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À l’œuvre et à l’épreuve/43

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Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 267-271).


XLIII


On était au mois d’avril, et à Paris, chez les Carmélites du Faubourg Saint-Jacques, l’ordre du jour ramenait les religieuses à leurs cellules, quand la sœur Gisèle de Jésus fut avertie de se rendre au parloir.

Le P. Henri de Saint-Joseph, alors provincial des Carmes, l’attendait debout à la grille en bois noir, et sa figure mouillée de pleurs respirait une joie si vive, si triomphante, qu’elle resta devant lui silencieuse, toute surprise et troublée.

— Ma fille, dit le supérieur, Dieu récompense magnifiquement et je vous apporte une grande… une glorieuse nouvelle.

Une seule pensée vint à l’esprit de la carmélite, mais cette pensée, elle n’osa l’exprimer, et croisant les mains sous son scapulaire pour contenir un peu les battements de son cœur, elle attendit.

— Les Jésuites ont des nouvelles du Canada, continua le religieux, dont les larmes coulaient toujours. Oh, chère sœur, réjouissez-vous !… le 7 décembre, Dieu lui a accordé la grâce des grâces, celle du martyre…

La religieuse ne prononça pas une parole, mais les larmes jaillirent de son cœur… larmes sacrées, larmes délicieuses qui semblaient ne devoir tarir jamais…

Elle avait appuyé le front sur la grille et ramené son voile sur son visage.

Était-ce pudeur instinctive de l’âme émue en ses plus intimes profondeurs ?… était-ce pour mieux entendre les paroles de la foi dont elle avait vécu ?… paroles de lumière ! paroles de vie ! qui en ce moment l’inondaient d’une joie infinie.

Elle-même, peut-être, n’aurait pu le dire.

Le carme, qui la regardait, se souvint d’une autre heure — heure première de la douleur :

— Ma fille, dit-il, plus que personne vous avez participé à son sacrifice, plus que personne aussi vous aurez part à sa gloire et à sa joie.

— Ô mon Père, dit-elle, relevant la tête, qu’il est heureux !…

— Oui, répliqua son frère, il est heureux ! Et dans une sorte de ravissement, il répéta les paroles de l’Église : « Quelle voix, quelle langue humaine pourrait exprimer, mon Dieu, la récompense que vous réservez à vos martyrs ! Teints encore de leur sang, ils reçoivent la couronne de vie. »

— A-t-il été longtemps dans les tourments ? demanda-t-elle, après un silence.

— Il n’a point passé par les tourments.

— Ô Vierge immaculée, soyez bénie, murmura la carmélite…

Et souriant à travers ses pleurs : — Dites-moi tout ce que vous savez, mon Père.

Le religieux fit un effort pour maîtriser son émotion et répondit :

— Charles était seul à Saint-Jean ; son compagnon de mission[1] l’avait quitté depuis deux jours quand, vers le soir du mardi 7 décembre, les Iroquois envahirent tout à coup le village. Les guerriers étaient absents… partis pour aller rencontrer l’ennemi. Ce fut une boucherie épouvantable… des cruautés atroces… Charles aurait pu fuir comme bien d’autres, mais il refusa. La charité le retint… la vue d’une si horrible mort ne le fit pas reculer d’un pas ; il se sacrifia pour le salut de ses sauvages. Les Iroquois réservant pour la captivité ceux qu’ils jugeaient pouvoir les suivre assez vite, faisaient main basse sur tous les autres. Ils attachaient les malades, les enfants, dans les cabanes et y mettaient le feu.

Lui courait partout, afin d’ouvrir le ciel à ceux qui allaient périr. Il pénétrait dans les cabanes déjà toutes en feu pour chercher les enfants, les catéchumènes, et les baptisait au milieu des flammes. Atteint de deux balles dans les entrailles, il tomba… L’Iroquois qui avait tiré sur lui le trouva évanoui, baignant dans son sang… Il le crut mort et se contenta de le dépouiller. Un peu après, la connaissance lui revint. Il fut vu, levant les mains au ciel… priant pour se préparer à mourir.

Le P. Henri s’arrêta un instant pour laisser couler ses larmes, puis il reprit :

Il était mourant…mais ces sauvages l’occupaient encore, car étendu dans son sang, il tournait la tête à droite et à gauche, tâchant de voir autour de lui… À quelques pas, un pauvre Huron, aussi blessé à mort, se tordait dans d’atroces souffrances, Charles l’aperçut. Il n’avait plus qu’un souffle de vie : par un miracle de volonté, il parvint pourtant à se lever. Mais à peine avait-il fait deux pas qu’il tomba rudement par terre… Il réussit encore à se relever, mais pour retomber encore aussitôt. Alors voyant qu’il ne pouvait plus marcher, il se traîna jusqu’au blessé, et pendant qu’il le préparait à mourir, un Iroquois lui fendit les tempes de deux coups de hache… La hache avait pénétré jusqu’au cerveau.

La sœur Gisèle de Jésus avait tout écouté sans faire un mouvement. Le monde extérieur avait complètement disparu pour elle… L’héroïque missionnaire était là, sanglant, sous ses yeux.

Et, tout à coup, emportée vers le passé elle le revit tel qu’elle l’avait vu, sur les bords de la falaise, en face de l’océan, alors qu’il luttait contre son cœur.

— Ah, mon Père, dit-elle, répondant à sa pensée, et relevant sa tête rayonnante ; qu’il est heureux de ne s’être pas pris au bonheur de la terre ! Qu’il est heureux d’avoir fait la volonté de Dieu !…


fin.
  1. Le P. Chabanel n’arriva point à Saint-Joseph. Il périt dans le trajet, assassiné par un Huron apostat qui plus tard avoua l’avoir tué, « parce qu’il avait toujours été malheureux, disait-il, depuis qu’il avait embrassé la foi. »