Aller au contenu

À l’œuvre et à l’épreuve/12

La bibliothèque libre.
Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 71-78).


XII


— Les voyageurs sont sujets à s’endormir, et je me sauve… Encore un mot, pourtant : Gisèle n’est-elle pas bien embellie ?

— C’est mon opinion, ma mère, répondit tranquillement Charles Garnier. Il me semble qu’elle a la beauté véritable… celle où l’âme resplendit.

— Elle n’est pas la seule qui ait cette beauté-là, murmura madame Garnier à son oreille…

— Et vous n’êtes pas la seule mère qui s’aveugle sur son fils, répliqua-t-il avec un sourire.

— Je m’aveugle !… voyons cela, dit-elle gaiement, l’attirant à elle.

Elle le considéra longtemps avec une complaisance indicible, et l’embrassant, pour finir : — Je ne m’aveugle pas, fit-elle… Vous êtes un impertinent, mon cher.

En elle-même, elle se disait que les anges descendus ici-bas, sous la figure de l’homme, n’étaient pas plus beaux que son fils et, par parenthèse, l’heureuse mère exagérait à peine.

Charles Garnier avait vraiment cette noble et radieuse beauté que l’on prête aux envoyés divins. Rien qu’à le regarder, on sentait qu’il portait, en lui, la vie brûlante et la paix céleste. Pas une ombre ne semblait avoir encore passé sur son front, et les yeux, d’un bleu tendre et rayonnant, avaient une expression qui imposait et qui ravissait.

Mais, ce soir-là, ces beaux yeux étaient appesantis par le sommeil. Madame Garnier s’en aperçut, et se levant : — À demain, mon très cher, dit-elle, en l’embrassant.

Il la reconduisit jusqu’à la porte et allait gagner son lit, quand on l’appela, à demi-voix, de la pièce voisine.

— Que voulez-vous, Réginald ? demanda-t-il.

Et, traversant la pièce, il souleva une lourde portière.

— Je voudrais vous parler… si vous n’êtes pas trop fatigué, répondit un jeune homme debout à une table qui portait de la lumière et des livres.

Charles Garnier dissimula un bâillement, et, sans rien dire, passa chez son compagnon de voyage, Réginald de Brunand.

Celui-ci lui indiqua de la main un sofa placé dans l’ombre.

Brun, mince, élégant, il paraissait avoir de vingt-cinq à trente ans et portait l’uniforme de lieutenant des cuirassiers.

Sa figure était sombre, et il resta debout, ouvrant et fermant les livres qu’il prenait au hasard. Après quelques instants :

— Voyons, dit Charles Garnier, si vous n’avez rien à dire, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux aller dormir ?… Il est minuit passé, et nous avons fait, aujourd’hui, bien du chemin.

— Qu’est-ce que cela fait puisque nous sommes arrivés ? répondit le militaire. À votre place moi, je n’aurais pas plus envie de dormir qu’un élu qui vient d’entrer au ciel.

— En êtes-vous bien sûr, fit Charles Garnier, se frottant les yeux. Vous n’avez pas la mine bien éveillée, pourtant, et on dirait que vous avez quelque chose.

— Je n’ai rien… seulement de la neige et du feu dans les moëlles.

— Ce qu’on appelle la fièvre… en langage ordinaire, Réginald ?

— Non, je n’ai pas la fièvre, dit l’officier, s’asseyant à côté de son ami. Mais je vous trouve heureux… quelle belle vie vous avez devant vous !

— Je ne me plains pas, dit Charles Garnier, surpris de son accent.

— Ma foi ! Je ne vois pas trop de quoi vous pourriez avoir à vous plaindre ici… à moins que votre petite cousine ne vous prenne en aversion… Mais la réception qu’elle vous a faite prouve de bons sentiments… Comment la trouvez-vous, votre petite sœur Gisèle, comme vous l’appelez ?

— Mais grandie… embellie… tout à fait charmante… Et vous, lieutenant ?

— Mademoiselle Méliand est fort bien, répliqua froidement le militaire.

— Fort bien ! répéta Charles Garnier, riant. Réginald, il faut que vous soyez bien fatigué… tout à fait éteint ?…

— Vous avez raison, interrompit l’officier, riant un peu pour déguiser son embarras : dire de mademoiselle Méliand qu’elle est fort bien, c’est parler misérablement.

Il se leva brusquement, et s’approchant d’une fenêtre, souleva les rideaux.

Le temps était calme, le ciel très pur.

— Une belle nuit, Garnier, dit-il, allons faire un tour au jardin.

— Un peu surpris de la demande, Charles Garnier ouvrit la fenêtre et les deux jeunes gens passèrent au jardin. La lune l’éclairait d’un demi-jour ravissant, et, au delà de l’ombre projetée par les grands arbres, on aurait pu compter les fleurs du parterre. Les parfums du muguet et du lilas flottaient dans l’air, et, de temps à autre, des rumeurs vagues et profondes troublaient seules le silence de la nuit.

— Comme c’est beau ! comme c’est paisible ! murmura Charles Garnier en regardant avec émotion autour de lui.

Une lumière qui scintillait à travers le léger feuillage du balcon attira son attention. — C’est dans la chambre de Gisèle, dit-il. Elle veille donc encore, cette enfant ?

Le lieutenant des cuirassiers ne répliqua rien, mais resta à regarder la lumière comme si une étoile eût tout à coup surgi devant lui.

— Allons, dit Charles prenant son bras, qu’avez-vous à me dire ?

— Vous allez être un peu surpris, répondit l’officier sortant de sa rêverie, car je suis décidé à partir demain.

— Vous voulez partir demain ? s’écria Charles Garnier, du ton d’un homme qui n’en croit pas ses oreilles.

— Il le faut… il le faut absolument, répondit le lieutenant, l’entraînant vers une allée qui longeait le parterre, et je compte sur vous pour m’aider à justifier ce départ.

— Réginald, que signifie ceci ? demanda Charles, étonné. Vous n’avez pas coutume de vous laisser conduire par le caprice.

— Ce n’est pas le caprice, c’est la raison qui me conduit.

— Prouvez-moi cela.

— Charles, dit l’officier, avec une émotion soudaine, vous êtes le plus aimable garçon que je connaisse, et, malgré votre jeunesse, mon ami le plus sûr et le plus cher.

— Cela ne m’explique pas que vous vouliez partir si vite… Vous n’avez reçu aucun message, et il est convenu depuis longtemps que vous passerez quelque temps à Bois-Belle.

— Quand j’ai promis, je ne savais pas à quoi je m’exposais. C’est l’instinct de la conservation qui me fait fuir…

— Parlez donc sérieusement.

— Je parle sérieusement, dit le militaire, et un éclair traversa ses yeux bruns. Mademoiselle Méliand me fait peur… Je me sauve pour ne pas en devenir fou à lier.

— Mais, pourquoi vous sauver ? s’écria Charles Garnier… Pourquoi ne pas rester et tâcher de lui plaire, puisqu’elle a fait sur vous une impression si vive… ?

— Pourquoi ? répéta lentement le lieutenant, pourquoi ?… parce que ce serait inutile… parce qu’elle vous aime déjà.

— Mais, sans doute qu’elle m’aime, répliqua tranquillement Charles Garnier. Moi aussi je l’aime chèrement… Nous sommes frère et sœur.

— Cette sœur-là est à peine votre parente et sera bientôt votre femme.

— Vous affirmez bien des choses ce soir, Réginald.

De Brunand ne répondant rien : — Mademoiselle Méliand mérite mille fois mieux que moi, continua Charles Garnier. Je le sais parfaitement. Mais, si charmante, si accomplie qu’elle soit, j’ai des espérances plus hautes… Vous le savez, je ne veux pas me prendre aux amours de la terre.

— Mes compliments, jeune homme, fit l’officier avec un respect moqueur.

— Je les accepte, dit Charles gravement, et vous me verrez religieux, l’un de ces jours.

— Votre père a d’autres projets… Il m’a fait part de sa résolution de vous marier avec sa pupille… et, soit dit en passant, il m’a semblé que M. Garnier voulait plutôt me donner un avertissement que m’honorer d’une confidence.

— Je ne me marierai jamais, dit Charles Garnier, très calme.

— Quand vous vous serez un peu débattu contre l’amour, vous parlerez autrement.

Charles écoutait paisible et souriant. — Réginald, dit-il, tout à coup, vous rappelez-vous notre dernière soirée au Colisée… et ce que nous disions sur le bonheur de ceux qui ont tout sacrifié à Jésus-Christ ?

— C’est-à-dire ce que vous disiez… Sans doute, je m’en souviens… Mais vous êtes bel et bien condamné au bonheur de la terre. Il faut vous résigner. Toutes vos prières n’y pourront rien… Vous ne pouvez la fuir, donc vous l’aimerez. Il n’y a pas de cœur humain à l’épreuve de la beauté.

— Pas de cœur vide peut-être, murmura Charles levant les yeux au ciel. Mais quand le cœur est plein…

— La flamme pénètre partout. Vous l’apprendrez… Rentrons, fit le militaire d’un air sombre.

Une fois seul dans sa chambre, Charles Garnier, au lieu de gagner son lit, s’assit à sa table, et y resta quelque temps le front appuyé sur ses mains.

Puis, se levant, il alla s’agenouiller devant un Christ d’ivoire suspendu au mur, et tendant les bras vers l’image sacrée : « Ô Sauveur Jésus, murmura-t-il, que je ne vous sois pas infidèle ! que je fasse votre adorable volonté ! »