Aller au contenu

À l’œuvre et à l’épreuve/24

La bibliothèque libre.
Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 141-148).


XXIV


La mort de M. de Champlain fut un deuil véritable pour Gisèle.

Le récit de ses derniers moments l’occupa fortement ; et ces salutaires réflexions, que la mort fait naître, l’aidèrent à voir venir le départ avec plus de calme.

Dès le 10 mars, M. Huault de Montmagny, chevalier de Malte, avait été nommé au gouvernement du Canada.

Il devait s’embarquer aux premiers jours du printemps, et les missionnaires partaient avec lui.

« Nous passions nos journées à travailler pour eux, ma tante et moi, écrivait Gisèle.

Nos larmes coulaient souvent, mais nous travaillions quand même.

Notre missionnaire venait tous les jours ; et je ne saurais dire jamais comme le voir me consolait, me fortifiait. On sentait qu’il portait en son cœur de quoi acheter tous les bonheurs de la terre.

Chaque fois qu’il venait, il me priait de chanter.

Il me semblait que je ne le pourrais jamais, mais le désir de lui faire plaisir me donnait du courage.

C’était toujours des chants d’allégresse qu’il me demandait, et souvent il s’y joignait, emporté par la joie qui débordait de son cœur.

Cette joie du sacrifice, cette joie merveilleuse et sacrée, je la sentais m’envelopper, me pénétrer… et comment dire la douceur céleste, le charme divin de ces moments où je ressentais d’une manière si puissante, si intime, cette bienheureuse influence qu’il a toujours exercée sur moi.

Il devait quitter Paris, le 26 mars. La veille, il vint pour la dernière fois ; et, aussi longtemps que je vivrai, j’aurai présents tous les détails de cette heure déchirante.

Dans la nuit, mon oncle était tombé fort malade. Il délirait : et ne reconnut pas son fils dont il parlait sans cesse… qu’il voulait aller arracher aux sauvages.

Charles rassura sa mère que cette fièvre alarmait ; et, l’attirant à lui, dans une fenêtre, lui parla longtemps à voix basse.

Ensuite, il s’approcha de son père qui sommeillait péniblement. Pendant quelques instants, il demeura debout près du lit, à le regarder en silence.

Ses yeux, qui restèrent secs et brillants, se creusèrent tout à coup. Il pâlit affreusement ; et, sans prononcer une parole, embrassa son père et le bénit.

Sa mère s’était jetée défaillante sur un siège. Il s’agenouilla devant elle :

— Ma mère, dit-il, que je vous remercie !… que je vous aime !…

Elle le regarda muette, livide… On sentait qu’elle souffrait plus que pour mourir.

Il lui dit que la vie n’est pas longue, qu’ils se retrouveraient au ciel ; et, la serrant contre son cœur, il baisa son visage décomposé, et voulut se relever.

Mais elle s’attacha à lui, et, gémissant et sanglotant, le saisit dans un embrassement suprême.

Elle le retint bien longtemps.

— Ma mère, dit-il, enfin, avec un accent irrésistible ; pour l’amour de Jésus-Christ !

Et, s’arrachant à son étreinte désespérée, il la remit comme morte entre mes bras, et sortit sans retourner la tête.

Pauvre femme ! sa première parole, en revenant à elle, fut pour s’accuser — pour se reconnaître indigne d’être sa mère.

Nous passâmes la nuit auprès de notre malade.

Les soins qu’il exigeait tirèrent madame Garnier de son accablement. Elle, qui se mourrait de douleur, trouva la force de le soigner.

Dès que le jour parut, je me rendis à l’église des Jésuites, afin d’entendre sa dernière messe et de le voir encore une fois.

J’entendis d’abord la messe du P. Chastelain, l’un des partants, puis la sienne.

Cachée dans l’ombre, je tâchais de prier, de me préparer à la communion que je voulais faire. Mais la douleur de la séparation était en moi horrible, toute vive.

Il me semblait que jusque-là nous n’avions pas été séparés.

Je voyais quelle consolation, quelle profonde douceur il y avait dans ces rapports qui m’avaient paru si rares, si froids, si austères.

Cette pensée que je ne le verrais plus, que je ne l’entendrais plus jamais, me plongeait dans une sorte d’agonie et, comme ceux qui sont aux prises avec la mort, je me sentais au-delà de tout secours, de toute atteinte.

Mais lui priait pour moi, et Dieu entendit sa prière. Comme il prononçait le sursum corda, j’éprouvai dans tout mon être une commotion extraordinaire, un ébranlement puissant et délicieux. Une force irrésistible m’enleva aux pensées, aux sentiments de la terre. La vie de missionnaire, qui m’épouvantait, je la vis des hauteurs de la foi, je la vis un moment telle qu’elle est… comme la voient ceux qui voient tout dans la lumière.

Moment fugitif ! mais qui m’a laissé au plus profond de l’âme comme un éblouissement.

Oui, ceux-là sont bien les heureux, qui souffrent pour Dieu ! Je le vis, je le sentis. Dieu me fasse la grâce de ne l’oublier jamais.

Après la messe, je passai au parloir.

Il vint aussitôt, et, assis en face l’un de l’autre à la petite table, nous eûmes notre dernier entretien.

Ma force m’avait abandonnée en l’apercevant, ou, plutôt, en le regardant, tout mon cœur se brisait.

— Chère sœur, dit-il avec sa douceur incomparable, je vous en prie, ne pleurez pas ainsi. Où est votre foi ? Jésus-Christ ne peut-il pas tout adoucir ?… Croyez-vous qu’il abandonne ceux qui, pour l’amour de lui, ont tout quitté ?…

Il parlait avec un grand calme et, ce regard qu’il lève en haut, ce regard si particulier, si expressif, qui parle sans cesse d’un monde invisible, ne m’avait jamais paru si beau.

Si les sauvages savent saisir le trait distinctif de la physionomie, ils l’appelleront : Celui qui regarde le ciel.

Il me recommanda tendrement ses parents. — Après Dieu et la vierge Marie, c’est à vous, dit-il, que je les confie : je compte sur vous comme sur moi, et un peu plus peut-être.

— Je vous promets, lui dis-je, de me dévouer tout entière à leur consolation, à leur bonheur : je vous promets de faire pour eux ce que j’aurais été si heureuse de faire pour vous.

Il appuya son front sur ses mains et resta ainsi quelques instants. Quand il releva la tête, ses yeux humides étaient pleins de lumière.

— Gisèle, dit-il, Dieu s’est mis entre nous, mais il ne nous a pas désunis. Les séparations de la terre nous uniront plus intimement, plus délicieusement dans l’éternité.

Chères et douces paroles que je me redis sans cesse.

Je le priai, de les écrire dans mon livre d’heures.

Il le fit : et pendant que je regardais sa tête blonde penchée sur la table, il me vint une terrible et absolue conviction que je le voyais pour la dernière fois.

Je le lui dis.

— C’est aussi mon impression que je ne reviendrai jamais, dit-il, de sa voix douce et sérieuse. Mais qu’importe ?… Nous nous reverrons au ciel.

Il me remit mon livre, et tirant de sa poitrine un livret blanc[1] que son supérieur m’avait permis de lui donner en souvenir :

— Je l’emporterai partout, dit-il. Il regarda l’heure, et se leva en disant :

— Vous m’avez aidé à être religieux… à être missionnaire… les âmes que je vais sauver seront votre gloire dans l’éternité.

Il était fort pâle, mais tout rayonnant d’une céleste ardeur.

Pour moi, je ne trouvais plus la force dont j’avais besoin.

— Allons, Gisèle, il est temps, dit-il, avec je ne sais quelle autorité souveraine et fortifiante.

Je me levai… et incapable de prononcer une parole, je m’agenouillai devant lui : — Chère amie de mon enfance, sois bénie à jamais, dit-il. Et, appuyant la main sur ma tête, il pria quelques instants en silence. Puis, il me fit baiser son crucifix — son crucifix de missionnaire — et le pressant contre mes lèvres : — Que l’amour de Jésus-Christ soit en vous comme un torrent de flammes et de délices, dit-il.

L’instant d’après il avait disparu dans le corridor.

  1. En 1654, le P. Lemoine, missionnaire chez les Iroquois, trouva un livret de dévotion ayant appartenu au P. Garnier, entre les mains d’un de ces barbares qui l’avait dépouillé après sa mort. Il consentit à remettre cette précieuse relique au P. Lemoine : « J’en eus plus de joie, écrivait le Jésuite, que de la découverte d’une mine d’or. »