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À tire-d’aile (Jacques Normand)/14

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 62-69).

XIII

LES PRESSENTIMENTS.


À MON FRÈRE


À la veillée, autour du feu clair et luisant,
On causait, quand voici qu’un brave paysan
Nommé Joseph, soldat des guerres de l’Empire,
Un vieux qui ne sait pas parler pour ne rien dire,
Se lève de sa chaise en grommelant un peu,
Et se tournant vers nous, debout, le dos au feu :

« Enfants, ne riez pas ainsi de ce qu’on nomme
Les pressentiments ; moi, lorsque j’étais jeune homme,
Comme vous je doutais, incrédule et moqueur,
De ces avis secrets qui nous viennent du cœur ;
Mais un soir… »
Mais un soir…À ce mot, précurseur d’une histoire,
Un silence complet se fit dans l’auditoire.

« Un soir, dit-il, j’étais chez un nommé Furet,
Ancien soldat, alors garde de la forêt,
Qui demeurait là-bas au carrefour du Chêne.
C’était un beau garçon de vingt-huit ans à peine
— J’en avais trente alors — qui venait justement
D’épouser par amour, et tout dernièrement,
La fille d’un fermier de la plaine des Granges,
Belle enfant aux cheveux blonds comme ceux des anges,
Aux yeux noirs, au teint rose, et que je crois revoir
Frottant un plat d’étain brillant comme un miroir,
Jupons courts et bras nus, laborieuse, brave,
Courant, trottant toujours du grenier à la cave,
Et quand on arrivait, vous charmant dès l’abord

Avec son air honnête, et son sourire d’or.
Ils s’aimaient tous les deux comme on savait le faire
Autrefois ; maintenant on ne le sait plus guère ;
Et voyez-vous, enfants — soit dit sans vous blâmer ! —
Je crois que de mon temps on savait mieux aimer.
Enfin, suffit !
Enfin, suffit !J’étais par un soir de décembre
Chez Furet : un bon feu dorait toute la chambre
Sur le linge bien blanc le couvert était mis,
Et nous soupions tous trois comme de vrais amis.
Dehors, le froid était aussi vif qu’en Russie ;
Le sol disparaissait sous la neige durcie
Que la lune argentait, pâle, dans le ciel noir ;
Un vent rapide et sec, coupant comme un rasoir,
Passant sur la forêt de givre toute blanche,
Mettait un sifflement le long de chaque branche,
Et semblait, tournoyant autour de la maison,
Dire : « Restez chez vous et vous aurez raison ! »

Pourtant, bien que le vin fût bon, chaude la flamme,
Le souper cuit à point, Jeanne, la jeune femme,

Était triste, rêveuse et soupirait tout bas.
Contre son habitude, elle ne riait pas,
Restait silencieuse et la tête baissée
Sous le poids importun d’une sombre pensée.
Quand Pierre doucement lui demandait : « Eh bien !
« Ma Jeanne, qu’as-tu donc ? » Elle répondait : « Rien ! »
Mais on devinait bien qu’elle avait quelque chose.
Moi, qui ne hais rien tant qu’une table morose,
Et prétends que le rire est le frère du vin,
Quand finit le souper, je pris mon verre en main,
Et le levant gaîment :
Et le levant gaîment : « À la santé de Pierre ! »
Pour trinquer avec moi tous deux lèvent leur verre…

Tout à coup, dans la nuit, du côté des grands bois,
Part un coup de fusil… et puis deux, et puis trois.
« Morbleu ! dit Jean, toujours ces braconniers du diable
Qui tirent mes faisans ! »
Qui tirent mes faisans ! »Et frappant sur la table
Avec son poing nerveux, il se lève d’un bond,
Siffle son vieux chien noir qui sommeillait en rond

Près du foyer, étend le bras vers sa casquette…
Mais arrêtant sa main, Jeanne, pâle, inquiète,
Lui dit : « Tu n’iras pas ! — Et pourquoi s’il te plaît ?
— Tu n’iras pas ! — Je suis garde de la forêt !
C’est mon devoir : j’irai ! — N’y va pas, si tu m’aimes…
— D’où te viennent ce trouble et ces frayeurs extrêmes ?
— J’ai peur ! — Folle ! Pourquoi trembler comme cela ?
Depuis cinq ans passés je fais ce métier-là ;
Chaque soir dans les bois je vais faire ma ronde,
Et je braverais tous les braconniers du monde !
— Pierre, je t’en supplie ! — Allons, assez ! Je veux
Faire ce que je dois et corriger ces gueux.
Sois tranquille, d’ailleurs ; pour se laisser surprendre
Les maudits sont trop fins ! Ami, veuillez m’attendre
Avec Jeanne un quart d’heure et je suis de retour.
Psitt ! Phanor ! Au revoir, Jeannette, mon amour ! »

Son fusil sous le bras, sifflant un air de chasse,
Il part ; son pas hardi résonne sur la glace ;
Tous les deux aux carreaux nous le suivons de l’œil ;
La nuit s’étant sur lui comme un voile de deuil ;

Le pas s’éloigne… et l’on n’entend plus que la bise
Pleurant sur la maison.
Pleurant sur la maison.Jeanne s’était assise
Et fixait sur le feu qui chantonnait tout bas,
Un de ces longs regards qui ne regardent pas.
Par la flamme éclairée et blanche comme un cierge,
Elle me rappelait ces marbres de la Vierge
Qu’on voit en Italie et dont les traits si beaux
S’animent aux lueurs mouvantes des flambeaux.

Après un long moment : « Allons ! soyons plus brave,
Dis-je, que craignez-vous ? »
Dis-je, que craignez-vous ? »D’une voix triste et grave
— Je crois l’entendre encore — elle dit : « Un malheur ! »
Elle tremblait si fort, que j’écoutais son cœur
Dans son sein agité battre avec violence.

Soudain un coup de feu vibre dans le silence…
Nous tressaillons tous deux : « Ah ! mon pressentiment ! »
Dit Jeanne en se levant d’un seul bond, brusquement,

Et courant à la porte : « Allons ! »
Et courant à la porte : « Allons ! »Marche insensée
Dans la nuit, dans le vent, sur la terre glacée !
Tous deux, fiévreusement, interrogeant les pas,
Nous allons, nous allons, courbés, ne parlant pas,
Mais sentant qu’à la fin de cette course ardente
Se prépare pour nous quelque horrible épouvante !
Les pas cessent soudain sur le bord d’un fossé :
Nous nous penchons : horreur ! Pierre est là, renversé,
Immobile, sanglant… Jeanne le prend, le presse,
L’appelle… vains efforts ! Inutile tendresse !
Le pauvre Pierre est mort, victime du devoir.

La justice a fait tout au monde pour savoir
Quels étaient les auteurs du guet-apens infâme.
On n’a rien découvert. Jeanne, la jeune femme,
A suivi de très-près son bien-aimé parti
Et mourut du malheur qu’elle avait pressenti.
Car, ajouta le vieux, tandis qu’un grand silence
Mystérieusement planait sur l’assistance,
Elle l’a vu venir ainsi que je vous voi.

Les malins vous diront : « C’est le hasard ! » Mais moi,
Sans vouloir expliquer ce singulier mystère,
Je pense que parfois il descend sur la terre
Quelque chose de Dieu qu’on ne peut définir,
Qui nous fait brusquement entrevoir l’avenir.

Enfants, souvenez-vous de cette sombre histoire
Qui vibre étrangement au fond de ma mémoire,
Et des pressentiments, ces conseillers muets,
Doutez, si vous voulez : — mais ne riez jamais !