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À l’œuvre et à l’épreuve/34

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Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 207-211).


XXXIV


« C’est surtout dans les terribles missions du Canada, a dit Châteaubriand, que l’intrépidité des apôtres de Jésus-Christ a paru dans toute sa gloire. »

On peut l’affirmer sans crainte et dans les fastes de l’héroïsme et de la sainteté, il n’y a rien de plus admirable que la sanglante histoire des missions huronnes.

Jamais on n’a affronté des dangers plus horribles, jamais on n’a plus souffert pour jeter la semence de vie dans les royaumes de la mort.

Comme l’écrivait le P. Garnier, la conversion des Hurons, qui présentait des obstacles formidables, fut rendue encore plus difficile par les maladies qui suivirent l’établissement des Jésuites dans le pays.

Ces maladies sévirent durant des années, répandant partout le deuil, et firent prendre la foi en horreur et les missionnaires en exécration.

Mais la constance invincible des Jésuites, leur patience à toute épreuve, leur mépris de la mort, finirent par leur gagner le respect des sauvages.

Les Hurons commencèrent d’ouvrir les yeux à la lumière et l’Évangile fit parmi eux d’illustres conquêtes.

Cependant dans les décrets insondables de la Providence, cette nation, la première à embrasser la foi, était condamnée à disparaître presque entièrement.

Jusque-là les Iroquois n’avaient fait aux Hurons qu’une guerre d’embuscades. Mais les voyant affaiblis par la maladie, ils résolurent de les exterminer, et leurs terribles incursions se rapprochant, vinrent bientôt jeter l’épouvante dans tous les cœurs.

À travers les horreurs de cette guerre, la plus cruelle qui fut jamais, les missionnaires continuèrent leur œuvre.

Partageant toutes les souffrances, tous les dangers, ils assistèrent à l’épouvantable agonie de ce peuple infortuné, qui n’avait plus d’espoir qu’en eux, et comme le remarque M. Parkman, dans tous les récits de cette époque terrible, on ne rencontre pas une ligne, pas un mot qui permette de soupçonner un seul des Jésuites d’avoir reculé ou faibli un moment.

Parmi ces chevaliers du Christ, Charles Garnier fut l’un des plus grands, et chez lui, les dons extérieurs ajoutaient à la force un éclat, un charme auxquels les sauvages eux-mêmes, paraît-il, n’étaient pas insensibles.

« Ouvrier infatigable, dit le supérieur de la mission huronne dans les Relations, il avait tous les dons de la nature et de la grâce qui peuvent rendre un missionnaire accompli.

« Il possédait la langue des sauvages à un degré si éminent qu’ils l’admiraient eux-mêmes. Il entrait si avant dans les cœurs et avec une éloquence si puissante, qu’il les ravissait tous à soi ; son visage, ses yeux, son rire même, et tous les gestes de son corps prêchaient la sainteté. J’en sais plusieurs qui se sont convertis à Dieu, aux seuls regards de son visage vraiment angéliques, et qui donnaient de la dévotion et des impressions de chasteté à ceux qui l’abordaient, soit qu’il fût en prières, soit qu’il parût rentrer en soi, se recueillant de l’action d’avec le prochain, soit qu’il parlât de Dieu, soit même lorsque la charité l’engageait en d’autres entretiens qui donnaient quelque relâche à son esprit. L’amour de Dieu qui régnait en son cœur animait tous ses mouvements et les rendait divins…

« Ses vertus étaient héroïques, et il ne lui en manquait pas une de celles qui font les plus grands saints…

« Durant les maladies contagieuses, alors qu’on nous fermait les portes des cabanes, et qu’on ne parlait d’autre chose que de nous massacrer, non seulement il marchait tête baissée où il savait qu’il y avait une âme à gagner pour le paradis, mais par un excès de zèle et une industrie de charité, il trouvait moyen de s’ouvrir tous les chemins qu’on lui fermait, de rompre tous les obstacles, quelquefois même avec violence.

« Son inclination la plus grande était d’assister les plus abandonnés, et quelque humeur rebutante que pût avoir quelqu’un, si chétif et si impertinent qu’il pût être, il sentait également pour tous des entrailles de mère, n’omettant même aucun acte de miséricorde corporelle. On l’a vu panser des ulcères si dégoûtants et qui rendaient une telle infection que les sauvages, et même les plus proches parents des malades ne les pouvaient souffrir. Lui seul y mettait la main tous les jours, en essuyait le pus et nettoyait la plaie des deux et trois mois de suite, quoique souvent il vît très bien que ces plaies étaient incurables… Il prenait des malades et les portait sur ses épaules une et deux lieues pour leur gagner le cœur et pour avoir occasion de les baptiser. Il faisait des dix et vingt lieues durant les chaleurs les plus excessives, et par des chemins dangereux, où sans cesse les Iroquois faisaient quelque massacre ; il courait hors d’haleine après un sauvage qui lui servait de guide, pour aller baptiser quelque moribond ou quelque captif de guerre qu’on devait brûler le jour même. Il a passé des nuits entières dans des chemins perdus, au milieu des neiges profondes et des plus grands froids sans que son zèle fût arrêté d’aucune saison de l’année.

« Sa mortification était égale à son amour. Il la cherchait et le jour et la nuit… Sa nourriture était celle des sauvages, c’est-à-dire moindre que celle qu’un misérable gueux peut espérer en France. Cette dernière année de famine, le gland et les racines amères lui étaient des délices, non pas qu’il n’en sentît les amertumes, mais il les savourait avec avidité, quoique toujours il eût été un enfant chéri, et d’une famille noble et riche. »