À ceux qui pleurent

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À ceux qui pleurent
Revue des Deux Mondes2e période, tome 19 (p. 981-989).
POESIE

A CEUX QUI PLEURENT



I. — MIRAGE.


Du haut des cieux voilés, vierge et blanche, la neige
Tombe et sur les chemins s’étend comme un tapis:
Les corbeaux, de l’hiver noir et bruyant cortège,
Planent en gémissant sur les bois assoupis.

Au fond des corridors la bise crie et pleure.
Comme un enfant perdu qui cherche sa maison.
Assis près de la vitre et seul dans sa demeure,
L’amoureux a les yeux fixés vers l’horizon.

Le vent siffle au dehors, la neige tourbillonne
Et frappe à la fenêtre avec un bruit léger;
Le froid bleuit sa joue, et tout son corps frissonne;
Mais il reste insensible et se met à songer.

Et dans son rêve il voit les herbes mûrissantes
Au soleil de midi scintiller dans les prés :
Le sol craque et se fend, sur les pierres brûlantes
Couleuvres et lézards chauffent leurs des marbrés.

Comme un dragon d’argent qui fait luire sa croupe.
L’eau sous les nénuphars serpente tout en feu.
Et la route poudroie, et l’horizon découpe
Ses limpides contours sur le ciel calme et bleu.

Le berger dort auprès de ses chèvres frugales,
Et les bœufs sont couchés au pied des châtaigniers.
On n’entend plus dans l’air que les cris des cigales
Et des merles pillant les fruits des cerisiers.

Mais parmi les brins verts, ainsi qu’une ombre blanche,
On voit au loin glisser une robe à longs plis.
Et soudain les oiseaux perchés sur chaque branche
Au bruit croissant des pas s’envolent du taillis.

Rouge, les yeux brillans, le front ceint de verveines,
Par le chemin qui mène aux granges du clôsier[1],
La bien-aimée accourt émue, et les mains pleines
De grands coquelicots et de fleurs de fraisier.


II. — LE GRAND-PÈRE.


Dans ma cellule solitaire,
Où seul le souvenir me suit.
Que de fois j’ai songé la nuit
A la chambre où mon vieux grand-père
Vécut et s’endormit sans bruit!

Joyeuse chambre tapissée
D’un papier gris à grands dessins!...
Des résédas et des jasmins
Attiraient près de la croisée
Les mouches à miel par essaims.

Au bourdonnement des abeilles,
Du fond de sa cage, un pinson
Répondait par un gai fredon.
Et jamais depuis mes oreilles
N’ouïrent si douce chanson.

Sur les blanches dalles de pierre.
Un bruit retentissait soudain,
Accompagné d’un vieux refrain:
C’était la canne du grand-père
Qui résonnait sur le chemin.

Il entrait. Par la porte ouverte
La joie entrait à son côté,
Car l’âge l’avait respecté.
Et sa vieillesse fraîche et verte
Brillait comme un beau soir d’été.

Dans son fauteuil de velours jaune
Assis, et moi sur ses genoux,
Il bourrait sa pipe de houx,
Sa pipe où l’on voyait un faune
Assis près d’un pampre aux fruits doux.

O pipe brune et parfumée,
Cher trésor conservé trente ans,
Que tu vis s’envoler aux vents
De cendre éteinte et de fumée,
D’amours et de ris éclatans!

Hélas ! hélas ! le bon grand-père,
Tu le vis partir à son tour;
Comme la fumée et l’amour,
Comme toutes choses sur terre,
Lui-même, il dut mourir un jour.

Par une froide matinée,
La veille de la Chandeleur,
Sans voix, sans force et sans couleur.
Il laissa sa tête inclinée
Tomber sur son lit de douleur.

Ma mère mit sur son visage
Un baiser suprême et brûlant,
Et dans un cercueil de bois blanc
Le menuisier du voisinage
S’en vint le clouer en sifflant.

On attacha sa vieille épée
Au grand poêle noir de velours,
Puis, aux sons voilés des tambours,
La terre humide et détrempée
Le prit dans son sein pour toujours.

Maintenant sous l’herbe et la pierre,
A côté de sa sœur, il dort;
Et parfois dans un rêve encor
J’entends la canne du grand-père
Retentir dans le corridor.


III. — IMITATION D’UN SOXNET DE THOMAS HOOD.


Dans un corps jeune et beau, la jeunesse expirante,
Le sang tiède et vermeil qui se glace et s’endort,

La beauté qui défait sa couronne odorante,
La sève qui s’en va, non, ce n’est pas la mort;

Non, ce n’est pas la mort, ces yeux, claires étoiles
Qui souriaient si bien aux étoiles leurs sœurs,
Maintenant assombris et sous les blanches toiles
Du linceul éteignant à jamais leurs splendeurs;

Non, ce n’est pas la mort, ces belles lèvres roses
Que l’amour effleurait, qui s’ouvraient au baiser,
Ces lèvres sous la terre éternellement closes,
Où l’amour ne viendra plus jamais se poser;

Non, ce n’est pas la mort, non, cette voix de fée
Qui naguère vibrait pendant les nuits d’été,
Dans la fosse profonde à cette heure étouffée
Sous la main du néant ou de l’éternité;

Le cœur qui ne bat plus et la chair pâlissante.
Tout cela, tout cela, non, ce n’est point la mort.
Mais la mort, spectre froid, qui frappe d’épouvante
Les jeunes et les vieux, le débile et le fort,

C’est l’oubli! — C’est l’amère et navrante pensée
Que les doux souvenirs, que les regrets pieux
Reviendront chaque jour en foule moins pressée
Pleurer sur un tombeau morne et silencieux;

Qu’il arrivera même une heure où sur la terre
Nul des êtres vivans que nous avons aimés
Ne visitera plus la tombe solitaire
Où des mânes amis sommeillent enfermés,

Et que sur nos tombeaux l’herbe toujours nouvelle
Durant deux frais printemps n’aura pas refleuri,
Que notre souvenir, — hélas! moins heureux qu’elle,
Dans leurs cœurs oublieux sera déjà flétri.


IV. — CONSOLATION.


A M. CAMILLE FISTIÉ.



I.


Lorsqu’il eut vu son front, pareil aux roses blanches,
Retomber sur la couche, immobile et pâli,
Lorsqu’il eut entendu le marteau sous les planches
Enfermant pour jamais le corps enseveli;

Lorsqu’il comprit enfin que l’heure était sonnée,
Et que la bien-aimée, au brun regard terni,
Dans le cercueil étroit gisait emprisonnée.
Que tout était fini;

Il alla s’accouder au bord d’une fenêtre
Que voilaient à demi les sureaux du jardin.
Il était là, muet, lorsque les chants du prêtre
Sous les murs du logis retentirent soudain...

« Non, non, s’écria-t-il, jusqu’à la fosse humide
Je ne conduirai pas ce cercueil ravisseur,
Je n’irai pas montrer à la foule stupide
Tes larmes, ô mon cœur!

« Je ne veux point fouler l’herbe du cimetière,
Cette herbe qui verdit, qui fleurit quand je meurs;
Non, non, je ne veux point voir la nature entière,
Son printemps, son soleil, rire de mes douleurs.

« Je veux rester ici, dans sa maison déserte,
Recueillant du passé le moindre souvenir.
Et je croirai, la nuit, par la porte entr’ouverte,
La voir encor venir.

« Oui, je reste avec vous, hôte mélancoliques.
Livres, meubles poudreux, parures et joyaux,
Et de tous vos débris, de toutes vos reliques.
Je veux recomposer mon bonheur en lambeaux.

II.


« Elle portait l’été de simples robes blanches,
Sur le léger corsage et sur les larges manches
Flottaient des rubans bleus ;
Quand le soir empourprait les collines prochaines,
Dans les sentiers bordés de buis, couverts de chênes,
Nous cheminions tous deux.

« Les blés mûrs scintillaient, les pâles églantines
S’entr’ouvraient, les grillons jasaient dans les épines
Des buissons d’alentour,
Les arbres languissans inclinaient leur ramure.
Et dans les fleurs, dans l’air, ce n’était qu’un murmure.
Qu’un ardent cri d’amour.

« Parfois, dans l’herbe assis, nous lisions, et les saules
Aux troncs moussus prêtaient ses rondes épaules

Leur ombre et leur appui;
Hélas! du corps charmant leur tronc garde la place,
Et la mousse jaunie où s’imprima sa trace
A duré plus que lui...

« Et puis nous revenions lentement, à la brune;
Les étoiles riaient, ses yeux au clair de lune
Paraissaient s’embraser.
Lorsque nous atteignions sa porte, à la nuit close,
J’effleurais ses cheveux, ses yeux bruns, son front rose,
D’un rapide baiser.

« Et tout est mort : baisers, doux murmures, caresses.
Voix fraîche, bruns regards, grâces enchanteresses.
Mon bonheur un matin
S’est écroulé, pareil à ces clairs feux de pâtre
Dont on voyait la flamme au loin danser bleuâtre,
Et qu’une pluie éteint. »

III.


Cherchant des souvenirs, il errait comme une ombre
Du corridor muet au salon vide et sombre.
Il atteignit la salle où le blanc lit de mort
Du corps enseveli gardait l’empreinte encor.
Le jour baissait, la couche était tout embrasée
D’un rayon de soleil venu de la croisée.
Et dans ce chaud rayon mille atomes tremblans
Montaient et descendaient, rouges, étincelans.
Au temps de ses amours, leurs plus belles soirées
Jamais d’un tel éclat n’avaient été dorées.
Et, pour le jour fatal où son bonheur sombrait
Comme un vaisseau perdu, la terre réservait
Ses sourires de fête et ses fraîches parures...
Dans le jardin, parmi les mobiles verdures
Des saules, des bouleaux, des marronniers en fleurs,
Le soleil dispersait ses dernières lueurs;
Les lilas secouaient leurs grappes embaumées,
Des rossignols perchés dans les jeunes ramées
Gazouillaient. — De nos pleurs que tu fais peu de cas,
Nature! Nos sanglots ne peuvent même pas
Retarder d’un moment, tant ils sont peu de chose,
L’épanouissement de la plus frêle rose,
Et quand d’un peuple entier les larmes et le sang
Rouleraient sur ton sein comme un flot jaillissant,

Tu n’interromprais pas ton éternelle fête,
O nature impassible, à fleurir toujours prête!

L’obscurité du soir emplit l’appartement;
Il ne distingua plus bientôt que vaguement
La place où reposait le front de l’adorée.
Puis la nuit vint, paisible, attiédie, azurée;
Le ciel étincelait. — Pourquoi tant de splendeur,
Tant d’étoiles là-haut, quand au fond de son cœur
La douleur et le deuil avaient tendu leurs voiles?...
Cette sérénité, ces lumières d’étoiles
Le navraient, et dans l’ombre en pleurant il s’enfuit.
— « O nuit, s’écriait-il, mystérieuse nuit.
Qui planes maintenant autour de sa demeure.
Mère des visions, rends-la-moi pour une heure !
Rends-moi la bien-aimée et son charme et sa voix,
Vers moi fais-la venir comme aux jours d’autrefois,
Légère, souriante et de fleurs les mains pleines.
Oh ! nos chers rendez-vous sous les voûtes des traînes,
Ses chansons, ses bouquets, les entretiens du soir.
Les courses du matin, laisse-moi tout revoir;
Fais-moi croire à la vie une heure, une heure encore.
Puis que le rêve après dans les airs s’évapore! »
— Mais tout restait muet. Perçant l’obscurité,
La lune rayonnait, l’implacable clarté
Dans la réalité le rejetait sans cesse,
Et son regard, cherchant l’ombre de sa maîtresse.
Était déçu toujours et toujours se brisait
A l’angle lumineux où le lit froid gisait.

IV.


Les yeux rougis de pleurs, le cœur rempli de haines.
Il restait abîmé. Les jours et les semaines
Passaient sans adoucir le désespoir amer
Qui montait et grondait en lui comme une mer.
Un soir d’automne, assis dans sa chambre ignorée,
Il regardait la nuit tomber, calme, azurée.
Tandis que le ciel pur là-haut resplendissait,
La terre lentement en bas s’assombrissait.
Et, pareille à son cœur, s’emplissait d’ombre grise...
Un feuillet de sa Bible au souffle de la brise
S’entr’ouvrit, et la lune, inondant le vélin,
En détacha ces mots, qui brillèrent soudain

A ses regards surpris : — Bienheureux ceux qui pleurent!
Lui qui ne songeait plus déjà qu’à ceux qui meurent,
Lui dont le sein. n’était gonflé que de sanglots,
Se pencha vers le livre et lut les divins mots.
N’étaient-ce que des mots, et la page jaunie
N’enfermait-elle, hélas! qu’une amère ironie?
Tandis qu’il agitait la sombre question,
Il vit, — réalité, mirage ou vision, —
Les murs de son réduit s’ouvrir comme deux voiles
Et le ciel bleu, profond et fourmillant d’étoiles,
Devant ses yeux ravis s’étendre à l’infini.
Les astres palpitaient, leur sourire béni
Glissait légèrement sur la terre endormie
Comme un dernier baiser qu’au front de son amie
A l’heure des adieux l’amant dépose encor.
Il entendit au loin l’harmonieux accord
D’une musique ailée, étrange et pénétrante :
On eût dit les sanglots d’une onde jaillissante.
Le bruit des pleurs tombant dans un lac de cristal.
Un murmure limpide, argentin, idéal...
Alors il vit dans l’air monter la foule immense
Des martyrs éprouvés par l’humaine souffrance :
Tous ceux dont l’amour jeune est mort avant le temps,
Les mères conduisant le deuil de leurs enfans.
Les amans oubliés, les pâles fiancées,
Les rêveurs succombant sous le poids des pensées ;
— Aux premiers jours d’hiver, ainsi les bataillons
Des oiseaux voyageurs passent en tourbillons. —
Leurs corps meurtris saignaient, les gouttes empourprées
Pleuvaient et ruisselaient dans les mers azurées;
Mais ils montaient toujours,... et d’invisibles voix
Résonnaient doucement, comme dans les grands bois
Les chênes qu’en passant les vents d’automne effleurent.
Et ces voix répétaient : — Bienheureux ceux qui pleurent!

V.


Et puis tout disparut, le son s’évanouit,
Il se retrouva seul, dans le calme et la nuit;
Ébloui, frissonnant, il sortit de sa chambre
Et s’enfuit dans les champs. Les brumes de novembre
Avaient blanchi les noirs rameaux des châtaigniers,
Le givre frémissait et craquait sous les pieds;

Il atteignit le seuil d’un pauvre cimetière
D’où l’on voyait au loin la ville tout entière
Luire dans le brouillard. Des vallons aux coteaux
Montaient mille rumeurs : le galop des chevaux.
Le fracas des métiers, la lente mélodie
De l’Angélus, partout le bruit, partout la vie.
Un sentiment nouveau dans son cœur s’éveilla.
Et, rentrant en lui-même, alors il s’écria :

« Oui, les pleurs sont partout, le bonheur est un rêve,
La vie est un combat où le sang coule à flots,
Et la lutte jamais ici-bas ne s’achève.
Et les larmes des yeux jaillissent sans repos.

« Le combat est sanglant, l’épreuve est longue et rude,
Qu’importe si le cœur en sort plus grand, plus fort?...
Le mal, c’est le sommeil, la peur, la solitude,
Et cet oubli de soi plus triste que la mort.

« Ne veux-tu point guérir de ta vieille blessure?
Pareil au voyageur fugitif et lassé,
Redoutant les hasards de la route peu sûre.
Préfères-tu mourir au revers du fossé?

« Vivre, lutter, voilà le seul et vrai remède,
Relève ton courage, et comme en un tombeau
Enferme vaillamment la douleur qui t’obsède:
Scelle-la dans ton âme avec un triple sceau !

« Puis retourne à la vie, à la mêlée immense
Où les pleurs sont féconds, où l’on sait mieux souffrir.
Chaque larme ici-bas doit être une semence,
Chaque goutte de sang doit germer et fleurir. »

Il revint transformé. Le ciel vaste et sans voiles
Brillait illuminé par des milliers d’étoiles.
Alors, les yeux tournés vers ces astres rieurs,
Il comprit le secret de toutes leurs splendeurs :
D’un monde plus heureux il y lut les promesses,
Et dans leurs bleus rayons tout chargés de caresses
Il vit les doux saints, les sourires charmés.
Et les regards des morts que nous avons aimés.


ANDRE THEURIET.

  1. Métayer.