À la veillée/5/2

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C. Darveau (p. 103-112).

II

se souvenir, c’est pleurer

Depuis trois ans, Jean vivait heureux.

Il avait deux enfants, et sa femme se montrait toujours pieuse, bonne ménagère et pleine de dévouement. Quant à lui, ses goûts n’avaient pas changé ; c’était bien ce même Jean, tel que je l’avais aimé autrefois, avec sa nature ardente et joyeuse. Pourtant à certaines heures, une secrète tristesse l’empoignait ; alors j’essayais de le faire causer ; mais il se renfermait dans ces monosyllabes discrets et polis qui font dérailler toute confidence.

Un jour, il fallut bien tout m’avouer Jean avait des dettes : son revenu ne suffisait plus pour solder les gros intérêts de l’hypothèque, et sa terre allait être vendue aux enchères publiques.

Que faire en pareille circonstance ? Jean n’avait pas le sou ; moi, j’étais sans crédit, et ce que les prêteurs d’argent veulent, ce sont de bonnes garanties et de solides endosseurs. La terre paternelle tomba donc sous la main du shérif.

Julie, sa femme, avait été prévenue. En bonne et courageuse femme qu’elle était, elle accepta cette épreuve avec résignation et, comme Jean lui disait :

— Gagnons les États-Unis ! on dit qu’il y a de l’argent à faire pour quiconque s’y montre honnête et industrieux.

Elle répondit :

— Avec toi, j’irai au bout du monde. Je sais coudre, je me ferai modiste.

— Moi ! je ferai l’école, je travaillerai à n’importe quoi. Là-bas, je ne suis pas connu ; je ferai de tout ce qui est honnête.

Ce fut encore là une terrible émotion pour moi ; mais bientôt je dus faire comme eux. J’allais au Mexique où je passai deux ans. Pendant ce temps-là, Jean travailla dur, Julie aussi, et le pain quotidien leur parvenait. Mais c’était tout juste, paraît-il.

Les deux enfants tombèrent malades de la scarlatine. Comme ce malheur était arrivé l’hiver, il fallait d’abord tenir le poêle toujours chaud ; puis payer les soins du médecin, puis aller acheter les remèdes chez le pharmacien. Peut-être n’aurait-on pas songé à se plaindre, car après tout c’était l’épreuve du bon Dieu ; mais les larmes, longtemps contenues, jaillirent quand il fallut porter ces chers petits enfants au cimetière, et la peine jointe au travail excessif finirent par faire prendre le lit à la pauvre Julie.

Dès les premiers jours de cette nouvelle angoisse, Jean quitta l’enseignement et s’en alla demander de l’ouvrage à un maître menuisier. Celui-ci lui offrit deux dollars par jour. C’était presque l’aisance ; mais mon pauvre ami n’avait pas l’habitude du rabot, et son bourgeois ne le trouvant pas assez habile, le congédia en lui confiant quelques dessins de meubles à exécuter.

Cela le fit vivre pendant quelques mois, et lui permit de soigner Julie, sans quitter la maison.

Un jour pourtant les commandes manquèrent, et alors, comme il n’y avait plus qu’une ressource, Jean songea à l’hôpital.

Julie y entra souriante et résignée, pour ne pas trop désespérer son mari. Au fond, la pauvre enfant savait que tout était perdu ; ses poumons commençaient à s’en aller.

Jean avait le cœur gros lorsqu’il entendit se fermer la grille de l’hôpital ; mais il était pétri de volonté, ce garçon-là ; aussi, se remit-il comme de plus belle à battre le pavé de New-York, jusqu’à ce qu’il eût trouvé quelque chose à faire, et qu’il fût entré, comme correcteur d’épreuves, au Courrier des États-Unis.

Les gages n’étaient pas forts ; mais cette besogne lui allait, puisqu’elle lui permettait de s’échapper parfois pour courir auprès de sa chère Julie. Il lui apportait alors de ces mille et un riens qui rendent les malades si heureux ; puis on causait du pays, et l’on faisait des projets d’avenir.

Julie approuvait tout ; elle seule savait que c’était fini, et qu’elle s’en irait avec les feuilles.

Jean, de son côté, la trompait en lui disant ces choses ; la fatigue, la misère les chagrins lui rongeaient la poitrine, et ils étaient là tous deux assis en face l’un de l’autre, souriant à la vie et ne songeant qu’à la mort.

Un jour pourtant, Jean défaillit et prit, lui aussi, la terrible route de l’hôpital.

Cette même semaine-là, Julie prenait le chemin du ciel, et comme personne n’était venu réclamer son pauvre corps, d’après la règle de la maison où elle était morte, le numéro 91 appartenait de droit aux internes de l’établissement.

Et pendant que ces formalités légales s’accomplissaient, Jean, en proie à une consomption galopante, aggravait son mal en songeant à toute la peine que sa mort causerait à la pauvre délaissée !

Un matin, le médecin, en lui tâtant le pouls, lui dit :

— Monsieur Jean, vous devez avoir quelque chose qui vous chagrine ; voyons, dites-moi ce qui vous mine le cœur, dites-le moi, mon enfant ; cela vous fera du bien.

— Ah ! docteur, si vous étiez assez bon pour vous informer à l’hôpital des femmes du numéro 91, vous me feriez grand plaisir. Seulement, si vous lui dites que je suis malade, n’ajoutez pas que je suis en danger ; elle en mourrait !

Le lendemain, comme le médecin approchait de son lit, Jean se souleva péniblement, le coude appuyé sur son traversin.

— Eh bien ! docteur, cela va-t-il ? ma femme se sent-elle mieux ?

— Oui, monsieur Jean, elle est mieux, bien mieux. Je viens de la quitter !

Et le médecin continua sa visite, les yeux prêts à pleurer.

Certes, il l’avait vue, bien vue, la chère malade : depuis deux jours la belle Julie n’était plus qu’un squelette préparé que les étudiants en médecine avaient tiré au sort, ce matin même, sous les yeux du docteur.

En entendant les paroles du médecin, Jean laissa retomber sa tête sur son lit, et pendant quelques instants, à voir l’éclat fiévreux de son regard, on s’aperçut bien que sa pensée était auprès de sa femme. Puis, une crise de toux survint, et sur son mouchoir parut une goutte de sang ; mais comme son voisin de douleur l’observait, il feignit de s’endormir.

Du moins, ce fut dans cette position-là que je le trouvai. J’étais revenu du tropique, et à force de démarches j’avais réussi à savoir où mon pauvre ami Jean se mourait.

En me voyant, il allongea tristement la tête hors des draps ; puis, me tendant sa main amaigrie, me dit en ébauchant un sourire :

— Eh bien ! mon pauvre Henri, moi qui me suis pris à aimer les voyages, me voilà à la veille d’en faire un bien long, n’est-ce pas ?

Puis, il ajouta :

— On n’en revient pas de celui-là, mon pauvre ami, et c’est pour cela que je veux te demander un service. Aie soin de Julie quand je ne serai plus. Ramène-la au pays : tous ces gens qui nous entourent sont trop occupés de leurs affaires, et l’on meurt mal à son aise par ici.

Il fit une nouvelle pause, et comme une crise de toux nouvelle le faisait cracher, il dit douloureusement :

— Mon pauvre Henri, le médecin m’a défendu de parler !

Alors nous restâmes l’un vis-à-vis de l’autre à nous regarder dans le blanc des yeux, comme deux vieux amis qui se voient tous les jours et qui n’ont plus rien à se dire. D’ailleurs, de quoi aurions-nous pu parler ? Rien qu’à nous voir comme cela, nous devinions que tous deux nous avions souffert ; et comme le malheur est muet, cela nous suffisait.

Pourtant le dénouement approchait, et dès sept heures du matin, le dernier dimanche de décembre, le médecin, en faisant sa tournée, me dit :

— Faites venir le prêtre, et ne quittez pas d’un instant le lit de votre ami ; il passera avant la brunante.

C’était vrai, cela, et une heure après sa confession, le délire le prit. Il me disait alors, en me prenant les mains :

— Monsieur le docteur, quand je serai mort vous me croiserez les mains sur la poitrine, après avoir eu soin de leur remettre mon chapelet béni par le Pape ; puis, vous déposerez au pied de mon lit deux cierges allumés, un crucifix au milieu, et une soucoupe pleine d’eau bénite où trempera une petite branche de sapin. C’est ainsi que cela se pratique pour les morts dans mon pays. Mon pays, c’est le Canada……

Puis il éclatait en sanglots.

— Voyons, Jean, lui dis-je, inutile de faire l’enfant ; le docteur dit que ton cas n’est pas désespéré ; d’autres sont revenus de plus loin.

Il ouvrit de grands yeux, comme s’il eût cherché à reconnaître cette voix ; puis, faisant un effort pour parler, il me dit en montrant sa poitrine amaigrie :

— Non, Henri, je sens que tout est fini ! la machine ne fonctionne plus, et je ne reverrai plus mon pays, ni ma bonne Julie ! Oh ! mon Dieu, ayez pitié de moi ! Docteur, ne m’abandonnez pas !

Ses larmes reprirent leur cours le long de ses joues pâles, et je vis bien que cela était mieux de laisser le moribond à sa douleur.

Pour lui, en ce moment, se souvenir, c’était pleurer.