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À rebours/Chapitre IX

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G. Crès et Cie (p. 128-143).

IX



Ces cauchemars se renouvelèrent ; il craignit de s’endormir. Il resta, étendu sur son lit, des heures entières, tantôt dans de persistantes insomnies et de fiévreuses agitations, tantôt dans d’abominables rêves que rompaient des sursauts d’homme perdant pied, dégringolant du haut en bas d’un escalier, dévalant, sans pouvoir se retenir, au fond d’un gouffre.

La névrose engourdie, durant quelques jours, reprenait le dessus, se révélait plus véhémente et plus têtue, sous de nouvelles formes.

Maintenant les couvertures le gênaient ; il étouffait sous les draps et il avait des fourmillements par tout le corps, des cuissons de sang, des piqûres de puces le long des jambes ; à ces symptômes, se joignirent bientôt une douleur sourde dans les maxillaires et la sensation qu’un étau lui comprimait les tempes.

Ses inquiétudes s’accrurent ; malheureusement les moyens de dompter l’inexorable maladie manquèrent. Il avait sans succès tenté d’installer des appareils hydrothérapiques dans son cabinet de toilette. L’impossibilité de faire monter l’eau à la hauteur où sa maison était perchée, la difficulté même de se procurer de l’eau, en quantité suffisante, dans un village où les fontaines ne fonctionnent parcimonieusement qu’à certaines heures l’arrêtèrent ; ne pouvant être sabré par des jets de lance qui plaqués, écrasés sur les anneaux de la colonne vertébrale, étaient seuls assez puissants pour mater l’insomnie et ramener le calme, il fut réduit aux courtes aspersions dans sa baignoire ou dans son tub, aux simples affusions froides, suivies d’énergiques frictions pratiquées, à l’aide du gant de crin, par son domestique.

Mais ces simili-douches n’enrayaient nullement la marche de la névrose ; tout au plus éprouvait-il un soulagement de quelques heures, chèrement payé du reste par le retour des accès qui revenaient à la charge, plus violents et plus vifs.

Son ennui devint sans borne ; la joie de posséder de mirobolantes floraisons était tarie ; il était déjà blasé sur leur contexture et sur leurs nuances ; puis malgré les soins dont il les entoura, la plupart de ses plantes dépérirent ; il les fit enlever de ses pièces et, arrivé à un état d’excitabilité extrême, il s’irrita de ne plus les voir, l’œil blessé par le vide des places qu’elles occupaient.

Pour se distraire et tuer les interminables heures, il recourut à ses cartons d’estampes et rangea ses Goya ; les premiers états de certaines planches des Caprices, des épreuves reconnaissables à leur ton rougeâtre, jadis achetées dans les ventes à prix d’or, le déridèrent et il s’abîma en elles, suivant les fantaisies du peintre, épris de ses scènes vertigineuses, de ses sorcières chevauchant des chats, de ses femmes s’efforçant d’arracher les dents d’un pendu, de ses bandits, de ses succubes, de ses démons et de ses nains.

Puis, il parcourut toutes les autres séries de ses eaux-fortes et, de ses aqua-tintes, ses Proverbes d’une horreur si macabre, ses sujets de guerre d’une rage si féroce, sa planche du Garrot enfin, dont il choyait une merveilleuse épreuve d’essai, imprimée sur papier épais, non collé, aux visibles pontuseaux traversant la pâte.

La verve sauvage, le talent âpre, éperdu de Goya le captait ; mais l’universelle admiration que ses œuvres avaient conquise, le détournait néanmoins un peu, et il avait renoncé, depuis des années, à les encadrer, de peur qu’en les mettant en évidence, le premier imbécile venu ne jugeât nécessaire de lâcher des âneries et de s’extasier, sur un mode tout appris, devant elles.

Il en était de même de ses Rembrandt qu’il examinait, de temps à autre, à la dérobée ; et, en effet, si le plus bel air du monde devient vulgaire, insupportable, dès que le public le fredonne, dès que les orgues s’en emparent, l’œuvre d’art qui ne demeure pas indifférente aux faux artistes, qui n’est point contestée par les sots, qui ne se contente pas de susciter l’enthousiasme de quelques-uns, devient, elle aussi, par cela même, pour les initiés, polluée, banale, presque repoussante.

Cette promiscuité dans l’admiration était d’ailleurs l’un des plus grands chagrins de sa vie ; d’incompréhensibles succès lui avaient, à jamais, gâté des tableaux et des livres jadis chers ; devant l’approbation des suffrages, il finissait par leur découvrir d’imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant si son flair ne s’épointait pas, ne se dupait point.

Il referma ses cartons et, une fois de plus, il tomba, désorienté, dans le spleen. Afin de changer le cours de ses idées, il essaya des lectures émollientes, tenta, en vue de se réfrigérer le cerveau, des solanées de l’art, lut ces livres si charmants pour les convalescents et les mal-à-l’aise que des œuvres plus tétaniques ou plus riches en phosphates fatigueraient, les romans de Dickens.

Mais ces volumes produisirent un effet contraire à celui qu’il attendait : ces chastes amoureux, ces héroïnes protestantes, vêtues jusqu’au cou, s’aimaient parmi les étoiles, se bornaient à baisser les yeux, à rougir, à pleurer de bonheur, en se serrant les mains. Aussitôt cette exagération de pureté le lança dans un excès opposé ; en vertu de la loi des contrastes, il sauta d’un extrême à l’autre, se rappela des scènes vibrantes et corsées, songea aux pratiques humaines des couples, aux baisers mélangés, aux baisers colombins, ainsi que les désigne la pudeur ecclésiastique, quand ils pénètrent entre les lèvres.

Il interrompit sa lecture, rumina loin de la bégueule Angleterre, sur les peccadilles libertines, sur les salaces apprêts que l’Église désapprouve ; une commotion le frappa ; l’anaphrodisie de sa cervelle et de son corps qu’il avait crue définitive, se dissipa ; la solitude agit encore sur le détraquement de ses nerfs ; il fut une fois de plus obsédé non par la religion même, mais par la malice des actes et des péchés qu’elle condamne ; l’habituel sujet de ses obsécrations et de ses menaces le tint seul ; le côté charnel, insensible depuis des mois, remué tout d’abord, par l’énervement des lectures pieuses, puis réveillé, mis debout, dans une crise de névrose, par le cant anglais, se dressa et la stimulation de ses sens le reportant en arrière, il pataugea dans le souvenir de ses vieux cloaques.

Il se leva et, mélancoliquement, ouvrit une petite boîte de vermeil au couvercle semé d’aventurines.

Elle était pleine de bonbons violets ; il en prit un, et il le palpa entre ses doigts, pensant aux étranges propriétés de ce bonbon praliné, comme givré de sucre ; jadis, alors que son impuissance était acquise, alors aussi qu’il songeait, sans aigreur, sans regrets, sans nouveaux désirs, à la femme, il déposait l’un de ces bonbons sur sa langue, le laissait fondre et soudain, se levaient avec une douceur infinie, des rappels très effacés, très languissants des anciennes paillardises.

Ces bonbons inventés par Siraudin et désignés sous la ridicule appellation de « Perles des Pyrénées » étaient une goutte de parfum de sarcanthus, une goutte d’essence féminine, cristallisée dans un morceau de sucre ; ils pénétraient les papilles de la bouche, évoquaient des souvenances d’eau opalisée par des vinaigres rares, de baisers très profonds, tout imbibés d’odeurs.

D’habitude, il souriait, humant cet arome amoureux, cette ombre de caresses qui lui mettait un coin de nudité dans la cervelle et ranimait, pour une seconde, le goût naguère adoré de certaines femmes ; aujourd’hui, ils n’agissaient plus en sourdine, ne se bornaient plus à raviver l’image de désordres lointains et confus ; ils déchiraient, au contraire, les voiles, jetaient devant ses yeux la réalité corporelle, pressante et brutale.

En tête du défilé des maîtresses que la saveur de ce bonbon aidait à dessiner en des traits certains, l’une s’arrêta, montrant des dents longues et blanches, une peau satinée, toute rose, un nez taillé en biseau, des yeux de souris, des cheveux coupés à la chien et blonds.

C’était miss Urania, une Américaine, au corps bien découplé, aux jambes nerveuses, aux muscles d’acier, aux bras de fonte.

Elle avait été l’une des acrobates les plus renommées du Cirque.

Des Esseintes l’avait, durant de longues soirées, attentivement suivie ; les premières fois, elle lui était apparue telle qu’elle était, c’est-à-dire solide et belle, mais le désir de l’approcher ne l’étreignit point ; elle n’avait rien qui la recommandât à la convoitise d’un blasé, et cependant il retourna au Cirque alléché par il ne savait quoi, poussé par un sentiment difficile à définir.

Peu à peu, en même temps qu’il l’observait, de singulières conceptions naquirent ; à mesure qu’il admirait sa souplesse et sa force, il voyait un artificiel changement de sexe se produire en elle ; ses singeries gracieuses, ses mièvreries de femelle s’effaçaient de plus en plus, tandis que se développaient, à leur place, les charmes agiles et puissants d’un mâle ; en un mot, après avoir tout d’abord été femme, puis, après avoir hésité, après avoir avoisiné l’androgyne, elle semblait se résoudre, se préciser, devenir complètement un homme.

Alors, de même qu’un robuste gaillard s’éprend d’une fille grêle, cette clownesse doit aimer, par tendance, une créature faible, ployée, pareille à moi, sans souffle, se dit des Esseintes ; à se regarder, à laisser agir l’esprit de comparaison, il en vint à éprouver, de son côté, l’impression que lui-même se féminisait, et il envia décidément la possession de cette femme, aspirant ainsi qu’une fillette chlorotique, après le grossier hercule dont les bras la peuvent broyer dans une étreinte.

Cet échange de sexe entre miss Urania et lui, l’avait exalté ; nous sommes voués l’un à l’autre, assurait-il ; à cette subite admiration de la force brutale jusqu’alors exécrée, se joignit enfin l’exorbitant attrait de la boue, de la basse prostitution heureuse de payer cher les tendresses malotrues d’un souteneur.

En attendant qu’il se décidât à séduire l’acrobate, à entrer, si faire se pouvait, dans la réalité même, il confirmait ses rêves, en posant la série de ses propres pensées sur les lèvres inconscientes de la femme, en relisant ses intentions qu’il plaçait dans le sourire immuable et fixe de l’histrionne tournant sur son trapèze.

Un beau soir, il se résolut à dépêcher les ouvreuses. Miss Urania crut nécessaire de ne point céder, sans une préalable cour ; néanmoins elle se montra peu farouche, sachant par les ouï-dire, que des Esseintes était riche et que son nom aidait à lancer les femmes.

Mais aussitôt que ses vœux furent exaucés, son désappointement dépassa le possible. Il s’était imaginé l’Américaine, stupide et bestiale comme un lutteur de foire, et sa bêtise était malheureusement toute féminine. Certes, elle manquait d’éducation et de tact, n’avait ni bon sens ni esprit, et elle témoignait d’une ardeur animale, à table, mais tous les sentiments enfantins de la femme subsistaient en elle ; elle possédait le caquet et la coquetterie des filles entichées de balivernes ; la transmutation des idées masculines dans son corps de femme n’existait pas.

Avec cela, elle avait une retenue puritaine, au lit et aucune de ces brutalités d’athlète qu’il souhaitait tout en les craignant ; elle n’était pas sujette comme il en avait, un moment, conçu l’espoir, aux perturbations de son sexe. En sondant bien le vide de ses convoitises, peut-être eût-il cependant aperçu un penchant vers un être délicat et fluet, vers un tempérament absolument contraire au sien, mais alors il eût découvert une préférence non pour une fillette, mais pour un joyeux gringalet, pour un cocasse et maigre clown.

Fatalement, des Esseintes rentra dans son rôle d’homme momentanément oublié ; ses impressions de féminité, de faiblesse, de quasi-protection achetée, de peur même, disparurent ; l’illusion n’était plus possible ; miss Urania était une maîtresse ordinaire, ne justifiant en aucune façon, la curiosité cérébrale qu’elle avait fait naître.

Bien que le charme de sa chair fraîche, de sa beauté magnifique, eût d’abord étonné et retenu des Esseintes, il chercha promptement à esquiver cette liaison, précipita la rupture, car sa précoce impuissance s’augmentait encore devant les glaciales tendresses, devant les prudes laisser-aller de cette femme.

Et pourtant elle était la première à s’arrêter devant lui, dans le passage ininterrompu de ces luxures ; mais, au fond, si elle s’était plus énergiquement empreinte dans sa mémoire qu’une foule d’autres dont les appâts avaient été moins fallacieux et les plaisirs moins limités, cela tenait à sa senteur de bête bien portante et saine ; la redondance de sa santé était l’antipode même de cette anémie, travaillée aux parfums, dont il retrouvait un fin relent dans le délicat bonbon de Siraudin.

Ainsi qu’une odorante antithèse, miss Urania s’imposait fatalement à son souvenir, mais presque aussitôt des Esseintes, heurté par cet imprévu d’un arome naturel et brut, retournait aux exhalaisons civilisées, et inévitablement il songeait à ses autres maîtresses ; elles se pressaient, en troupeau, dans sa cervelle, mais par dessus toutes s’exhaussait maintenant la femme dont la monstruosité l’avait tant satisfait pendant des mois.

Celle-là était une petite et sèche brune, aux yeux noirs, aux cheveux pommadés, plaqués sur la tête, comme avec un pinceau, séparés par une raie de garçon, près d’une tempe. Il l’avait connue dans un café-concert, où elle donnait des représentations de ventriloque

À la stupeur d’une foule que ces exercices mettaient mal à l’aise, elle faisait parler, à tour de rôle, des enfants en carton, rangés en flûte de pan, sur des chaises ; elle conversait avec des mannequins presque vivants et, dans la salle même, des mouches bourdonnaient autour des lustres et l’on entendait bruire le silencieux public qui s’étonnait d’être assis et se reculait instinctivement dans ses stalles, alors que le roulement d’imaginaires voitures le frôlait, en passant, de l’entrée jusqu’à la scène.

Des Esseintes avait été fasciné ; une masse d’idées germa en lui ; tout d’abord il s’empressa de réduire, à coups de billets de banque, la ventriloque qui lui plut par le contraste même qu’elle opposait avec l’Américaine. Cette brunette suintait des parfums préparés, malsains et capiteux et elle brûlait comme un cratère ; en dépit de tous ses subterfuges, des Esseintes s’épuisa en quelques heures ; il n’en persista pas moins à se laisser complaisamment gruger par elle, car plus que la maîtresse, le phénomène l’attirait.

D’ailleurs les plans qu’il s’était proposés, avaient mûri. Il se résolut à accomplir des projets jusqu’alors irréalisables.

Il fit apporter, un soir, un petit sphinx, en marbre noir, couché dans la pose classique, les pattes allongées, la tête rigide et droite et une chimère, en terre polychrome, brandissant une crinière hérissée, dardant des yeux féroces, éventant avec les sillons de sa queue ses flancs gonflés ainsi que des soufflets de forge. Il plaça chacune de ces bêtes à un bout de la chambre, éteignit les lampes, laissant les braises rougeoyer dans l’âtre et éclairer vaguement la pièce en agrandissant les objets presque noyés dans l’ombre.

Puis, il s’étendit sur un canapé, près de la femme dont l’immobile figure était atteinte par la lueur d’un tison, et il attendit.

Avec des intonations étranges qu’il lui avait fait longuement et patiemment répéter à l’avance, elle anima, sans même remuer les lèvres, sans même les regarder, les deux monstres.

Et dans le silence de la nuit, l’admirable dialogue de la Chimère et du Sphinx commença, récité par des voix gutturales et profondes, rauques, puis aiguës, comme surhumaines.

« — Ici, Chimère, arrête-toi.

« — Non ; jamais. »

Bercé par l’admirable prose de Flaubert, il écoutait, pantelant, le terrible duo et des frissons le parcoururent, de la nuque aux pieds, quand la Chimère proféra la solennelle et magique phrase :

« Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés. »

Ah ! c’était à lui-même que cette voix aussi mystérieuse qu’une incantation, parlait ; c’était à lui qu’elle racontait sa fièvre d’inconnu, son idéal inassouvi, son besoin d’échapper à l’horrible réalité de l’existence, à franchir les confins de la pensée, à tâtonner sans jamais arriver à une certitude, dans les brumes des au-delà de l’art ! — Toute la misère de ses propres efforts lui refoula le cœur. Doucement, il étreignait la femme silencieuse, à ses côtés, se réfugiant, ainsi qu’un enfant inconsolé, près d’elle, ne voyant même pas l’air maussade de la comédienne obligée à jouer une scène, à exercer son métier, chez elle, aux instants du repos, loin de la rampe.

Leur liaison continua, mais bientôt les défaillances de des Esseintes s’aggravèrent ; l’effervescence de sa cervelle ne fondait plus les glaces de son corps : les nerfs n’obéissaient plus à la volonté ; les folies passionnelles des vieillards le dominèrent. Se sentant devenir de plus en plus indécis près de cette maîtresse, il recourut à l’adjuvant le plus efficace des vieux et inconstants prurits, à la peur.

Pendant qu’il tenait la femme entre ses bras, une voix de rogomme éclatait derrière la porte : « Ouvriras-tu ? je sais bien que t’es avec un miché, attends, attends un peu, salope ! » — Aussitôt, de même que ces libertins excités par la terreur d’être pris en flagrant délit, à l’air, sur les berges, dans le Jardin des Tuileries, dans un rambuteau ou sur un banc, il retrouvait passagèrement ses forces, se précipitait sur la ventriloque dont la voix continuait à tapager hors de la pièce et il éprouvait des allégresses inouïes, dans cette bousculade, dans cette panique de l’homme courant un danger, interrompu, pressé dans son ordure.

Malheureusement, ces séances furent de durée brève ; malgré les prix exagérés qu’il lui paya, la ventriloque le congédia et, le soir même, s’offrit à un gaillard dont les exigences étaient moins compliquées et les reins plus sûrs.

Celle-là, il l’avait regrettée et, au souvenir de ses artifices, les autres femmes lui parurent dénuées de saveur ; les grâces pourries de l’enfance lui semblèrent même fades ; son mépris pour leurs monotones grimaces devint tel qu’il ne pouvait plus se résoudre à les subir.

Remâchant son dégoût, seul, un jour qu’il se promenait sur l’avenue de Latour-Maubourg, il fut abordé, près des Invalides, par un tout jeune homme qui le pria de lui indiquer la voie la plus courte pour se rendre à la rue de Babylone. Des Esseintes lui désigna son chemin et, comme il traversait aussi l’esplanade, ils firent route ensemble.

La voix du jeune homme insistant, d’une façon inopinée, afin d’être plus amplement renseigné, disant : — Alors vous croyez qu’en prenant à gauche, ce serait plus long ; l’on m’avait pourtant affirmé qu’en obliquant par l’avenue, j’arriverais plus tôt, — était, tout à la fois, suppliante et timide, très basse et douce.

Des Esseintes le regarda. Il paraissait échappé du collège, était pauvrement vêtu d’un petit veston de cheviote lui étreignant les hanches, dépassant à peine la chute des reins, d’une culotte noire, collante, d’un col rabattu, échancré sur une cravate bouffante bleu foncé, à vermicelles blancs, forme La Vallière. Il tenait à la main un livre de classe cartonné, et il était coiffé d’un melon brun, à bords plats.

La figure était troublante ; pâle et tirée, assez régulière sous les longs cheveux noirs, elle était éclairée par de grands yeux humides, aux paupières cernées de bleu, rapprochés du nez que pointillaient d’or quelques rousseurs et sous lequel s’ouvrait une bouche petite, mais bordée de grosses lèvres, coupées, au milieu, d’une raie ainsi qu’une cerise.

Ils se dévisagèrent, pendant un instant, en face, puis le jeune homme baissa les yeux et se rapprocha ; son bras frôla bientôt celui de des Esseintes qui ralentit le pas, considérant, songeur, la marche balancée de ce jeune homme.

Et du hasard de cette rencontre, était née une défiante amitié qui se prolongea durant des mois ; des Esseintes n’y pensait plus sans frémir ; jamais il n’avait supporté un plus attirant et un plus impérieux fermage ; jamais il n’avait connu des périls pareils, jamais aussi il ne s’était senti plus douloureusement satisfait.

Parmi les rappels qui l’assiégeaient, dans sa solitude, celui de ce réciproque attachement dominait les autres. Toute la levure d’égarement que peut détenir un cerveau surexcité par la névrose, fermentait ; et, à se complaire ainsi dans ces souvenirs, dans cette délectation morose, comme la théologie appelle cette récurrence des vieux opprobres, il mêlait aux visions physiques des ardeurs spirituelles cinglées par l’ancienne lecture des casuistes, des Busembaum et des Diana, des Liguori et des Sanchez, traitant des péchés contre le 6e et le 9e commandement du Décalogue.

En faisant naître un idéal extrahumain dans cette âme qu’elle avait baignée et qu’une hérédité datant du règne de Henri III prédisposait peut-être, la religion avait aussi remué l’illégitime idéal des voluptés ; des obsessions libertines et mystiques hantaient, en se confondant, son cerveau altéré d’un opiniâtre désir d’échapper aux vulgarités du monde, de s’abîmer, loin des usages vénérés, dans d’originales extases, dans des crises célestes ou maudites, également écrasantes par les déperditions de phosphore qu’elles entraînent.

Actuellement, il sortait de ces rêveries, anéanti, brisé, presque moribond, et il allumait aussitôt les bougies et les lampes, s’inondant de clarté, croyant entendre ainsi, moins distinctement que dans l’ombre, le bruit sourd, persistant, intolérable, des artères qui lui battaient, à coups redoublés, sous la peau du cou.