À la veillée/2/1

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C. Darveau (p. 35-45).

I

Il y a plus de cent cinquante ans que ces choses se sont passées. J’ai tellement entendu raconter les détails de cette histoire par le grand’père de Jean Paradis, notre ancien voisin de la rue du Vieux-Pont, que je puis encore la servir toute chaude, bien que lui-même la tînt aussi de son grand’père.

L’Angleterre était alors gouvernée par la reine Anne, qui avait une cour magnifique. Ceux qui vivaient en ces temps-là n’étaient pas des sots, paraît-il : ils s’habillaient en soie et en velours, mangeaient dans des plats d’or, et buvaient du meilleur. Néanmoins l’époque avait son petit défaut, assurait l’arrière-grand’père de Jean ; on coupait le cou à ceux qui déplaisaient à la reine.

Or, un soir, il y avait fête au palais. On dansait, on riait, on jouait gros jeu, et tout allait pour le mieux, car la reine Anne avait ri à deux reprises différentes, lorsque tout-à-coup les figures se rembrunirent. L’amiral Walker causait dans l’embrasure d’une fenêtre avec la jeune miss Routh et, comme ces amours étaient vus d’un mauvais œil par la reine, en les apercevant en tête-à-tête, elle avait froncé le sourcil.

Néanmoins, comme l’orchestre allait son train, et que la reine s’était mise à danser un menuet, chacun vit bien que l’orage n’éclaterait que plus tard, et, dès la troisième minute, tout le monde avait oublié l’incident, à l’exception toutefois de Walker et de la reine Anne.

La nuit se passa à festoyer, et le jour suivant à bien dormir, pour mieux s’amuser à la prochaine fête.

Le lendemain soir, danses et chants avaient repris possession du palais de la reine. Il y avait foule ; seuls miss Routh et l’amiral Walker n’y étaient plus !

Pendant qu’on sautait ainsi à Londres, le grand’père du grand’père de Jean Paradis finissait de charger son navire à la Rochelle, petite ville du pays de France. Sa dernière pacotille était hissée à bord ; et, du vent plein ses voiles, le beaupré tourné vers Québec, le Neptune commençait à labourer l’océan de son taille-lame.

On était alors en pleine guerre avec la France. Le Canada en supportait bien sa quote-part ; car les Bostonnais faisaient de leur pis pour se l’annexer.

Cependant le navire du père Paradis boulinait toujours son brin de chemin, tant et si bien qu’une belle nuit il se trouva au milieu d’une flotte anglaise de quatre-vingts vaisseaux. Le vieux marin se gratta l’oreille, arpenta fièvreusement son banc de quart, ajusta sa lunette ; mais il n’y avait pas à tortiller : le Neptune amena pavillon.

On fit un bon feu dans les faux-ponts du pauvre navire canadien, et une demi-heure après, le capitaine Paradis, tristement accoudé sur le bastingage anglais, regardait brûler sa petite fortune, pendant que sous lui louvoyait tranquillement l’Edgar, vaisseau amiral de 70 canons, commandé par le Walker de la reine Anne. C’était triste ; mais il fallait digérer ce malheur, sans rien dire, car derrière l’Edgar filaient soixante-dix-neuf gros vaisseaux de ligne.

Que faire en pareil cas ? Se tenir tranquille, n’est-ce pas ? Eh bien ! oui, et c’était aussi l’avis de l’arrière-grand’père de Jean. Ah ! c’était un rude pilote tout de même, qui connaissait le fond de son Saint-Laurent sur le bout du doigt. Il savait où gisaient le moindre récif, le plus petit banc de sable, les cayes les plus inoffensives, et comme cette réputation-là n’était pas volée, elle s’était répandue parmi les Bostonnais, qui virent dans cette capture une chance providentielle.

À bord, on le nourrit bien, on le régala même ; il avait un beau cadre pour dormir : bref, on le traitait comme le meilleur des officiers ; mais toutes ces attentions passaient sur la rude écorce de Paradis, sans le faire fléchir. Pour âme au monde il n’aurait voulu toucher à la barre du gouvernail ; car avant d’être marin, il était Canadien-français.

Tout avait été mis en œuvre pour venir à bout de cette volonté de fer, sans pouvoir la dompter, et tout en discutant, à force de suivre la vague, on se trouvait déjà par le travers de l’Ile aux-Œufs.

On était alors au 22 août 1711. L’Edgar, immobile sur le flot, semblait dormir, repu de toute cette ferraille qu’il s’en allait vomir sur notre pauvre ville de Québec.

Le capitaine Paradis, calme et tranquille, fixait son œil terne et mélancolique sur un petit nuage blanc qui ne bougeait pas au fond du firmament. Tout-à-coup le flocon blanchâtre fit un léger mouvement dans la direction du sud. Un éclair passa dans le regard du prisonnier.

En ce moment, l’amiral Walker, en robe de chambre, en pantoufles et sa longue-vue sous le bras, tapa familièrement sur l’épaule du père Paradis.

— Eh ! bien, capitaine, nous tenons le beau temps : votre présence à mon bord me porte chance, et si ce petit vent continue à fraîchir, j’espère pouvoir jeter l’ancre bientôt devant votre vieux Québec. Qu’en dites-vous ?

M. l’amiral, il s’est perdu plus d’une ancre en face du cap Diamant.

— Bah ! Bah ! patriotisme creux que toutes ces phrases, capitaine ; et, si j’ai bonne mémoire, un de mes prédécesseurs, Kertk, n’a rien perdu là, puisqu’il a tout pris.

— C’est vrai, cela, M. l’amiral ; mais il y allait avec précaution, votre prédécesseur Kertk : il a dû s’y prendre en deux fois, et cela à douze bons mois de distance, avant de pouvoir s’ancrer solidement par chez nous.

— Malin que vous faites ! vous savez bien pourtant que Kertk n’avait pas à son bord un pilote expérimenté comme M. Paradis, ex-capitaine du Neptune. Est-ce aujourd’hui que vous daignerez condescendre à prendre la barre, capitaine ?

— Je suis votre prisonnier, M. l’amiral, et non pas votre pilote.

À mesure qu’ils parlaient, le vent fraîchissait ; il s’était déclaré franc sud, et dans le lointain commençaient à se dessiner les Sept-Îles. L’Edgar, ployé sous ses voiles que l’on venait de hisser sur un ordre de l’amiral, filait à la diable, serré de près par son nombreux convoi. C’était beau de voir cela, et j’aurais voulu entendre raconter ces choses par le grand-père Paradis. Les matelots chantaient gaiement en tirant sur les poulies, les vergues craquaient sous le poids de la toile qui se gonflait. Mais dans son coin le capitaine Paradis lançait toujours ses regards fauves.

La nuit arrivait à tire-d’aile, et promettait une fière course à l’Anglais, lorsque une voix se fit entendre à l’avant :

A hoy ! des brisants à tribord !

— Lof pour lof ! hurla l’officier de quart en jetant un regard d’épouvante sur son amiral.

La frégate, soumise au gouvernail, fit tête au vent, pendant que Walker disait à son prisonnier :

— Capitaine, il y va de notre vie à tous ; choisissez entre la barre ou le bout de la grande vergue.

Jean Paradis eut un nouvel éclair dans les yeux ; mais il reprit d’une voix lente :

— Je vois bien qu’il est inutile pour un Canadien-français de vous résister. J’amène une seconde fois mon pavillon. M. l’amiral, et sauf le respect que je vous dois, je prends pour deux heures le commandement du vaisseau. Sur mon âme, il ne lui arrivera rien ! Faites carguer les voiles ! ne laissez que la toile des huniers, ainsi que la mizaine. Dites-leur ça en anglais !

Un silence de mort régnait à bord ; on n’entendait que les hurlements de la tempête qui arrivait dans le lointain, et les bruits de la manœuvre commandée par le capitaine. L’Edgar, docile à la moindre pression de la rude main du Canadien, se cabrait comme un cheval que l’on dompte. Le long des sabords on voyait filer les lueurs de la mer qui, étincelante, se brisait à quelques encâblures de là sur les récifs, et déjà l’Île-aux-Œufs était dépassée, lorsqu’un coup de canon se fit entendre à l’arrière. Il venait du convoi qui n’avait pu suivre la course de l’amiral. Puis ce fut deux, puis trois, puis huit, puis quinze coups ; on eût dit que la flotte anglaise faisait le siège de ces cayes moutonneuses. Bientôt un immense cri de détresse s’éleva et domina toutes ces détonations ; il fut suivi d’un éclat de foudre, et alors les gens de L’Edgar virent ce que n’a jamais vu l’œil humain.

Une gerbe flamboyante sortit du fleuve ; la colonne de feu monta dans les airs, luttant de force avec l’ouragan qui l’étreignait, et dans sa lutte échevelée, l’immense ruban rouge éclaira en serpentant le plus grand tableau d’horreur que puisse présenter la mer. Le tonnerre venait de tomber sur le vaisseau-poudrière. Aussi loin que la vue portait, le Saint-Laurent était rouge d’uniformes anglais. Partout des têtes vivantes se heurtaient contre des fronts morts, et des centaines de nageurs cherchaient à se délier de tout un monde de cadavres qui dansaient sur la crête des vagues. Au loin, sur l’Île-aux-Œufs, huit frégates éventrées recevaient dans leurs coques béantes les lames qui venaient s’y engouffrer.

Un cri rauque sortit de la chambre du commandant et un homme, en robe de chambre et en pantoufles, s’élança sur la dunette de L’Edgar en criant :

— Le Marchand de Smyrne ! qu’est devenu le Marchand de Smyrne ?

C’était l’amiral Walker.

Hélas ! le Marchand de Smyrne s’était brisé comme les autres sur l’Île ; et, à son bord, se trouvait miss Blanche, la fiancée du commandant.

Le pauvre amiral pleurait à chaudes larmes, et je crois que si le père Paradis eût entendu ses sanglots une demi-heure auparavant, il n’aurait pas jeté l’Anglais à la côte d’une main aussi ferme……