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À la hache/06

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 73-80).

VI

LES AMOUREUX DE LA FORÊT


La nuit pousse ses premières ombres sur la baie.

Par centaines, les poissons sautent, font des cercles mouvants où disparaissent les queues argentées. Les grenouilles continuent à épaissir l’ombre avec leurs cris…

Plusieurs canots sont remplis de jeunes gens, tellement est bon l’air du soir épuré par le silence. Deux frères s’amusent à lancer des roches, sur le miroir mauve. Les chiens du Dépôt nagent, cherchant les oiseaux de plomb. Ils reviennent à la hâte, s’assoient attentifs, regardent, avec des yeux bombés, et sautent de nouveau dans l’onde en jappant.

Dans un des chantiers, une dizaine de vieux sont déjà à leur aise. Les pieds nus s’étirent, laissant voir des orteils plissés comme des figues sèches. Les chemises évaporent la sueur, sur des gaules tendues, entre deux ormes. Sur les toiles grises, parfois, un scapulaire brodé, mouche écarlate, endormie.

Ces papas ont des mœurs. Vous ne les prendrez pas à conter fleurette à Saturne, encore moins à Vénus. L’un d’eux, Georges Tiffault, de Saint-Adelphe, propose la prière du soir. Les pipes se vident. La fumée tombe sur le sol, avec les cendres. On s’agenouille autour des bancs, bouleaux fendus, et le chapelet commence.

— J’vous salue Marie…

— Farme la porte, y a un courant d’air…

Allons, Tiffault se lève, obéit. Le chapelet, sur ses longs membres, imite un bruit d’ossements. Il recommence :

— J’vous salue, Marie…

Et l’on entend dix voix, pleines d’années, répondre, à l’unisson :

— Soit-il !…

Sur les couvertures, en face d’un vieillard, un chat ose jouer avec les crucifix, brillants d’usure. Le bon grand-père, tout scandalisé, fait des signes émus, avec ses grandes mains osseuses. Minou croit, sans doute, voir le diable… Il saute sur une tête chauve, s’accroche à un pantalon, tombe dans le plat d’eau, avant de pouvoir enfin jouir de sa liberté.

Le diseur de prières n’a pas oublié ses Actes. Les Commandements sont un peu écorchés. Ceux de l’Église, écourtinés. Peu importe, le bon Dieu n’est pas sourd.

D’une voix plus grave, Tiffault commence le « Je confesse à Dieu ». Se donnant des coups à la poitrine dignes d’un Corbett, il s’écrie :

— Par mon frère !… par mon pére !… par mon grand-pére !…

Sublime naïf !…

Le Christ a dû sourire amoureusement à ton appel. Il sait que tu lui as donné seize enfants, dont un prêtre et trois religieuses… Et, au grand livre de Justice, c’est Lui qui t’invitera dans son Royaume, en disant : « Par ma faute, par ma faute, par ma très grande faute ! »…

La nuit est maintenant complète chez les vieux. Dix brûle-gueule jettent une pâlotte lueur au-dessus des couches. Tous ces géants parlent à voix basse.

— Tu sais, Jos. Parent, j’ai acheté ane autre terre à Mont-Laurier… Ça m’en fait cinq à présent… Le curé Labelle me l’avait ben dit : « Jos, marie toé, pis monte sus la Lièvre, c’est là ton avenir…

— T’as raison, Poitras. Moé j’en ai deusses extras, dans Saint-Jacques, là ousque les curés Maréchal y ont fait tant de bien. Le tabac y vient fort et gras. J’peux garder ma famille autour d’là table…

Un troisième déclare avoir envie de se remarier. Son voisin de couchette s’écrie, oubliant le silence traditionnel du soir.

— T’es pas fou, Désiré… À 65 ans… c’est ben trop jeune pour faire un mort.

Et le compagnon de Désiré lui donne un vigoureux coup de coude dans le ventre.

Tiffault grogne.

— Lâchez donc les femelles, vous autres. C’est l’temps d’dormir…

Plus rien…

***

Les deux L’Épicier, père et fils, n’ont pas manqué de faire un tour de pêche, flânant dans la baie d’abord, afin de jouir un peu des minutes glorieuses du couchant, déjà loin. La lumière du jour s’est endormie graduellement, sous l’aile élastique de la nuit.

Leur canot tourne doucement la pointe de la digue. Un chevreuil continue à mordiller les bourgeons épanouis d’un jeune tremble, aux feuilles rondes comme des gros sous, dansant une farandole argentée, et secouant vers le sol des couleurs volées à la dernière lune.

Le vieux forgeron admire son fils.

Tous deux sautent à terre. Les chiens de Valade hurlent avidement. La porte du chantier s’ouvre. Une clarté de jaune d’œuf tombe de la lampe. Le chasseur les voit déjà. Il reconnaît son ami dans l’ombre laiteuse.

— Tenez donc !… quel bon vent vous amène ? Bate-feu ! c’est ça vot’gars ? Ben planté… ben planté…

Il se frotte les mains et fait passer devant lui les visiteurs. Madame Valade, lunettes sur le front, lève sa petite tête de fauvette, sourit et regarde aussitôt sa fille. Cette dernière, en robe rose, assise près de la table, feuillette un catalogue de modes vieux de cinq ans, trouvé dans une hutte abandonnée. Elle se lève pressée, en entendant le forgeron.

— Ernestine, v’là mon Philias, que j’te présente.

Philias tourne gauchement sa casquette entre ses doigts, et murmure :

— Enchanté, la d’moiselle…

Le visage de la fillette prend une teinte de fruit mûr. Faisant une révérence, elle répond :

— Moé aussi, Mussieu… V’nez vous assire…

Le bûcheron, au front large, au regard d’aigle, produit de nombreuses hérédités parfaites. s’accroche dans une catalogne, gauchement, avant de parvenir à s’asseoir.

Il hasarde enfin :

— Vous r’gardez les p’tites images, Mamzelle ?…

— Ben oui. Je ris de voir ces robes… Y doivent prendre le rhume avec ça ? déclare-t-elle, en s’étirant.

Le galant, après un effort terrible :

— J’aime pas ces modes, vous savez… C’est honteux… Et à Joliette, j’ai vu, pendant ane sorciére, les toilettes monter par-dessus les épaules… On crairait toutes les filles piquées, en les voyant s’prom’ner attriquées avec ces fanfreluches…

— Elles araient d’là misère, pour sûr, à faire la chasse. Voyez-vous leurs bas d’soie, dans les broussailles ? C’que les maringouins s’en f’raient du fun… ah !… ah !… ah !…

Le rire de la fillette est doux comme le feu de ses tresses sautillantes. Philias écoute cette musique, tout en continuant le jeu de sa casquette, et fixant plus que jamais la pointe de ses bottes ferrées.

Maman Valade fait un signe au bonhomme L’Épicier, et désigne le couple avec un regard malin.

— Ma fille, va donc à la source offrir un verre d’eau frette au jeune Mussieu.

Les deux intéressés hésitent, puis disparaissent dans le soir violet.

Après une sauterie de bambins, ils s’assoient dans la mousse et boivent à longues gorgées, tour à tour. Les arbres sont immobiles. Les nids, débordant de plumes, de becs et d’ailes, s’endorment. Mademoiselle Valade joue avec une tige de foin d’odeur, qu’elle hache ensuite entre ses dents. Le charme de cette nuit, en un printemps ivre de sève, trouble ces deux êtres sains. Les paroles se figent aux lèvres. Ils s’étudient et s’admirent en silence.

Puis, Ernestine se lève. Un rayon de lune saute dans ses cheveux lourds. Doucement elle murmure.

— On va rentrer. Vous n’avez pu soif… Et j’ai peur de je n’sais pas quoi…

— Rentrons, la d’moiselle. La fraîche, voyez-vous, a commence à s’coller sus vos épaules. Et puis, ça sent trop bon, dans la brousse…

— Oui, Mussieu… Mais dites-moé donc… Allez-vous être ben longtemps parti ?

— J’ai d’l’ouvrage pour deux mois, mais j’tâcherai de v’nir un de ces dimanches. Cela vous fait rien, que j’vienne ?

— Oh ! non… non… s’écrie l’enfant, toute surprise de l’émotion qui l’étreint. Elle ajoute, en brisant une pousse de rosier sauvage, sans prendre garde aux épines :

— J’aimerai ça, vous r’voir. On ira en canot. Je sus çartaine que vous aurez des belles choses à m’dire…

Après une veillée de cartes, sous l’œil heureux de la mère Valade, les visiteurs font les salutations d’usage.

— À la r’voyure, la d’moiselle…

— À la r’voyure, Mussieu…

Le papa Valade, au forgeron :

— Les prunes y vont ben donner. Les arbres sont chargés partout.

L’Épicier au chasseur :

— Tant mieux, on f’ra des conserves en masse.

Le retour est silencieux. Philias se contente de dire, en sautant par terre, au Dépôt :

— Bonsoir, mon pére…

Le vieux répond :

— Bonne nuit, mon fils…