamé l’assistance

Des gens d’Ypres, de Gand et des Quatre-Métiers ?
Oui, luttant pour le sort du pays tout entier,
Nous ne parvenons pas à leur faire comprendre
Qu’en sauvant nos trois ports ils sauveraient la Flandre !
Tous nos travaux, là-bas, restent inachevés ;
Plus d’argent !… Et d’ailleurs, pourrait-il nous sauver ?

CORNEILLE,
s’est mis à marcher pendant que parle Jooris, puis,
lorsqu’il lui répond, Gertrude va se rasseoir auprès de son rouet,
et Mère-Flandre quitte la chambre. Il dit :

Je n’ai jamais compris qu’on renonce ou qu’on cède !
Mais, que ce soit à l’heure où l’on vient à notre aide,
Où les moins confiants peuvent reprendre espoir,
Vraiment !…

JOORIS

Vraiment !… Qu’espères-tu ?

CORNEILLE, s’arrêtant devant lui,

Vraiment !… Qu’espères-tu ? Tu n’es pas sans savoir,
N’est-ce pas, ce qu’Anvers nous offre ?

JOORIS

N’est-ce pas, ce qu’Anvers nous offre ? Oui, je sais ;
Et je ne comprends rien d’ailleurs à cet accès
De générosité soudaine, qui le pousse…

CORNEILLE, l’interrompant,

Tu raisonnes…

JOORIS

Tu raisonnes… Comme un marin !

CORNEILLE

Tu raisonnes… Comme un marin ! Non ! Comme un mousse !
Les Anversois, ne sont pas des marins ! Ce sont
Des marchands, comme nous ! Et nous nous adressons,
En réclamant leur aide, à leur propre intérêt !
Leur générosité n’a pas d’autre secret !
Quand j’ai vu, repoussant nos plus justes demandes,
Gand donner le mot d’ordre aux communes flamandes,
Je me suis dit, devant ce refus arrogant,
Qu’Anvers qui nous en veut, mais déteste aussi Gand
Dont l’étape des grains depuis longtemps le gêne,
Lui porterait un coup en nous tirant de peine !
C’était juste et ce qui suivit le démontra !
Je me rendis à Bruges, près des magistrats ;
Je leur dis : « Le bon sens d’Anvers ne peut permettre
Qu’un jour toute la Flandre ait les Gantois pour maîtres !
Voyez les Anversois ! Dites-leur qu’il nous faut
Cinquante mille écus pour finir nos travaux ;
Et si leur intérêt leur dicte leur conduite
Ils comprendront ! »

JOORIS

Ils comprendront ! » Eh bien ?

CORNEILLE

Ils comprendront ! » Eh bien ? Ils ont compris de suite !
Nous allons obtenir qu’ils nous prêtent la somme !
Ils nous ont envoyé d’abord, Pierre… un jeune homme
Que tu connus ici, chez moi, comme apprenti.
Dans le bon temps…

JOORIS

Dans le bon temps… Je me souviens.

CORNEILLE

Dans le bon temps… Je me souviens. Et qui partit
Un beau matin, si bien au fait de son métier,
Paraît-il, qu’il devient l’un des premiers courtiers
D’Anvers !

JOORIS, bonhomme,

D’Anvers ! C’est un succès pour toi !

CORNEILLE

D’Anvers ! C’est un succès pour toi ! Succès pour moi,
Si je parviens à m’en servir ! Depuis un mois,
Je t’affirme en tous cas que ma diplomatie
N’a pas été trop maladroite ! On négocie

Avec lui les conditions du prêt ; et je préjuge
Que moyennant quelques concessions de Bruges,
Dans deux jours, au plus tard, nous aurons réussi !
Ce n’est pas tout ! On vient de m’apprendre ceci,
Que l’Archiduc, par lettres patentes, pour rendre
À Bruges son renom de premier port de Flandre,
Veut bien lui confirmer son ancien droit d’étape !
Crois-tu que le succès maintenant nous échappe
Encore ? D’un côté, nous trouvons de l’argent ;
De l’autre, c’est l’étape absolue, obligeant,
Tous les marchands du monde, à part quelques franchises,
À débarquer chez nous d’abord leurs marchandises !
Après les mauvais jours qui nous ont abattus,
C’est le retour certain du beau temps ! Qu’en dis-tu ?

JOORIS, secouant la tête,

Je n’en crois rien…

CORNEILLE

Je n’en crois rien… Comment ?

JOORIS

Je n’en crois rien… Comment ? Que veux-tu, mon ami !
Tu seras demeuré seul confiant, parmi
Tous ceux dont le malheur vainc l’obstination !
Je n’ai plus ni ta foi, ni tes illusions.
Qu’Anvers vous vienne en aide et que Bruges pavoise,

C’est parfait ! Et pendant ce temps, la mer sournoise,
Se moquant de vos droits d’étape et de vos dragues,
Recule encor, tout doucement, de quelques vagues !…

CORNEILLE, haussant les épaules,

Des mots ! Ce ne sont que des mots !

JOORIS, tristement,

Des mots ! Ce ne sont que des mots ! Je le souhaite…
Quoi qu’il en soit, moi j’ai fini, ma tâche est faite ;
Et je ne veux plus voir ce canal d’eau qui dort
En songeant que c’est tout ce qui reste d’un port
Qui jadis a tenu dans ses digues robustes,
Les dix-sept-cents vaisseaux du roi Philippe-Auguste !
J’ai des patients à Marck, tout prés de Saint-Omer ;
J’irai chez eux ; et là — vieux marin, que la mer
Se réservait — qui sait ? — pour un de ses naufrages, —
Je mourrai doucement parmi des pâturages…

(Corneille fait un geste)

Non ; je veux m’endormir bien en paix, dans mon coin.
Damme et toi vous mourrez aussi…

CORNEILLE, exaspéré,

Damme et toi vous mourrez aussi… J’aurai du moins
Lutté ! J’aurai lutté pour vous, lutté pour elle ;
Et mort pour mort…

JOORIS, avec émotion,

Et mort pour mort… Mais oui ; la tienne est la plus belle !
Je le sais bien !

CORNEILLE, se remettant à marcher,

Je le sais bien ! Et puis, non, non ! Mauvais prophète
Qui me prédis la mort, même avant la défaite,
Rien n’est jamais perdu quand on a du courage !
Avec l’argent d’Anvers nous ferons le barrage
De Croxhoucke, et tu sais ce qu’on peut en attendre !

JOORIS, secouant la tête,

Il est trop tard !

CORNEILLE, avec un geste de colère.

Il est trop tard ! C’est bon ; tu ne veux rien entendre !
On ne discute pas avec une bouée…

(À ce moment Mère-Flandre rentre par la porte de droite)
MÈRE-FLANDRE, tranquillement,

Maître ?

CORNEILLE, se tournant vers elle,

Maître ? Quoi donc ?

MÈRE-FLANDRE

Maître ? Quoi donc ? La caravelle est échouée.

CORNEILLE, brusque,

Où ça ?

MÈRE-FLANDRE

Où ça ? Dans le canal à hauteur de l’église
D’Oostkerke…

CORNEILLE

D’Oostkerke… Qui l’a dit ?

MÈRE-FLANDRE

D’Oostkerke… Qui l’a dit ? Le gardien des balises.

CORNEILLE

Bon ; c’est bon. J’y vais voir.

(Il se dirige vers la porte)
JOORIS

Bon ; c’est bon. J’y vais voir. Je t’accompagne.

CORNEILLE

Bon ; c’est bon. J’y vais voir. Je t’accompagne. Bien.

JOORIS, à Gertrude,

Au revoir.

GERTRUDE

Au revoir. Au revoir.

CORNEILLE, arrivé près de la porte d’entrée
s’arrête et dit à Gertrude,

Au revoir. Au revoir. Ah, mais… Si Pierre vient,

Dites-lui, n’est-ce pas, pourquoi je suis sorti ;
Et priez-le d’attendre.

GERTRUDE

Et priez-le d’attendre. Oui.

Corneille et Jooris s’en vont. Gertrude regagne le banc de la fenêtre. Mère-Flandre reprend sa vague besogne dans la chambre.
MÈRE-FLANDRE

Et priez-le d’attendre. Oui. Je l’avais dit !
Et son ami Jooris qui s’en va quitter Damme !
Voici huit jours c’était l’ancien greffier, sa femme,
Leurs enfants ! Ils s’en iront tous !

GERTRUDE, tristement,

Leurs enfants ! Ils s’en iront tous ! Ils ont raison !

MÈRE-FLANDRE, indignée,

Raison ! Je voudrais, moi, qu’on les mît en prison,
Ces gens ! Quitter sa ville ! Alors, quoi ? C’est la fin !
J’aimerais mieux mourir de misère et de faim
Que d’aller prospérer dans une autre, plus riche !
Oui, crever comme un chien, mais du moins dans ma niche !
Mais vous pense comme eux, je le sais ! C’est complet !
Raison…

GERTRUDE, avec un mouvement d’impatience douloureuse,

Raison… Ah ! laisse-moi penser ce qu’il me plaît !
Et permets-moi de voir avec des yeux d’envie
Ceux qui s’en vont vers le repos… ou vers la vie !

MÈRE-FLANDRE

C’est bon…

Gertrude se rassied près de son rouet mais sans travailler. Mère-Flandre va et vient. Alors la porte du fond s’ouvre ; Pierre paraît au seuil.
Il a gagné cette assurance que donne un sort prospère et qui se manifeste dans le ton posé de la voix, dans l’audace tranquille du regard, dans l’attitude aisée du corps entier. Il a l’élégance renommée des riches Anversois. Sous une toque plate de fin drap noir, entourée d’une cordelière de soie, ses cheveux taillés sur le front et bouffants sur les oreilles et le cou, élargissent son visage soigneusement rasé. Un manteau court au col de bièvre et doublé de même fourrure, tombe, non boutonné, laissant voir un pourpoint sur une chemise blanche et plissée, fermée d’un cordonnet. Par les manches fendues du manteau qui pendent droites, passent les manches du pourpoint. Les chausses noires sont cachées, à mi-jambes, par des bottes basses de cuir brun. Une large bourse est accrochée à la ceinture ; il tient en main des gants de peau grise ; il porte à l’index un anneau d’or à son cachet.
Arrêté sous la porte il ne peut voir Gertrude et demande à Mère-Flandre :

C’est bon… Le Maître est-il chez lui ?

MÈRE-FLANDRE

C’est bon… Le Maître est-il chez lui ? Non ; il a dû

Sortir.

PIERRE, désappointé,

Sortir. Ah !

MÈRE-FLANDRE

Sortir. Ah ! Il vous a longuement attendu.

PIERRE

Ah !

MÈRE-FLANDRE

Ah ! Vous pouvez l’attendre aussi.

En entendant la voix de Pierre, Gertrude s’est levée. Elle écoute les paroles de Mère-Flandre, puis s’avance vers la porte.
PIERRE, joyeux en l’apercevant,

Ah ! Vous pouvez l’attendre aussi. Dame Gertrude !

GERTRUDE

Monsieur Pierre… Entrer donc…

PIERRE entre et lui tendant la main,

Monsieur Pierre… Entrer donc… Mon inexactitude
M’obligera d’attendre le Maître…

GERTRUDE, lui montrant un siège devant la table,

M’obligera d’attendre le Maître… Il s’excuse ;
Mais il vient de partir du côté de l’Écluse.

PIERRE s’assied ; Gertrude, ensuite, s’assied au coin de la table,

J’arrivais du côté de Bruges…

GERTRUDE, après avoir regardé de côté Mère-Flandre qui rôde dans la salle,

J’arrivais du côté de Bruges… Vous venez
De Bruges ?

PIERRE, avec un geste affirmatif,

De Bruges ? Depuis hier, je m’y suis démené,
Je vous assure, afin de me mettre d’accord
Avec eux !

GERTRUDE

Avec eux ! Vous avez réussi ?

PIERRE

Avec eux ! Vous avez réussi ? Pas encore…
Et je crains de ne pas réussir.

GERTRUDE

Et je crains de ne pas réussir. Non ? Vraiment ?

PIERRE

Ah ! vous n’imaginez ! pas cet entêtement !
Cet esprit défiant de tout ce qu’on propose ;
Cette obstination à voir les grandes choses
Par leurs côtés les plus mesquins, les plus petits !…

GERTRUDE

Et cela vous tourmente ?

PIERRE, hésitant,

Et cela vous tourmente ? Oui…, si je n’aboutis
À rien !… Puis il faudra que je parte bientôt…

GERTRUDE, lentement,

Ah… oui…

PIERRE après avoir, lui aussi, regardé Mère-Flandre,

Ah… oui… Le Maître ?…

GERTRUDE

Ah… oui… Le Maître ?… Il est allé voir un bateau
Qui s’est échoué dans le canal…

PIERRE, impatienté par la présence de Mère-Flandre,
après un silence.

Qui s’est échoué dans le canal… Il fait froid.

GERTRUDE

Très froid…

PIERRE

Très froid… L’automne était bien plus doux autrefois.
Dirait-on… Mais tout a changé… tout…

GERTRUDE

Dirait-on… Mais tout a changé… tout… En effet…

(Brusquement elle se tourne vers Mère-Flandre)

On ne peut pas causer dans le bruit que tu fais,
Mère-Flandre !… Laisse-nous donc ! Tout est rangé
D’ailleurs…

(Mère-Flandre, sans répondre, sort lentement à gauche)
PIERRE, qui l’a suivie des yeux, riant,

D’ailleurs… Elle du moins n’a pas beaucoup changé !
Toujours son air aimable !… Oh, nous sommes d’anciens
Ennemis !…

GERTRUDE, conciliante,

Ennemis !… Mais non…

PIERRE

Ennemis !… Mais non…Oui ! Rappelez-vous…

(Il s’arrête)
GERTRUDE

Ennemis !… Mais non… Oui ! Rappelez-vous… Quoi ?

PIERRE

Ennemis !… Mais non… Oui ! Rappelez-vous… Quoi ? Rien…
Ah, oui, tout a changé ! Autour de vous les choses
Ont subi lentement cette métamorphose,
Et sans voir jour par jour leur deuil s’accentuer,

Peut-être que vos yeux s’y sont habitués ;
Mais quand on les revoit comme moi, qu’on revient
À Damme après quinze ans, et que l’on se souvient
De ce qu’on a quitté devant ce qu’on retrouve,
Vous n’imaginez pas l’angoisse qu’on éprouve,
Et cette oppression constante…

GERTRUDE

Et cette oppression constante… Croyez-vous ?

PIERRE

Mais c’est une torture !

GERTRUDE, tristement,

Mais c’est une torture ! On s’habitue à tout.

PIERRE

Mais non ! Pas à l’ennui, pas à la solitude !
On peut croire parfois qu’on a pris l’habitude
De ces longs jours pesants qu’aucun plaisir n’abrège,
Mais on attend, toujours, malgré soi…

GERTRUDE

Mais on attend, toujours, malgré soi… Qu’attendrais-je ?

PIERRE, après un silence,

On a mal de vous voir triste et lasse à ce point…
Vous n’étiez pas ainsi dans le temps…

GERTRUDE, lentement,

Vous n’étiez pas ainsi dans le temps… C’est si loin.

(Souriant soudain)

Et puis, je ne suis pas triste !… Non !

PIERRE, sans conviction,

Et puis, je ne suis pas triste !… Non ! Je vous crois.

GERTRUDE

Mais ne me parlez pas de Damme ; parlez-moi
D’Anvers !

PIERRE

D’Anvers ! D’Anvers ? Pourquoi ?

GERTRUDE

D’Anvers ! D’Anvers ? Pourquoi ? Parce que je préfère ;
Vous y êtes très occupé ?

PIERRE, indifférent,

Vous y êtes très occupé ? J’ai bien à faire.
Lorsque j’y suis rentré je suis devenu Maître
Promptement ; les courtiers ont bien voulu m’admettre
Au conseil où je suis assesseur ; j’ai gagné
De l’argent ; et c’est moi que l’on a désigné
Pour venir voir ici comment pourraient s’entendre
Les marchands anversois et les marchands de Flandre,
Afin de conjurer votre affreuse déroute…

(D’une voix attendrie)

Ah ! c’est bien volontiers que je me mis en route ;
Et j’étais tout ému, quand, avant de voir Damme,
De loin, j’ai deviné la tour de Notre-Dame !

GERTRUDE, touchée,

Oui ? Cela vous faisait quelque chose ?

PIERRE, de plus en plus ému,

Oui ? Cela vous faisait quelque chose ? Bien sûr !
Voici près de quinze ans n’est-ce pas ?… À mesure
Que j’avançais, tout mon passé, mes plus beaux jours,
Comme s’ils m’attendaient à l’ombre de la tour,
— Voyageur infidèle et toujours espéré —
Surgissaient du décor que j’avais préféré.
Sous les arbres penchés de ses digues étroites
C’était le vieux canal fuyant en ligne droite ;
C’était l’horizon libre, amplement découvert,
Traversé des vents frais qui venaient de la mer ;
Je respirais leur souffle et mon cœur était ivre,
Et plus j’allais, et plus il me semblait revivre
Quelques instants d’un rêve enfantin, ingénu,
Qui fut le seul bonheur que ma vie a connu,
Et dont je la sentais encore émerveillée…

(Après un court silence)

Mais toute ma douleur aussi s’est réveillée,
Puisqu’une heure a suffi parmi ces jours heureux,
Pour rendre ce passé tout entier douloureux !…

GERTRUDE, émue, timidement,

Tout entier ?

PIERRE, lentement,

Tout entier ? Hélas, oui… Après ce coup, brutal,
Mes plus doux souvenirs me faisaient le plus mal ;
J’ai fait, pour oublier, tout ce qu’il a fallu,
Mais j’ai souffert, longtemps…

GERTRUDE, hésitante, à voix presque basse,

Mais j’ai souffert, longtemps… Vous m’en avez voulu

PIERRE, lentement en la regardant,

Oui… Pourtant j’ai compris, lorsque je fus capable
D’apaiser mon orgueil, qu’il était seul coupable,
Et qu’il devait se faire, ainsi, tout simplement,
Que vous pensiez à vous d’abord ?

GERTRUDE

Que vous pensiez à vous d’abord ? À moi ? Comment ?

PIERRE

Mais oui ! Je vous le dis sans animosité,
Croyez-le ; car après ce beau matin d’été
Où la vie étendit devant moi son mirage,
J’ai compris que c’est vous qui fûtes la plus sage,
Et qu’au bonheur douteux d’un destin d’ouvrier,
Il était naturel que vous préféreriez

Le bien être assuré dans la riche maison
Où, ce jour-là du moins, tout vous donnait raison !

GERTRUDE, avec peine,

Vraiment ?

PIERRE

Vraiment ? Je n’étais rien ! Qui donc eût pu prévoir
Ce qui survint ? Moi-même, en m’en allant, ce soir,
Je me sentais, devant mon sort inexorable,
Cent fois plus malheureux d’être si misérable !

(Avec amertume)

Ah, sans doute, quand on est pauvre, il est aisé
De dédaigner l’argent ou de le mépriser,
Et d’en faire le sacrifice à son amour !
Mais vous, à qui s’offrait un destin de beaux jours,
Comment n’auriez-vous pas préféré vivre ici,
Loin des tourments, loin des tracas, loin des soucis,
N’ayant qu’à dire un mot qui vous en délivrait ?

GERTRUDE, d’une voix tremblante,

Pourquoi dites-vous ça puisque ce n’est pas vrai ?…

PIERRE

Comment ?

GERTRUDE

Comment ? Si vous saviez !

PIERRE, s’animant,

Comment ? Si vous saviez ! Que pourriez-vous m’apprendre ?
Je vous aimais, je vous l’ai dit — ou fait comprendre —
Et doucement trompé par ce rêve enfantin,
J’ai cru que vous m’aimiez aussi, tout un matin !
Mais je ne me plains plus d’avoir été victime
D’un choix que je persiste à trouver légitime,
Et qu’aucun intérêt vil ne préoccupa,
Puisqu’il est évident que vous ne m’aimiez pas,
Et que c’est mon espoir, lui seul, qui m’enivrait…

GERTRUDE, sourdement,

Ah, ne dites pas ça… puisque ce n’est pas vrai !…

PIERRE, troublé, la regardant,

Je ne vous comprends plus…

GERTRUDE, détournant les yeux,

Je ne vous comprends plus… Il vaut mieux qu’on oublie !

PIERRE, avec une émotion croissante,

Non ! Parlez-moi ! Parlez-moi, je vous en supplie,
Car un affreux soupçon, tout à coup, me saisit…

GERTRUDE

Quel soupçon ?

PIERRE

Quel soupçon ? Vous m’aimiez !… Et vous avez choisi !

GERTRUDE, avec un cri,

Ah, non ! Qu’on me condamne après m’avoir comprise,
Soit ! Mais je ne veux pas du moins qu’on me méprise !
Écoutez-moi… j’étais une enfant… c’est à peine
Si je vis clair en moi d’abord… J’étais certaine
D’éprouver du bonheur, mais j’ignorais sa cause ;
Et sans comprendre encor que c’était autre chose,
Sans songer à l’amour, sans évoquer son nom,
J’ai vécu jusqu’au jour dont nous nous souvenons,
Où, soudain, ce bonheur qui troublait tout mon être,
Devina que c’était vous qui le faisiez naître…

PIERRE, faisant un mouvement vers elle,

Ah !…

GERTRUDE, l’arrêtant,

Ah !… Non ; ne me dites rien, s’il vous plaît ; ce n’est point
Facile à raconter… Quoique ce soit si loin
Déjà, je me souviens comme je fus ravie !
Il me semblait que j’allais vivre une autre vie ;
Et c’était, dans la nuit profonde où je vivais,
Comme si, tout à coup, le soleil se levait !
Tandis que vous parliez mon âme, plus légère,
S’imaginait entendre une langue étrangère,
Dont les mots caressants m’étaient presque inconnus…

Puis, vous m’avez laissée… et le Maître est venu !
Ah ! jusqu’à cet instant, jamais, je vous le jure,
Jamais un mot douteux, une parole obscure,
La moindre intention qu’un regard révélât,
Ne m’avaient fait prévoir qu’il songeait à cela !
Oui, j’aurais dû lutter !… Je n’ai su que me taire ;
Car lorsque j’entendis sa voix autoritaire
Me rappeler ses soins et ses bontés anciennes,
Toute ma volonté fléchit devant la sienne,
Et je sentis ses mains se fermer sur mon cœur !
Hélas, oui ! J’ai perdu lâchement mon bonheur ;
Ma crainte et ma faiblesse ont fait l’irréparable !
Mais ne m’accuse pas d’un calcul misérable
Puisque, pas un instant même, je n’ai songé
À ces jours opulents que j’allais partager,
Et ce cœur, trop soumis pour oser se défendre,
Je ne l’ai pas vendu, mais je l’ai laissé prendre !

PIERRE

Mais il fallait…

GERTRUDE

Mais il fallait… Non, non, la chose fut si brève,
Si soudaine !… Ce fut, comme il arrive en rêve,
Un abîme où tout mon courage s’engloutit !…
Puis, je me réveillai… mais vous étiez parti !…

PIERRE, tremblant d’émotion,

Je vous croyais d’accord, n’est-ce pas, l’un et l’autre !

Oui, quand j’ai vu sa main s’emparer de la vôtre
Et que pas un regard de vos yeux n’a trahi
Qu’il n’était que le maître à qui l’on obéit,
Pouvais-je supporter encor leurs cris joyeux ?

GERTRUDE, douloureusement,

Ah ! Comme vous avez mal regardé mes yeux !…

(Ils se taisent tous deux, puis elle, la voix brisée)

Voilà… Vous m’en voulez toujours ?… Vous m’en voulez ?…

PIERRE, sourdement, avec un geste de colère,

Ainsi, tout mon bonheur, c’est lui qui l’a volé !
Et vous me demandez, en redoutant l’aveu
De ma douleur, si mon cœur meurtri vous en veut ?…
Eh bien, ce cœur déborde d’une joie immense !
Et c’est en moi tout un bonheur qui recommence,
Car, de ce jour cruel, tout à coup transformé,
Je retiens seulement que vous m’avez aimé !
Vous m’aimiez ! Et mon cœur ne se doutait de rien !…
Vous m’aimiez ! Et je suis parti !… Je me souviens…
C’était une limpide et divine soirée…
Mais mon âme était lourde et si désespérée,
Que j’allais, comme un fou, sans voir autour de moi ;
Pourtant, près du vieux pont, pour la dernière fois,
J’ai longtemps regardé l’horizon coutumier,
Puis brusquement je suis parti… et vous m’aimiez !

(Il cache son visage dans ses mains)
GERTRUDE, suppliante,

Ne pleurez pas…

PIERRE

Ne pleurez pas… Ah ! vous me disiez tout à l’heure,
D’oublier ! Et pourtant, ce passé que je pleure,
C’est vous qui tout à coup me le faites connaître
Plus désirable encore ! Et je le vois renaître
Comme un beau vaisseau clair émergeant de la brume,
Mais bien plus émouvant qu’à l’heure où nous y fûmes,
Puisqu’en ce moment même où le sort nous frappa,
Nous nous appartenions, mais ne le savions pas !
Ah ! Comment n’ai-je pas mieux lu dans vos regards !
Mais à présent…

GERTRUDE, tristement,

Mais à présent… Ils vous diraient qu’il est trop tard !
Ma destinée est faite et je m’y suis soumise…

PIERRE, lentement,

Pourquoi les cachez-vous si c’est cela qu’ils disent ?…

GERTRUDE, le regardant,

Je ne les cache pas !

PIERRE

Je ne les cache pas ! Ah ! laissez-moi les voir
Un peu ! Si vous saviez, mon Dieu, combien de soirs

J’ai pleuré parce que je ne les voyais plus !
Je vivais tristement, seul, sans rien qui me plût ;
Et puis, pour réveiller tout ce qui fit ma joie,
Il a suffi tout simplement que je les voie !

GERTRUDE

Hélas, ne parlez pas ainsi !

PIERRE

Hélas, ne parlez pas ainsi ! C’était certain,
C’était fatal ! Ici, dès le premier matin,
Comme si ces quinze ans n’avaient été qu’un jour,
Parmi tous ces objets d’autrefois qui m’entourent,
J’ai repris près de vous cette douce habitude
D’admirer votre voix, vos yeux, vos attitudes,
Et comment supposer que mon cœur aurait pu,
Renouant tout à coup le rêve interrompu
Et revivant l’ancien bonheur accoutumé,
Vous retrouver la même et ne plus vous aimer ?

GERTRUDE

Je vous en prie…

PIERRE

Je vous en prie… Ah ! que la vie est décevante !
Avoir là, devant soi, dans sa grâce vivante,
Un bonheur qui vous dit : Tu n as plus qu’à me prendre !
Et le trouver si beau qu’on n’ose pas comprendre !

Mais puisque maintenant j’ai pleuré, j’ai souffert.
Et que la vie, avec sa lutte et ses revers,
A rudement mûri mon cœur trop ingénu,
Ah, dites-moi que ce bonheur est revenu !

GERTRUDE

Oh, taisez-vous !…

PIERRE

Oh, taisez-vous !… Pourquoi ? Pour en pâtir après ?
Je sais ce qu’il en coûte à garder son secret !
Ne m’en imposez plus de nouveau la souffrance ;
Vous m’avez fait payer trop cher votre silence !

GERTRUDE

Je vous en prie…

PIERRE, avec autorité,

Je vous en prie… Écoutez-moi ! Quand je reviens
À tout instant, ici, dans ces longs entretiens,
Essayer d’accorder des intérêts jaloux,
N’avez-vous pas compris que ce n’est que pour vous ?
Je me soucierais peu du salut de la Flandre,
S’il ne s’agissait pas, d’abord, de vous défendre !
Oui, toute mon ardeur volontaire et tenace
Se révolte devant le sort qui vous menace,
Et si je lutte encor c’est que je veux trouver
Le moyen de sauver Damme pour vous sauver !

GERTRUDE

Mon Dieu…

PIERRE

Mon Dieu… Dès mon retour, telle fut ma pensée
Bien aimante et d’autant plus désintéressée
Que je ne connaissais que ce qui nous sépare !
Et comment voulez-vous que je songe au départ,
Lorsque par votre aveu je découvre à présent,
Que nous nous attendons depuis plus de quinze ans,
Et que vous me montrez ce passé qui nous lie
Par toute sa tendresse et sa mélancolie !

GERTRUDE s’est levée tandis que Pierre se rapprochait d’elle ;
elle balbutie,

Ces quinze ans…

PIERRE, l’arrêtant,

Ces quinze ans… Ne m’en parlez pas ! Croyez-vous donc
Que je ne sente pas ce que fut l’abandon
De votre vie, au cours de tant d’heures maudites,
Si vous m’avez aimé comme vous me le dites ?
N’est-ce pas vrai ?

GERTRUDE

N’est-ce pas vrai ? Mon Dieu…

PIERRE, lui saisissant la main,

N’est-ce pas vrai ? Mon Dieu… Qu’importe ce passé

D’ailleurs, puisqu’il dépend de nous de l’effacer.
En donnant à nos cœurs libres et maîtres d’eux,
Le bonheur qu’autrefois nous voulions tous les deux !

GERTRUDE, tentant, mais faiblement, de s’écarter de Pierre,

Le sort n’a pas voulu !

PIERRE, l’attirant à lui,

Le sort n’a pas voulu ! Nul sort n’est inflexible !
Je ne sais qu’une chose qui soit impossible
Quand le bonheur est là, devant vous, devant moi,
C’est que nous le perdions pour la deuxième fois !
Mais si vous regrettez nos jours de doux accord,
Si vous pleurez, c’est donc que vous m’aimez encore !
Et puisque mon amour possède tout mon être,
Qui peut nous arracher l’un à l’autre ?…

GERTRUDE qui, dans les bras de Pierre, défaillante,
est prête à lui laisser ses lèvres, le repousse soudain
avec un geste d’effroi et ces mots, sourdement,

Qui peut nous arracher l’un à l’autre ?… Le Maître !…

Pierre recule ; Gertrude s’est tournée vers la porte du fond qui s’ouvre et Corneille entre. Il n’a rien vu, préoccupé par sa pensée, mais aperçoit de suite Pierre.
CORNEILLE, allant à lui.

Ah, c’est vous, Pierre…

PIERRE, essayant de maîtriser son émotion et tendant la main à Corneille,

Ah, c’est vous, Pierre… Oui, maître Corneille…

Gertrude, tremblante, après être demeurée un instant devant la table regagne son banc près de la fenêtre et s’y rassied.
CORNEILLE, serrant la main de Pierre,

Ah, c’est vous, Pierre… Oui, maître Corneille… Bonjour ;
Excusez-moi…

PIERRE, redevenant peu à peu maître de lui,

Excusez-moi… Mais non. Maître ; c’est mon retour
De Bruges qui fut moins prompt que je n’espérais…

CORNEILLE, vivement,

Et les nouvelles ?

PIERRE

Et les nouvelles ? Très mauvaises.

CORNEILLE, surpris,

Et les nouvelles ? Très mauvaises. Comment !

PIERRE

Et les nouvelles ? Très mauvaises. Comment ! Très !

CORNEILLE, inquiet,

L’entente n’est pas faite ?

PIERRE

L’entente n’est pas faite ? Et ne se fera plus !
À moins que…

CORNEILLE

À moins que… Pourquoi donc ? Tout paraissait conclu…

PIERRE

Mais un événement vient de tout compromettre !

CORNEILLE

Lequel ?

PIERRE

Lequel ? En obtenant de l’Archiduc, des lettres
Patentes, confirmant son ancien droit d’étape,
Bruges, sournoisement, nous attaque et nous frappe
Au cœur…

CORNEILLE, protestant,

Au cœur… Eh !…

PIERRE, fermement,

Au cœur… Eh !… D’autant plus que pour vous ramener
Tous les marchands qui vous avaient abandonnés,
L’Archiduc, déchirant nos franchises notoires,
Veut limiter les jours réservés à nos foires !
Anvers vient d’empêcher la publication
De ces lettres ; à Bruges, chez les Nations,

Déjà les Espagnols protestent, et chacun
S’insurge contre un privilège inopportun
Qui soumet le destin de nos villes aux vôtres
Et relève un pays au détriment d’un autre !
Il m’a donc fallu dire, au nom des Anversois,
Qu’il ne s’agissait plus d’aucun prêt, quel qu’il soit,
Et qu’on n’aboutirait jamais à nulle entente,
Si Bruges se prévaut de ces lettres patentes !

CORNEILLE

Alors ?

PIERRE

Alors ? J’étais certain que Bruges comprendrait
Que ce qu’on lui demande est dans son intérêt,
Puisqu’elle attend l’argent des Anversois…

CORNEILLE

Puisqu’elle attend l’argent des Anversois… Alors ?

PIERRE, s’animant,

Alors ? J’ai gaspillé mon temps et mes efforts,
Et je me suis buté contre un entêtement
Dont on n’a pas idée ! (Souriant) Entêtement flamand !

CORNEILLE, toujours grave,

Alors ?

PIERRE

Alors ? Je me suis dit que vous seul aujourd’hui,

Par votre autorité vous pourriez…

CORNEILLE

Par votre autorité vous pourriez… Moi ?

PIERRE

Par votre autorité vous pourriez… Moi ? Mais oui.
Si vous intervenez — les Brugeois vous écoutent —
En leur montrant ce que l’entêtement leur coûte,
Vous leur expliquerez que leurs vieux préjugés
Vont écarter du port les derniers étrangers,
Et qu’on peut accomplir les plus vastes desseins
Sans tuer nécessairement tous ses voisins !…
N’est-ce pas ?

CORNEILLE, tranquillement,

N’est-ce pas ? Je n’irai pas à Bruges.

PIERRE

N’est-ce pas ? Je n’irai pas à Bruges. Pourquoi ?

CORNEILLE

Parce que je partage l’avis des Brugeois,
Maître Pierre !

PIERRE

Maître Pierre ! Comment ?

CORNEILLE

Maître Pierre ! Comment ? Moyennant l’abandon

De l’étape, vous nous secourez ! Allons donc !
Tandis que nous peinons à relever la Flandre,
Nous voyons peu à peu les étrangers se rendre
Chez vous, nos concurrents entre tous redoutables !
Et quand nous invoquons des droits indiscutables
Afin de rétablir entre nous l’équilibre,
On vient nous proposer, quoi ? Le commerce libre ?

PIERRE, avec décision,

Oui, le commerce libre ! On en a plus qu’assez
Croyez-le, de ces privilèges du passé…

CORNEILLE

Ils ont fait notre force !

PIERRE

Ils ont fait notre force ! Ils feront votre perte !

CORNEILLE

Des mots !

PIERRE

Des mots ! Ah ! Votre aveuglement me déconcerte,
Maître !… N’est-il pas vrai que l’intérêt commande
Qu’une entente d’Anvers et des villes flamandes
Assure à nos labeurs un avenir paisible ?…

CORNEILLE

Et vos prétentions la rendent impossible !

PIERRE, insistant,

Mais songez donc qu’avec ce qu’Anvers vous propose,
Vous pourrez accomplir encor de grandes choses !
En vous offrant notre secours, nous savons bien
Que nous allons rouvrir vos ports à tous les biens,
Et nous créer chez vous des concurrents nouveaux ;
Mais tant mieux ! On est fort quand on a des rivaux !
Et si nous le faisons, c’est pour que nos cités
Trouvent, dans le travail seul, leurs rivalités,
Pour que celles qui sont craintives s’enhardissent,
Pour que Bruges renaisse…

CORNEILLE, avec une colère contenue,

Pour que Bruges renaisse… Et pour qu’Anvers grandisse
Encore, et puis grandisse encor, sur nos débris !

PIERRE

Maître Corneille !…

CORNEILLE

Maître Corneille !… Eh oui ! Je vous avais compris
Maître Pierre ! Ah c’est bien calculé, j’en conviens !
Cinquante mille écus l’étape ! C’est pour rien !
Anvers est généreux, prêt à nous secourir ;

Et comme on compte bien que nous allons mourir
Tout de même, bien doucement, d’une mort lente
Et sûre, évidemment, l’affaire est excellente !

PIERRE, protestant vivement,

Pourquoi nous prêtez-vous de pareilles tactiques ?

CORNEILLE

On vous connaît !

PIERRE

On vous connaît ! Comment ?

CORNEILLE, s’échauffant,

On vous connaît ! Comment ? C’est votre politique
Habituelle ! Et vous m’en apportez la preuve !
Depuis qu’un coup de mer, déplaçant votre fleuve,
Vous ouvrit vers l’Ouest un chemin de traverse,
Vous n’avez qu’un désir : détourner le commerce
Des Flandres ! Profitant de ce hasard propice,
Vous nous prenez les draps, les laines, les épices ;
Vous attirez chez vous, par des moyens sournois,
Les Portugais, les Florentins et les Génois ;
Et voyant qu’aujourd’hui, par ces temps éprouvés,
Notre vieux droit d’étape au moins peut nous sauver,
Votre cupidité, froidement nous convie
À réclamer votre aide au prix de notre vie !
Eh bien soit ! Épargnez vos efforts obligeants ;

Nous saurons nous sauver tout seuls, sans votre argent !

PIERRE, violemment,

Maître !…

CORNEILLE

Maître !… Et retenez bien, mon ami, que la Flandre,
Même au prix qu’on y met n’est pas encore à vendre !

PIERRE, sur le point de répondre avec colère à Corneille,
aperçoit Gertrude qui, derrière celui-ci, s’est levée, pâle,
inquiète de ces violences et dont le regard semble
lui demander de se contenir. Il se maîtrise alors.

Maître, je n’entends point ces phrases qui me blessent ;
Je ne pense qu’à Damme, et devant sa faiblesse,
Revivant son passé glorieux que j’aimais,
J’ai peur que tant d’orgueil ne la perde à jamais !

CORNEILLE

Ne vous alarmez point ! La fortune varie ;
Elle nous reviendra !

PIERRE

Elle nous reviendra ! Maître, je vous en prie,
Écoutez Le salut dépend, vous le savez,
Des travaux qu’avec nous vous pourrez achever…

CORNEILLE

Plus aux conditions que vous nous avez faites !

Nous continuerons seuls !…

PIERRE

Nous continuerons seuls !… Voyez où vous en êtes !

CORNEILLE

Comment ?

PIERRE

Comment ? De jour en jour le mal est plus profond ;
Le havre entier s’ensable et les marchands s’en vont…

CORNEILLE

Ils reviendront !

PIERRE

Ils reviendront ! Mais oui, pourvu que l’on emploie
Quelque cent mille écus à leur rouvrir la voie ;
Trouvez-les donc ! Sinon…

CORNEILLE

Trouvez-les donc ! Sinon… Quoi ?

PIERRE

Trouvez-les donc ! Sinon… Quoi ? La Flandre est finie !
Et vous allez traîner une lente agonie,
Jusqu’à la mort, avec le sable pour linceul !…

CORNEILLE

Eh ! Quand cela serait !…

PIERRE, montrant d’un geste de tête Gertrude,

Eh ! Quand cela serait !… Ah ! Vous n’êtes pas seul,
Maître !

CORNEILLE, se redressant, brutal,

Maître ! Aurait-on chez moi d’autre avis que le mien ?
Nous pensons tous de même ici, sachez-le bien !
Oui, tous ! Et s’il nous faut mourir dans la misère
Et le chagrin, devant notre canal désert,
Soit ! Nous aimons encor mieux subir ces épreuves
Que de voir, grâce à nous, Anvers, devant son fleuve,
Prospérer, et remplir de l’éclat de son front,
La nuit définitive où nous nous éteindrons !

(À Gertrude)

N’est-ce pas ?

Gertrude, immobile, sous l’œil impérieux de Corneille, répond affirmativement d’un signe de tête. Corneille fait quelques pas, puis reprend sur un ton railleur.

N’est-ce pas ? Et d’ailleurs, quoi ?… Nous serions perdus
Parce qu’Anvers nous fait défaut ? C’est entendu !
Ce qu’on perd d’un côté de l’autre on le rattrape ;
Gardez donc votre argent, nous garderons l’étape,
Et chercherons ailleurs à qui nous adresser,
Pour trouver un secours plus désintéressé !

(Pierre veut reprendre, mais Corneille l’arrête d’un geste)

Non ! Il est superflu d’insister davantage,

Mon cher, et vous pouvez vous remettre en voyage !
Adieu donc !

PIERRE, après un moment d’hésitation et d’une voix conciliante,

Adieu donc ! Eh, non, maître Corneille, au revoir.
Sans vous convaincre, on peut conserver quelque espoir
D’éclairer les Brugeois sur le tort qu’ils se font…
Puis-je partir quand mon espoir est si profond !…

Il a dit ces derniers mots en regardant Gertrude toujours debout, près du banc.
CORNEILLE, haussant les épaules,

Au revoir.

PIERRE fait quelques pas vers Gertrude tandis que Corneille se remet à marcher de long en large,

Au revoir. Au revoir.

GERTRUDE, presque sans voix,

Au revoir. Au revoir. Au revoir… Monsieur Pierre…

(Pierre sort, Gertrude ne bouge pas)
CORNEILLE, après un moment, s’arrête devant Gertrude,

Eh bien ! Qu’en penses-tu ? La manœuvre est grossière !

(Il reprend sa marche)

Abandonner l’étape ! On se passera d’eux !…

Traiter avec Anvers est toujours hasardeux
Du reste… Tôt ou tard c’eût été la bataille !
Allons, n’y pensons plus ; c’est fini… Qu’il s’en aille
En paix ; nous n’irons plus le déranger chez lui !

(Avec impatience, à Gertrude)

Eh bien ? Tu ne dis rien ? J’ai raison ?

GERTRUDE, comme sortant d’un rêve et timidement,

Eh bien ? Tu ne dis rien ? J’ai raison ? Mais oui, oui…

Corneille la regarde, et, voyant qu’elle n’en dira pas plus, lui tourne le dos et sort de la chambre.
GERTRUDE, reste immobile et silencieuse,
puis murmure lentement et de plus en plus émue,

Mon Dieu, vous qui savez par quelle peine extrême
Mon DieuJ’ai payé cet extrême amour,
Vous qui savez que je n’ai pas pu vivre un jour
Mon DieuSans m’en souvenir tout de même,
Pourquoi donc avez-vous ordonné son retour,
Mon DieuSi ce n’est pas pour que je l’aime ?…