À la hache/11

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Éditions Albert Lévesque (p. 123-134).


DEUXIÈME PARTIE


AUTOMNE-HIVER

I

UN FEU DE FORÊT


Depuis quelques jours l’horizon est enfumé. Le soleil semble malade. Une attaque de jaunisse. Les nuages sont jaune moutarde et s’épaississent à vue d’œil. Hier soir, une lueur cramoisie illuminait le ciel.

Tom Brousseau m’a renseigné. Un incendie fait rage, à 40 milles du lac Kaasacouta, sur la rivière Bull. Je suis au courant de sa progression, d’heure en heure. Saint-Michel, averti par téléphone, envoie des hydroplanes avec des hommes et des pompes, le plus tôt possible.

Nous avons, au Dépôt, par sûreté, roulé dans le lac 65 gros bidons de pétrole, d’une capacité de 50 gallons chacun. Les tortues de fer ne montrent plus qu’un bec grisâtre. Il y a juste assez d’air à l’intérieur pour les empêcher de caler.

Je n’oublierai jamais l’appel anxieux de Brousseau, son cri de brave, en ce soir d’août sinistre.

Vite, la Cache… Allo… lo… lo… All… Le feu s’en vient comme un cheval à l’épouvante… Moé, j’ai ma couvarte au bord de la rivière, toute parée… J’vas m’écrapoutir dans l’courant… La tour a brûl’ra pas, elle… Et pis, c’t’affaire, j’vas prier l’bon Dieu… Au moment où j’vous parle, j’égraine mon chap’let… Y a pas d’autre chose à faire… Allô… Allô… J’ai peur pour la Cache… Y s’dirige de ce côté et le vent augmente… Si l’téléphone se brise je l’arrangerai après l’feu… Dites-pas ça… Moé brûler ? pas de saint danger… Que l’Ciel vous consarve… Préparez-vous !…

Heures terribles de la forêt ! Les lueurs de la veille se changent en un tout sanglant. Déjà des brindilles de sapins brûlés, des feuilles calcinées, tombent en pluie sinistre, sur le lac. Dans une heure, avec ce vent de tempête, créé et alimenté par le démon roulant, nous serons menacés. Et la nuit qui tombe, pour illuminer davantage cette fin de tout.

Allons-nous brûler ? La question pesante ! C’est dans de telles minutes que l’amour de la patrie, du foyer, de l’épouse, assomment le cœur de toute leur intensité…

Il faut demeurer calme. Mes compagnons sont des braves. Je suis heureux de retrouver Boisvert, arrivé hier, avec Dulac, pour « marcher le bois » en vue des entreprises d’automne.

La fumée devient plus dense. Les chevaux sont libérés. Toutes les portes sont ouvertes. Nous avons même brisé la palissade du parc à cochons, afin qu’ils puissent fuir.

Une trombe rouge coupe la nuit en deux, monte, approche. Des flammèches commencent à pleuvoir. La chaleur devient accablante.

Almanzar L’Épicier, sévère, les yeux mauvais, entre dans le bureau.

— Commis, on a décidé, Boisvert, moé et Dulac, d’rester icite… Vous l’savez, la Cache se trouve dans une baissière. Le feu y va peut-être ben sauter par dessus. En tout cas, vous, Laurence et le cook, j’vous ordonne de prendre un canot. Vous avez l’temps de paletter jusque sus Valade. Là, j’cré qu’y aura pas de danger…

— Et si je refuse ?…

— Vous r’fuserez pas… C’est moé qui commande, à c’t’heure… Et pis… r’gardez ?…

Il ouvre la porte. Les premières flammes des montagnes lèchent le ciel, à deux milles à peine.

— Et Cailleron, et Chantecler, et les lapins ?

— Au yable les lapins… Faites-vous pas d’bile, vous m’entendez… Les animaux, ça se sauve toujours quand on leur donne une partance… Vite, et je l’dirai pus, au canot…

Que faire ?… Il faut bien partir. Laurence se bat presque avec le forgeron. Il veut rester lui aussi. Mais Boisvert et Dulac s’approchent, méchants. J’entends encore Boisvert rugir :

— Vous, l’vieux, si vous voulez pas cuire comme un cochon d’lait, embarquez… Ou ben, tabarnac ! on va vous attacher et vous fourrer dans l’canot de force…

Les cendres chaudes nous aveuglent. Un grondement sourd sort de la terre. Desrochers et Laurence rament avec force. Je regarde en arrière de moi. Sur la grève, mes trois héros courent, sortent froidement des couvertes, qu’ils trempent dans l’eau, emplissent une vingtaine de chaudières neuves et, face au ciel, fument et attendent. La lueur a changé la nuit en une aurore sinistre. Cailleron est collée contre les hommes. Sa toison a pris une teinte rose. J’entends les chevaux hennir, les deux vaches beuglent, les cochons courent, affolés… Quelle épouvante !…

Le lac rougeoie. Ses vagues ont des soubresauts éperdus. Et toute l’onde furieuse reflète le sang du ciel.

Enfin nous débarquons sur l’île. La famille Valade est agenouillée sur la rive, en face du petit Jésus en cire posé sur une souche d’érable.

La furie approche. Des écorces entières de bouleaux, arrachées par la chaleur, s’enflamment au loin, et volent, grands oiseaux de l’Apocalypse, de sommet en sommet. Le feu rampe dans le terroir sec. Il saute, se colle aux bosquets. Les troncs des merisiers fusent leurs teintes de chair dans le néant. Les feuilles se recroquevillent comme de la peau cuite. Les branches secouent une dernière attaque de sève. Puis la cendre noire et brûlante de la mort couvre et envahit tout. La terre tremble. Un roulement continu emplit le ciel et la brousse. La mer de feu déferle de vallon en vallon. Elle arrive, elle passe…

Nous sommes protégés de la fumée par un vent favorable qui la repousse dans le brasier. L’hécatombe de clartés roulantes frôle la rive opposée de l’île, distante d’un mille à peine.

Spectacle terrible, inoubliable. Dernières transes d’un monde qui meurt. Des géants centenaires, après s’être moqués de la foudre ; après avoir secoué les giboulées cinglantes de leurs chevelures ; après avoir supporté des milliers de nids, tombent, anéantis par cette mort volatile. Les chênes, les ormes, se tordent. Les pins ouverts pétillent. Les sapins, les épinettes, coupent la furie de taches plus sombres. La gomme des feuillages augmente la passion de l’ogre qui vole.

Un craquement continu d’arbres tombés s’unit aux sifflements de la flamme en une douleur d’anéantissement. Des orignaux affolés, des ours, des loups, ont traversé vers nous. Ils sont à vingt pas, immobiles, muets. Des oiseaux volettent, aveugles, et s’accrochent désespérément aux branches. Tous les lièvres de l’île, des milliers, nous passent entre les jambes. Plusieurs écureuils s’arrondissent autour de la statuette de l’Enfant Dieu. La nature a perdu ses instincts et ma belle forêt meurt, sous les étoiles…

Le terrain de M. Valade est sauvé, mais il nous a fallu jeter 20 seaux d’eau sur le toit de son chantier, où les tisons commençaient leur ricanement sinistre. Le brasier géant a roussi nos cheveux.

Mlle Valade s’approche de moi, plus jolie, plus resplendissante. Elle a vaincu ses nerfs.

— Vous avez-t’y peur, Mussieu ?… J’aimerais ben ça, que mon Philias soit icite ?…

Je ne puis lui répondre, tellement j’ai envie de pleurer…

Je scrute le ciel. Il me semble que tout brûle, à la Cache. Vais-je retrouver trois morts, au retour, et des ruines fumantes sur tous mes trésors ?…

À trois heures du matin, nous repartons. L’aube inconséquente poudre ses plus belles poussières. La moitié de la forêt a disparu. Toute la région, à gauche du grand lac Clair, lève vers l’azur des bras de suppliciée. Les arbres sont morts, droits, sanglants…

Oh ! la joie de revoir mon paradis intact, au détour de la pointe, en face de la digue. L’Épicier a eu raison. La vitesse des flammes a été si grande que l’incendie passa dément au-dessus du Dépôt.

Mais la vue des trois valeureux bûcherons nous tire des pleurs. Ils ont les sourcils brûlés. Et leurs yeux rouges, enflés, voient à peine. L’Épicier s’approche en riant, plus noir que jamais.

— J’vous l’disais ben… Mais, vlimeux, qu’on n’a arraché… Ça nous a pris 200 siaux d’eau… Le feu a commencé à 35 places, sus l’grand hangar, sus ma boutique, partout… J’vous dis que Boisvert en a s’mé, des Tabarnac…

Je félicite ce dernier. Il me regarde comme si rien n’avait été.

— C’est rien que de l’ouvrage comme ane autre, ça… J’ai déjà vu pire… quand j’ai passé sous les billots, y a 12 ans, aux Chutes des Cinq, dans la rivière Mattawin… Y en avait ben un mille de cordé… J’veux donner la chance à un jeune de se sauver, la « jam » avance d’un pied, je saute, et v’lan dans l’rapide. J’sus sorti tout nu en bas d’là chute. C’était plus risqué qu’icite. J’dois vous dire que j’avais eu moins chaud… Mes hommes y m’crayaient nayé et en m’voyant tous se signaient. J’leur crie : « Tabarnac ! c’est moé, j’sus pas un fantôme. Trouvez-moé des habits… L’maudit courant y m’a déculotté… J’ai pus rien que mes bottes… Pis donnez-moé du tabac et des allumettes. Dépêchez-vous ; c’est vré qu’y a pas d’femmes avec nous autres, mais j’sus toujours pas endimanché !… »

Philippe Dulac, étendu dans l’herbe jaunie, en face du bureau, mange des carottes volées au jardin. Il s’essuie la bouche avec des mains toutes charbonnées. Je l’entends de nouveau qui fredonne :

« Mont’ en haut, Desrosiers,

Mont’ en haut pour t’épouiller… »

Voilà la bravoure des humbles de chez nous.

Peut-elle surprendre ?

Oh ! non… Car elle est vieille autant que la race.

Elle s’est appelée, au hasard des siècles : Rapide-du-Long-Sault, Carillon, Châteauguay, Saint-Eustache et Vimy…

***

Boisvert, après avoir exploré une région de coupe au lac qui porte son nom, est reparti avec Dulac.

Je continue mes promenades. La partie dévastée de la forêt fait peine à voir. Je n’y suis allé qu’une fois.

L’incommensurable tristesse !

Ici, des cadavres de lièvres, figés dans un dernier saut. Plus loin, une biche brûlée. Entre ses pattes, un daim, protégé par le corps de sa mère, n’est mort que plus tard, étouffé. Il tient une mamelle rigide, avec sa petite langue bleue.

Entre deux rochers, un orignal a labouré le sol avec rage. Il est mort debout, son museau entré dans la terre, presque jusqu’aux yeux. A-t-il vu, dans son agonie, la forêt automnale toute parée de pourpre et de premiers givres afin de saluer la période de ses amours ?…

De nombreux oiseaux gisent dans le terroir calciné. Des ailes ? Plus. Seulement des bouts d’os fendillés. Des gouttes de moelle s’y condensent en un dernier effort vers l’espace, la vie.

Cet incendie du lac Clair dévora 200 milles carrés de forêt vierge. Les millions perdus pouvaient alimenter le progrès de trois villes comme Trois-Rivières pendant dix années.

Et dire que des citadins matadors, en excursion avec des petites amies sur la rivière Bull, ont commencé le cataclysme. Involontairement, il est vrai, mais avec combien d’imprudence. La nuit étant sombre, ils allumèrent des feux de joie sur la rive, voulant mieux admirer leurs compagnes, qui offraient aux flots des corps de bacchantes…

Je tiens ces détails de Tom Brousseau. Ce brave n’a pas péri. Après m’avoir relaté le résultat de son enquête, avec trois aviateurs, il me cria dans le téléphone :

— J’sus sauvé, mais j’ai pus d’provisions… Ça ne fait rien… Mes cartouches et mon fusil y sont intacts… Et les sauvagesses m’donneront ben d’là farine…