À la veillée/4/3

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C. Darveau (p. 89-95).

III

le fantôme de la roche

Depuis longtemps le corps de Martial Dubé avait disparu sous les vases de la Baie de Ste. Croix.

Les biens de la terre continuaient à combler mon oncle de leurs faveurs : la prospérité débordait autour de lui, et son commerce l’avait mis à même d’acheter une belle propriété située dans le bas de Beaumont.

Là, il vivait heureux et honoré ; ses capitaux étaient utilisés de manière à profiter à tout le monde. Il s’appliquait surtout à donner un véritable cours d’agriculture pratique aux paysans, et chacune des grosses récoltes qu’il engrangeait prouvait plus contre la vieille routine que n’importe quel argument. Les saines leçons qu’il avait puisées dans ses champs d’Écosse le servaient à ravir, à en juger par les blés magnifiques que vers l’automne il s’en allait échanger à la ville contre du bon or anglais.

On était alors au 21 octobre 1779 ; mon oncle venait d’avoir 41 ans, et comme il ne remettait jamais au lendemain ce qui pouvait se faire la veille, il était dans son champ et donnait des ordres pour le faire labourer. L’été des sauvages arrivait, et ce matin-là, le temps s’était révélé superbe pour la charrue et pour les bœufs. Leurs grands naseaux humaient à délices les chaudes effluves qui sortaient du sol : au loin la nonnette et la mésange jetaient leurs cris plaintifs dans les feuilles qui, avant de mourir, se drapaient frileusement sous leurs couleurs vives et pleines du jeu des lumières. On aurait dit qu’un souffle de printemps passait sur la prairie : l’insecte bruissait sous l’herbe jaunie, le vent était tiède, le soleil chaud, et pourtant toute cette nature allait disparaître avant un mois sous un épais linceul de neige.

La terre ressemble dans nos climats du nord à l’homme vieilli : l’une renaît et meurt sous les baisers du soleil ; l’autre, parti de l’enfance, s’en retourne vieux et chancelant par l’enfance, et l’une est un enseignement pour l’autre.

Or, après avoir donné ses ordres, mon grand oncle descendit vers un petit vallon, où coulait une source d’eau vive. Il dut s’y rafraîchir. Une demi-heure après, Pierre Touchet, qui guidait les bœufs, le vit reparaître et se diriger vers sa maison. Il était pâli, et lui qui d’ordinaire marchait si alerte et si droit, il s’en allait distraitement, la tête penchée et les deux mains derrière le dos.

Pierre crut à quelque chose d’extraordinaire et, laissant là sa charrue, il le suivit à distance pour voir ce qui allait se passer.

M. Fraser gravit lentement les marches de son perron. Sa femme était précisément à la porte qui balayait l’entrée : il la baisa au front, et, décrochant le cor qui lui servait à rappeler les hommes du travail, il se prit à le sonner vigoureusement.

Debout sur le seuil de son manoir, le capitaine Fraser ressemblait à une apparition de sa jeunesse disparue. C’était ainsi qu’il devait sonner l’hallali du cerf, au fond des gorges sauvages des montagnes du Morven ; calme et impassible, c’était ainsi qu’il devait redresser sa haute stature sous la pluie de balles que le Royal Roussillon et le Royal Angoulême faisaient grêler sur son régiment, au terrible jour de la bataille des plaines d’Abraham.

Tous ses hommes couraient à travers champs ; on les voyait venir à qui mieux mieux, croyant trouver la maison ou les bâtiments en feu ; mais le capitaine Fraser, sans répondre aux questions, sonnait toujours du cor, jusqu’à ce que Louis Vallières, le dernier arrivé, eût mis le pied dans la salle où d’ordinaire les travailleurs mangeaient.

Alors il ferma la porte, se fit apporter un fauteuil, et, faisant asseoir tout le monde, il dit :

— Mes enfants, j’ai tenu à vous réunir pour vous dire combien je suis heureux de vous voir tous aimer l’agriculture et tous assidus au travail. Continuez ; gagnez toujours votre pain honnêtement, et vous vous assurerez une vieillesse honorée. Je n’ai pas cessé de songer à votre bien-être, et quand je ne serai plus là, mes héritiers ont ordre de vous traiter avec la même sollicitude. Maintenant veuillez me pardonner les torts que j’ai pu avoir envers vous ; l’homme est né pécheur, et bien des fois j’ai pu vous froisser par ma sévérité : aujourd’hui l’heure de l’oubli est venue. Ne cessez pas d’être doux et bienveillants pour vos semblables. Tout est récompensé en ce monde, et parce que jadis je fus bon envers un nécessiteux, je viens de recevoir une grâce inespérée. Dieu a permis que je fusse averti : au soleil couchant je dois mourir. Martial Dubé m’est apparu sur la roche du vallon ; il m’a dit que tout était fini, et je n’ai que le temps de me préparer. Attelle au plus vite, Pierre, et va chercher M. Duchesnau, notre curé.

Pierre se mit en route pendant que tout le monde pleurait, et que ma grand’tante ne savait où donner la tête.

Au milieu de tout ce monde en sanglots, mon oncle conservait son sang froid ; il donnait ses dernières instructions, écrivait des lettres à ses parents d’Écosse ; puis, quand le curé fut arrivé, ils s’enfermèrent tous deux, et Dieu seul sut ce qui se passa entre ces deux hommes. Seulement, lorsque l’abbé sortit, on m’a rapporté qu’il avait les yeux pleins de larmes, pendant que le front de mon grand-oncle rayonnait d’une sérénité angélique.

Cependant le jour baissait ; c’était en octobre, cinq heures allaient sonner, et le soleil part vers cette heure-là. Mon oncle fit rouler alors son grand fauteuil auprès de la fenêtre qui regarde l’île d’Orléans et les Laurentides ; il murmura quelque chose à l’oreille de sa femme ; puis, reposant sa main gauche dans celle de ma grand’tante, de l’autre il bénit ses enfants à genoux auprès de lui.

En ce moment le soleil plongea sous l’horizon, et mon oncle Fraser, inclinant légèrement la tête, remit son esprit entre les mains du Seigneur.

Depuis lors, chaque fois qu’un Fraser doit mourir le fantôme de la roche lui apparaît.