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À la hache/08

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 88-100).

VIII

UN DIMANCHE AU CHANTIER


Trois heures du matin.

Philias L’Épicier, assis devant sa tente, au lac Jérôme, regarde l’aube. Il attend l’amour. La vie lui semble un rideau épais formé de rayons lunaires, de premières clartés, unissant la terre et les cieux dans une étreinte sublime.

L’obscurité s’évapore peu à peu. Le haut de l’azur conserve vaguement un brun de prunelles, où les astres dessillent, goutte à goutte, leurs derniers feux. Deux petits nuages, séparés par un rien de lune nouvelle, imitent une bouche, laissant perler son ivoire entre deux lèvres pourpres.

Le beau spectacle change avec les minutes. Le temps, de sa faux rose à manche d’ébène, couche des moissons blondines, sur l’horizon. La terre avance dans une mer d’orangeade. Le lac déroule ses banderoles opalines. Les vagues, tassées, rondes, flottent en se heurtant, comme des citrons.

Sur les cimes, des arbres morts soutiennent un dais vermillon. Deux pics rapprochés laissent suppurer, d’une fissure droite, du jus de raisin. L’heure coule. L’aube tombe dans un bain de moutarde et disparaît.

Voici l’aurore.

Une brume cramoisie monte du marais voisin et cache la lune basse, copeau de pin résineux. Le vent commence à brasser les couleurs. Le ciel se transforme en hémicycle parfait. Des gradins s’accentuent, montant de la terre. Le jais, l’écarlate, le rouge, le vert, le rose, le bleu, se superposent en couches tendues.

Enfin, le soleil ! Boulet de radium. Tout s’écroule, s’effrite en un blond lumineux, chaud, immense…

Le fils L’Épicier rejette la couverture de laine qui lui mord les épaules. Il s’étire. Un corps bombé de muscles moule les veines, soulevant la peau, la fendant presque, sur les bras et les jambes.

Plongeon dans le lac. La tangente de ce marbre parfait apeure les poissons qui fuient. Le nageur revient à la surface, les mains remplies d’algues, arrachées au fond vaseux. Ces filasses d’un bleu vert, jetées au loin, flottent comme de l’huile. Le jeune homme se roule dans le tapis des hautes herbes. Il s’habille avec soin, sans hâte.

Pantalon gris-clair, étouffé aux genoux par des grands bas bruns, à rayures vertes ; chemise jaune ; mouchoir en soie violette, à picots blancs, autour du cou ; bottes chocolat, allant à mi-jambe ; chapeau cow-boy, avec cordelette rouge, pressant sur le feutre des plumes de pivert, en éventail. Tel est l’accoutrement officiel d’un contremaître endimanché.

Les hommes font la grasse matinée. Seul le marmiton brasse ses plats.

— T’nez, l’boss, goûtez donc à mes fèves. J’les ai fait rôtir avec ane queue de castor. Rien comme ça pour donner du pic.

Le jeune beau s’amuse, en mangeant, à regarder de nombreuses mouches, qui recommencent l’ascension du Mont Blanc, à la suite, dans le bol de sucre. Il vide sa tasse de café par terre et se fait donner du thé, en terminant son repas avec toute une tartine aux pommes.

Vite maintenant sur la route, saupoudrée de fauves dorures, vers la gloire !

La rosée sourit. Ne se fait-elle pas becquetter par les moineaux. Dans les fossés de la sente, des crapauds roulent. Les cris doux enchantent. Les pustules de leurs peaux écœurent. Pourtant, ils ont des yeux tendres, une langue rose…

À toute minute, des perdrix allongent le cou, dans la fenêtre des chiendents. Le marcheur leur parle.

— Aimez-vous, les petites !…

Les têtes pivelées affirment : « Oui », et les oiseaux continuent à grapper dans les feuilles mortes.

Au milieu de la montée Duplessis, à un mille de la Cache, Philias arrive nez à nez avec Rougette et la Caille. Surprise des deux vaches, partant au galop, queue droite. Le lait tombe des pis gonflés. Des taches bleues mouillent le sable. Rien n’émeut plus les bêtes domestiques, dans la forêt, que de se trouver ainsi, seules avec l’homme.

Le lac Clair ondule au loin, entre les collines. Lente caresse sous les nuages. Les bâtisses du Poste s’entrecroisent, au milieu des branches. Quatre des chiens accourent joyeusement. Ils sautent sur le visiteur. Tous veulent à la fois une parole, une tape amicale. Les énormes bêtes ouvrent la route, jappent, se retournent, reviennent, s’en vont, s’immobilisent, se sentant au derrière. Les queues noires, mélange de craie et de suie, les queues jaunes, oscillent sans arrêt, « tictacquant » la joie de vivre.

Une vingtaine d’hommes suivent leurs ombres, dans la cour. Trois chevaux hennissent, devant la forge. Des vers de terre, rentrent dans leurs trous, à cause du soleil. Dionne Desrosiers mange des radis. Chanteclerc, dédaigneux, l’examine et se gonfle, en criant à ses poules :

Bah !… ah !… ah !… les hommes !…

Dix heures. Le triangle d’acier émiette sa musique. La voix du cuisinier domine :

— Le chapelet ! C’est l’temps de la messe, par cheu-nous.

Joseph Laurence, dans sa bicoque, se fait une entaille avec son rasoir, en entendant cet appel. Il s’essuie vitement avec un vieux sac et murmure.

— La bonne Viarge avant la barbe…

Il s’achemine vers la prière. L’Épicier le suit. Tout en marchant, il roule son tablier de cuir et lisse ses cheveux avec un peigne à trois dents, qui lui tient lieu de crayon, dans sa poche de chemise, au-dessus du cœur. Adolphe Flamand, alias le Rouge, saute de son lit et marque la place, dans son roman, avec une branche de cèdre. Il déclare à un compagnon :

— Mon vieux, j’arrive au mariage !

Arthur Deslauriers, bretelles pendantes, cause de flottage avec Boischer. Ils se dirigent aussi vers la cuisine.

Je ferme la porte du bureau. Pourquoi n’irai-je pas saluer Marie ? Les hirondelles ont déjà commencé, immobiles sur la corde à linge. Une « dizaine » au moins.

Je revois mon église natale. Ma chère maman prie. L’encens se mêle à l’orgue. La voix du vieux notaire Labelle déplace les anges cachés entre les colonnes. Je m’attarde dans le petit cimetière, qui se tasse amoureusement au mur humide du jardin. Les poulets du curé attrappent des mouches, parmi les roses. Les pierres tombales s’alignent, chaudes, entre les pivoines et les œillets. Route des cieux, jalonnée avec les âges des ancêtres, heureux dans leur repos…

Dans la salle à manger du Dépôt, les têtes nues se penchent. Le cuisinier, la voix pesante :

— Gloire soit au Père…

Entre ses pieds, un chat joue. Couché sur le dos, il essaie de capturer avec ses pattes un rayon qui suinte d’une fente de la couverture. Les hommes font ainsi, toujours, avec le bonheur…

— Cinq Pater et cinq Ave pour ceus qui sont morts par l’eau les années passées.

Tous répondent machinalement, du fond de l’âme, comme ils l’ont appris.

— Un Ave pour les ceus qui vont s’nayer c’te année.

Boischer essuie une larme. Son fils aîné a péri dans la Mattawin, en sautant une chûte, il y a 20 ans.

Les travailleurs se relèvent. Ils frottent leurs genoux, comme à l’église.

Ces vieux pantalons troués, usés, sales. Un carreau, sur celui de Deslauriers, est recousu avec un bout de fil en acier mou…

***

— Voulez-vous m’passer vot’canot neuf… Le cel qu’est peint en rouge ?

Je ne puis refuser à la demande, toute gênée, de Philias L’Épicier. La bonne joie, dans les yeux du galant, lorsqu’il me suit au hangar !

— Vous m’donnez ane aviron neuve aussi ? C’est ben trop d’bonté. On va m’prendre pour l’inspecteur du gouvernement.

L’embarcation file sur l’eau, à peine verte, tellement le bleu épais du ciel clair y plombe sa souplesse. Le rouge brillant du canot se reflète dans l’onde, tel un oiseau gigantesque aux plumes écarlates marchant dans une mare, et dont un pied jaune monte et puis descend, comme le fait l’aviron en chêne doré.

Philias L’Épicier découvre, dans une anse fleurie d’aubépines, à gauche de l’île Valade, une conque verte, supportant un bouquet rose, auréolé de flammes. La distance entoure le tout de lumières exquises. Son cœur voit le premier. C’est Elle ! Il approche doucement, sans bruit. La vague fait « Chut !… Chut !… » à chaque pression molle de l’esquif chargé de teintes purpurines.

Mademoiselle Valade est penchée près du rivage. D’une main, elle tient une ramure de cèdre. De l’autre, elle écarte des nénuphars et se mire dans du bleu entouré par la cire des fleurs épaisses. Plusieurs papillons noirs, aux ailes striées d’orange, sont posés sur la barre de son canot et regardent, aussi, les tresses, bouquet inconnu pour eux, mais combien désirable. Les baisers plus rapides du courant, sous les doigts de la fillette, lui font relever la tête.

— C’est vous !

— Comme vous l’voyez, la demoiselle.

— Que j’sus donc fière !

— Moé pareillement.

Les deux canots se touchent, s’arrêtent sur un lit de mousse et de cailloux blancs. Mlle Valade suggère :

— Si on débarquait… Voyez-vous ce beau pin, parmi les roses sauvages. Un vrai parasol. On s’rait ben, à l’ombre…

Tous deux sautent par terre et s’acheminent, s’étendent sous l’arbre paradisiaque.

L’Épicier regarde son amie, baisse la vue, enfonce son talon dans le sable, la contemple de nouveau.

— Mon Dieu… vous avez donc ane belle chevelure… Voulez-vous que j’la touche ?…

Ernestine, toute rougissante :

— Y doit pas avoir de mal à ça.

Elle penche sa tête, naïvement, jusque sur l’épaule de celui qu’elle aimait déjà avant de le connaître. Ce dernier caresse la soie rousse, enfonce ses lèvres dans un rêve vivant et murmure :

— Y sentent donc bon ! Pareil comme de l’orge coupée, quand la brunante y jette son s’rin…

Sans contrainte, sous la poussée impérieuse qui domine la vie depuis que le monde est monde, les mains se joignent. Le couple demeure silencieux, s’admire. Un écureuil gruge une noix, au-dessus de leurs têtes, et fait tomber des parcelles d’amande dans la blouse échancrée de la jeune fille. Elle frissonne et s’écrie :

— C’est comme des mouches… ça chatouille et c’est ben frette, ces miettes-là… Va t’en polisson…

Elle lance un gravier à l’importun et découvre le creux d’une aisselle, épaisse et chatoyante comme le dos d’un chardonneret. L’écureuil saute plus loin, se remet sur le derrière et chante Tritt… Tritt… en faisant rouler son gosier, tel un pois sur du satin.

Philias sort une petite photo d’un calepin sali.

— C’est l’portrait d’ma mère… Elle est belle comme vous…

— J’aimerais ben ça, la connaître ?

— Y en tient qu’à vous… Je ne sais comment vous l’dire… mais j’ai jamais rencontré ane fille telle que vous. Ben faite, avec ça. J’aime autant vous l’dire que de l’penser car j’ai du plomb sus l’cœur… ça m’étouffe. Voulez-vous m’marier pour m’donner des beaux enfants ?

Mlle Valade se penche davantage sur son compagnon. Ses yeux fixent une fleur sauvage, à ses pieds, petite langue vive où des guêpes mêlent leurs ailes. Elle murmure doucement :

— Moé aussi, j’vous aime… J’vous aimais déjà quand vot’père parlait de son Philias. Vous dites que j’sus ben faite. C’est-y vrai ?… Les enfants aiment ça qu’on soit ronde, dure et forte ? Oui, j’vous marierai, mais y faudra attendre à l’été qui vient. Mon père s’fait vieux et j’lui ai promis d’aller faire un autre hivarnement au lac des Sables.

— J’vous r’marcie ben gros d’vouloir m’épouser… On va donc mettre l’mariage à l’autre mois d’juillet… Dans onze mois j’aurai l’temps de bâtir un beau chanquier à Saint-Guillaume. J’ai envoyé dix piastres à Québec, y a deux semaines, pour un lot. J’y pense, y faudra ben tailler un ber aussi, hein ?

La nouvelle fiancée le regarde toute souriante et déclare :

— Ma mère a m’a toujours dit qu’on d’vait n’avoir un… Autant l’avoir tout d’suite. Votre mère a pourrait ben l’rembourrer avec d’là belle dentelle… Et moé j’vas prendre un tas de belettes, pour faire une chaude couvarture au p’tit que l’bon Dieu m’donnera…

À ce moment, à vingt pas, un couple d’ours sort de la futaille. Ils se courent, roulent dans le sable, se donnent des coups de griffe, se lèchent le museau puis repartent en galopant, vers la brousse.

Mlle Valade serre davantage la main aimée et affirme d’une voix drôle.

— Y veulent avoir des petits.

Son compagnon sursaute et demande :

— Quoi, comment l’savez-vous, la demoiselle ?

— J’en sais rien, mais à toutes les années, vers la fin d’juin et dans les premiers jours de juillet, les ours sont dangereux. Y faut pas les attaquer. Pis dans l’automne, on les voit avec des enfants. Et mon père m’a toujours conseillé : « Ma fille, dérange pas les ours dans c’temps-là… » C’est la raison pour laquelle j’vous ai parlé tantôt, j’en sais pas plus long…

Des larmes de bonheur appesantissent les paupières du jeune bûcheron. Sa compagne s’en aperçoit.

— Pourquoi que vous avez envie de pleurer ? J’vous ai-t’y fait de la peine ?…

— Non, non, mon cœur. Si tu savais comme j’sus heureux et comme j’t’aime !

Il saisit la fillette par la taille, l’attire à lui et cherche ses lèvres. Les bouches se joignent, se soudent. Les deux corps frissonnent, se frôlent et le premier baiser d’une vierge à son premier amour, fait sourire Dieu, qui jette vite un grand nuage pourpre devant le soleil.

La jeune fille se dégage soudain et court vers le rivage, nerveusement.

On est mieux de s’en aller, à c’te heure… J’ai peur qu’les ours y reviennent…

Elle accompagne son futur jusqu’à la passe du petit lac Clair. Un second baiser colle les canots, à les faire chavirer.

— Ma p’tite femme, chante L’Épicier.

— Gros vieux, reprend la fillette. Je t’aime, je t’aime… R’viens m’voir avant d’partir pour Saint-Michel. J’veux te r’voir. Et pis écris moé.

Je redescendrai ane fois à l’hiver car ma mère reste sus l’île c’te année avec Osias…

Les canots s’éloignent. Philias crie à pleins poumons, dans le vent qui siffle :

— Oui… j’t’écrirai… je t’aime gros comme le lac… Je t’…

Un huart couvre le dernier mot de son appel prenant.

Qui sait ? Il dit peut-être la même chose, à sa compagne aux ailes molles, qui l’attend, parmi les joncs, lourds de chaleur et de jus, sur une rive lointaine…