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À Kolomea, contes juifs et petits-russiens/L’Ours amoureux

La bibliothèque libre.
Traduction par traduits avec l’autorisation de l’auteur par A. C. Strebinger.
A Kolomea : Contes juifs et petits russiensHachette (p. 283-293).

L’OURS AMOUREUX



Un jeune curé polonais, le père Lis, venait de s’installer dans le village de S…, propriété du comte M… Il devait sa place à la protection de la comtesse Amine, dans la maison de laquelle il avait passé quelques années remplissant les doubles fonctions de gouverneur auprès des enfants, et de courtisan auprès de la noble dame, chez qui l’âge n’excluait ni la gaieté, ni surtout la coquetterie.

Pendant que la comtesse, qui passait l’hiver en ville, accueillait les hommages d’un officier de dragons, notre galant curé, lui, essayait d’adoucir son exil en compagnie des dames du voisinage, ou des jolies paysannes de sa paroisse. Bientôt il acquit dans la contrée la réputation d’abuser de son saint emploi, et d’obséder les femmes et les jeunes filles d’assiduités plus qu’inconvenantes.

Un jour, une paysanne fort riche, connue pour sa beauté, et nommée Anastasie Karsuk, vint le trouver. Elle avait vingt-trois ans, à peine, et ne comptait que quatre ans de mariage.

À son arrivée, le curé était seul dans son cabinet d’étude, partagé entre une pipe d’excellent tabac turc et un roman français des plus captivants. Lorsque Anastasie entra, il se leva précipitamment, tout troublé à la vue de sa ravissante visiteuse, dont le pittoresque costume des Petits-Russiens rehaussait encore les charmes et l’incomparable beauté.

Le foulard bleu qui encadrait son visage aux traits classiques, sa bouche charmante, ses yeux noirs et languissants et les bandeaux de cheveux châtain clair qui ondoyaient le long de ses tempes, lui donnaient un faux air de madone, tandis que sa stature haute et majestueuse, ses bottes de maroquin jaune, sa jupe bariolée et descendant jusqu’à la cheville, son corsage de drap rouge, sa chemise ornée de broderies blanches, qui servait moins à voiler sa gorge qu’à en montrer les gracieux contours, et sa subkane flottante de drap bleu pâle, autour de laquelle courait une bordure de peau de mouton plus éclatante que la neige, lui prêtaient un cachet d’une étrange et sauvage originalité.

Trois rangs de gros coraux, entremêlés de sequins brillants entouraient son cou, et complétaient sa parure. Anastasie se tenait à la porte, confuse, arrêtant avec modestie ses grands yeux doux sur le parquet.

Le curé, rentré en possession de son sang-froid, s’avança à sa rencontre, et s’informa de sa santé avec une extrême bienveillance.

Anastasie, conformément aux coutumes des paysans galiciens, s’essuya, bien qu’elle ne pleurât pas, les yeux avec son mouchoir et confia au bon pasteur le sujet de sa peine.

Son mari, qu’elle adorait, et à qui elle avait apporté une grosse dot, la délaissait depuis la naissance de son premier enfant, et s’adonnait un peu à la boisson. Il perdait le peu que rapportaient ses terres, qu’il ne se donnait plus la peine de cultiver. Si sa femme s’avisait de lui adresser quelque reproche, il la menaçait de son bâton. Il l’aurait déjà souvent frappée jusqu’au sang, s’il n’eût été intimidé par sa fermeté et son courage.

Notre galant curé conseilla à la jolie femme de ne pas prendre la conduite de son mari trop à cœur.

« Je lui parlerai, dit-il. Je ferai appel à sa bonté, à sa conscience, mais je vous en avertis, mes discours n’obtiendront pas grand résultat. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de rire de ses bévues, et non de ternir vos beaux yeux par vos larmes. Car vous avez de très-beaux yeux, Anastasie, des yeux superbes. »

La jeune femme, rougissante, baissa ses paupières.

« Il y a dans le monde d’autres hommes, et des hommes meilleurs, continua l’aimable prêtre ; des hommes capables d’apprécier une ravissante femme comme vous, et de la réjouir au moyen de mille petites douceurs, au lieu de ne lui causer que des ennuis. À votre place, Anastasie, je prendrais pour amant quelque beau garçon du village, ou, si vous êtes ambitieuse, un homme de qualité. Il y a de grands seigneurs qui seraient fiers de vous posséder, Anastasie.

— Mais la religion ne nous le défend-elle pas ? objecta timidement la paysanne.

— Je sais mieux que vous ce qui en est, repartit le curé.

— Je… je voudrais vous prier… balbutia Anastasie, fort embarrassée, lissant de sa main la fourrure de sa subkane, je serais bien reconnaissante si Votre Honneur, monsieur notre bienfaiteur, voulait faire à mon mari quelques sérieuses remontrances.

— Je n’y manquerai pas, répondit le prêtre. »

La pauvre affligée le baisa sur l’épaule, selon l’usage, tandis qu’il attachait avec passion ses lèvres sur son front candide. Elle tressaillit, ses joues se couvrirent d’une subite rougeur et elle quitta la maison plus vite qu’un chevreuil effarouché.

Quelques jours se passèrent. Un matin, le curé entra inopinément dans la chambre d’Anastasie, qu’il trouva assise près du berceau de son enfant, le fuseau à la main. La jolie femme le regarda très-surprise.

« Eh bien, où est votre mari ? commença le père Lis.

— Hélas ! Votre Honneur, où serait-il, sinon au cabaret, là-bas, chez le juif ?

— Encore ! le scélérat ! le vaurien ! cria le prêtre. Je l’ai pourtant assez sermonné, Dieu merci ! Il m’avait témoigné quelque repentir de sa conduite, et m’avait promis de commencer une nouvelle vie. Il est incorrigible, cet homme ! »

La jeune paysanne soupira.

« Et vous, vous êtes-vous un peu consolée ? continua-t-il, s’asseyant à côté d’elle, et la prenant sans façon par la taille.

— Comment pourrais-je…, balbutia-t-elle ?

— Comment ? mais avec un autre homme qui vous plaise, murmura le père Lis. Si Dieu m’accordait la grâce de vous tenir lieu de mari, je passerais ma vie à vos pieds, comme un agneau.

— Allez ! je suis très-malheureuse ; il ne me reste qu’à patienter, répondit la jolie femme.

— Votre position changera quand vous le voudrez bien. Vous n’avez qu’à me dire si cela vous convient que je vous visite… que je vous console… reprit le curé d’une voix basse et ardente. Je vous trouve belle, Anastasie, oh ! si belle… Près de vous, je suis tenté d’oublier que je suis prêtre…

— Vous ne devez pas l’oublier, dit-elle en le repoussant.

— Anastasie !… Pourquoi êtes-vous si fière ?

— Je ne suis pas fière, mais ce que vous exigez de moi est un grand crime.

— Eh bien ! ne suis-je pas là pour vous absoudre ? murmura le curé. Et, d’un mouvement brusque, il attira dans ses bras la jolie femme, et couvrit de baisers brûlants ses épaules à peine couvertes.

Anastasie, pâle de colère et d’indignation, se redressa pareille à une souveraine offensée, empoigna son séducteur, et l’envoya rouler au loin. Il se débattit un instant sur le carreau, puis rampa jusqu’à elle et enlaça avec frénésie ses hanches voluptueuses.

« Sors d’ici, » commanda-t-elle !

Voyant qu’il n’obéissait pas, elle appela ses domestiques à son aide.

L’amoureux curé resta un instant devant elle, la face contre terre, puis il se releva brusquement, et prit la fuite.

La résistance d’Anastasie aiguisa sa convoitise. Il n’avait, certes, jamais essuyé un tel refus de la part des coquettes blasées de l’aristocratie polonaise. Aussi, s’éloigna-t-il, la tête en feu, bien décidé, dût-il lui en coûter cher, à vaincre la résistance de la chaste paysanne.

Pendant ce temps, le mari, débauché, hantait la taverne en compagnie d’infâmes vagabonds et buvait jour et nuit, en jouant aux cartes.

Souvent, sa femme venait le chercher. Ses camarades, alors, le raillaient et le criblaient de quolibets injurieux.

Cependant, la fermeté d’Anastasie avait sur lui un tel ascendant qu’il se levait à son approche, et ne refusait jamais de la suivre.

Ce soir-là, tout se passait comme à l’ordinaire.

La taverne regorgeait de monde. L’atmosphère était tellement épaissie par l’haleine empestée des buveurs, que les quinquets suspendus au plafond par un fil de fer pour éclairer la salle, semblaient placés derrière un transparent opaque. Les verres s’entre-choquaient bruyamment ; des voix avinées entonnaient des chansons d’amour, des jurons énergiques dominaient le bourdonnement incessant de la foule.

Quand Anastasie entra dans le cabaret, l’ivresse était à son apogée. La jeune femme s’était munie contre le froid — on était à la fin de décembre — d’une sunda[1] moelleuse, en poils de chameau. À la main, elle tenait un kautschuk[2]. Elle traversa la chambre d’un pas délibéré, se fraya un passage parmi les groupes attablés, et, marchant droit à son mari, elle posa le bras sur son épaule :

« Il est temps de rentrer, viens, dit-elle.

— Aha ! cria un des ivrognes, la voilà la sévère patronne. Il s’agit de filer droit, maintenant. Allons, dépêche-toi. Ne vois-tu pas le kautschuk prêt à te caresser les reins ?

— Encore une petite partie, ma bonne Anastasie, supplia Korsuk.

— Rien de cela, cria-t-elle, en éparpillant les cartes, et en relevant son mari d’un coup de poing.

Les ivrognes riaient aux larmes ; mais il ne s’en trouva pas un qui osât résister à la belle et robuste femme, ou lui adresser quelque parole grossière.

Anastasie plaça le bras de son époux sous le sien, et l’entraîna tout chancelant vers la porte.

Ses camarades le suivirent, braillant à tue-tête :

Je ne rentrerai pas, je ne rentrerai pas,
Car le gourdin m’attend à la maison.

Arrivés devant la maison couverte de chaume et entourée d’une clôture basse, où demeurait Anastasie, les amis fortement allumés de Korsuk s’éloignèrent paresseusement, après lui avoir fait des adieux assaisonnés de grossières plaisanteries. Ils n’eurent pas plus tôt tourné l’angle de la route, que des aboiements sonores et la voix d’Anastasie les rappelèrent devant la cabane.

— Un ours ! un ours ! criait Korsuk, vivement ému.

En effet, un grand ours brun venait de se dresser derrière la clôture, poussant des grondements rauques.

Lejeune chien blanc, qu’on lâchait habituellement pendant la nuit, alla se blottir aux pieds d’Anastasie, avec des hurlements plaintifs. Les paysans, plus épouvantés que des moutons à l’approche d’un loup, se pressèrent les uns contre les autres.

L’ours ayant fait mine de franchir la haie, nos héros se précipitèrent tous, pêle-mêle, dans la chaumière, montèrent au grenier, et renversèrent l’échelle qui y conduisait. Le chien, effrayé, se réfugia en rampant sous l’âtre.

Anastasie resta seule. La courageuse femme ne perdit pas la tête un seul instant. Elle entra, ferma vivement la porte, courut dans sa chambre, saisit une perche et se plaça devant le berceau de son enfant, bien décidée à lui faire un rempart de son corps si le danger devenait pressant.

À sa grande surprise, la porte s’entre-bâilla doucement et se referma de même. Des pas lourds retentirent dans le vestibule, et l’ours se présenta dans la salle.

Anastasie se signa et brandit sa perche d’un air menaçant.

« Comment, Anastasie ! vous ne me reconnaissez pas », modula l’ours d’un ton aimable.

La jeune femme, terrifiée, regarda l’animal sans pouvoir articuler une parole.

« C’est moi ; l’ours, c’est moi ! » murmura une voix bien connue.

C’était l’amoureux curé qui avait imaginé ce déguisement bizarre, pour s’introduire auprès de l’objet de ses désirs.

« Quoi ! c’est vous, dit enfin Anastasie. Pourquoi me causez-vous une pareille frayeur ?

— Pour vous régaler plus tard de bien douces joies.

— Qu’est-ce que cela signifie, remarqua, au grenier, un des fuyards. N’entends-tu pas ? L’ours est dans la chambre, et parle à Anastasie. »

Tout à coup, les lèvres roses de la jolie paysanne s’épanouirent en un sourire. Une idée comique lui vint. L’ours, qui s’était rapproché d’elle, lui débitait mille flatteries.

« Un amour aussi brûlant que le mien ne mérite-t-il pas de récompense, soupira-t-il enfin tout palpitant.

— Sans doute. Patientez un instant encore, et je vous la donnerai, votre récompense. »

Elle quitta la pièce, en verrouilla la porte, et appela les paysans.

« Holà ! poltrons ; il n’y a aucun danger. Arrivez donc, tas de vauriens ! »

Et elle adossa l’échelle à l’entrée de la trappe.

Lorsque son mari et sa suite héroïque furent descendus, elle leur raconta brièvement les propositions et les tentatives du curé, et leur assura que le diable, pour le punir de sa coupable passion, venait de le métamorphoser en ours.

— Dieu nous assiste ! murmura le mari en se signant.

— Ce n’est pas tout. Maintenant, c’est à nous à le punir, afin de le délivrer, ajouta Anastasie.

— Mais… s’il mord, objecta Korsuk.

La jeune femme secoua la tête et partit d’un éclat de rire.

— Imbécile, dit-elle. Il n’est pas plus ours que toi ou moi. C’est le prêtre en personne, qui venait dans l’intention de me séduire.

— Alors, malheur à lui, l’hypocrite, cria le mari.

— Faites ce que je vous dis, ordonna Anastasie. Toi, cours à l’église, sonne le tocsin, et rassemble devant notre porte toute la population. C’est elle qui le jugera. Vous autres, aidez-moi. Nous allons nous emparer de lui ».

Anastasie, suivie des compagnons de son mari, rentra dans la chambre.

« Regardez donc ce qui est arrivé à notre pauvre curé, s’écria-t-elle. Pour l’expiation de ses crimes, il a été changé en bête fauve. Aussi, mes amis, aidez-moi à le délivrer. Donnez-moi des cordes, d’abord, pour le lier. L’ours eut beau pousser un grognement sourd ; voyant qu’il n’inspirait aucune crainte, il eut beau menacer, implorer, les paysans ne tinrent aucun compte de ses supplications. Ils le saisirent par les pieds et par les mains, tandis qu’Anastasie lui nouait au cou une grosse corde, qui, au moindre mouvement, menaçait de l’étrangler.

Le tocsin remplissait l’air de sa voix sinistre. Le village entier se rassemblait devant la demeure des Korsuk, formant un grand cercle. Au milieu de la foule, Anastasie était debout, tenant le prêtre en laisse.

« Voyez donc ! Regardez notre malheureux curé, commença-t-elle. Il m’a obsédée de propositions criminelles. Pour le punir, le ciel l’a changé en ours ! »

La foule partit d’un immense éclat de rire, comprenant ce dont il s’agissait.

« À présent, j’exige que la grouada[3] prononce son jugement contre lui, et lui inflige un châtiment exemplaire, continua la paysanne. Ce n’est qu’à ce prix que son âme sera délivrée des peines éternelles.

— Anastasie, tu es une brave femme, repartit le doyen, un vieillard à cheveux blancs. Ordonne toi-même la punition qui est due à ce misérable.

— Eh bien ! je me promènerai à cheval sur son dos par tout le village, dit-elle après un instant de réflexion, et les femmes qu’il a séduites le fouetteront pour le faire courir. Puis nous le plongerons dans la vasque à l’eau bénite, et nous l’y laisserons jusqu’au matin. J’espère qu’alors Dieu aura pitié de lui, et lui rendra sa figure humaine.

— Bravo ! bravo ! crièrent cent voix simultanément. C’est une bonne idée. Mettons-la tout de suite à exécution. »

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le curé est jeté par terre. La jolie et robuste femme se hisse sur son dos, et tient la corde en manière de guides. Une bande de paysannes le rouent de coups, et la foule entière l’escorte, poussant des clameurs sauvages et éclairant avec des torches enflammées ce cortège grotesque.

Chaque fois que le malheureux s’arrêtait, à bout de forces, gémissant et succombant sous sa charge, la séduisante écuyère l’excitait par ses coups de pied et ses rires moqueurs, et toute la bande se ruait sur lui, armée de gourdins et de kautschuks, jusqu’à ce qu’il eût repris sa marche traînante et embarrassée.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent devant l’église. Là, quatre hommes s’emparèrent de l’ours, plus mort que vif, après l’exercice qu’il venait de faire, le soulevèrent, et l’emportèrent dans la nef, suivis des assistants en délire. On n’écouta ni ses cris, ni ses prières. On le jeta dans la vasque, dont on scella solidement le couvercle.

Le lendemain seulement, il fut délivré par le sacristain.

Il garda le lit pendant plusieurs jours, en proie à une fièvre ardente. Le hasard voulut que, lors de sa première sortie, il se rencontrât nez à nez avec la justicière, la belle paysanne. De loin déjà, celle-ci se mit à rire.

« Dieu me récompensera, j’espère, dit-elle ironiquement et les lèvres pincées, du service que j’ai rendu à Votre Grâce, à notre bienfaiteur. Je vous ai délivré de votre métamorphose ; par la même occasion, j’ai sauvé votre âme. Maintenant, il n’arrivera plus qu’un prêtre soit changé en bête.

Le curé, honteux, baissa les yeux, sans répondre. Le récit de son aventure fit le tour de la contrée. Peu de temps après, il fut transféré dans un autre diocèse.


FIN

  1. Manteau à manches et à capuchon.
  2. Long fouet, au manche court.
  3. Communauté.