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À la plus belle (1877)/Chapitre 17

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 141-148).


XVI

LA CAVALCADE


Et pauvre Jeannine aussi car elle souffrait cruellement de ce qui peut-être eût fait la joie d’une autre jeune fille. Elle avait accompli son sacrifice sérieusement et résolument. Cette journée rouvrait la plaie vive de son cœur.

Il n’y avait pas bien longtemps que Jeannine s’était interrogée au-dedans de son âme. Il avait fallu pour cela les regards soupçonneux de madame Reine, sa rudesse succédant à la bienveillante affection, ses demi-mots cruels, tout ce changement enfin qui s’était opéré en elle et que Jeannine n’avait pu manquer de constater.

Jeannine avait pour madame Reine le respect le plus profond, la tendresse la plus dévouée. Elle se demanda un jour pourquoi madame Reine avait ainsi changé. Hélas ! la réponse ne se fit pas attendre. Aubry était fils d’un chevalier ; Aubry était héritier de trois domaines ; Aubry avait devant lui tout un noble avenir.

Et le père de Jeannine n’était qu’un pauvre écuyer.

Ne vous étonnez plus si l’espiègle enfant est devenue en si peu de temps une jeune fille mélancolique et grave.

Le soir même de ce jour, où ses yeux s’étaient ouverts, Jeannine avait quitté le manoir.

Dans cette humble boutique de la rue Miracle, où dame Fanchon Le Priol achevait sa vieillesse, la vogue était venue avec Jeannine. Les chalands abondaient depuis deux semaines. Nobles dames et bourgeoises accouraient pour voir la brunette dont tout le monde vantait le sage maintien et l’incomparable beauté.

La brunette ne songeait guère à ceux ou à celles qui s’occupaient ainsi d’elle dans la bonne ville de Dol. Elle s’était réfugiée tout au fond de ses souvenirs.

Ne plus vivre qu’au passé a seize ans ! c’est trop jeune, n’est ce pas ?

Souvent, tandis que son aiguille, distraite, piquait la fine toile d’un rabat, autour de la lèvre pâlie vous eussiez vu comme le reflet d’un sourire.

— À quoi penses-tu, petite mie ? demandait la Le Priol. — À rien, grand’mèrc.

Elle pensait aux paysages enchantés qui encadrent le cours de la Rance, aux verts coteaux de Châteauneuf, à ce ravin sombre où messire Aubry s’asseyait, au retour de la chasse, sous l’immense châteignier dont le tronc se fendait.

Une larme furtive mouillait alors les longs cils noirs de sa paupière.

— Qu’as-tu, petite fille ! demandait encore dame Fanchon Le Priol.

— Rien, grand’mère.

Et quand la Le Priol ajoutait :

— Petite fille, on dirait que tu pleures ?

— Jeannine répondait effrontément, les yeux tout pleins de larmes ;

— Mais non, grand’mère, je ne pleure pas.

Et refoulant tout au fond d’elle-même ses pauvres beaux souvenirs d’enfant. Elle pensait :

— Dieu est bon ; je mourrai jeune !

Cependant, la cavalcade suivait le chemin tortueux qui longe le rivage.

— Bette, prononçait gravement la tante Josèphe en s’adressant à sa vieille suivante, Mme Reine de Kergariou est Maurever, fille de feu mon honoré beau-frère, M. Hue, et par conséquent ma nièce propre et germaine. Puisqu’elle a pris les devants et que nous la retrouvons à Pontorson, je vous ordonne, Bette, de lui faire par trois fois la révérence de seconde dignité, la révérence de dignité première étant réservée au suzerain ; vous descendrez de cheval, Bette, et vous tâcherez de vous conduire de telle sorte qu’on dise « Voilà une suivante qui sait son cérémonial. Eh mais ! je crois bien ! répondra-t-on aussitôt, c’est la suivante de la noble dame Josèphe, douairière de la Croix-Mauduit. »

Bette s’inclina comme elle le devait.

— Approchez, maître Biberel, continua la douairière.

Le vieil écuyer s’approcha.

— Maître Biberel, dit la bonne dame, Mme Reine de Kergariou est Maurever, fille de feu mon honoré beau-frère, M. Hue, et par conséquent ma nièce propre et germaine. Il paraîtrait, maître Biberel, qu’elle a pris les devants et que nous la retrouverons à Pontorson. Je vous ordonne de lui présenter le triple honneur de dignité seconde, l’honneur ou hommage de dignité première étant réservé au suzerain. Vous lui tiendrez i’étrier, maître Biberel, et vous tâcherez de faire en telle sorte qu’on dise alentour « Voilà un homme d’armes bien appris de tout point – Eh mais ! je crois bien répondra-t-on à l’entour, comment pourrait-il en être autrement, puisque c’est l’écuyer de la noble douairière de la Croix-Mauduit ! »

Le vieil écuyer salua avec respect.

Dame Josèphe regarda son vieux faucon. Elle eut manifestement envie de recommencer pour lui une troisième fois sa harangue, mais elle trouva la force de résister à cette fantaisie. Le vieux faucon, revêche et triste, sommeillait sur le poing ridé de la bonne dame.

Les hommes d’armes de Maurever et ceux de Kergariou causaient de la fête prochaine, et s’en racontaient d’avance les splendeurs annoncées.

Aubry parlait avec feu. Berthe, le rose au front, heureuse comme elle ne l’avait jamais été en sa vie, l’écoutait et l’admirait.

Ferragus et Dame-Loïse, les deux lévriers du Roz, gambadaient dans la poudre et se lançaient d’un bond par-dessus les grandes haies, à la poursuite l’un de l’autre.

Jeannin seul, le bel et bon soldat, ne parlait à personne, ne voyait et n’entendait rien. Les méditations où il s’enfonçait étaient si laborieuses que la sueur découlait de son front.

— Si ma pauvre chère femme Simonnette était encore en vie, pensait-il tout en lâchant de gros et nombreuxsoupirs, elle me tirerait de là, mais Dieu me l’a prise… et moi, je ne sais pas penser tout seul.

— Non ! je ne sais pas, poursuivit-il en essuyant la sueur de son front ; j’en deviendrai fou, c’est bien sûr ! Est-ce qu’un secret pareil n’est pas trop lourd pour la pauvre cervelle d’un homme d’armes ! Le roi de France veut enlever monseigneur le duc François ; j’aurais pu mal comprendre le langage du roi, mais ce diable de nain me l’a répété, et il ne me ment jamais a moi !

Il s’interrompit brusquement.

— Et ne m’a-t-il pas dit aussi, s’écria-t-il en lui-même, que ma fille mourrait si je n’étais pas chevalier ? Dieu bon ! j’ai eu grande frayeur un instant, j’ai cru qu’il y avait quelque mystère entre elle et messire Aubry, mais la voilà bien droite sur sa haquenée ; elle n’écoute même pas ce que messire Aubry dit a sa belle cousine Berthe… Et comme il lui en conte aujourd’hui à sa belle cousine !

Ceci plaisait a l’honnête Jeannin et le fit sourire.

Chevalier ! grommela-t-il en haussant les épaules, à la bonne heure ! l’ami Fier-à-Bras n’y va pas de main morte ! Chevalier ! moi ! Jeannin, l’ancien coquetier des Quatre Salines ! Allons donc.

Il était parti de bien bas, le brave Jeannin. À l’âge de dix-huit ans, c’était encore un blond chérubin déguenillé, qui courait les pieds nus dans le sable, péchant des coques et rêvant à Simonnette Le Priol, qui était autant au-dessus de lui qu’une reine est au-dessus de son page. Cet amour l’avait fait homme tout à coup, homme courageux[1]. La veille encore il avait peur de son ombre, mais au siège de Tombelène il se battit si bien que messire Aubry, le père de notre Aubry actuel, lui avait donné sa lance à porter.

Depuis lors Jeannin était devenu gendarme. Mais chevalier, quelle moquerie !

Notez que la veille du jour où il se battit si bel et si bien au rocher de Tombelène, si on lui avait dit : Demain tu porteras la lance de messire Aubry, il eût répondu de même : Quelle moquerie ! Le défaut de Jeannin c’était la modestie. Nous parlons sérieusement. La modestie est un défaut quand elle enchaîne l’audace. Et ne pas oser le bien qu’on peut, est presque un crime.

Chevalier ! il ne daigna pas même arrêter longtemps sa pensée à ce rêve impossible. Les préoccupations politiques ne tardèrent point à l’obséder de nouveau. Il n’avait point, vraiment, la cervelle qu’il faut pour débrouiller de pareils échevaux.

— Puis-je laisser monseigneur le duc en danger ? se demandait-il et si je l’avertis, il passera le Couesnon à la tête de ses compagnies ! Je le connais, il le fera, c’est la guerre Et la pauvre Bretagne a si grand besoin de paix !

Que résoudre ? Fallait-il parler fallait-il se taire ? Ici un danger, là un autre. Les dernières paroles du vieux Maurever revenaient à la mémoire de Jeannin, il entrevoyait l’agonie de la Bretagne. Et sa détresse allait augmentant toujours, parce qu’il ne découvrait point d’issue à ses perplexités.

Comme il songeait ainsi, travaillant à vide, s’efforçant à tâtons, la cavalcade avançait. On avait traversé tout le marais de Dol ; au loin on apercevait déjà les tourbillons de poussière et de fumée qui marquaient ale lieu de la fête. Les hommes d’armes et Javotte trépignaient d’impatiente. Javotte surtout, mi Jésus ! car Marcou de Saint-Laurent, le démon de page, devait être à la fête, et Javotte n’était pas sans espérer qu’à défaut de l’écuyer Huel, le page demanderait un jour ou l’autre sa main rougeaude.

L’escorte s’enfonçait dans le petit vallon d’Annoy. Le chemin se creusait, les talus couronnés de haies montaient. Au-devant des hommes d’armes de Maurever, un vieillard se montra, chevauchant sur un âne.

— L’ermite du mont Dol ! l’ermite ! le saint ermite !

Ces paroles coururent aussitôt dans la cavalcade, qui s’arrêta d’elle-même. L’ermite du mont Dol avait la vénération de tout le pays. C’était un saint, d’abord ; en outre, c’était un prophète.

Dame Josèphe de la Croix-Mauduit voulut mettre pied à terre, afin d’exécuter une révérence de dignité seconde, la révérence de dignité première étant réservée au suzerain.

Berthe et Jeannine descendirent également de cheval.

L’ermite donna sa bénédiction aux hommes d’armes, inclinés sur le pommeau de la selle. Il était arrivé aux dernières limites de l’âge et la majesté de la vieillesse brillait à son front, couronné de cheveux blancs. Son visage amaigri par les austérités disait énergiquement la force et la pureté de son âme chrétienne.

Il salua la douairière et Berthe d’un léger signe de main.

Quant à Jeannine, ce fut assurément quelque chose d’étrange.

Il la bénit. Il la regarda. Il lui dit

— Dieu vous garde, ma noble dame !

— Oh ! oh pensa Javotte, le bonhomme n’y voit plus goutte !

Jeannine mit la main sur son cœur et faillit tomber à la renverse, car elle avait rencontré, à ce moment-là même, pour la première fois depuis le départ, le regard étincelant d’Aubry de Kergariou.

Berthe se demandait.

— Noble dame ! Pourquoi noble dame ?

Jeannin qui avait dans l’esprit un monde d’idées confuses, ne prit point garde.

Aubry, mettant un genou en terre, baisa la main de l’ermite et vida son escarcelle entière dans le sac de cuir qui pendait au cou de l’âne. L’ermite passa. Les gens de la cavalcade se disaient :

— Noble dame la fille de Jeannin ! Est-ce erreur ? Est-ce prophétie ?

Berthe, avant de remonter à cheval, baisa Jeannine au front et lui dit :

— Que Dieu le veuille, ma mie !

Ce souhait venait du cœur, mais la voix de Berthe tremblait.

  1. Voir la Fée des Grèves.