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À L’Yser/11

La bibliothèque libre.
Imprimerie nationale (p. 59-66).


XI.

Pour papa !


Les Allemands bombardaient toujours la malheureuse ville de Dixmude.

À mesure que les bombes et les obus détruisaient systématiquement la ville, M. Lievens, Berthe et Pélagie s’abritaient à la cave où l’antiquaire avait transporté la majeure partie de ses trésors.

Dès qu’une accalmie se fit, le trio remontait à l’étage pour se vouer aux soins de soldats blessés ou à ceux d’infortunés fuyards harassés de fatigue.

Ils s’habituèrent à braver le danger, à faire face à l’immense brasier et au crépitement des flammes. Le hurlement, le bruissement, l’explosion et le fracas des bombes et des obus ne les inquiétaient plus… En maintes occasions ils défiaient la mort et circulaient au dehors pendant qu’une grêle de projectiles s’abattait sur la ville.

Quant à nos soldats, ils tenaient tête et continuaient valeureusement la lutte contre un ennemi débordant.

On ne passerait pas !

Ils attendaient les secours et faisaient montre d’une admirable fidélité à l’ordre donné, quoique le dernier lopin de terre qu’ils défendaient était trempé de sang.

Les premières rescousses alliées étaient enfin arrivées : il y avait une brigade de fusiliers marins qui avait livré bataille à Quatrecht et à Melle et 1500 cavaliers Algériens qui apparurent le 19 octobre à Oudecapelle.

C’était insuffisant.

Dans l’entretemps, les Belges luttaient devant Dixmude : les 11e et 12e régiments de ligne soutenus par les 31e, 32e et 33e batteries d’artillerie, faisaient des efforts surhumains, ils avaient conscience de l’importance de leur tâche, ils ne ployeraient pas pour les hordes barbares, ils lutteraient jusqu’à la dernière goutte de leur sang, Dixmude serait sauvé.

Quant aux bourgeois restés dans la ville, ils avaient foi en leurs soldats…

— Dixmude résistera à ces maudits Allemands, certifiait Lievens chaque fois qu’il échangeait quelques mots avec une connaissance. Ils peuvent détruire la ville, mais ils ne la prendront jamais !

Il était cependant profondément attristé en songeant à la destruction de la vieille petite ville chérie, son cœur était gonflé et, assis au milieu de ses antiquités, il pleurait souvent comme un enfant.

On vécut des jours et des nuits terrifiantes, on ne goûtait plus aucun repos et le système nerveux était ébranlé.

Berthe faisait montre d’un calme remarquable.

Il y avait des moments où son cœur se contractait en songeant à son fiancé, mais sa foi reprenait toujours le dessus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On avait de nouveau vécu une longue nuit d’angoisse.

— Allons voir ce que ces barbares ont encore détruit, dit M. Lievens, en se levant.

Berthe s’était enfin endormie. Pélagie préparait le déjeuner.

Lievens ouvrit la porte et jeta un coup d’œil dans la rue.

Tout à coup la maison fut secouée jusqu’en ses fondations…

Berthe se réveilla…

— Papa ! cria-t-elle.

Elle avait entendu un cri déchirant…

— Restez, ne quittez pas ! c’est une bombe qui s’est abattue sur la maison ! clamait Pélagie qui était tombée à la renverse.

Mais la jeune fille s’élançait dans l’escalier et courut dans le corridor.

— Papa ! papa ! hurlait-elle.

Mais elle ne voyait que du sang partout…

Elle en gagna le vertige et s’affaissa d’épouvante, ne cessant d’épancher sa douleur.

Pélagie l’avait suivie.

— Mon Dieu… est-ce ça mon maître ? clama-t-elle.

Elle alla jusqu’à la porte et s’élança sur la rue en criant…

— Papa, papa…, répétait Berthe en pleurant.

Elle se leva… regarda à nouveau…

Elle ne voyait que des lambeaux de chair… du sang… un corps déchiqueté.

Un shrapnell avait éclaté en cet endroit et l’infortuné Lievens avait été réduit en bouillie…

Berthe retrouva la tête inerte… Elle vit la face livide de son père chéri et son amour et sa pitié la rendirent forte… plus forte qu’on aurait pu supposer une jeune fille dans une situation si pénible.

— Papa, mon pauvre papa… ! pleurait-elle, s’agenouillant dans la rue.

Elle embrassait la figure… la tenait collée contre la sienne… Ses larmes se mêlaient au sang… Ses lèvres en étaient colorées.

Aucun secours ne vint et Pélagie ne rentrait pas.

— Oh, papa, mon pauvre papa… fallait-il que tu meures ainsi… Mais je ne te quitterai pas, je ne fuirai pas, tu ne me fais pas peur…

Elle se leva titubante et alla chercher de l’eau et un linge. Elle lava la figure et vit toute la tête criblée de balles.

— Pauvre père…, moi qui t’aimais tant… répétait-elle sans cesse en extrayant les balles de la chair et en lavant les plaies… On la soumettait à une rude épreuve…

Mais Berthe était consciente de son devoir envers son père…

Elle parvint à maîtriser ses nerfs et à trouver la force requise pour accomplir, presque calme, sa tâche cruelle.

— Mon Dieu… est-ce ça M. Lievens, dit une voix.

Un prêtre s’était approché… C’était un père rédemptoriste… Il avait vu la jeune fille et il s’était empressé d’accourir.

En voyant vaguement cette scène dans la rue déserte, il avait supposé que c’était peut-être un blessé qu’il fallait aider.

Mais, il regardait maintenant, plein d’épouvante, ce corps cruellement mutilé et il bégaya d’une voix plaintive :

— M. Lievens… oui, c’est bien M. Lievens…

— Mon pauvre père ! dit Berthe en pleurant…

— Et vous…

— Je dois aider mon père… Je ne puis pas le laisser, seul.

— Rentrez plutôt et laissez-moi…

— Vous voulez m’aider, mon père ? Oh, je vous remercie du fond du cœur, vous êtes bon. Mais, de grâce, ne me renvoyez pas… je reste avec lui… je suis son enfant… je ne fuirai pas…

Elle embrassait à nouveau la tête meurtrie et la baigna de ses larmes…

Il était impossible de transporter le corps à l’intérieur de la maison. Ce n’était plus qu’un amas de chairs pantelantes… et un paquet d’intestins… Il n’y avait que la partie supérieure de la tête qui tenait encore ensemble.

— Qu’allons-nous faire ? dit Berthe se relevant. Pauvre père !

— J’irai chercher un drap de lit, dit doucement le R. P.

— Oui, un drap de lit… un drap de lit, pour papa… Quelle mort atroce… murmurait la jeune fille hébétée.

Mais elle recouvra son calme et rentra dans la maison.

Elle en ressortit avec un drap de lit et elle aida le prêtre à y déposer les chairs palpitantes.

— Fermons le paquet à l’aide d’épingles, chuchota l’ecclésiastique.

— Oui… oh, mon pauvre papa, c’est terrible de mourir ainsi. Mais je ne te quitterai pas… je ne fuirai pas… Épingler, n’est-ce pas, mon père ?

— Oui, c’est la meilleure solution.

La jeune fille rentra dans la maison et y alla chercher des épingles. Elle voulait également aider à cette besogne.

— Mais je dois encore lui dire adieu, une dernière fois, murmura-t-elle.

Elle s’agenouilla près des restes de son père, lui ferma les yeux et lui baigna la figure de ses larmes en l’embrassant.

Elle aida alors le prêtre à la dernière tâche.

Ils étaient toujours seuls. Nul œil humain, ne voyait cette scène lugubre. La rue était déserte. Et ceux qui n’avaient pas encore quitté la ville, étaient blottis dans les caves, car les obus éclataient sans interruption dans la ville, effondrant des toits et abattant des murs, mais ceux qui soignaient le mort n’y prêtaient pas attention, n’y songeaient pas, restaient insouciants au milieu du danger, défiant la mort sans le savoir.

Ils transportèrent le paquet macabre dans la maison.

Le prêtre priait à haute voix. Berthe pleurait. Elle n’aurait pu proférer aucune prière, mais elle était heureuse que le religieux ne tarissait pas.

— Il vous faudra quitter la ville, mademoiselle, dit-il. Avez-vous de la famille aux environs ?

— Quitter la ville !…

— Certainement.

— Et papa… Ah, oui, je ne dois plus rester pour lui. Oh, papa, si tu m’avais écoutée ! Pourquoi n’as-tu pas fui… Tes antiquités !… Mais non, papa, je ne t’en fais aucun grief… je n’en parlerai même plus, tu fus toujours si bon, si noble. Non, je ne peux pas t’abandonner. Laissez-moi rester, je préfère rejoindre mon père dans la tombe…

— Et le lieutenant Verhoef, dit doucement le religieux.

— Oh, mon Dieu, oui Paul… oh, Paul, oh, s’il était ici !

— Songez à lui, et quittez la ville ! Je vous accompagnerai tantôt par delà l’Yser.

— Et papa ?

— Nous enterrerons l’infortuné Monsieur Lievens…

— Je partirai, mais pas encore maintenant… laissez-moi encore un peu ici, ne l’enterrons pas si vite… non, mon père…, attendons encore un peu…

— Et si vous subissez le même sort… Avez-vous songé au lieutenant Verhoef.

Du coup, Berthe, désirait ardemment voir son fiancé, goûter ses consolations, son aide, son amour.

Son père était mort, Pélagie s’était enfuie… Maintenant elle était seule et abandonnée…

Il ne lui restait plus que Paul.

Il était lui aussi, au milieu du danger, la mort pouvait le frapper, un sort semblable à celui qui faucha son père, pouvait lui être réservé…

Elle voulait le voir maintenant, lui parler… entendre sa voix, le regarder dans les yeux… goûter ses consolations.

Elle se sentait si seule, si abandonnée.

— Oui, je partirai, mon père, dit vivement Berthe. Mais enterrons-le d’abord.

— Je remplirai cette tâche.

— Accomplissons la, ensemble, mon père.

— Mais…

— Ne craignez rien, je n’ai pas peur… préparez la fosse dans le jardin… oui, dans le jardin où il se plaisait tant, où il aimait d’écouter religieusement le son des cloches. Oh, mon pauvre papa… Creusez toujours, mon père, je prierai dans l’entretemps… Voudriez-vous aussi soigner pour un cercueil ? Je resterai pendant ce temps là avec papa.

— Mais, si vous partiez immédiatement.

— Oh, ne me chassez pas, mon père. Je ferai mon devoir jusqu’au bout… il fut toujours si bon pour moi. Creusez la fosse et laissez-moi prier.

Étonné, le religieux s’éloigna.

Il chercha une bêche, traça une croix et signa la terre.

Le canon tonnait.

Berthe priait… Elle bredouillait plutôt ; elle pleurait, elle citait le nom de son fiancé. Elle appelait son père, retirait une couple d’épingles du drap mortuaire, regardait la figure blême et l’embrassait…

Elle se laissa alors tomber sur un canapé… et pleura abondamment.

Parfois elle se relevait et criait dans son désespoir :

— C’est trop cruel, c’est terrible !… Ce n’est pas vrai. C’est un songe, un cauchemar… Papa, papa, où es-tu ?…

Mais soudain elle voyait le mort et elle se couvrait alors la figure des mains. Berthe alla chercher de l’eau bénite dans sa chambre, elle en aspergea le drap funèbre et la figure du défunt à l’aide d’un rameau de buis, après quoi elle s’agenouilla et pria en pleurant…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le religieux travaillait d’arrache-pied dans le jardin.

Le canon tonnait toujours et les bombes continuaient leur œuvre de destruction.

La fosse fut bientôt suffisamment spacieuse.

L’ecclésiastique alla aussitôt en ville, chez un croque-mort pour y acheter un cercueil… s’il y en avait encore…

Un quart d’heure plus tard, il rentrait accompagné d’un civil qui l’aidait à porter la caisse.

On ne voyait aucun badaud.

La ville n’était pourtant pas déserte ; il y avait encore des habitants blottis dans les caves, ignorants du drame qui venait de se passer ici, mais exposés aux mêmes dangers.

Qui donc pouvait prétendre être à l’abri de tout événement fatal en ce moment, où la Mort fauchait sans interruption ?

Les hommes déposèrent le cercueil dans le corridor…

La maison tremblait…

— Faut-il encore aider ? demanda l’homme qui accompagnait le religieux.

— Vous m’obligeriez en me donnant un coup de main…

Berthe était agenouillée près du mort…

— Mademoiselle, dit l’ecclésiastique tout ému, allez-vous reposer plutôt… L’ami et moi nous rendrons les derniers honneurs à votre père.

— Non, non, je veux aider à la tâche… La fosse, est-elle prête ?… Et le cercueil est-là ?…

— Oui…

— Allons alors…

La jeune fille jeta un dernier regard sur la figure du défunt et épingla le drap.

— Je vous aiderai, dit-elle au prêtre, je serai forte… C’est mon devoir, c’est mon devoir filial. Papa fut toujours si bon pour moi… Venez…

On apporta le cercueil dans la chambre. Berthe se laissa alors tomber à genoux devant le canapé et enfouit sa tête dans un coussin, cependant que son corps était agité par des soubresauts.

Elle ne pleurait plus, elle hurlait.

Le religieux fit un signe à son aide. Ils déposèrent vivement le mort dans le cercueil et le portèrent au jardin.

— Nous n’avons pas de cordes, dit le croque-mort.

— Laissons glisser lentement… oui, ainsi, murmura le prêtre. Hâtons-nous qu’elle ne voie rien.

Mais Berthe arrivait déjà.

— Laissez-moi vous aider, dit-elle… Pauvre papa, je dois donc te quitter ?

— Je réciterai les prières, dit le religieux.

Ce fut une scène poignante au milieu du jardin qui témoignait encore d’une riche nature et qui faisait merveille avec sa profusion de fleurs cependant que le canon tonnait et crachait la mitraille.

Berthe cueillit une brassée de fleurs et les laissa doucement choir dans la fosse, c’était le dernier témoignage de son amour filial.

Requiescat in pace, dit le prêtre en terminant son oraison.

Il voulut conduire la jeune fille à l’intérieur de la maison.

Elle ne pouvait pas assister à l’ultime besogne, le comblement de la fosse.

Berthe se laissa emmener comme un enfant. Rentrée dans sa chambre, elle tomba comme une masse sur le canapé, et rompue de douleur, elle éclata en sanglots.

Le civil s’en alla et le religieux emplit le tombeau de terre molle.

Au moyen de deux planchettes il confectionna une croix, la planta sur le tertre et s’agenouilla pour réciter une dernière prière, après quoi il rentra dans la maison.

— Consolez-vous, mademoiselle, votre père est aux cieux, dit-il… Il mourut en martyre… Reposez-vous un peu maintenant, mais descendez plutôt à la cave.

— Je ne crains rien, mon père… et ne me préoccupe plus des bombes.

— Songez à M. Verhoef…

— Mon Dieu, oui… Paul… Oh, s’il était ici !

— Allez à la cave… et je vous conduirai tantôt hors de la ville, dès que le bombardement aura cessé… Venez maintenant…

Berthe obéissante, ou plutôt, n’ayant plus aucune volonté, se laissa emmener…

Mais Pélagie revint…

Elle était toute honteuse.

— Mademoiselle Berthe, dit-elle à voix basse, j’ai fauté en fuyant, mais j’étais folle de peur. Je ne savais plus ce que je faisais… J’ai couru jusqu’au Haut-Pont. Mais me voici de retour.

— Oh, Pélagie… mon papa… que c’est cruel.

— Où repose monsieur ?

— Nous l’avons déjà enterré… dans le jardin, Pélagie.

— Et moi qui me suis enfuie. Quelle journée ! Tous ces incidents se sont succédés avec une telle rapidité. Pauvre maître, il était si bon, si affable.

Le religieux était heureux que Berthe avait cette nouvelle compagne.

— Je reviendrai tantôt pour vous aider, dit-il en quittant vivement la chambre.

Berthe passa du calme à une nervosité saturée pour se plonger après dans une violente crise de larmes qui la calma à nouveau.

Le prêtre revint dans le courant de l’après midi.

— Votre douleur s’est un peu atténuée, dit-il. Partons maintenant.

— Partir ! dit Berthe toute attristée…

Il y a quelques jours elle suppliait son père de quitter la ville et maintenant elle était alarmée en présence de cette expectative.

Elle éprouvait un chagrin cuisant à devoir se séparer de son père.

— Oui, partons, dit Pélagie. Dixmude n’est plus qu’un enfer. Fuyons à Oostkerke chez votre cousine et nous verrons ce qui nous reste à faire.

Et Berthe partit, soutenue par le religieux et la servante. Elle vacillait comme un enfant.

Elle ne voyait rien… son œil était hagard et vitreux. Ni les ruines, ni les incendies, ni les fuyards ne l’impressionnaient.

Elle ne parlait pas. De temps à autre elle prononçait le nom de son père et c’est ainsi qu’elle quitta sa ville natale.

Le temps n’était pas bien loin que, toute gaie, elle franchit le même pont en bicyclette.

Le pont de l’Yser était devenu la limite d’une ville angoissante de l’Yser où la mort triomphait et où la destruction ne se lassait pas de sa tâche infâme.

Le calme ne dura pas longtemps. L’airain cracha à nouveau la mitraille… Le même soir la maison de M. Lievens s’effondrait et un tas de décombres couvrit le trésor d’antiquités pour lequel l’infortuné M. Lievens sacrifia sa vie.

Et il ne fut pas le seul qui succomba dans des circonstances analogues, car ils sont nombreux les habitants de Dixmude qui vécurent un douloureux calvaire.

« La fuite en Égypte » c’est ainsi que notre peuple dénomme l’exode de la population des zones dangereuses.

L’« histoire sainte » nous a toujours impressionnés ; on l’apprenait à l’école, on en lut des commentaires dans des livres, on la voyait dans les églises représentée par des tableaux de maîtres belges.

Saint Joseph et la Vierge Marie, évitant le danger et fuyant en Égypte.

Et on en faisait une comparaison en voyant le peuple belge fuir le sol natal, le sol, qui les vit naître, le sol qui les berça, le sol qui les nourrit, vers la Hollande, l’Angleterre ou les belles et superbes régions hospitalières de la France.

C’est ainsi, que l’expression « La fuite en Égypte » s’est vulgarisée.

Nous avons été témoins de cet exode dans les bourgs, hameaux et villages du Limbourg, lorsqu’en août les Allemands poursuivaient leur marche en avant, après avoir conquis la Cité ardente qui vient d’être ornée de la Légion d’honneur de la part de notre sœur la France ; nous nous trouvions dans le dernier train bondé de fuyards, qui quitta la malheureuse ville de Louvain. Qui donc n’a pas vu la fuite d’Anvers bombardé ?

Mais à Dixmude la fuite était encore plus poignante et ils étaient légion ceux qui s’obstinaient à rester sur place, parmi leurs maisons et leurs biens.

Une lettre représente mollement la douleur de la petite ville martyre.

J’ai tenu à la reproduire… C’est une page de l’histoire douloureuse de notre peuple, c’est une voix qui émane de la patrie sanguinolante.

L’auteur de la missive habitait à Eessen, à 2 Km. de Dixmude.

Elle était libellée en ces termes :

« Le 15 octobre s’amenèrent chez moi deux chasseurs auxquels je servis de la bière. Ils me dirent que la situation était critique et que le meilleur parti que nous avions à prendre était de suivre les troupes en retraite. Je voulus aller à Vladsloo, mais les soldats belges m’interdirent le passage. (Vladsloo est situé un peu plus à l’Est.)

« Qu’allez-vous faire, là-bas ? demandèrent-ils.

« Vous courez dans les bras de l’ennemi.

Ils ne laissèrent pourtant passer aucun civil, de crainte que les Allemands auraient pu contraindre ces gens à leur fournir des renseignements concernant nos troupes.

Nous dûmes prendre la direction de Dixmude ; les habitants de Vladsloo furent également évacués dans cette direction. Je voulais me rendre à Vladsloo parce que mon père habitait à proximité de cette commune. Je n’ai encore aucune nouvelle jusqu’à ce jour de mon père, mes sœurs et des autres membres de ma famille. L’incertitude est pénible mais on s’exerce à la patience.

Je suis donc parti à Dixmude avec ma femme c’est à dire à environ une demie heure de ma maison et nous estimions être suffisamment éloignés pour nous trouver à l’abri.

Le lendemain, les Allemands commencèrent le bombardement de Dixmude. Nous nous abritâmes ainsi qu’une douzaine de personnes dans les caves voûtées de la brasserie de la veuve Van Hille.

Nous y restâmes, car nous reçûmes de bonnes nouvelles. On racontait que les Allemands avaient été refoulés.

Le dimanche s’écoula relativement calme ; le lundi on se battait à Nieuport, et plus près, à Keyem et à Beerst. Par le soupirail nous pûmes voir l’incendie de l’église de Beerst, celui du moulin et de la ferme de M. Ch. Biervliet. Beaucoup d’habitants de cette commune s’amenèrent alors à Dixmude ; d’autres restèrent et peu de temps plus tard les Allemands les expédièrent vers l’Est. Ces fuyards nous racontèrent que les Allemands étaient refoulés — ainsi que nous en avions déjà reçu avis — ce qui fortifia notre espoir.

Ce fut en vain… car le mardi matin le bombardement recommença plus intense ; ce fut un ouragan de fer qui s’abattit avec une rage féroce ; c’était un bourdonnement, un hurlement qui nous faisait supposer, que la fin du monde s’annonçait. Nous étions toujours tapis dans la cave.

Vers le soir, la brasserie de M. Rabau, la maison des notaires Pollet et Van Bloere, celle de M. C. Damman tué par un obus depuis samedi, flambaient.

Le mercredi : l’église et presque toutes les maisons environnantes, la moitié de la rue Kieken, (Bellevue, le magasin de ferraille Wyllie, Quantannens, E. de Schoecht, Ch. Vermeersch) ainsi que la lignée de maisons de Cocarde jusqu’à chez MM. Cappoens, devinrent la proie des flammes !

Le jeudi, le feu était à nouveau de notre côté. La maison de M. Gustave De Breyne fut d’abord incendiée par un obus, puis ce fut au tour de l’auberge du « Perroquet » et de la rangée de maisons allant depuis celle de M. Van Damma jusqu’à et y compris celle du père Boury, qui y perdit tous ses biens. Il est impossible de décrire l’impression qu’on ressent ! C’est horrible !

Être ainsi accroupis dans une cave et observer le brasier de toute une ville en flammes, pendant que le canon hurle, que les obus et les bombes tombent comme de la grêle avec un fracas épouvantable, qu’on entend la fureur des flammes et l’effondrement des maisons et qu’on respire sans cesse cet air de feu, on se croit réellement transporté dans l’enfer de Dante !

Il n’y eut aucune trêve, aucune intermittence, dans le bombardement de Dixmude.

On ne pourrait croire quel lamentable aspect présente actuellement la gentille petite ville de jadis.

Te rappelles-tu l’église dont nous étions si fiers pour ses trésors, la gloire de la région ! Et le superbe jubé, dont on fit enlever l’orgue, de crainte que son tremblement ne l’endommagea. Encore quelques bombes et ce merveilleux trésor sculptural, qui ressemble à de la dentelle, ne sera plus ! Ce qui est advenu du Jordaens qui ornait l’église, je l’ignore ; je présume qu’on l’aura mis en sûreté.


Bataille de Keyem.

Les dommages causés à Dixmude sont inestimables !…

Ce n’est que le 20 octobre que nous avons pu quitter la ville, après avoir séjourné pendant 12 jours dans la cave.

Nous avons hissé sur une charrette le père et la mère B…, pauvres vieux dénués de toutes ressources et nous avons franchi le pont du Marché aux Pommes, qui a beaucoup souffert de la mitraille. L’auberge Au Passeur gisait au milieu du Marché aux Pommes et nous avons eu toutes les difficultés imaginables pour continuer notre chemin parmi toutes ces ruines éparpillées. Ce n’était pourtant qu’un début…

Sur la digue des Saules, un rempart de poutres, de quartiers de briques et de pierres de taille entravaient la circulation. Il nous fallut plus d’une demie heure de travail avant que nous nous eûmes frayé un passage. Une vingtaine de mètres plus loin, c’était la même chose.

Rompus de fatigue et littéralement trempés de transpiration nous arrivâmes enfin aux Lindekens. Les obus y avaient creusé des entonnoirs d’au moins cinq mètres de diamètre et de deux mètres de profondeur.

Nous étions de nouveau en panne.

Un brave soldat vint à notre aide. Il prit la femme B… comme un enfant et la porta par delà les endroits dangereux. « Et, maintenant, c’est au tour de bon-papa » dit-il en riant. « Oui, mon ami, c’est la guerre, nous devons tous être courageux ». Dans l’entretemps, je luttais avec la charrette que je parvins enfin à faire franchir les obstacles. Nous continuâmes notre chemin. Au Haut-Pont nous pûmes heureusement passer quoique l’eau baignait notre « auto ».

Je dus souffler un instant. Si on m’eut présenté 100 francs pour lever du sol, un fardeau de 10 kilos et le poser sur la charrette, j’eus certes essayé, mais je n’aurais pas réussi.

Nous avions mis une heure et demie pour faire ce trajet de dix minutes. C’est vous dire que cela n’allait pas à l’aise.

Mon repos fut de courte durée. On disait que nous avions déjà resté trop longtemps à Dixmude. C’était vrai, mais il faut convenir qu’on tient pourtant à sa maison et à ses biens, n’est-ce pas ?

Et notre caravane se mit à nouveau en mouvement ! Arrivés à la Barrière nous dûmes suivre trois soldats à cheval, qui nous conduisirent à Furnes le long du chemin de fer, où notre charrette s’enfonça à plusieurs pouces de profondeur dans les cendres. Nous atteignîmes ainsi Oostkerke et arrivâmes à Furnes par Eggewaerts-Capelle.

Notre petite troupe s’était accrue entretemps. Des femmes et des enfants pleurant de fatigue, nous accompagnaient, mais on ne pouvait relayer en présence du danger.

C’est ainsi que nous quittâmes Dixmude.

« Nous sommes assez loin, maintenant » pensions-nous en arrivant à Furnes.

Il n’en fut rien, car bientôt les Allemands bombardaient également cette ville d’un endroit camouflé aux environs.

je n’avais nulle envie de me blottir à nouveau dans une cave. Mais je ne voulais pourtant pas quitter la Belgique, et nous nous retirâmes plus au sud, à Hoogstade (entre Furnes et Ypres) où nous sommes encore.

Nous n’oublierons pas noire « fuite en Égypte », vous pouvez me croire.

Pourvu que le jour naisse enfin où nous aurons l’occasion d’aller constater ce qui nous reste !

D’après ce que nous, apprenons, un revirement est imminent, parce que de puissantes tentatives sont entreprises pour refouler les Allemands.

À plus tard, donc, et dans l’espoir de nous revoir bientôt.

Une autre lettre cite des noms d’habitants de Dixmude malades et infirmes, qui durent s’enfuir et qui succombèrent à Furnes ou dans quelque village des environs. Le voyage cruel, le désespoir quant à leurs maisons détruites, l’angoisse… toutes les douleurs morales avaient écourté leur vie.

Mon cœur déborde, lorsque je songe à Dixmude. La petite ville est anéantie et ne sera jamais plus restaurée. L’art et l’antiquité ne se laissent pas restaurer.