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À Lesbos/07

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À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 85-96).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
À Lesbos, bandeau de début de chapitre


VII


Madame Fernez venait de sortir.

Eugène guettait-il son départ ?

À peine fut-elle hors de la maison, qu’il vint frapper chez ses voisines.

Andrée ouvrit la porte.

Il apportait le journal.

Il entra dans la salle à manger.

Andrée reprit sa place près de la fenêtre, se disposant à continuer à travailler.

— Vous êtes seule, mademoiselle ? questionna Eugène de la meilleure fui du monde.

— Ma mère est allée faire une course pressée.

— Elle sera longtemps absente ?

— Une heure et demie.

Il fit mine de se lever pour se retirer.

— Vous partez ? demanda ingénument Andrée.

Que répondre à cette enfant ?

Ne valait il pas mieux profiter de l’occasion ?

Il s’approcha d’Andrée.

— Mademoiselle, commença-t-il d’une voix hésitante, depuis longtemps je désire avoir un entretien avec vous.

Il s’arrêta essoufflé comme un homme trop ému pour pouvoir continuer.

Andrée ne parvenait que grâce à des efforts inouïs à cacher sa joie.

Il allait parler, il allait avouer son amour, et lui dire ces mille riens qu’elle avait si grand désir d’entendre.

Il vint tout près d’elle, il prit sa main, il la brûla de son haleine, il l’enveloppa de son regard, prudemment abrité derrière des lunettes.

— Andrée, savez-vous que je vous aime avec toute l’ardeur d’un premier amour ?

Elle voulut parler.

— Non, laissez-moi achever. Avant de vous connaître, j’ai, comme tant d’autres, jeté au vent mes années de jeunesse ; j’ai pris pour de l’amour le caprice d’un instant, les désirs aussi vite oubliés qu’ils étaient exprimés ; mais je me trompais, j’étais un fou, un ignorant, je ne connaissais pas l’amour et ses enchantements ; j’avais marché à travers la vie comme un aveugle ; il vous appartenait de m’ouvrir les yeux et de me révéler le vrai bonheur.

Il mit un genou en terre.

— Oh ! soyez bénie pour les heures délicieuses que je vous dois ; même si votre cœur reste sourd à l’appel du mien, je vous remercierai encore, puisque je vous devrai de connaître l’amour vrai, celui qui vient de Dieu, et qui dure la vie entière !

Andrée sentait des larmes mouiller ses paupières.

Son cœur battait à rompre sa poitrine ; elle se demandait avec terreur si elle n’allait pas mourir de joie.

— Andrée, vous m’aimez, je le vois ; mais dites-moi, à votre tour, ce mot charmant que j’ai tant de hâte d’entendre.

Elle cacha son visage pourpre entre les bras d’Eugène, et ses lèvres ne remuèrent pas ; les sanglots convulsifs qui lui montèrent à la gorge parlèrent suffisamment pour permettre à Badère de se croire un homme heureux.

Il couvrit de baisers brûlants ce cou finement modelé, ces cheveux soyeux et parfumés.

Allait-il vaincre de suite ?

Andrée le repoussa.

— Eugène, dit-elle fermement, partez ; tout à l’heure je dirai à ma mère que nous nous aimons. Revenez ce soir, elle consentira, j’ose l’espérer, à vous nommer son fils.

L’entretien prenait une tournure sur laquelle Eugène n’avait pas compté.

Il fut un instant interdit.

Que venait-elle parler de mère ? Cette confidence était inutile.

Devant l’attitude si fière d’Andrée, il s’abstint d’émettre des prétentions d’un ordre plus matériel.

Il comprit qu’il se heurterait à une pudeur facile à effaroucher. Avec mademoiselle Fernez, il fallait user des grands moyens.

Il ne s’agissait plus de reculer.

Il prit son chapeau.

— À ce soir, Andrée, dit-il, en déposant un chaste baiser sur le front de la jeune fille.

Une promesse de mariage n’engage que relativement un homme.

Madame Fernez, malgré son âge, n’avait pas encore acquis l’expérience du mal.

Elle crut à Eugène.

Il parla vaguement de sa famille ; il raconta que des dissentiments religieux les séparaient, mais qu’un mariage devait infailliblement les rapprocher.

— Ma fille n’a pas de fortune, insinua madame Fernez.

— Je ne possède que mon travail.

— Vos parents ont peut-être des projets que vos intentions peuvent contrarier ?

— Mon père ne tient pas à la fortune ; je suis certain qu’il ratifiera mon choix, lorsqu’il connaîtra mademoiselle Andrée.

Madame Fernez, en mère prudente, le questionna sur ses travaux.

Il devint alors verbeux et, se souvenant du temps où il était « plein de dèche », il exposa, devant ces deux pauvres femmes émerveillées, les plans d’entreprises ou inventions qui devaient produire plusieurs centaines de mille francs.

Madame Fernez était toute heureuse. Pouvait-elle donc espérer d’assurer un brillant avenir à sa fille ?

Pourquoi pas ?

Madame Fernez ouvrit sa maison à celui qu’elle aimait déjà comme un fils.

Chaque soir, il venait partager le pain que les deux malheureuses gagnaient si difficilement.

C’était déjà un résultat.

Faute de travaux réguliers, depuis quelque temps, Eugène oubliait souvent de déjeuner.

Présenté à plusieurs amis de madame Fernez, il trouva, grâce à leur protection, un emploi momentané et lucratif.

Avait-il renoncé à séduire Andrée ?

Pensait-il à l’épouser ?

Eugène Badère, sorte de nature veule dans un corps d’athlète, se laissait aller au hasard des événements.

Il attendait, ne cherchant pas à prévoir quel serait l’avenir.

Un soir, il glissa prestement dans la main que lui tendait Andrée un billet plié en quatre.

La jeune fille lut ces mots :

« Demain à deux heures, je vous attends chez moi. »

Elle leva les épaules et déchira la courte missive.

Ce jour-là Eugène attendit en vain.

Lorsqu’il arriva, comme de coutume, à l’heure du dîner, il voulut se montrer maussade.

Elle le toisa d’un regard sévère.

— Lorsque vous aurez à me parler, dit-elle sèchement, vous le ferez chez ma mère et en sa présence.

Décidément la situation ne marchait pas bon train.

À quelque temps de là, entre la porte de la chambre et celle de la salle à manger, il fit une tentative aussi audacieuse que de mauvais goût.

Andrée leva vivement la main.

Il se recula.

Il n’était que temps, sans cela il recevait un soufflet bien appliqué.

— Monsieur Badère, dit-elle d’un ton où l’on sentait gronder une sourde et violente colère, ne recommencez pas un pareil jeu, si vous tenez à rester notre ami.

Badère s’avoua qu’il devait renoncer à être le premier amant de mademoiselle Fernez.

Le mariage ne le tentait guère.

Quel parti prendre ?

Trois mois se passèrent.

De nouveau, il se trouvait sans occupation.

La misère allait-elle élire, encore une fois, domicile en son logis ?

Il broyait du noir, lorsque par une agence il entra en relation avec une usine du comté de Glascow.

Il saisit l’occasion avec joie.

Son départ serait un motif d’ajourner définitivement le mariage.

Henri Lafont avait raison.

Andrée était trop virile.

Une telle femme voudrait le dominer ; il avait un profond respect pour le culte reconnaissant l’obéissance à l’épouse.

Désormais assuré de pouvoir manger tous les jours, il ne voyait aucun inconvénient à cesser ses visites quotidienne à madame Fernez.

Cependant il résolut de ne pas rompre trop brusquement.

Puis madame Fernez faisait si bien la cuisine.

Il arriva à l’heure habituelle.

Pendant le repas, il remarqua que madame Fernez paraissait préoccupée ; souvent elle s’absorbait dans une muette et profonde méditation.

Cela l’inquiétait.

Depuis plusieurs jours la mère d’Andrée avait parlé à Eugène de ses parents du désir qu’elle éprouvait de les voir, de s’entendre avec eux au sujet du mariage.

L’orage allait-il éclater violemment ?

Serait-il obligé de se déclarer catégoriquement ?

Cela le contrariait, de penser qu’il allait peut-être s’engager plus avant.

Il lui répugnait d’avouer qu’il ne voulait plus penser à Andrée.

Il avait conscience de l’odieux de sa conduite.

Après le dessert, il s’apprêtait à se lever ; madame Fernez lui fit signe de rester assis.

— Monsieur Badère, commença-t-elle avec calme, avez-vous vu votre père comme vous nous l’aviez promis ?

— Mais, madame…

— Il ne s’agit plus de tergiverser, comme vous le faites depuis longtemps. Ma fille et moi, nous sommes seules ; nous devons donc seules nous défendre contre le monde et ses méchancetés ; déjà on m’a demandé, ironiquement, à quelle époque aurait lieu le mariage ; il faut que toute équivoque cesse au plus vite. Vous ne reviendrez ici, monsieur Badère, qu’accompagné par votre père.

Eugène, à mesure que madame Fernez parlait, était devenu pâle.

Le moment de s’expliquer était arrivé, impossible de l’éluder.

Andrée, silencieuse, presque hautaine, regardait l’ingénieur si fixement, qu’il fut forcé de baisser les yeux.

— Madame, si j’hésitais à vous rendre compte de ma visite à mon père, c’est que j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer,

— Il refuse son consentement ?

— Hélas, oui !

Andrée crut qu’elle allait mourir.

Son avenir venait de s’effondrer à ses pieds.

Chose étrange, elle souffrait non parce qu’elle regrettait Eugène, en l’observant elle comprenait que cet homme, auquel elle avait cru, mentait, qu’il jouait une comédie infâme et le mépris tendait à remplacer l’amour dont son cœur était plein l’instant d’auparavant, mais parce qu’elle sentait que désormais toute espérance lui serait interdite.

Elle prévoyait qu’elle serait, plus que jamais, une déclassée, légèrement ternie par le contact de cet homme.

Madame Fernez s’était levée, droite, indignée,

— Comment se fait-il, monsieur, dit-elle, que, connaissant la décision de votre famille, vous ayez continué de venir vous asseoir à notre table, et d’entretenir chez ma fille des espérances que vous n’aviez plus le droit de formuler ? Je n’ose qualifier votre conduite.

À son tour, Eugène repoussa la chaise sur laquelle il était assis et se tint debout en face de madame Fernez.

Andrée, chancelante encore sous le coup qui la frappait d’un manière si imprévue, se dressa tout à coup devant son fiancé.

— Eugène, dit-elle, je veux connaître le motif allégué par votre père pour s’opposer à notre mariage.

— N’insistez pas, je vous en prie.

— Allons, ayez le courage de vos actes, et ne vous dérobez derrière aucune autorité, puisqu’il y a longtemps que vous vivez en dehors des lois familiales.

— Qu’en concluez-vous ?

— Vous ne vous êtes introduit ici que dans un but inavouable, et votre père ignore vos projets.

— Mademoiselle !

Le ton de Badère devenait agressif ; il était furieux d’être deviné, et dans sa colère il allait se venger sur ses propres victimes.

— Achevez, monsieur, reprit Andrée, et avouez hautement la cause que vous donnez à votre rupture.

D’un mot il résolut d’abattre l’orgueil de cette fille, dont l’honnêteté froissait sa culpabilité.

— Eh bien, mademoiselle, un galant homme ne peut épouser une fille d’époux séparés. Votre père…

Andrée bondit jusqu’à lui.

— Lâche ! lui cria-t-elle. Vous nous insultez parce qu’il n’y a pas un homme ici pour vous répondre. Sortez !

Il partit.

Andrée resta un instant accablée, sous l’injure que cet homme venait de lui jeter à la face.

Elle n’en pouvait plus douter.

Elle était une paria.

Eugène Badère, un infâme, avait pu lui reprocher une faute qu’elle n’avait pas commise.

L’hérédité !

Un instant affaissée, elle se releva plus fière et plus altière que jamais.

— Mère, dit-elle, le monde a le droit de me mépriser, de me repousser, de me vouer au désespoir, au suicide, parce que je suis malheureuse ! Des lois, basées sur l’hypocrisie et l’apparence, me condamnent à demeurer obscure et pauvre toute ma vie. Vouloir vaincre les préjugés de cette société sans pitié est un acte de folie, un défi audacieux. Eh bien, j’accepte le défi ! Je jure de m’imposer à ce monde qui veut me chasser, et l’obliger à me donner une place parmi ceux qu’il honore et qu’il admire.

Madame Fernez eut un geste de sombre désespoir !

Sa fille devenait-elle folle ?


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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