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À soi-même : Journal (1867-1915)/Ingres

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Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 140-141).

INGRES

Ingres ne fut pas de son temps ; son esprit est stérile. La vue de ses ouvrages, loin d’accroître notre force morale, nous laisse placidement reprendre le cours de notre vie bourgeoise, sans en être nullement touché, ni modifié. Ils ne sont pas l’œuvre d’art réelle dont le prix est d’accroître notre force morale ou leur influence supérieure.

Telle est l’œuvre moderne : le moindre griffonnement de Delacroix, de Rembrandt, d’Albert Durer nous fait produire et reprendre le travail quand même : on dirait que c’est la vie même qu’ils communiquent, qu’ils nous transmettent ; et c’est là le résultat décisif, la portée suprême. Quiconque agit ainsi sur les autres a du génie, quel que soit l’ordre d’activité dans lequel on s’exerce, par la parole, par l’écriture, même par la présence.

Ingres est un disciple honnête et servant des maîtres d’un autre âge. Comme il manque de réalité et de chaleur vitale proprement dite, il n’a de chances de durer que dans les sphères tempérées de ce monde banal et ennuyé qui admire le beau traditionnel sur la foi des autres et par esprit de conservation quand même. Il représentera toujours en France, comme Poussin, comme David et les autres de cette nature, la hautaine et fastidieuse patronale incarnation de l’art officiel. Il restera dans les écoles : toutes les fois que les rhéteurs parleront du haut de leur chaire des principes et traditions de l’art païen, son nom sera prononcé.

On dit qu’il est de ceux qui vivent, cela est contestable : s’il est de ceux qui n’animent pas les autres, il ne vit donc pas ; c’est la mort même.

D’ailleurs, qu’est-ce donc que cette vie des œuvres dont on parle en certains lieux sur un ton dogmatique. Qu’est-ce que l’immortalité ?

L’immortalité n’est autre chose que l’épanouissement de la fleur rare, dont la graine est au cœur de toute beauté ; elle est la louange, l’admiration, l’éclosion des germes divins détenus dans un peu de matière. Le peuple, à travers le temps, fait la floraison plus ou moins belle. Il s’agit seulement de lui laisser des œuvres qu’il regarde, qu’il aime, qu’il consulte, qu’il scrute avec anxiété aux heures d’amour et de recherche. Force suprême qui l’attire et l’élève, et qu’il développe ensuite en y puisant une nouvelle vie qu’il dépose en des œuvres nouvelles.

Tout à côté, maintenant, est une école gardienne envieuse des principes d’arrêt ; que dis-je ? officine sombre et triste où l’on extirpe ces précieux germes. Elle a pour la mort des formules qu’elle conserve et les transmet sans cesse aux élèves qu’elle forme et maintient pour sa cause. Dans ces faux temples, de grands faux dieux sont au pinacle, Ingres toujours, le disciple à la suite. On y grave en lettres d’or sur le marbre, des sentences obstinément creusées et aussi creuses que celle-ci : le Dessin est la probité de l’art, parole pleine d’emphase faite pour ces personnes poncives qui entrent, avec des airs guindés, dans ces pieuses officines. Qu’est-ce que l’honnêteté vient faire ici ?

Peut-être a-t-on voulu parler du dogme du dessin dit classique qui s’y enseigne. On vous défend l’étude de Michel Ange, de Rembrandt, d’Albert Durer. Ceux-là ne faisaient pas d’art honnête, il est malhonnête de créer et d’avoir du génie, encore plus d’être prophète.

On a dit que ces écoles et ces fruits morts qu’elles produisent sont utiles. Encore une question : qu’est-ce que l’utile peut faire ici ? Le beau est-il utile ? non. L’utile est-il le beau ? non. Un soulier n’est pas beau, un pain non plus.

(Avril 1868.)