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À l’œuvre et à l’épreuve/30

La bibliothèque libre.
Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 177-192).


XXX


Vingt-quatre jours s’étaient écoulés depuis le départ de Trois-Rivières.

Assis entre quatre indiens Charles Garnier récitait son chapelet.

Son beau visage brûlé par le soleil, ravagé par les moustiques ne semblait pas abattu.

Souvent il s’arrêtait dans sa prière, et avec une impatience ardente et pleine de joie, interrogeait du regard les rives solitaires de la grande baie Géorgienne.

— Ihonatiria ?… demandait-il de temps à autre à ses guides.

Ceux-ci impassibles continuaient toujours de ramer sans desserrer les dents.

Mais vers le soir, comme on entrait dans une anse, Kionché, commandant du canot, attira l’attention du jésuite qui lisait son bréviaire, et levant sa rame dans la direction du bois, murmura quelques paroles où celui-ci ne comprit que le seul mot : Ihonatiria.

On était au terme du voyage.

Charles Garnier regarda la sombre forêt… le rivage inconnu… les grossiers sauvages qui l’entouraient… et une mortelle tristesse envahit tout à coup son cœur.

Sa pensée s’envola vers sa patrie, vers sa famille si aimable, si aimée, et cachant son front entre ses mains, il revit Bois-Belle… la flamme du foyer… le bonheur qui rayonnait autour de lui à son arrivée… Toutes les tendresses, toutes les joies sacrifiées passèrent devant ses yeux fermés et la vie qui l’attendait lui apparut ce qu’elle était — plus horrible que mille morts.

Mais le jeune missionnaire ne s’arrêta ni aux molles, ni aux terribles visions :

Voluntas tua, voluptas mea, murmura-t-il, serrant son crucifix.

Et s’élançant le premier sur le rivage, il baisa cette terre huronne qui allait boire ses sueurs et peut-être son sang.

Comme il se relevait, un homme vêtu de noir et de haute et forte taille apparaissait, non loin de là, à la lisière de la forêt.

— Héchon, murmurèrent les sauvages.

— Le P. de Brébeuf… pensa Charles Garnier. Et, se découvrant, il marcha tête nue vers le supérieur de la mission qui venait à sa rencontre.

Son air noble, sa beauté, sa jeunesse, attendrirent Jean de Brébeuf :

— Loué soit Jésus-Christ ! dit-il, en l’étreignant dans ses bras.

Pendant un instant, ils confondirent leurs larmes, puis l’apôtre des Hurons appuya sa virile main sur la tête blonde de Charles Garnier et lui dit :

— Je suis ravi de vous voir ici… Je vous souhaite d’user vos forces et votre vie au service des pauvres sauvages… Êtes-vous bien fatigué, mon pauvre enfant ?

— Pas trop, répondit le jeune missionnaire, souriant à travers ses pleurs.

— Dieu soit loué !… Vous étiez avec de bons sauvages… vous n’avez pas été obligé de ramer, ni de quitter vos souliers. Le P. Chastelain arrivé hier nous a donné les nouvelles. Nous vous avons attendu toute la journée… ne vous occupez pas de votre bagage. Voici Lecoq qui arrive… Il va l’emporter.

Robert Lecoq[1], vigoureux gaillard, à l’air vif et gai, appartenant à la classe des donnés — obscurs héros qui se dévouaient aux missionnaires.

Il salua le P. Garnier, et tira de sa poche une longue courroie avec laquelle, aidé des religieux, il réunit les paquets. Puis, les jetant sur ses épaules il disparut à travers le bois.

Charles Garnier avait gardé son sac.

Son supérieur le lui enleva d’autorité et ce sac, que le jeune missionnaire avait souvent trouvé lourd dans les portages, ne semblait pas peser plus qu’un brin d’herbe, dans la main du P. de Brébeuf.

Pendant quelques minutes, ils suivirent le rivage.

Les cimes des grands arbres se miraient au bord de l’eau et, dans le lointain immense et magnifique, le lac tranquille reflétait l’azur ardent.

— Comme c’est beau !… murmura Charles Garnier.

— Les sauvages le nomment Karegrondi, dit le P. de Brébeuf, étendant la main vers le lac, et M. de Champlain, l’a nommé Mer douce… Ihonatiria est à trois quarts de lieue d’ici… Ce village n’est pas très considérable… Il vaut mieux se tenir à l’ombre, en attendant de bien connaître la langue et les usages.

— Est-ce ici, mon Père, que vous avez été abandonné, à votre arrivée, il y a deux ans ?

— Ici même… Nous avions mis trente jours à venir de Trois-Rivières, et, à part un jour de repos chez les Bissiriniens, j’avais ramé tout le temps… si bien que j’étais réduit à réciter mon bréviaire… le soir… à la lueur des tisons… Pour finir, arrivé ici… mes sauvages m’abandonnèrent tout seul à l’entrée de la nuit.

— Maintenant, vous allez faire connaissance avec les chemins du pays… et voici la route la plus courte pour se rendre chez nous, dit le P. de Brébeuf s’engageant dans l’un des sentiers de la forêt.

Ce sentier, frayé par les bêtes fauves, avait été élargi, et, les deux hommes, en écartant par ci, par là les fortes branches, pouvaient y marcher de front.

Au-dessus de leurs têtes, la forêt, vieille comme le monde, étendait son dôme frais et mouvant. Des gazouillements, des chants d’oiseaux, des rumeurs vagues, charmantes, s’élevaient de partout. Tout embaumait, tout bruissait.

— Le beau chemin ! fit Charles Garnier qui oubliait sa fatigue.

— Oui… dans la belle saison, ces chemins verts sont fort agréables, dit doucement le P. de Brébeuf.

— Et que fîtes-vous, mon Père, en vous voyant abandonné ?

— L’endroit ne m’était pas inconnu, mais le village de Toanché, où j’avais vécu cinq ans auparavant, avait disparu… Je vous avoue que je me sentis un peu triste. Mais ce fut l’affaire d’un instant… Je remerciai Dieu qui m’avait conduit jusque-là… je saluai les anges gardiens du pays… puis après avoir caché mon bagage dans le bois, n’emportant que les vases sacrés, je m’en allai à la découverte de mes sauvages.

— Vous parlez bien le huron maintenant ? demanda Charles Garnier, avec envie.

— Je comprends tout ce que mes sauvages me disent et j’arrive à me faire comprendre… même pour nos plus ineffables mystères… Mes premiers élèves, le P. Daniel et le P. Davost commencent à jargonner. Nous avons beaucoup travaillé… nous travaillons beaucoup encore.

— Les difficultés de ces langues sont bien grandes ?

— Presque infinies… Mais la connaissance de la langue, c’est notre arme de guerre… Nous avons ébauché un dictionnaire, nous travaillons à une grammaire… et pour nos études, nous sommes réduits à nous servir d’écorce de bouleau.

— Vous n’avez pas de papier ! s’écria Charles Garnier.

— Si, mais très peu… C’est le P. Davost qui avait dans ses paquets presque tout notre papier et nos livres… Les sauvages de son canot lui en volèrent une partie et le forcèrent de jeter le reste à l’eau… après quoi, ils l’abandonnèrent sur l’île aux Allumettes. Il y fut recueilli à demi-mort… grâce à Dieu, personne n’a péri.

— Je vois maintenant que j’avais la crème des Hurons, répliqua Charles Garnier. Et pourtant, je vous l’avoue, j’avais bien à prendre sur moi, pour leur faire bon visage.

— Ces pauvres sauvages ! dit doucement le P. de Brébeuf. Leur grossièreté… leur malpropreté nous sont une cause continuelle de souffrances très vives et très délicates… Puis, il faut vivre dans des incommodités inconcevables, dans un dénûment de toutes choses plus grand que vous n’avez pu vous le figurer.

— J’ai rencontré, en montant, le P. Daniel. Pieds nus comme ses sauvages, il avait l’aviron à la main, son bréviaire pendu au cou, une chemise pourrie et une soutane toute déchirée sur le dos — la vraie personnification de la misère et de la fatigue — mais avec cela, l’air si charmé… si content… si heureux… qu’on ne pouvait s’empêcher de l’envier.

Un sourire d’une douceur infinie éclaira le mâle visage de Jean de Brébeuf.

— Ce qu’est Jésus-Christ à ceux qui ont tout quitté pour lui, dit-il à voix presque basse, nul ne le sait, s’il ne l’expérimente, et la joie qu’on ressent, quand on a baptisé un pauvre sauvage qui meurt après et s’envole droit au ciel, certainement, cette joie-là ne peut s’imaginer.

Charles Garnier écoutait avec une attention émue, profonde.

— Les Hurons commencent-ils à donner quelque espérance de leur conversion ? demanda-t-il.

— Ils conviennent que la loi de Dieu est belle et raisonnable. Mais ils tiennent à leurs superstitions, à leurs coutumes infâmes. Les voir fermer les yeux à la lumière de la foi, voilà la vraie, la grande souffrance. Mais il faut attendre les moments de la divine Providence, continua le missionnaire avec résignation. Il faut se contenter de ne rien faire, ayant tout fait… C’est sur ces fondements que Dieu veut élever ces églises naissantes. D’ailleurs, si aride que soit le sol, jamais la semence de vie ne périt tout entière. Nous avons instruit et baptisé à la mort plusieurs adultes, et il meurt bien peu d’enfants sans baptême… Mais il faut essuyer mille mépris, mille outrages et avoir la tête prête à recevoir le coup de hache, plus souvent que tous les jours.

— Ce n’est pas assez, s’écria Charles Garnier, il faut souffrir tout ce que la cruauté sauvage peut inventer de plus terrible.

— C’est beaucoup dire, fit tranquillement le P. de Brébeuf. L’an dernier, on a grandement appréhendé une invasion iroquoise. Nos pauvres Hurons ne savent ni s’organiser, ni se défendre. Aussi chaque jour, nous nous préparions à mourir ou à être traînés en esclavage.

Charles Garnier regardait son supérieur avec un tendre et inexprimable respect.

— Mon Père, dit-il, il y aura des martyrs parmi nous… Ce serait bien une sorte de malédiction pour ce pays s’il n’y en avait pas !

— Le sang des martyrs est une semence de chrétiens, répondit le P. de Brébeuf devenu tout pensif. C’est une maxime reçue dans l’église de Dieu. Mais je me demande parfois si la vie que nous menons ici n’équivaut pas en quelque sorte au martyre… Ce qui est sûr, c’est que jour et nuit nous sommes exposés à périr par la hache et par le feu.

Le jeune religieux écoutait tout avec le plus grand calme.

Comme a dit un auteur protestant[2] Brébeuf était le lion de la mission huronne et Garnier en était l’agneau, mais l’agneau était aussi intrépide que le lion.

Devant eux, l’obscurité de la forêt s’éclaircissait.

— Nous sommes arrivés, dit le P. de Brébeuf. Vous êtes à Saint-Joseph d’Ihonatiria.

Charles Garnier écarta vivement les branches.

Devant lui, dans une vaste clairière couverte de la brume dorée du soir, on apercevait un amas de cabanes d’écorce construites en forme de tonnelles.

De petits champs de blé d’Inde, de fèves, de citrouilles, s’étendaient autour de ces misérables abris et, en face d’une cabane un peu isolée des autres, une grande croix rouge était plantée.

— Voici ce que vous êtes venu chercher au bout du monde, mon cher frère, dit le fondateur de la mission huronne, voici la vigne couverte d’épines que nos mains doivent arracher… voici le champ de bataille où il faut lutter jusqu’à la mort, contre le prince des ténèbres.

Obéissant à un même sentiment, les deux Jésuites s’agenouillèrent et prièrent quelques instants ; puis, se relevant, ils s’étreignirent comme deux guerriers qui se jurent de donner tout leur sang pour la même cause, et se dirigèrent vers l’entrée de la bourgade protégée par une palissade.

Aux alentours, le soleil couchant embrasait les cimes ondoyantes de la forêt.

Tout était fort paisible dans le village.

Des hommes fumaient paresseusement étendus sur l’herbe ; d’autres assis en cercle jouaient aux osselets.

Près du ruisseau qui coulait à travers la bourgade, des femmes sales, hideuses, s’occupaient à faire sécher du poisson.

Les éclats de voix des enfants qui s’exerçaient au tir, en dehors de l’enceinte, troublaient seuls le silence.

Personne ne semblait remarquer le passage des missionnaires.

À la porte, d’une cabane, pendait une chevelure encore sanglante.

Charles Garnier détourna les yeux avec dégoût.

Son supérieur surprit ce mouvement et lui montrant la croix rouge plantée devant leur cabane :

— Quelle consolation, dit-il, d’apercevoir le signe de la rédemption au milieu de cette barbarie !

— La vue de la croix plaît-elle aux Hurons ? demanda le P. Garnier qui se découvrit avec respect.

— J’ai eu bien de la peine à les empêcher de l’abattre. L’an dernier, nous avons eu une sécheresse extrême… effrayante… Tout périssait…

Les sorciers, sommés de faire pleuvoir, après avoir inutilement songé… dansé… festiné s’avisèrent de dire que c’était la croix à la porte des Français qui empêchait la pluie de tomber… On avait résolu de l’abattre. Je dis aux anciens :

Je ne puis vous en empêcher, mais jamais je n’y consentirai… Je leur rappelai qu’il avait déjà plu bien des fois, depuis que la croix était érigée et les pressai de venir tous en corps — hommes et femmes, demander à Jésus de leur donner de la pluie. Ils se voyaient réduits à la famine. Ils firent ce que je voulais… Le jour même, la pluie tomba en abondance… La joie fut grande. Ils venaient tous, les uns après les autres, me dire que Jésus est bon et chantèrent mille pouilles à leur sorciers.

Comme les deux religieux passaient devant une cabane, un petit garçon de cinq à six ans en sortit et vint, en courant, baiser le chapelet du P. de Brébeuf.

— C’est mon premier baptisé chez les Hurons, dit le missionnaire, l’enlevant dans ses bras. — N’est-il pas gentil ?… quand je le baptisai, il était presque mort.

Il lui dit quelques mots en huron et l’enfant répondit en faisant le signe de la croix.

Le P. Garnier charmé — oubliant la saleté du petit sauvage — lui faisait mille caresses.

— Regardez, dit le P. de Brébeuf, voici vos frères d’armes qui viennent à votre rencontre.

François Le Mercier, Pierre Pijart et Pierre Chastelain accouraient, en effet, transportés de joie.

Ils se jetèrent sur leur nouveau compagnon, l’embrassant et l’étreignant à qui mieux mieux.

— Allons, dit le P. de Brébeuf, coupant court aux effusions, le P. Garnier tombe de fatigue et de faim… Il faut lui faire les honneurs de la maison.

— Tout est prêt, s’écria François Le Mercier. Le P. Chastelain nous a surpris… mais vous étiez attendu, mon cher frère, vous allez avoir un festin… Et comment trouvez-vous notre maison ?

Cette maison, bâtie en écorce, mesurait trente-cinq pieds de longueur sur vingt de largeur, et n’avait d’autre fenêtre qu’un trou pratiqué dans la partie supérieure pour laisser échapper la fumée.

— Ça ne ressemble pas à Bois-Belle, dit gaiement le P. de Brébeuf, ouvrant la porte, mais croyez-moi… plus vous avez quitté, plus vous bénirez Dieu.

La cabane était divisée en trois.

La première pièce, qui servait d’antichambre, contenait aussi les provisions, c’est-à-dire le blé d’Inde et le poisson fumé.

Les missionnaires occupaient la seconde chambre, beaucoup plus longue.

On n’y voyait ni table, ni chaises.

Chaque côté des murs d’écorce, de longs établis portaient des caisses renfermant les habits, les livres, etc.

Le feu était allumé au milieu de la pièce.

Les Jésuites passèrent dans la troisième division convertie en chapelle, pour y réciter le Te Deum.

Pendant ce temps, le P. Le Mercier, resté en arrière, étendait dans un coin une natte de jonc, sur laquelle il mit une assiette de bois et un petit vase d’écorce qui servait de verre.

Fouillant ensuite dans les cendres, il en tira un petit pain de farine de blé d’Inde qu’il posa triomphalement sur la natte avec un plat de sagamité[3] et des framboises et des bluets dans de larges feuilles.

Il courut puiser de l’eau au ruisseau qui coulait près de la cabane, et quand les religieux sortirent, quelques instants après, ils le trouvèrent à genoux, devant les tisons, fort occupé à faire rôtir des quartiers de citrouilles et des épis de maïs.

Ravi de se retrouver au milieu de sa famille religieuse, Charles Garnier ne savait comment témoigner sa joie.

— Mais, mangez donc, fit le P. de Brébeuf.

Le jeune missionnaire s’assit par terre et plongea sa cuiller de bois dans le plat de sagamité :

— Comme c’est bon !… comme c’est propre ! dit-il, relevant vers ses frères sa tête fatiguée et rayonnante. J’ai une faim terrible.

— Vous devez avoir aussi besoin de dormir, fit le P. Chastelain. Je vous assure que je tombais hier.

— Votre chambre est prête, dit François Le Mercier, lui montrant, sous l’établi, une sorte de niche où une écorce et une couverture étaient étendues.

— Les sauvages dorment autour du feu, dit le P. de Brébeuf, mais nous avons trouvé moyen d’avoir des chambres.

Et ces hardis envahisseurs du royaume de Satan partirent tous d’un éclat de rire.

  1. Il périt en 1650, dans une rencontre avec les Iroquois.
  2. M. François Partiman.
  3. Bouillie de farine de blé d’Inde faite avec de l’eau et assaisonnée avec de la poussière de poisson fumé.