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À la hache/19

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 202-211).

IX

LA MESSE DE MINUIT


La fête prochaine jette la joie, non seulement sur les êtres, mais aussi sur les choses.

La ragoûtante pastorale, sur le poêle velouté de la cuisine. Chaudrons, casseroles, pots et soupières vibrent, en leurs dansants refrains. Les si, si, de l’eau qui bout, répondent aux mi, mi, du pain, se tachant d’iode, dans le fourneau discret. Do, do, soupirent les pommes de terre langoureuses… Fa, fa, crie une langue de veau… Sol, sol, déclament à l’unisson un gigot de chevreuil et une tranche de fesse d’orignal… Ré, la, mi, appelle un œuf à la coque… Mi, ré, la, indique son frère, prenant un bain turc dans le beurre du poêlon.

Le sieur Désiré Desrochers veut montrer tout son art. Et, dans l’énorme bouilloire, tambour de cuivre occupant la moitié de la scène, mijote déjà un ensemble de truite, castor, orignal, porc, bœuf, perdrix, lapin, lièvre et poulet. Enfin, un ragoût clair, en l’honneur du lac aimé. Les hommes en causent encore, après dix ans, de cette glorieuse et vive gibelotte.

Chacun fait honneur royal au dîner, puis au souper. Le missionnaire prouve qu’il est bon prêtre, en étant bonne fourchette. Jos. Laurence, à mâchoires de gorille, renouvelle tous ses plats à la suite du pasteur. Finalement, il cède la place à L’Épicier en soupirant :

— Continue, moé j’sus plein.

En attendant les confessions, nombre de visiteurs causent en groupe. Ici Dionne Desrosiers affirme :

— J’en ai ane vraie à lui déplier… Longue, comme d’icit à demain…

Joseph Toupin admet, très franc :

— À part les sacres, j’ai quasiment rien à dire. Mais les jurons vont peut-être y faire peur.

Janvier Campeau a des scrupules :

— J’sais pas si on doit le dire quand on triche sa vieille en rêvant ?

Un bon vieux Trifluvien, Hector Héroux, lui tape sur l’épaule :

— J’te cré, c’est pire de même qu’autrement, parce que c’est ane peur.

Ainsi, d’un groupe à l’autre. Ce que Dieu doit les aimer, ses pécheurs du lac Clair !…

***

— Commis, l’curé commence à r’cevoir les confessions.

Après m’avoir averti, Ferdinand Boisvert monte au dortoir des travailleurs. Je l’y accompagne.

Dans un coin, deux couvertes ferment l’endroit sacré où Dieu prend contact avec les hommes. Personne ne parle. Une seule lampe, rayon d’âme rude, avec des chatoiements de lampe du sanctuaire.

Les chapelets carillonnent leurs prières en grelottant. Une vingtaine de bûcherons sont agenouillés, coudes sur les lits et tête entre les mains. Dulac, dans un coin, regarde la porte de la fournaise, fente blonde, et compte sur ses doigts. Un autre se frotte le menton, soucieux, et agite une jambe croisée, en signe de regrets.

À tour de rôle chacun entre ou sort du confessionnal, digne des catacombes. Les uns sourient, d’autres repoussent une larme, rudement, poing fermé.

Voici Dulac qui a terminé son calcul. Il s’engouffre, tout rougissant, dans la cachette grise. Au retour, il chuchotte à Bazinet, tout penaud :

— Crains rien, y est pas dangereux… y prend ça comme un coup d’lait…

Entre Paul Charette. Quinze minutes tombent sur la paix de la contrition. Que fait donc le célibataire endurci ? Son hibou l’aurait-il décidé à une confession générale ? Vingt minutes. Rien… Trente minutes… Ondulations sur la laine sombre. Tous regardent. Le missionnaire sort tout rouge, marchant vite. À voix basse, aux nombreux chrétiens :

— Une petite minute et je reviens.

Il n’est pas aussitôt disparu dans la nuit blanche, que Charette sort sa tête de fouine. Il est si fier, vainqueur. J’entends sa déclaration aux copains :

— Crayez-vous, les gars… je lui brasse le corps, au curé !

La couverte retombe doucement. Les bûcherons continuent à prier.

Une mauvaise pensée, la seule, de toute cette mémorable préparation à la Noël, passe vite dans ma cervelle :

— Le fameux ragoût du cuisinier…

***

Tout est prêt pour la messe de Minuit. Les chantiers regorgent d’hommes, venus des quatre coins de la limite. Les confessions sont terminées. Madame Valade et sa fille attendent l’heure. Cette dernière est arrivée du lac des Sables en raquette, pour y ramener ses chiens. Elle a fait le trajet de 60 milles en deux jours, couchant un soir à la belle étoile, entre deux feux de branches et enroulée dans une couverte.

En face du poêle à fourneau les dames parlent bas. Elles sont venues à la messe en traîneau à chiens. Va sans dire qu’elles ont de jolies couleurs. Philias L’Épicier, aussi rouge qu’elles, leur tient compagnie.

Mlle Valade a voulu faire une surprise aux amis de son fiancé. Elle a prêté son Jésus en cire. Laurence et le forgeron lui fabriquent une étable, au-dessus de la huche. Une boîte à raisins, vide, au bois lavé, sourit d’une clarté safranée de tropique. Le vieux Jos. coupe des infimes gouttières, dans un bloc de cèdre, et les pique ici et là, pendantes. Avec trois grosses pommes de terre, il a imité trois rochers… à la tête de Dieu.

— Désiré, donne-moé d’la farine de blé… ta plus nette… J’vas y en poudrer ane bordée, à Not’ Seigneur…

Le brave jette la neige blanche du froment à cuillerées sur le toit en paille d’emballage, dans la crèche petite, partout. Puis, il taille une étoile dans le fond obscur de la boîte et place une lampe à l’arrière, après avoir collé une bande de papier rose sur l’ouverture.

— As-tu des ciarges, Desrochers ? tonne le nouveau sacristain.

Le cuisinier lui procure deux bouts de chandelle, encore picotés de mouches mortes. L’équarrisseur les place aussi sur la huche et, se frottant les mains, il affirme, heureux :

— Cré gué !… ça mine ben… Pas besoin d’être à Saint-Ignace-du-Lac pour aimer l’bon Dieu… On est pas des bargers… Y s’contentera de bûcheux pour ane fois…

Minuit moins cinq. Le bon père Doyon commence à s’habiller. J’ai le bonheur d’être son servant. Les burettes sont déjà sur une des tablettes du poêle. L’autel portatif a été déplié dans une fenêtre, près de la crèche. Une lune heureuse jette tout son or sur le calice. Petit, il est vrai. Mais qui renferme l’Éternité…

Desrochers sonne l’appel. Deux autres triangles en acier bleu ont été forgés. Le maréchal et Laurence frappent aussi, à tour de bras. Les notes claires émiettent le froid vif et attirent des larmes. De la forêt, les arbres répondent, en éclatant, avec une plainte d’amour.

Les invités de Jésus entrent un à un, pieusement, et regardent la féerie. Ils secouent leurs souliers de bœuf, leurs bottes sauvages. La chaleur fait aussitôt fondre la neige. Un parfum de cuir, viril, monte dans la pièce.

Tous ont revêtu leurs plus beaux habits : ceintures fléchées, ces étreintes radieuses du pays ; mouchoirs voyants, autour du cou, soulevés par la tiédeur de l’air, en libellules diaprées ; mackinas en étoffe. Des damiers colorés. Enfin, les tuques lourdes de laine du village jettent leurs fleurs lumineuses au-dessus des tables, rangées au mur.

Communion générale de 175 rustres. Ils s’approchent gauchement, font la génuflexion, en se saluant parfois. Les uns, en revenant de la Table Sainte, une serviette neuve, tirent un brin de laine de leur ceinture, ou encore fouillent dans la poche de leur chemise.

Madame Valade et sa fille s’approchent les dernières, seules, pieusement.

La messe commence. Autre surprise préparée par Laurence. Il avait demandé à Dionne Desrosiers de jouer du violon. L’air roule : « Minuit, chrétiens… ». Philias chante le cantique, regarde au plafond, avec une ferveur de martyr.

— « Il est né le divin enfant… »

Toute l’assistance, à l’unisson. Les couvercles des chaudrons s’éveillent. Les vitres répondent. Et jusqu’à Jésus qui tremblote, sous la puissance de ces souffles sains… Échos de tous les villages, montant drus vers le ciel en témoignage de la piété naïve d’un peuple jeune.

La clochette, une capucine figée, fournie par le missionnaire, tousse le Sanctus.

Minute inoubliable dans une vie !

Vous les grands… vous les riches… qui, dans la basilique parfumée, penchez davantage vos têtes pour mieux voir la toilette de votre voisine au manteau échancré de loutre ou d’astrakan, regardez aussi les fronts d’acier des humbles du lac Clair !…

Un parfum de violette, une effluve d’œillet ne viennent pas s’offrir, provocants, à leurs narines… Oh !… non…

Mais, sous toute la pesanteur du Dieu qui les écrase de ses secondes éternelles, ils songent à l’épouse, aux fils déjà nés, à ceux que l’impérieux devoir national fera naître encore.

Et demandez-vous si, du haut de son Ciel, le Christ n’a pas déjà fait un choix…

— « Les anges dans nos campagnes… »

Joseph Laurence peut chanter. L’équarrisseur dévore la crèche de tout son cœur, de toute sa vie :

— « Laissons là tout le troupeau,

« Qu’il erre à l’aventure,

« Que sans nous sur l’coteau

« Y charche sa PARUUUU….RE…

L’officiant ne peut réprimer un sourire. Prière magnifique, en la circonstance. L’enfant Dieu rit, à travers son voile enfariné. D’ailleurs, quelle plus belle parure peut-il désirer ? Et l’âme des assistants se fiche pas mal des fautes de diction. Les hommes sont retournés à leurs quartiers. Les clochetons de l’équipage Valade font s’étirer la neige, dans la route de l’île. Le missionnaire refuse mon lit et s’étend sur le plancher noueux, près de la fournaise, après m’avoir déclaré, tout en enlevant sa soutane :

— Le prêtre qui a dormi dans les tranchées n’a pas peur de se reposer comme son Roi.

Trouant le grand silence argenté de la nuit de Noël, la voix de Joseph Laurence pénètre les vitres. Il est encore à répéter à son intime, le forgeron :

— Cré gué ! on a eu ane rôdeuse de belle messe…

Le sommeil me caresse enfin. Ma conscience sombre dans un avenir radiant. Je sais où trouver, toujours, l’âme de la race…

***

Mlle Valade est repartie pour le lac des Sables, avec ses chiens et tout son amour.

Les deux fiancés se sont aimés, tout un jour, en grands enfants timides et beaux. La paix de Noël était sur eux.

Madame Valade a tricoté doucement, à leurs côtés, et ses brins, et leurs regards.

La caresse de la laine s’est unie à la caresse de ses vieux doigts, pour condenser la chaleur forte sur les mailles d’une layette.

Les secrets naïfs, les espoirs confiants seront gardés par la flamme du poêle carré, dans la mansarde de l’île.

Puis, brièveté des adieux. Et combien sentis, dans leur candeur de terroir.

Philias, près de la porte, où la froide brunante le guette.

— Ma p’tite fiancée…

Ernestine, éblouie par les responsabilités commençant déjà leur alvéole sur un cœur bon, un cœur français :

— À juillet, mon Philias…

La mère Valade, plus rapetissée que jamais, dans sa grandeur de continuité :

— À la r’voyure, mon nouveau fils…

L’avenir d’une famille-souche a pénétré la terre.

Une moisson de berceaux s’auréole.

Le miracle de chez nous continue.