À l’ombre d’Angkor/I

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I

6 juin 1913.

C’est, à cette époque des basses eaux, la grande poésie du fleuve avec ses rives escarpées, coupées à pic dans une terre rouge comme de la chair. Tous les arbres y poussent vigoureusement : le teck aux larges feuilles vert tendre, les palmiers à sucre et leurs boules de palmes, les bambous semblables à des jaillissements d’eau verte, grêles dans le bas et qui retombent après un épanouissement délicat, d’immenses banians abritant les pagodes, les manguiers noirs — et puis, de grands cadavres d’arbres aux blancheurs d’ossements. Leurs branches tordues font des gestes désespérés à l’eau qui passe. Mais, comme en ce pays rien n’est complètement mort ou tout à fait triste, des lianes fastueuses empanachent ces squelettes.

Souvent une petite île surgit, semblable à un grand vaisseau à l’ancre dans le courant, un grand vaisseau en fête et tout orné de verdure. Et toujours ce sont les herbes flottantes aux fleurs mauves ; les cormorans, ailes ouvertes, noirs et immobiles dans le soleil ; une pirogue dormant sous un arbre qui la remplit de feuilles ; un enfant nu qui se baigne ; des oiseaux bleus ; le bond scintillant d’un poisson et jetées sur la berge pour sécher, les étoffes safran des bonzes.

Les sampans ont les deux extrémités relevées, un pagayeur sur chacune ; et souvent une femme à l’écharpe éclatante est posée au milieu comme une grande fleur. Chaque sampan flotte au ras de l’eau et la frôle comme un mince croissant noir répété par elle en sens inverse. De sorte que deux croissants sont là : un qui glisse — l’autre qui tremble.

Cette pirogue creusée dans un seul tronc d’arbre est presque l’unique richesse du riverain. Il y habite souvent, y pêche, y transporte des fruits et des vivres protégés par des feuilles. Accroupi à l’arrière il s’arrose d’eau exquise à sa fatigue. Il y chante des refrains qui l’aident à ramer. Il y dort et rêve dans le bercement du fleuve et l’ombre des bambous. Il y mène sa femme « posée comme une fleur » et ses enfants y jouent et s’exercent au maniement des pagaies.

Le tronc d’arbre qui fut autrefois balancé par le vent au bord de cette eau, l’est maintenant par cette eau et sous le même vent. Et sa double existence reste attachée à la même rive.

N’est-ce pas tout cela qui m’émeut au passage des sampans indigènes ; cette poésie intime qui s’isole dans un bercement suivi d’un sillage, sur la grande eau calme du fleuve, tandis qu’au delà tout est imposant et solennel : le ciel embrasé, la ligne lointaine et mystérieuse des berges, et le silence.


Le Mékong à Kompong Cham
Le Mékong à Kompong Cham


II

Les rives se perdent à l’horizon et des roches çà et là émergent. Les arbres, chaque année, battus par les eaux montantes jusqu’à leurs premières branches, montrent des racines blanches jetées dans le courant. Une écume épaisse et persistante tournoie. Partout des remous roussâtres décèlent une perfidie, un danger ou un abîme. Le grand ciel blanc est implacable. L’eau fait un bruit doucereux. Ce sont les rapides.

Alors les pagayeurs précipitent leurs manœuvres. Sur l’étroite planche qui fait le tour de l’embarcation, ils frappent en cadence de leurs pieds nus et crispés.

Penchés en avant à croire qu’ils vont tomber, le dos bombé et ruisselant sous le soleil, l’extrémité de la perche à l’aisselle, ils commencent le combat. La jonque reste sur place, roule bord sur bord, se dresse de l’avant et gémit sur des branches à fleur d’eau. Les perches de bambou, pressées à se briser, vibrent comme des cordes de viole. Les hommes halètent, crient, — et puis tout cesse : la barre est passée.

Sous un arbre qui penche, les pagayeurs brisés de fatigue poussent la jonque. Ils se jettent à l’eau avec délice, boivent à longues gorgées. Et c’est très beau ce repos, cette fraîcheur, ces nouvelles forces puisées, au sein de l’élément auquel on vient de disputer sa vie, en cet endroit qu’on voit encore et dans lequel un homme tombé eut été un homme perdu.

L’homme calme et civilisé qui se trouve allongé sous le toit de la pirogue assiste à ces tableaux successifs de violence et de paix. La question de la vie est bien vite envisagée lorsqu’elle ne tient plus qu’à une perche de bambou qu’un homme casse du genou et qu’ayant observé la face du nautonier, on reconnaît les yeux vagues et les joues creuses que font les fumées de l’opium.

Quant à moi, qui ne suis pas très sûr d’être calme ni civilisé, le danger m’a semblé très illusoire. L’effort de ces hommes m’a préoccupé plus que la raison : c’est lui qui m’a impressionné et non les rapides.