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À l’ombre de mes dieux/Nocturne

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Nocturne.

À l’ombre de mes dieuxLibrairie Garnier frères (p. 53-59).


NOCTURNE


I


 
La nuit se fait aux étalages de lumière,
Le vide a reconquis la rue aux murs dormants,
La chaussée, avec ses monticules de terre,
Par endroits éventrée, imite un cimetière,
Où bâille une tranchée avide d’ossements.

Le ciel livide amasse un ouragan de pluie ;
Les becs de gaz, plus espacés, vacillent lourds ;
Par tous les soupiraux de sa masse équarrie,
La caserne dégage un relent d’écurie ;
Le dôme éteint préside au somme épais des cours.


Les platanes rouillés fléchissent. L’avenue
Épouse la laideur triste de ses maisons.
Dernier foyer vivant de la ville abattue,
Plein de scorie humaine, à l’angle de la rue,
Un bouge asphyxiant secrète ses poisons.

Comme le crime obsède une âme criminelle,
Comme un phare s’obstine à déclancher son jour,
Un fantôme revient sans cesse au carrefour,
Veilleur halluciné, tragique sentinelle,
On le voit naître et disparaître tour à tour.

La nuit se fait. La ville est rendue au silence,
Mais le silence est plein de chuchotements noirs.
Un sourire embusqué vous aspire aux couloirs,
Et, d’un rouge mystère attestant la présence,
De poignantes lueurs traversent les trottoirs.

Autour de la caserne au relent chaud de grange
La Prostitution dresse son gîte impur
Et le passant s’émeut lorsque furtif, au mur,
S’entrebâille sur lui, pour une invite étrange,
Un volet, que jamais n’a visité l’Azur.


II


Luxure ! âme des nuits des capitales (lie
Où l’Homme entassé vit, rongé de noirs ferments)
Ta déplorable erreur couve et se multiplie.
Tous tes émois cachés, ta secrète-folie
Se respirent, dans l’ombre, au long des monuments !

Luxure ! où retentit le tumulte des âges,
Éclair libérateur des cerveaux orageux,
Comme un appât sournois, tu dresses tes mirages ;
Ta hantise prête une auréole aux visages
Et fait chanter une Sirène dans les yeux !

Tu réveilles d’un goût de proie et d’aventures
Le primitif sauvage enfermé dans nos cœurs ;
Ce que ta convoitise allume de splendeurs
Jette un voile enflammé sur ta morne imposture,
Et tu prends l’âme aux rets de tes songes menteurs !


Que me veux-tu ? Pourquoi d’un accès de tempête
Viens-tu forcer ma quiétude et l’étourdir ?
Ce que tu nous promets, tu ne le peux tenir !
Laisse-moi regagner ma paisible retraite
Où, sur un livre ami, ma lampe veut fleurir.


III


 J’ai vu, cieux pardonnez ! ta face décevante,
Ta face véritable aux traits décomposés ;
J’ai surpris, sous les fleurs, ta détresse béante
Et démasqué — j’en tremble encore d’épouvante —
Le reptile assassin qui loge en tes baisers !

C’était, dans la banlieue où sonnait l’orgie âcre
Et le bruit aviné de rixe des rouliers ;
Sur la berge déserte, aux sinistres piliers,
Tandis que j’écoutais, ta fureur de massacre,
Saoûle enfin, laissa choir son aveu meurtrier.

Et depuis je t’exècre, ô bouche sanguinaire,
Insatiable, ô pourvoyeuse de la Mort,
Blessure envenimée ouverte au flanc des forts,

Quand donc cesseras-tu de nous faire la guerre,
Toi qui prends vie et nourriture de nos corps ?

Tu vas broyant partout la foule exaspérée
Et ton trophée est fait des vieux mondes détruits,
Mais de ceux que ta main retaille au fond des nuits,
Chaque nouvelle ébauche avorte, raturée,
Et rien n’éclate aux yeux du vœu que tu poursuis.

Dévorant le scrupule où Dieu se manifeste,
Ton mal chemine, enduit d’un miel insinuant,
Et pour nous désarmer du bouclier céleste,
Tu te couvres de ruse ainsi qu’un filou preste
Dévalise un ivrogne endormi sur un banc.


IV


Cherche une dupe ailleurs ! Que ta rage s’épuise
Sur les âmes de chair ! Moi ! tout ce que tu mets
D’animales ferveurs aux entrailles surprises,
Je les filtre à ma veine et je les utilise,
Ailé de force neuve, à gagner les sommets.


Tel un chêne, ornement sacré du territoire,
Fouillant de sa racine un sol avare et dur,
Sait extraire du Styx embourbé d’ombre noire,
Sa vertu prophétique et sa noueuse gloire
Et sa verte ambroisie en marche vers l’azur.

Pour me surprendre, en vain, ta malice dispose,
Aux lointains nus, ton fauve éclat d’apothéose ;
En vain, ton simulacre exalte mon désir,
Connaissant qu’il se tue aussitôt qu’il se pose,
C’est errant qu’en mon sein je le veux maintenir.

À l’ombre de mes dieux, comme une flûte agile
Plie à sa volonté le désordre des airs,
Je veux discipliner ton pathétique éclair,
Et que ton incendie, ôté de mon argile,
Brûle en se resserrant au foyer de mes vers.

Ainsi je te méprise ensemble et te redoute,
Toi qui, d’un tournoyant vertige d’horizons,
Exaspères la froide horreur de nos prisons ;
Comme Ulysse attaché, sans y mordre, j’écoute
Les mots dorés dont tu te fais des hameçons.


Mais, couvrant ton mensonge, une voix se lamente,
L’éternelle douleur sanglote dans le vent,
Et, tandis que je rentre, aux lampes vacillantes,
Pèse l’anxiété de la grêle imminente,
Et le ciel orageux fulgure brusquement.