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À soi-même : Journal (1867-1915)/Fantin-Latour

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Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 148-151).

FANTIN-LATOUR

Fantin-Latour, plus austère, plus chaste, et plus indépendant aussi par l’origine de ses premières études, n’en est pas moins celui qui assure aux gens du monde fermé tout le talent voulu pour peindre la robe, le chapeau, le gant, l’éventail, le tapis ou des fleurs rares. Il s’appuie sans nul doute sur l’exemple des maîtres hollandais qui, eux aussi, peignent les costumes de leurs contemporains, oubliant que dans les Pays-Bas d’autrefois la vie, les circonstances politiques, les mœurs du peuple de cette république assuraient d’avance, à tout modèle qui posait, la sincérité et le naturel des allures instinctives.

Les costumes que peignit Rembrandt, d’après les riches comme d’après les pauvres, furent des enveloppes vivantes et expressives dont pas un pli ne masque le fond même de l’homme qui les porte : cottes, feutres, colliers, pourpoints, furent toujours des hardes vécues. Peut-on le dire des portraits contemporains ? Non. Et cependant, dans ces campagnes vernies que dessina Millet, des êtres humains et grotesques dressent leur silhouette épique et pittoresque avec une rigidité de ligne et de plastique qui ne saurait trop nous enseigner. (Leurs costumes ne se démoderont pas.)

Fantin-Latour n’en est pas moins un clairvoyant disciple de Delacroix, quand celui-ci est rationnel, sensualiste. Sa palette qui est la vraie, l’unique palette, est un parfait clavier qui donne tous les degrés des couleurs prises en soi, admirable pour peindre l’éclat des fleurs, les brillantes étoffes, incomplète sans doute quand il faudra lui demander ce gris fondamental qui différencie les maîtres, les exprime, et qui est l’âme de toute couleur.

De laborieuses et soucieuses recherches ont conduit cet artiste à des essais d’interprétation de la musique par la peinture, oubliant encore que nulle couleur ne peut traduire le monde musical qui est uniquement et seulement interne et sans nul appui dans la nature réelle. N’ayant point réussi, sans nul doute, il prend revanche en épanchant sa gourme par la lithographie en de blondes et molles esquisses sur les poèmes du musicien Wagner. Mais qu’il puise dans les libretti de Brahms, de Schumann, de Berlioz, c’est toujours l’expression de ce vague sentimentalisme germain qui pour cela n’est point nouveau parmi nous, et qui demanderait à être donné avec moins d’emphase. On n’annule point des qualités contradictoires. Celui dont nous avons vu des fleurs mortes exquises ne sait point organiser son tableau. Changez par la pensée, la place d’un personnage, d’un objet, et son tableau n’en est pas moins aussi relativement bon. Il n’organise que des couleurs, des roses, des bleus, des verts, des jaunes, etc.

La perspective aérienne ne lui est pas plus connue ; son domaine, son univers, est cantonné dans un espace de trois mètres, devant un mur où se dressent Mme X., M. Z., avec un chapeau sur la tête. Le paysage lui est inconnu ; il échoue avec une incapacité surprenante quand il lui faut peindre un horizon. (C’est là un oubli du monde vital qui n’est pas moins grand chez les musiciens.) C’est en vain que les beaux ouvrages de Cazin, qu’il imite, le poursuivent dans son rêve : il cherche inutilement ce que l’autre a nativement trouvé.

« Faire des copies est le plus grand bonheur que je connaisse », a-t-il dit à une personne qui préférait l’étude de l’antique à la peinture elle-même. Il répondit que cette passion du marbre grec, quand elle était sincère, ne naissait chez l’artiste que plus tard. On pourrait croire que la recherche du beau est venue hanter cette organisation romantique. Aux dernières productions de ce peintre on peut voir des tendances à simplifier cette palette primitivement si touffue et si exubérante.

Fantin-Latour fait du naturalisme à la portée des gens du monde, Bastien Lepage aussi. Celui-ci fait de la campagne et du paysan un tableau décent, bourgeois, présentable, où rien ne choque la vue de ceux qui n’y vivent point. Qu’il peigne un bûcheron, un mendiant, le spectateur ignorera toujours les tristesses de la condition de ces êtres, ce qui serait un reproche, et admirera placidement ces haillons, ces rides, ces fatigues exactes, qui sont bien des images inoffensives. La nature dans laquelle il les place est une terre cultivée, taillée, fécondée, et qui rappelle les promenades agrestes où s’écoulent les jours de loisir ; en tout rien de choquant ; tout ce qu’il faut pour devenir bientôt une image officielle du beau contemporain. C’est un intransigeant moins le naturel et la sincérité de l’élan, un libéral qui conserve tout ce qu’il faut être pour plaire et parvenir.

(Novembre 1882.)