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À Eugène Lefébure - Samedi (18 février 1865) et jours suivants

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Samedi [18 février 1865[1]]
et jours suivants.


Mon bon ami,

J'ai beaucoup pensé à vous ces derniers jours, au lit, où me retenait une vilaine toux compliquée d'un ennui vulgaire et sale. J'allais presque vous écrire quand j'ai reçu votre lettre. Je commence par y répondre, afin de causer un peu, et de vous dire enfin comme j'ai goûté vos vers.

Comment vous avez eu une telle tristesse ? Votre femme avait-elle été imprudente, s'était-elle fatiguée ? Un geste violent, un mouvement mal mené suffisent parfois à occasionner de tels malheurs. Enfin, je vois que vous n'êtes plus tourmenté, et que votre chère malade peut voyager de son lit à votre fauteuil, je me rassure. Mais, cependant, agissez sagement afin d'éviter les suites...

Ici, à part moi, tout le monde va bien. Ma Marie est toujours faible cependant, et, avec la dureté allemande de sa tête, n'a pas consenti à garder le lit assez longtemps après la naissance de Geneviève, ce dont elle se ressent par minutes. Ma fille est un merveilleux poupon qui fait les délices des commères du voisinage. Elle est fort intelligente et déclare, à grands cris, qu'elle ne lira décidément par les deux Reines de Monsieur Legouvé[2].

Les Élévations[3] me semblent détestables : la pensée, lâche, se distend en lieux communs, et, quant à la forme, je vois des mots, des mots, mis souvent au hasard, sinistre s'y pouvant remplacer par lugubre, et lugubre par tragique, sans que le sens du vers change. On ne ressent à cette lecture aucune sensation neuve. Le rythme est très-habilement manié, voilà ce qui rachète tant de grisaille, et de bavardage, ― et encore ?

Vous me direz que je maltraite un ami ? Non, des Essarts est un des rares êtres que j'aime beaucoup, seulement, par un très grand malheur, je ne puis souffrir sa poésie qui dément tout ce que je pense de cet Art.

Pour vous remettre de ces pages écœurantes, je vous envoie un drame en prose pour lequel le théâtre serait trop banal, mais qui vous apparaîtra dans toute sa divine beauté, si vous le lisez sous la clarté solitaire de votre lampe, Elën[4], par mon ami Villiers de l'Isle-Adam.

La conception est aussi grandiose que l'eût rêvée Goethe ; c'est l'histoire éternelle de l'Homme et de la Femme. Les personnages y sont incomparables, depuis Samuel Wissler, ce grand philosophe qui se donne la peine d'avoir du génie quand il parle, et n'est pas le grand homme de parade qu'on a inventé pour les drames, jusqu'à cette fatale Elën ; et Tanuccio, perfide comme la lune Italienne, et Madame de Walburg « l'obscure fierté de ses regards ne laisse jamais transparaître la fête lugubre de son cœur » ― phrase étonnante ! et cet amant humain, Andréas de Rosenthal !

Vous y trouverez des scènes inouïes ; je n'en sais pas de plus belle que celle de ce souvenir des heures d'amour approfondi par l'opium bu par mégarde, la seconde de l'acte troisième. Et quant aux dernières heures elles égalent la scène du cimetière d'Hamlet.

Je ne dis rien du style. Vous ressentirez une sensation à chacun des mots, comme en lisant Baudelaire. Il n'y a pas là une syllabe qui n'ait été pesée pendant une nuit de rêverie. Depuis trois ans, du reste, Villiers préparait cette œuvre.

En un mot, la pensée, le sentiment de l'Art, les désirs voluptueux de l'esprit (même le plus blasé) ont là une fête magnifique. Dégustez goutte à goutte ce précieux flacon.

J'attends avec une vraie impatience votre appréciation.

― Merci du détail que vous me donnez [5], au sujet d'Hérodiade, mais je ne m'en sers pas. La plus belle page de mon œuvre sera celle qui contiendra que ce nom divin Hérodiade[6]. Le peu d'inspiration que j'ai eu, je le dois à ce nom, et je crois que si mon héroïne s'était appelée Salomé, j'eusse inventé ce mot sombre, et rouge comme une grenade ouverte[7], Hérodiade. Du reste, je tiens à en faire un être purement rêvé et absolument indépendant de l'histoire. Vous me comprenez. Je n'invoque même pas tous les tableaux des élèves de Vinci et de tous les florentins qui ont eu cette maîtresse et l'ont appelée comme moi.

Mais ferai-je jamais ma tragédie, mon triste cerveau est incapable de toute application, et ressemble aux ruisseaux balayés par les portières. Je suis un lâche, ou peut-être un malheureux abruti et éteint, qui retrouve parfois une lueur, mais ne sait resplendir pendant huit cents vers[8].

― Merci encore pour vos articles de Taine. Je ne les ai pas lus. Ce que je reproche à Taine, c'est de prétendre qu'un artiste n'est que l'homme porté à sa suprême puissance, tandis que je crois, moi, qu'on peut parfaitement avoir un tempérament humain très distinct du tempérament littéraire. Cela me fait porter sur lui un jugement contraire au vôtre : je trouve que Taine ne voit que l'impression comme source des œuvres d'art, et pas assez la réflexion[9]. Devant le papier, l'artiste se fait[10]. Il ne croit pas par exemple qu'un écrivain puisse entièrement changer sa manière, ce qui est faux, je l'ai observé sur moi. Enfant, au collège, je faisais des narrations de vingt pages, et j'étais renommé pour ne savoir pas m'arrêter. Or, depuis, n'ai-je pas au contraire exagéré plutôt l'amour de la condensation ? J'avais une prolixité violente et une enthousiaste diffusion, écrivant tout du premier jet, bien entendu, et croyant à l'effusion, en style. Qu'y a-t-il de plus différent que l'écolier d'alors, vrai et primesautier, avec le littérateur d'à présent, qui a horreur d'une chose dire sans être arrangée ?

― Mais, parlons de vous.

Quelles chères heures j'ai passées hier vos vers en main, respirant ce parfum léger de rose un peu fanée qu'ils émanent, sentant en moi le frisson des peupliers jaunes, et, par instants, ces atroces blessures qui ressemblent aux soudaines épées cassées que l'on q dans l'épine dorsale, et qui disparaissent avant que la rage soit montée aux yeux. Par exemple ce dernier vers, de cette pièce inouïe « A ma fenêtre »


Le désir irrité se tord comme un serpent.


Cet autre :


Ô mon Dieu ! la Mort m'entre au flanc....


Vous les connaissez.

Mes poèmes chéris sont, avant tous : Les Paradis, AU BORD DE LA MER, Ciel d'Hiver, L'AVENUE, « On célébrait des morts la messe révéréé.. », Les Marbres, Un Soir, A MA FENÊTRE, LA NOCE DES SERPENTS, KIEF, VERE RUBENTE, LE RETOUR DE L'ENNEMI, Le Pingouin[11], « LE SOLEIL DISPARAÎT DANS SON ROUGE BRASIER », l'Adieu[12].

Dieu, que vous êtes mon frère ! Je crois que vous ressentirez une singulière sympathie pour Villiers ; lui, Mendès et vous, parmi les jeunes poètes, composez ma famille spirituelle.

― Maintenant un reproche. L'Amour est trop le but de vos poèmes, et ce mot, très incolore, revient souvent d'une façon un peu affadissante. S'il n'est pas relevé par un condiment étrange, la lubricité, l'extase, la maladie, l'ascétisme, ce sentiment, indéfini, ne me semble pas poétique. Pour moi, je ne pourrais prononcer ce mot qu'en souriant, dans le vers. Peut-être est-ce une expression usée ? Non, je crois que voici pourquoi : l'amour, simple, est un sentiment trop naturel pour pouvoir procurer une sensation aux poètes blasés qui lisent les vers ; et leur en parler est comme si vous vouliez faire goûter l'eau profonde et fraîche d'une source aux palais, enflammés par l'eau de vie et qu'une allumette incendierait, d'ivrognes anciens.

Je suis bien cruel, mon bon ami, de vous dire cela près de votre « petit ange chinois[13] » qui m'arracherait bel et bien les yeux de ses ongles peints, s'il me lisait ― mais ne m'en veuillez pas ; ce qui m'a surtout indisposé contre ce mot que je ne dis et n'écris qu'avec une certaine impression désagréable, c'est la sottise avec laquelle cinq ou six farceurs, et des Essarts a été du nombre, se sont institués les prêtres de ce gros garçon, rouge et joufflu comme un fils de boucher, qu'ils appellent Éros, se regardant avec l'extase du martyre chaque fois qu'ils accomplissaient ses rites faciles, et montant sur les femmes qu'ils avaient séduites comme sur des bûchers ! En un mot, disant que tout est là, tandis qu'en vérité l'Amour n'est qu'un des mille sentiments qui assiègent notre âme, et ne doit pas tenir plus de place que la peur, le remords, l'ennui, la haine, la tristesse.

― Mais j'aurais bien mieux fait de consacrer tout ce papier à l'analyse de la rare sensation que me donnent vos vers que je crois avoir faits, tant ils me ressemblent.

Adieu, mon bon ami ― tâchez de venir pour m'éviter le travail navrant d'aussi longues lettres, car j'ai toujours tant à vous dire ! Soignez bien, en attendant, celle qui me déchirerait de ses griffes carminées, et nous espérons que votre première missive sera toute souriante de bonnes nouvelles. Ma femme lui presse les mains de tout son cœur et Geneviève lui sourit, tout ce qu'elle sait faire. Pour moi vous savez si et comme je vous aime.

Votre
STÉPHANE MALLARMÉ

― Faites-vous toujours de l'Anglais ? ― Je croyais lord Chesterfield[14] un parfait gentleman seulement, mais creux comme un Massillon[15] épistolaire. ― Je vous renverrai vos vers, empaquetés, avec Taine, quand j'aurai copié les uns et lu l'autre ― Je vous adresse, en attendant, le Voyage aux Pyrénées[16], très vivant, Arnim[17] que j'aime, et Schlemyl[18] que je n'aime pas, à part l'ombre roulée... ―

Ne m'oubliez pas auprès de votre pauvre grand-mère.



  1. La lettre de Lefébure est datée du 16 février.
  2. Cf. la lettre à Aubanel du 27 novembre 1864. Les Deux Reines de France, drame en quatre actes, venait de paraître.
  3. Recueil de des Essarts.
  4. Paru le 14 janvier.
  5. « J'ai en ce moment sous la main une tragédie latine d'Hérodiade, contemporaine de Shakespeare et composée par un anglais (Buchanan) pour le collège de Bordeaux [...]. Je ne sais si vous avez lu la Bible de l'humanité de Michelet : peut-être cela pourrait-il vous servir pour Hérodiade si, votre plan s'élargissant, vous laissiez entrevoir par quelque coin, le trouble mélange des religions asiatiques. Du moins y trouveriez-vous une sensation exacte [...] des religions qui ont été jusqu'à ce jour la vie même de l'humanité. Si je vous parle de ce livre, c'est pour la poésie historique qu'il contient, et qui vous aiderait dans le cas où vous auriez du goût pour le genre Légende des Siècles. »
  6. Mallarmé se démarque ici d'une littérature archéologique ou historique à la manière de La Légende des Siècles hugolienne, des Poèmes antiques ou barbares de Leconte de Lisle, ou encore de la Salammbô de Flaubert. Chez lui, le mot précède le mythe.
  7. Image inspirée par le titre d'Aubanel, La Miougrano entre-duberto. On peut penser aussi à ce vers du « Satyre » de Hugo : « La grenade montrant sa chair sous la tunique », ou à la description de Salammbô : « Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu'aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entr'ouverte ». Mais chez Mallarmé, ce n'est pas la femme qui est première ; c'est un mot, son nom.
  8. Cela donne une idée de la dimension alors envisagée d'Hérodiade.
  9. C'est déjà le maître-mot de la poétique mallarméenne de la maturité. Lefébure, lui, avait écrit : « Je crois que vous remarquerez comme moi que Taine traite trop l'œuvre d'art en œuvre de réflexion, oubliant que l'impression est la source de l'art : la réflexion l'aide mais la suppose. »
  10. Cette critique du déterminisme tainien est un peu le Contre Sainte-Beuve de Mallarmé.
  11. Mallarmé a souligné d'un ou de deux traits tous les titres, sauf celui_ci.
  12. Six de ces poèmes paraîtront dans Le Parnasse Contemporain. Les autres resteront inédits.
  13. La jeune femme de Lefébure.
  14. Lefébure avait recommandé à Mallarmé un essai sur le sublime de Lord Chersterfield (1694-1773).
  15. Jean-Baptiste Massillon (1663-1742), célèbre prédicateur.
  16. De Taine.
  17. Le romantique allemand Achim vom Arnim (1781-1831).
  18. Histoire merveilleuse de Peter Schlemihl, d'Adalbert von Chamisso (1781-1838). On sait que le héros du livre vend son ombre au diable qui la roule, la plie et la met dans sa poche.